Remerciements
Cette étude est financée par une bourse doctorale Télécom Paris - Institut polytechnique de Paris, avec le support de Télécom Paris et du projet EquipEx+ CONTINUUM (PIA4). Nous tenons également à remercier toutes les participantes : les élèves usagères de Télécom Paris, les étudiants en design de l’ENSCI-Les Ateliers, la SCOP d’architecture LAO et Benjamin Loiseau pour leurs contributions à cette étude.
- 1 Dans une démarche d’écriture inclusive, nous privilégions les formes épicènes autant que possible p (...)
1Depuis les années 1970, la popularité de l’approche participative de la conception a donné lieu au développement de multiples formes incluant les usagères1 à des niveaux très variables. Cette étude propose d’analyser cette étape initiale du processus de conception : la co-idéation. Les usagères sont incluses activement dès le début du processus de conception, au cœur de la phase d’idéation, lors de laquelle la génération d’idées est particulièrement importante. Nous invitons trois groupes d’étudiantes d’une école d’ingénierie numérique à expliciter leur activité d’usage et représenter elles-mêmes leurs propositions d’aménagement pour le hall d’entrée de leur école. Cependant, n’étant pas forcément formées au design intérieur, leur contribution nécessite un dispositif de médiation sociotechnique (Fougeres & Ospina, 2010), composé d’un volet technique avec un écosystème représentationnel adapté pour la co-idéation (Dorta et al. 2014), incluant le contexte ou espace réel et d’un volet social, la médiation. Les professionnelles de la conception en charge de la médiation soutiennent les usagères en stimulant la génération d’idées et facilitant l’utilisation du dispositif technique. Cependant, fortes de leur expertise de la conception, les médiatrices s’expriment avec plus d’aisance que les usagères. Or cet avantage semble contredire les promesses d’une collaboration sur un plan d’égalité entre usagères et conceptrices dans les approches actives de la participation (Sanders & Stappers, 2014). Par ailleurs, la contribution des usagères, en apportant leurs expériences vécues, transforme l’activité des conceptrices professionnelles et leur statut d’autrices.
2Cette étude a pour objectif d’identifier les apports de la contribution des usagères au projet et le soutien apporté par les médiatrices à l’expression de leurs contributions. Elle traite le double enjeu de représentation de l’activité en conception : l’activité à la fois « pour » et « dans » la conception (Béguin & Cerf, 2004 ; Elias & Chaumon, 2022). Il s’agit de comprendre comment l’activité des usagères pendant l’usage de l’espace du hall d’entrée (existant ou prospectif) est explicitée et représentée pour orienter les choix de conception. Pour ce faire, nous analysons la nature des connaissances mobilisées et construites pendant l’activité de co-idéation en elle-même. Nous proposons de les structurer en sept niveaux épistémiques en nous inspirant notamment de la typologie proposée par Rasmussen (1983), du pourquoi au comment, des valeurs les plus abstraites aux décisions techniques les plus concrètes du projet. Nous interrogeons d’abord la manière dont les participantes (usagères et médiatrices) les explorent, notamment le niveau particulièrement attendu des usages. Nous observons ensuite si leur traitement diffère selon la mobilisation du système de représentation ou de l’espace réel. Nous examinons également si les usagères et les médiatrices les abordent dans les mêmes proportions. Les tactiques de médiation font l’objet d’un relevé et la modélisation de l’une d’entre elles nous permet de comprendre la dynamique du soutien apporté. Enfin, nous nous appuyons sur nos observations qualitatives pour formuler des pistes pour de futurs travaux.
3Cette étude présente une situation d’atelier de co-idéation, nous situons donc en premier lieu cette approche dans le paysage de la conception participative. Notre démarche consiste ensuite à nous inspirer de plusieurs modèles de conception professionnelle pour constituer la base théorique d’un cadre d’analyse de la contribution des participantes de notre atelier. Enfin, nous présentons les enjeux du dispositif de médiation sociotechnique et abordons les notions de stratégies et de tactiques de médiation.
4Dans la conception conventionnelle, la considération du point de vue des usagères est laissée à la libre appréciation des conceptrices professionnelles et repose sur leurs capacités individuelles à faire preuve « d’empathie », qualité supposée « intrinsèque » au métier (Kouprie & Visser, 2009). Pourtant, l’inadaptation d’un certain nombre d’équipements aux usages réels et l’engouement pour des fonctionnements plus démocratiques ont permis de pointer les limites d’une conception purement « empathique » (Cross & Design Research Society, 1972 ; Papanek, 2021 ; Redström, 2008). Les approches participatives se sont alors développées depuis les années 1970. Elles témoignent d’un changement d’orientation du design, non plus centré (du moins plus strictement) sur un but commercial, esthétique ou technique, mais sur la dimension humaine et l’impact sociétal d’un dispositif. De nombreuses formes et degrés d’implication des usagères ont été expérimentés, étudiés et classifiés (Arnstein, 1969 ; Sanders & Stappers, 2008 ; Steen, 2013) bien que leurs terminologies restent encore en débat. Les appellations « conception collaborative », « co-conception » ou « co-design » désignent par exemple, dans certaines études, un processus de conception réunissant au moins deux conceptrices (professionnelles), ce qui représente la majorité des cas. Il permet néanmoins d’annoncer la focalisation d’une étude sur les interactions entre conceptrices (Détienne, Boujut et Hohmann, 2004 ; Gero & Milovanovic, 2021 ; Nguyen & Mougenot, 2022). La popularité du terme « co-design » l’a amené à rassembler ou à être confondu avec des activités qui n’ont pas toujours de lien avec le domaine de la conception, comme le « brainstorming ». Par ailleurs, le terme « co-conception » peut également être employé dans des études concernant un processus de conception participative dans son ensemble (von Busch & Palmås, 2023 ; Hurley, Dietrich & Rundle-Thiele, 2021 ; Pirinen, 2016 ; Salmi & Mattelmäki, 2021 ; Sanders & Stappers, 2014). Or, l’implication des usagères peut être entreprise à des niveaux très variables. Elles peuvent être mobilisées ponctuellement à certaines étapes comme source d’informations utiles au projet, consultées ou encore impliquées dans l’évaluation et la validation d’un projet déjà établi par une professionnelle, sans nécessairement prendre part activement au processus de conception, comme c’est le cas dans le design centré utilisateur (Lallemand & Gronier, 2018 ; Redström, 2008 ; Sanders & Stappers, 2014 ; Steen, 2013).
5Dans cette étude, nous nous centrons sur la « co-idéation » (Figure 1) qui constitue les premières étapes d’un processus de co-conception, qui se voit plus vaste jusqu’à la définition finale des solutions. Cette démarche propose aux usagères d’agir au cœur de l’idéation, étape initiale du processus de conception, caractérisée par une activité intense de génération d’idées et la prise des principales décisions (Dorta et al., 2019). Le processus de co-idéation s’inscrit donc davantage dans une analyse « prospective » de l’usage (dans le cas de cette étude, l’espace intérieur), centrée sur la définition des éléments que l’activité future devra comporter. L’analyse « projective », qui permet de vérifier le décalage entre usage prévu et usage réel grâce à la simulation, survient en général dans les phases plus tardives d’affinement (Béguin & Cerf, 2004 ; Daniellou, 2004).
Figure 1 : La co-idéation.
Figure 1: Co-ideation
6Dans les processus de participation active à la conception, les usagères sont considérées comme des « expertes de leur expérience vécue » (Sanders, 2008) et collaborent sur un même plan, mais de façon complémentaire avec les conceptrices professionnelles. L’expertise de conception des professionnelles reste indispensable, d’autant plus qu’il s’agit d’en assurer la médiation auprès des usagères. Au-delà de la simple explicitation de leurs activités et de leurs contraintes d’usage de l’espace, la co-idéation vise également à impliquer les usagères en tant que citoyennes, personnes sociales et sensibles pour révéler des aspirations, des valeurs et des identités communes (Détienne, Baker & Le Bail, 2019 ; Le Bail, Baker & Détienne, 2022). Elle se rapproche en cela de la « co-création » décrite par Sanders et Stappers (2008). Visser (2006) identifie l’activité de représentation comme inextricable de l’activité de conception. Dans cette optique, il nous paraît important que la co-idéation pousse l’implication des usagères jusqu’à produire elles-mêmes les représentations externes de leurs propositions de conception. L’objectif est de s’inscrire dans une forme de conception « par les usagères » et pas seulement « avec elles » (Sanders & Stappers, 2014).
7Une meilleure compréhension de la contribution des usagères et une identification plus précise des apports de leur intervention permettraient de mieux définir le dispositif de médiation sociotechnique de la co-idéation. Une médiation et des outils adaptés sont préconisés pour faciliter la contribution des usagères. La description précise de ces outils, la manière dont ils sont mobilisés, leur impact sur le processus d’idéation et la distinction de la contribution des usagères vis-à-vis de celle de l’équipe de médiation constituent un vaste champ de recherche que nous nous efforçons d’approfondir.
8Pour caractériser la contribution des usagères et le soutien des médiatrices en co-idéation, nous nous appuyons sur la modélisation de l’activité de conception professionnelle. La conception professionnelle a en effet déjà été largement documentée notamment à travers plusieurs concepts que nous décrivons : le paradigme problème-solution (Rittel & Webber, 1973), les mouvements verticaux et latéraux (Goel, 1995 ; Goldschmidt, 1991), l’échelle d’abstraction (Rasmussen, 1983), les conversations de conception, l’activité collaborative ou encore l’écosystème de représentation. Nous identifions des articulations entre eux qui permettent d’établir un cadre d’analyse de l’activité de conception. Toutefois, certaines adaptations nous paraissent nécessaires pour le rendre opérant vis-à-vis d’un processus de co-idéation, impliquant des usagères. Nous croisons ces concepts avec l’examen de notre corpus de données et distinguons sept catégories différentes.
Nous qualifions ces catégories de « niveaux épistémiques » que nous entendons comme les différentes natures de connaissances mobilisées ou construites pendant l’activité de co-idéation : des valeurs aux techniques de fabrication, en passant par l’usage. Nous les structurons en sept niveaux verticaux, du pourquoi au comment, de l’abstrait au concret.
9Chez les professionnelles, la conception est décrite comme une activité de résolution d’un problème mal défini (Rittel & Webber, 1973) qui évolue conjointement avec l’élaboration de solutions (Dorst & Cross, 2001). Ainsi, le processus de conception se définit comme une co-évolution dans le temps visant à explorer en parallèle un espace problème et un espace solution. Il présente une succession de transformations de l’objet à concevoir par des mouvements à la fois latéraux (glissement d’une proposition vers une alternative) et verticaux (approfondissement des différents aspects d’une même proposition) (Goel, 1995 ; Goldschmidt, 1991). Ce paradigme constitue la base du raisonnement abductif, caractéristique de la conception (Peirce, 1893 dans Cross, 1982 ; Dorst, 2011 ; Steen, 2013). Le raisonnement abductif fonctionne en deux étapes. L’analyse de l’activité d’usage réelle permet d’abord d’identifier des situations existantes. Il s’agit ensuite de s’appuyer sur ces situations de référence pour proposer et définir les éléments que l’activité future devra comporter (Daniellou, 2004 ; Elias & Chaumon, 2022).
10Les mouvements verticaux démontrent une progression générale du processus de conception, du « pourquoi ? » au niveau de la redéfinition de la problématique, puis du « quoi ? » (associé au problème) vers le « comment ? » (associé à la solution). Cette dynamique est ponctuée de multiples boucles d’idéation collaborative (Dorta et al., 2011). Ainsi les mouvements partant du « pourquoi ? » et interrogeant le « comment ? » sont considérés descendants et ceux partant du « comment ? » et questionnant le « pourquoi ? » sont présentés comme ascendants (Goel, 1995 ; Goldschmidt, 1991). Dans le cadre des conversations de conception collaborative, Dorta et al. (2011) considèrent comme « immatures » les boucles d’idéation traitant le « quoi ? » tandis que les boucles d’idéation dévouées au « comment ? » indiquent le passage à un traitement « mature » de la solution. Ils observent également que les premières semblent plutôt multidisciplinaires et les secondes davantage disciplinaires.
11Cette hiérarchie établie entre les différents sujets de conversation de conception peut être rapprochée de l’échelle d’abstraction de Rasmussen (1983) présentée dans la figure 2, également mobilisée dans d’autres études (Burns & Vicente, 2000 ; Darses, 2006 ; Gero et al., 2012, 2022 ; Leclercq & Locus, 2002 ; Lee, 2008 ; Mougenot, Bouchard, Aoussat & Westerman, 2008). La conception y est décomposée en cinq catégories de connaissances réparties selon son niveau d’abstraction entre deux pôles : les raisons abstraites qui déterminent les choix de conception et les causes concrètes qui contrôlent les comportements. Les niveaux les plus hauts traitent des buts et des intentions. Les niveaux inférieurs se préoccupent des moyens et des formes. Là encore le passage d’un niveau à l’autre est guidé par des questions ascendantes « pourquoi ? » et descendantes « comment ? ».
Figure 2 : Échelle d’abstraction et niveaux épistémiques.
Figure 2: Abstraction ladder and epistemic levels
12Le cadre d’analyse de la co-idéation, que nous proposons et présentons en figure 2, s’inspire principalement du modèle de Rasmussen (1983). La mobilisation des usagères en tant que citoyennes et la nécessité de distinguer leur contribution de celle des médiatrices nous ont amenés à ajouter ou subdiviser les niveaux situés aux extrémités de son échelle d’abstraction. Des modifications terminologiques ont été opérées pour évoquer plus clairement les définitions des niveaux en lien avec la co-idéation et permettre ainsi, au-delà de l’analyse académique de cette étude, une appréhension plus aisée par des conceptrices professionnelles aussi bien lors de leur formation que pour assurer la médiation d’un atelier de co-idéation avec des usagères. Par conséquent, un niveau associé aux « Valeurs, identité et raison d’être » (N7), particulièrement structurant en situation de conception participative (Détienne, Baker & Le Bail, 2019 ; Le Bail, Baker & Détienne, 2022) est ajouté au sommet de la hiérarchie, car il traite de sujets plus abstraits que celui des « Buts fonctionnels » de Rasmussen. Nous rebaptisons ce dernier « Intentions de contenu » (N6) pour joindre aux buts et objectifs fonctionnels initiaux une dimension plus symbolique incluant des intentions sémantiques et des narrations allégoriques. Rasmussen ne définit son troisième niveau « Fonctions généralisées » que par sa position charnière d’implémentation des niveaux les plus abstraits en niveaux plus concrets. Nous le rapprochons en cela du caractère intermédiaire des « Usages et fonctionnements » (N5) qui à la fois découlent de valeurs et de buts tout en amorçant la définition de moyens concrets pour les mettre en œuvre. Ce niveau constitue par ailleurs un point d’intérêt particulier dans un processus de co-idéation, puisque la mobilisation des usagères est censée affiner son exploration et sa définition. Le deuxième niveau de Rasmussen, « Fonctions physiques », est celui qui comporte le moins d’adaptation. Seulement, nous préférons le désigner plus directement par le terme « Typologies d’équipement » (N4) que Rasmussen emploie pour décrire ce niveau. Nous décomposons le niveau le plus concret de Rasmussen, « Formes physiques », en trois pour mieux décrire les applications du design intérieur : « Apparences générales » (N3), « Apparences spécifiées » (N2) et « Techniques de fabrication » (N1).
13L’approche sociotechnique de la conception est mobilisée à la fois dans des études issues des sciences de l’ingénierie dans le but d’optimiser une chaîne de production (Mer, 1998), et dans des travaux orientés par le design et l’ergonomie analysant la conception participative (Le Bail, 2018). Elle permet d’envisager l’activité de conception au-delà d’une dichotomie entre deux systèmes autonomes : d’une part, l’organisation sociale des participantes (usagères et médiatrices) et, d’autre part, un environnement technique non humain (l’écosystème de représentation) ainsi que l’espace réel à concevoir, mais plutôt comme un fonctionnement interdépendant des deux, se transformant mutuellement (Akrich, 1989). Détienne, Boujut & Hohmann (2004) ainsi que Visser (2006) estiment que les représentations externes du projet à concevoir sont indispensables à la collaboration des conceptrices professionnelles.
14La situation de co-idéation vise à faire concevoir un ensemble d’usagères grâce à des outils de représentation externe. Ce processus comprend une médiation, c’est-à-dire : un accompagnement humain assuré par des professionnelles de la conception. La médiation vise à opérer une transformation sur une situation initiale par l’intervention d’un tiers entre différentes parties. Elle désigne l’apport de deux types d’assistance : 1) faciliter l’échange d’information entre ces parties et 2) soutenir leur action conjointe (Reunkrilerk, 2022). En conception participative, Fougeres et Ospina (2010) identifient un besoin d’assistance à deux niveaux, l’un technocentré agissant sur l’utilisation d’un dispositif technique et l’autre anthropocentré agissant sur la coopération entre les participantes. La conception participative est alors entendue comme une activité nécessitant un dispositif de médiation sociotechnique (Ibid.).
15Nous proposons donc de décrire les enjeux d’un dispositif de médiation sociotechnique lors d’un processus de co-idéation. Dans un premier temps, nous nous intéressons à la manière dont le processus de conception plus globalement s’appuie sur un dispositif technique (écosystème représentationnel). Nous nous attachons ensuite à décrire les besoins d’assistance à la fois sociale et technique auxquels doit répondre une équipe de médiation en co‑idéation.
- 2 Dans cet article, nous entendons le terme « représentation » en tant que « représentation externe » (...)
16L’activité de conception démarre par l’observation du réel. Les informations qu’il contient sont interprétées et déclenchent des propositions de conception d’abord sous forme d’images mentales. Leur externalisation est nécessaire pour communiquer avec les parties prenantes du projet et notamment l’équipe de conception, mais aussi avec soi-même. Cette externalisation mobilise un système de représentation2. Dans le cas de la co-idéation, les outils du système de représentation nécessitent d’être adaptés aux usagères, mais également que leur utilisation soit facilitée.
17Développer le pouvoir de contribution graphique des membres d’une équipe de conception est un enjeu crucial de leur implication active. En effet, Visser (2006) présente le processus de conception professionnelle comme étant indissociable de l’activité de représentation. Goel (1995) explique qu’il est moins coûteux et irrévocable de manipuler d’abord des représentations du monde plutôt que le monde lui-même. Les représentations externes facilitent en outre la collaboration entre les membres d’une équipe de conception en soutenant alternativement l’élaboration d’un référentiel commun et la confrontation d’une multiplicité de points de vue (Goel, 1995 ; Détienne & Traverso, 2009 ; Darses 2009). Schön (1983) identifie également que les représentations externes provoquent une conversation réflexive entre les conceptrices et les représentations qu’elles produisent. La représentation externe incarne rarement de façon exacte une image mentale qui peut être aussi multiple que le nombre de conceptrices. Des informations peuvent être perdues ou ajoutées au cours de l’externalisation. Cet écart, que Schön (1983) nomme « appréciation », constitue une forme de réponse de la représentation qui déclenche à son tour la découverte de la part des conceptrices. Elles sont amenées à modifier la représentation dans une attitude de réflexion en action.
18Cependant, un seul mode de représentation ne parvient généralement pas à traiter tous les aspects d’un projet. Il s’agit alors de constituer un « éco-système de représentations ». Les conceptrices professionnelles ont recours à de multiples modes de représentation externe au cours du processus de conception, aussi bien physiques comme une maquette, qu’hybride comme un dispositif de réalité virtuelle (RV). Ils présentent chacun des affordances propres, c’est-à-dire des structures de connaissances intrinsèques favorisant plus ou moins un type d’action (Gero & Kannengiesser, 2012). Les conceptrices professionnelles les utilisent de manière alternée en fonction des informations à traiter (Rietveld & Brouwers, 2017) dans une logique d’interdépendance propre à un écosystème représentationnel (Dorta et al., 2016). Chaque mode d’un système de représentation se structure autour de deux fonctions. La première est de représenter la « réalité » (Mer, Jeantet & Tichkiewitch, 1995). Pour ce faire, il comprend un support contextuel fournissant des informations sur le contexte existant de l’objet à concevoir. La deuxième est de représenter la progression de l’activité de conception. Elle est assurée par des outils dits « génératifs » qui permettent de porter les propositions des conceptrices et conserver les traces des décisions (Détienne & Traverso, 2009). En phases précoces de conception professionnelle, les représentations externes sont rapidement exécutées. Elles conservent une abstraction et une ambiguïté nécessaires à la confrontation des points de vue et à l’avancée du processus. En phase avancée, elles deviennent précises et univoques pour ordonner la réalisation de l’artefact final (Goel, 1995). Les modes de représentation peuvent également varier en fonction de cette progression, les plans et la modélisation 3D d’une proposition interviennent généralement après qu’elle a été définie à l’aide d’esquisses et de maquettes. En situation de conception participative, les usagères n’ont pas appris les codes et conventions de représentation professionnelle souvent techniques et à l’échelle réduite. Il peut donc leur être difficile de lire un plan, une élévation ou de comprendre les proportions d’une maquette. Le système de représentation fourni lors d’un atelier de co-idéation doit donc être adapté (Sanders, Brandt & Binder, 2010). Brandt (2007) a identifié certaines stratégies d’adaptation comme la simplification des données du projet ou des fonctions des outils. La fermeture d’un mode de représentation consiste par exemple à le réduire sous forme de kit, à un nombre limité d’éléments préfabriqués, susceptibles de représenter un nombre illimité de propositions (Brandt, 2007). Elle s’inscrit dans un principe plus large de ludification, sous forme de jeu de construction, de plateau ou de jeu vidéo régulièrement employés dans les domaines de l’urbanisme et de l’architecture participative (Prévot, Monin & Douay, 2020).
19En outre, un atelier de co-idéation se déroulant dans l’espace réel à concevoir offre la possibilité aux usagères de mobiliser directement les informations qu’il présente à l’aide de gestes (Safin et al., 2013). L’espace réel est le support de référence auquel vont être comparés les supports des modes de représentation. La réalité en présence ne peut intrinsèquement être considérée comme un mode de représentation ou un médium puisque son appréhension est directe. Néanmoins, Van De Vreken et Safin (2010) rappellent que, soumise à un processus interprétatif variant d’un individu à l’autre, la réalité mobilisée en conception reste une réalité perçue et non « absolue ». L’espace réel est un support d’information contextuelle intéressant, néanmoins un atelier de co-idéation peut s’en dispenser. L’intégrer au dispositif technique en y plaçant les participantes relève donc de la stratégie de médiation.
20L’activité de co-idéation implique une médiation anthropocentrée. Cette assistance « humaine » peut être assurée par des chercheuses en design ou en ergonomie et des conceptrices professionnelles, dont les rôles tendent à se confondre (Sanders & Stappers, 2008).
21La médiation du processus de co-idéation recouvre plusieurs dimensions :
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Une dimension collaborative : fluidifier la communication, répartir la parole et les tâches entre les participantes selon leurs compétences (Détienne et al., 2004 ; Fougeres & Ospina, 2010) ;
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Une dimension pédagogique : partager l’expertise professionnelle de conception, fournissant des connaissances techniques, légales ou encore des références (Fougeres & Ospina, 2010 ; Sanders, 2008) ;
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Une dimension maïeutique et abductive : l’approche maïeutique (Parlebas, 1980) est une méthode favorisant la naissance des idées chez son interlocutrice par un questionnement progressif. La forme interrogative se retrouve également dans la logique abductive, basée sur l’émission de propositions, que les conceptrices professionnelles mobilisent dans le processus de conception (Peirce, 1893 in Cross, 1982 ; Dorst, 2011 ; Hurley, Dietrich et Rundle-Thiele, 2021 ; Steen, 2013). Il s’agit de stimuler l’expertise des usagères pour expliciter leur expérience vécue et les problèmes qu’elles comportent puis de les amener à générer des propositions de solutions. Sanders (2008) compare l’activité de médiation à un « échafaudage » temporaire, mobile, servant la construction sans en faire part. Salmi et Mattelmäki (2021) évoquent le fait de « prêter des capacités à créer un paysage de futures expériences » ;
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Une dimension représentationnelle : faciliter l’utilisation par les usagères des outils et supports du dispositif technique mis à leur disposition pour produire des représentations externes de leurs propositions (gestion de l’échelle par exemple) ;
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Une dimension centrée sur le processus de conception : la progression entre l’activité d’usage initiale, l’activité d’usage projetée et l’activité d’usage effective en réaction à l’artefact conçu nécessite de structurer les prises de décision et leur co-mémorisation (Dorta et al., 2019 ; Fougeres & Ospina, 2010 ; Hoc & Leplat, 1983 ; Jeantet, 1998 ; Safin & Dorta, 2020).
22Lee (2008) identifie que la médiation se décompose en stratégies et tactiques (de Certeau, 1984). La stratégie définit les paramètres du processus de conception en amont afin de prescrire l’activité d’un futur atelier tandis que les tactiques sont improvisées au fur et à mesure du processus de conception en fonction de l’activité effective pendant l’atelier (Hoc & Leplat, 1983). Salmi & Mattelmäki (2021) estiment essentiel que le plan initial de facilitation ne soit pas trop rigide mais ouvert au changement. Dès lors qu’elles impliquent des usagères, les stratégies de médiation sont la plupart du temps documentées, validées et explicitées verbalement sous forme de consignes. En revanche, par leur nature spontanée et leur ancrage dans l’action, les tactiques sont plus difficiles à étudier. Par exemple, les mouvements de transformation décrits plus haut (section 2.2) sont mobilisés de façon plus ou moins conscientisée par les conceptrices professionnelles. Cependant, leur gestion dans un contexte collaboratif ou de médiation fait rarement l’objet d’un enseignement. Les usagères, quant à elles, n’en sont pas non plus familières. Pour étudier ces tactiques, nous analysons l’activité de co-idéation par le prisme des propositions de conception des participantes.
23Nous proposons à travers cette étude d’analyser un projet de co-idéation concernant l’aménagement du hall d’une école d’ingénierie numérique. Les usagères impliquées sont des élèves de l’école d’ingénierie accompagnées par une équipe de médiation réunissant un groupe de recherche en design, une architecte ainsi que des étudiants en design. Le dispositif technique consiste en un écosystème de représentation, composé d’un mode physique (une maquette) et un mode hybride (le Hyve-3D, un dispositif de réalité virtuelle sociale – RV sociale) (Dorta, Kinayoglu & Hoffmann, 2016). De plus, les participants réalisent leur projet dans l’espace réel à concevoir.
24Cette étude s’intéresse à la manière dont un dispositif de médiation sociotechnique (accompagnement humain + écosystème de représentation + espace réel) peut soutenir les usagères dans leur implication active à la co-idéation au prisme des « niveaux épistémiques » sur lesquels porte la construction des idées, du pourquoi au comment, de l’abstrait au concret. Plus spécifiquement :
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Comment les participantes (usagères et médiatrices) explorent les niveaux épistémiques d’une proposition de conception tout au long du processus de co-idéation ? La distribution sur ces niveaux suit-elle une dynamique particulière ? Le niveau intermédiaire « Usages », invoquant l’activité d’usage réelle et projetée et sur lequel la contribution des usagères est particulièrement attendue, joue-t-il un rôle particulier dans le processus de co‑conception ?
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La mobilisation du dispositif technique (modes de représentation [maquette] ou RV sociale) et espace réel est-elle liée au traitement des niveaux épistémiques ?
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Les niveaux épistémiques sont-ils traités dans les mêmes proportions par les usagères et l’équipe de médiation ? Quelles tactiques de médiation sont mises en œuvre pour guider l’exploration des différents niveaux épistémiques ?
- 3 ECTS : European Credit Transfer and Accumulation System, système de crédit attestant un volume hora (...)
25Le terrain de recherche est un atelier de co-idéation de deux jours visant à concevoir le design intérieur du hall d’une école d’ingénierie numérique. Sa surface est de 500 m2 et sa hauteur atteint cinq étages par endroits. Les usagères sont des élèves de l’école qui fréquentent quotidiennement l’espace à concevoir. Elles sont réparties en trois groupes de six à sept personnes. Le cahier des charges émis par la direction de l’école reste très ouvert et incite à concevoir « un aménagement correspondant à l’identité numérique de l’école. Il s’agit de créer un effet waouh dès l’entrée. Les élèves ne doivent pas se brider. Il faut laisser place aux rêves et aux aspirations ambitieuses. Les aménagements doivent cependant être réversibles et ne pas altérer l’intégrité du bâti ». Le texte de la raison d’être de l’école est fourni aux participantes en début de processus. L’atelier est proposé sous forme de concours, conclu par une présentation publique des projets. Un jury, composé de membres de la communauté de l’école, est chargé d’identifier le projet qui correspond le plus aux usages et à l’identité de l’institution. La participation des étudiantes à l’atelier est encouragée par l’attribution de crédits ECTS3 et les membres du groupe lauréat sont récompensées par un dîner dans un restaurant. L’atelier est l’une des premières étapes d’un processus participatif plus long portant sur l’aménagement de ce hall. Les participantes sont donc averties que leurs propositions pourront être reprises et retravaillées. Par ailleurs, elles ont toutes signé un formulaire de consentement à la recherche avant de démarrer l’atelier.
26Le dispositif technique fait appel à un système de représentation ainsi qu’à l’espace réel (Figure 3). Le système de représentation mobilise des outils permettant de générer des propositions (kit de maquette, matériaux de loisir créatif et esquisses 3D via tablettes numériques) et des supports qui donnent des informations sur le contexte (physiques et virtuels).
Figure 3 : Dispositif technique.
Figure 3: Technical device
27Chaque groupe dispose d’un support sur lequel est imprimé un plan de l’existant pour la réalisation d’une maquette. Les propositions sont générées à l’aide d’un kit de composants préfabriqués (éléments ambigus et éléments pouvant être assemblés en mobilier basique : chaises, tables, luminaires, etc.) ainsi qu’une matériauthèque (ensemble de matériaux de loisir créatif bruts et d’outils basiques de mise en forme). L’échelle réduite (1:20), qui procure une vue de haut, permet à chaque équipe de s’organiser spatialement autour de sa maquette et d’interagir aisément avec les représentations externes produites.
28Les groupes ont accès alternativement à la RV sociale grâce à un dispositif de co-idéation en réalité virtuelle sans casque (Dorta, Kinayoglu & Hoffmann, 2016). Il procure une expérience immersive. Une dizaine de personnes peuvent se réunir à l’intérieur de son écran semi-sphérique sur lequel est projetée une numérisation 3D du hall à l’échelle réelle. Le système comprend des tablettes numériques qui offrent la possibilité de naviguer dans l’environnement virtuel, d’interagir et de réaliser des esquisses à main levée en 3D directement à l’échelle. L’accès par rotation permet à chaque groupe de profiter de cinq sessions de travail dans la RV sociale, réparties sur l’ensemble de l’atelier.
29Les supports des maquettes sont placés dans l’espace réel à concevoir afin de donner à l’ensemble des participantes l’opportunité de s’y référer directement. Les supports de maquette des groupes sont répartis dans l’espace réel de manière à limiter les interférences sonores et offrir des points de vue différents sur le hall. Toutefois, les participantes peuvent s’y déplacer librement. L’espace réel n’est pas un mode de représentation, mais constitue un support auquel les participantes se réfèrent, comme le montre la figure 3. Il s’ajoute donc au dispositif technique du processus de co-idéation que nous proposons d’analyser.
30Les usagères sont accompagnées d’une équipe de médiation (Figure 4) composée de huit personnes. Elle comprend des membres fixes (F) : un enseignant-chercheur en design spécialiste de la RV sociale et un étudiant en design intégré dans chaque groupe pour assurer la facilitation de la production des représentations et gérer la collaboration. Provenant d’une autre école, ils ne sont pas eux-mêmes usagers de l’espace à concevoir. Leur mission fait l’objet d’une rémunération. L’équipe de médiation se déploie également de façon mobile (M), passant de groupe en groupe. L’architecte professionnelle en charge de la finalisation du projet apporte son expertise de la conception aux usagères. Sa participation au processus de co-idéation vise à garantir sa compréhension des enjeux, de l’esprit des propositions et la fidélité du projet jusque dans sa phase finale. En outre, une équipe de recherche accompagne l’atelier. Chaque groupe se réunit autour de sa maquette dont la position reste fixe dans l’espace réel. Les participantes sont cependant libres de se déplacer dans l’espace réel à tout moment. L’accès à la RV sociale n’est en revanche pas libre, mais organisé par rotation des groupes.
Figure 4 : Spatialisation du dispositif de médiation sociotechnique.
Figure 4: Spatialization of the sociotechnical mediation device
31Notre corpus de données est constitué des verbatims et des interactions avec le dispositif technique soumis à un codage analytique basé sur les niveaux épistémiques.
32L’ensemble du processus des trois groupes a fait l’objet d’une captation audio/vidéo fixe. Face à la quantité et à la complexité des données de cet atelier, notre approche consiste à extraire la proposition de conception principale de chaque groupe, comme objet d’analyse et à suivre son évolution tout au long du processus. La proposition principale est celle qui réifie le plus le concept de chaque groupe. Nous la repérons car elle occupe généralement plus de place et est positionnée de manière centrale dans l’espace à concevoir. Elle est explicitée comme telle dans le script de la présentation publique des projets des élèves. Sa description est aussi plus longue que celle des autres propositions.
- 4 Baker et al. (2020) définissent un moment eurêka comme un moment clé dans le processus de conceptio (...)
33Nous identifions également le concept de chaque groupe. Il correspond à un accord sur la cohérence du projet (entre les différentes propositions et à travers les niveaux épistémiques). L’atteinte de cet accord est repérable par un moment eurêka4. Il est souvent présent dans le titre du projet et défendu dans le script de présentation publique des projets.
34Le projet du Groupe 1 s’intitule « Regarder là-haut ». Sa proposition principale est une fresque illustrant le progrès numérique. Elle occupe 563 énoncés. Le projet du Groupe 2 repose sur le concept de « Flux et Mouvements ». Sa proposition principale est une installation de visualisation de données se terminant par une fontaine ; 502 énoncés ont été nécessaires pour la concevoir. Le concept du projet du Groupe 3 est « La Nature et la technologie » et sa proposition principale est une sculpture suspendue servant à la fois de signalétique et de système d’arrosage pour un arbre ; 328 énoncés lui ont été consacrés. L’ensemble des propositions ont été réalisées sur un processus de douze heures réparties sur deux jours.
35Les données recueillies et qui composent le corpus sont issues d’interactions avec le dispositif technique et des verbatims. Les interactions avec le dispositif technique comprennent la fabrication, le déplacement, la modification d’une représentation externe, ainsi que les gestes faisant référence à une représentation externe ou à l’espace réel.
36Les données sont des actions verbales et non verbales (principalement des actions graphiques) qui sont inscrites dans le temps. Elles sont codées selon trois variables (présentées dans le paragraphe suivant) : 1) niveaux épistémiques, 2) tactiques de médiation, 3) dispositif technique. La classification est affinée selon la plus petite unité de sens correspondant au croisement de ces variables. Nous désignons cette unité de sens par le terme « énoncé ». Un énoncé peut être une verbalisation (colonne verbatim) et/ou une action non verbale. La fonction de chaque énoncé dans le processus de co-idéation est traitée à travers sa position sur les niveaux épistémiques, plus que pour sa fonction dialogique. Il est donc par exemple possible qu’un énoncé puisse constituer à lui seul une proposition de conception, mais le plus souvent plusieurs énoncés sont nécessaires pour la formuler entièrement. L’unité de l’énoncé permet également de comptabiliser des questions (ou parties de question) ou des références gestuelles au dispositif technique.
37La figure 5 présente un exemple de codage analytique. La première colonne indique le numéro de l’énoncé ; la deuxième, le temps auquel débute un énoncé ; la troisième la participante émettrice de l’énoncé (usagère‑U ou médiatrice‑M) ; la quatrième détaille les verbatims, les cinquième et sixième identifient et décrivent les actions non verbales. Les trois dernières correspondent à nos catégories de codage : niveaux épistémiques, tactiques de médiation, dispositif technique. Un même énoncé ne peut être attribué à plusieurs personnes. Si deux participantes disent la même chose simultanément, deux énoncés seront indiqués avec une seconde de décalage. Si une participante prend longuement la parole, ses verbatims sont découpés selon le nombre de niveaux épistémiques, d’actions non verbales et sa situation dans le dispositif technique (constituant ainsi plusieurs énoncés).
Figure 5 : Exemple de codage analytique.
Figure 5: Example of analytical coding
38Chaque énoncé est donc codé selon trois variables, soit les niveaux épistémiques, les tactiques de médiation et le dispositif technique :
39Niveaux épistémiques - Chaque énoncé est situé sur l’un des niveaux épistémiques comme le décrivent les exemples de la figure 6. Les verbatims sont précédés du code suivant : « Gn » renseigne le numéro d’un groupe, « Jn » indique le jour auquel un énoncé a été émis, le statut des participantes est précisé par « U » pour Usagère et « M » pour l’équipe de médiation, enfin un numéro « n » permet de les identifier individuellement.
Figure 6 : Niveaux épistémiques : définitions et exemples.
Figure 6: Epistemic levels: definitions and examples
40Dispositif technique - Chaque énoncé est localisé vis-à-vis du dispositif technique : maquette / RV sociale / espace réel / aucun. La captation vidéo permet de distinguer la mobilisation de la maquette et de l’espace réel grâce aux rassemblements des participantes, les focalisations d’attention, les gestes génératifs ou de pointage ainsi que les interactions avec des représentations externes (fabrication, manipulation, ajout, retrait). Son recours est repéré grâce aux mêmes indicateurs, auxquels il faut ajouter le pointage par curseur numérique et la navigation au sein de la numérisation 3D. Lorsqu’un énoncé ne s’appuie ni sur un mode de représentation ni sur l’espace réel, nous indiquons « aucun ».
41Tactiques de médiation - Nous identifions aussi les tactiques de médiation, lorsqu’elles ont lieu. La classification des tactiques est issue d’un croisement entre les données elles-mêmes et les modèles de conception décrivant les mouvements verticaux (Goel, 1995 ; Goldschmidt, 1991 ; Rasmussen, 1983), permettant de caractériser une dynamique ascendante ou descendante sur les niveaux épistémiques. Les marqueurs linguistiques répertoriés dans la figure 7 nous permettent de les identifier. Cette classification se divise en quatre catégories : impulsions de mouvements ascendants, impulsions de mouvements descendants, injonctions à la cohérence et mouvements latéraux. Tout énoncé émis par l’équipe de médiation ne constitue pas nécessairement une tactique de médiation. Nous portons par ailleurs une attention qualitative particulière à la forme interrogative des verbatims, car celle-ci est caractéristique des fonctions maïeutiques et abductives de la médiation.
Figure 7 : Classification des tactiques de médiation.
Figure 7: Classification of mediation tactics
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Tactiques de médiation
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Exemples de verbatim
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Mouvements
verticaux
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Impulsion d’un mouvement descendant : de l’abstrait vers le concret.
Signes verbaux : « comment », « moyen », « manière », « façon », « Qu’est-ce qui va faire que… ? ». Usage de verbe à l’impératif, « il faut que… », « concrètement », interrogation sur les éléments épistémiques des niveaux inférieurs, « Ça correspond à quel contenu/usage/forme/technique, etc. ? ».
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G3. J1 M4 « Donc vous avez déjà des éléments de nature mais comment vous pouvez ajouter une note high-tech ? »
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Impulsion d’un mouvement ascendant : du concret vers l’abstrait.
Signes verbaux : « pourquoi », « pour… quoi », « but », « raison », « objectif », « Qu’est-ce qui vous amène à… ? », interrogation sur les éléments épistémiques des niveaux supérieurs « Ça correspond à quel(le) forme/usage/contenu/valeur… ? »
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G3. J1, M3 « Pourquoi il y aurait un aquarium dans le Hall d’une “école d’ingénierie du numérique” ? »
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Injonction à la cohérence : entre les propositions et les niveaux épistémiques.
Signes verbaux : identification d’un « concept » générateur d’une « continuité », « logique », d’un « fil », « lien » entre les propositions et opérant des « traductions », « dialogues », « articulations » entre les niveaux épistémiques.
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G1. J2, M1 « C’est quoi le lien entre la frise et les autres éléments ? »
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Mouvements latéraux
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Encouragement des propositions alternatives : valorisation des heuristiques (analogie etc.).
Signes verbaux : « aussi », « autre », « différent », « pas obligé de… », « forcé de… ? », « peut-être que » + négation / alternative générique
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G3. J2. M1« Et encore une fois une boussole, ce n’est pas obligé d’être rond, ça peut être complètement déstructuré. »
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42L’analyse du croisement des données nous invite à interroger et approfondir l’existence de liens plus ou moins fort entre les variables, grâce au recours au calcul du taux de liaison (TDL) (Burkhardt et al., 2005). Les taux de liaison sont des écarts relatifs à l’indépendance. Ils sont calculés en comparant, pour chacune des cases d’un tableau de contingence, les occurrences réelles à des valeurs théoriques (obtenues théoriquement si les deux variables n’entretenaient aucun lien entre elles). Les taux de liaison fournissent les attractions et les répulsions entre les différentes modalités des deux variables considérées. Quand la valeur observée est inférieure à la valeur théorique, le taux de liaison est négatif et il y a alors répulsion. À l’inverse, on parle d’attraction quand la valeur observée est supérieure à la valeur théorique. Ces taux de liaison permettent ainsi de dresser une carte des liens qu’entretiennent entre elles les modalités de deux variables nominales. Il n’y a pas de seuil conventionnel, les taux de liaison fournissant des valeurs plus ou moins grandes en fonction de la grandeur de l’effet. Les seuils sont donc à choisir, principalement en fonction d’objectifs de lisibilité. Dans cette étude, nous utilisons le seuil de 0,5 afin de mettre en avant les effets les plus remarquables.
43Nous calculons par ailleurs pour chacune des associations de variables l’indicateur V2, qui mesure l’intensité de la relation entre deux variables nominales. Le V2 est une mesure dérivée du Khi2, qui se situe entre 0 et 1. De manière conventionnelle, la magnitude du lien entre deux variables est considérée comme faible pour V2 < 0,05, intermédiaire pour 0,05 < V2 < 0,15, et forte quand V2 > 0,15 (Corroyer & Rouanet, 1994).
44La figure 8 présente la répartition des énoncés sur les niveaux épistémiques. Les attractions et répulsions des énoncés vis-à-vis des sept niveaux épistémiques calculées par les taux de liaison sont identifiées par des signes positifs et négatifs. Nous pouvons observer sur la figure 8 que les participantes conçoivent les propositions de design principales à tous les niveaux épistémiques et que les niveaux intermédiaires (N6-Intentions de contenus, N5-Usages, N4-Typologies d’équipement et N3-Apparence générale) sont plus mobilisés que ceux situés aux extrémités (encadré vert). Les participantes discutent très peu des Valeurs, niveau le plus abstrait (N7), des Techniques de fabrication (N1) et elles ne traitent presque pas les Apparences spécifiées (N2).
Figure 8 : Répartition des énoncés sur les niveaux épistémiques.
Figure 8: Distribution of statements on the epistemic levels
45Cependant, l’analyse des verbatims indique que le traitement des niveaux les plus bas (N2-Apparences spécifiées et N1-Techniques de fabrication de l’artefact final) peut être freiné, voire interrompu par l’explicitation de limites de temps, de compétences ou d’objectif perçu de l’atelier. Ce frein peut provenir des usagères :
G1.J1.U7 « Après, on a pris juste ces images génériques parce que sinon ce sera commandé à un artiste en particulier. »
G2.J1.U1 « Après, je ne connais pas les réglementations techniques ».
46Mais également de l’équipe de médiation :
G3.J1.M2 « Je ne pense pas qu’il faille se poser la question maintenant. Il y a plein de questions qui vont se poser avec un aquarium : la sécurité, tout un tas de choses. À mon avis, il faut être créatif un maximum et confronter ça ensuite à ce qui sera possible ».
G3.J1.M4 « Ça, ne vous tracassez pas avec ça parce que ce genre de chose, dans 5 ou 10 ans, ça pourra être changé, d’où l’idée aussi de faire des choses réversibles ».
47Le lien entre le groupe et les niveaux épistémiques est faible (V2 = 0,03). Les taux de liaison montrent certaines légères préférences (G1 pour N6, G2 pour N5 et G3 pour N4 et N2). Nous nous apercevons toutefois que cet approfondissement coïncide avec la nature de leur proposition principale. S’agissant de la prise en compte des usages (N5, surligné dans la figure 4) correspondant à l’activité réelle et projetée, les trois groupes ont des pratiques différentes :
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G1 utilise le niveau des usages (N5) car son concept « Regarder là-haut » s’inscrit d’emblée dans ce niveau. Cependant, sa fresque du progrès numérique, qui constitue sa proposition principale, porte une forte dimension symbolique qui alimente intensément leurs débats, ce qui explique une attraction pour N6-Intentions de contenu, mais une dimension d’usage simple : la contemplation ;
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Il semblerait que seul G2 ait une attraction pour les usages. Elle peut être expliquée par l’analogie de son concept « Flux et mouvement ». Il explore N5 à travers le hall comme lieu de passage, mais aussi à travers les données d’usage et leur récolte comme contenu pour sa proposition principale : une installation de visualisation de données ;
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Le concept du projet de G3 « La Nature et la technologie » est directement tiré de la raison d’être (N7-Valeurs) de cette école d’ingénierie. Sa proposition principale est une signalétique monumentale se terminant par une sculpture d’arbre. G3 a une attraction pour le niveau des typologies d’équipement (N3). Sa proposition de mobilier est en effet particulièrement généreuse, ce qui laisse envisager une exploration plus indirecte du niveau des usages.
48Les participantes semblent explorer davantage des Apparences générales (N3) et, dans le cas de G1 et G3, les Typologies d’équipement (N4). Une nuance semble toutefois nécessaire : les usages sont aussi indirectement traités à travers le niveau des Typologies d’équipement (N4), niveau abondamment investi. Il est par exemple plus facile pour le Groupe 3 d’évoquer l’usage « jouer de la musique » par des formes plus concrètes et incarnées : « une scène », « un piano », même si leur représentation reste rudimentaire et indéfinie en termes d’apparence (N2 et 3) :
G3.J1.U4 « Je ne suis pas forcément convaincu par les instruments dans le hall, ça va déranger ».
G3.J1. U3 « Une scène, mais surtout des gros canapés moelleux pour profiter de celui qui joue ».
49U4 utilise le terme « instruments » comme un raccourci pour évoquer l’usage que l’on en fait. De la même manière, U3 fait référence au « gros canapé moelleux » pour déclencher le sujet d’un usage passif de la musique, celui du public.
50La figure 9 présente la distribution des énoncés au sein du dispositif technique sous forme de quartiers colorés de diagramme circulaire. La RV sociale est représentée en damier orange, la maquette en violet moucheté, l’espace réel en rayures grises et les énoncés ne s’appuyant pas sur le dispositif technique en blanc. Les taux de liaison des énoncés vis-à-vis du dispositif technique sont indiqués par des signes positifs et négatifs. Le V2 montre une intensité intermédiaire du lien entre groupe et mobilisation du dispositif technique. La contribution de l’ensemble des participantes (usagères et médiatrices) s’appuie majoritairement sur le dispositif technique (66 % des énoncés) et notamment le système de représentation (52 %). La mobilisation de la RV sociale et de la maquette est relativement similaire. Le Groupe 1 utilise plus l’espace réel que les autres (taux de liaison).
Figure 9 : Distribution des énoncés dans le dispositif technique.
Figure 9: Distribution of statements in the technical device
51La figure 10 présente la répartition du dispositif technique sur les niveaux épistémiques, tous groupes confondus. Les taux de liaison entre la mobilisation du dispositif technique et les niveaux épistémiques sont indiqués par des signes positifs/négatifs. Le lien entre le dispositif technique et les niveaux épistémiques est faible (V2 = 0,035). Leur caractère virtuel ou physique (RV sociale et maquette) ne semble pas opérer de changement de répartition. Les niveaux intermédiaires (N3 à N5) semblent être préférés dans les deux cas. À noter que le niveau N6, intentions de contenu, est cependant moins soutenu par la RV sociale. Il est aussi intéressant de constater que la plupart des débats portant sur les niveaux supérieurs (N6 et N7) ainsi que le niveau N1 (techniques de fabrication) ne s’ancrent pas sur le dispositif technique. Cela peut signifier que certains de ces contenus (comme les valeurs, les plus abstraites) ne nécessitent pas d’externalisation graphique ou gestuelle, ou que le système de représentation proposé dans l’atelier peine à soutenir les contributions liées à ces contenus, pour les techniques de fabrication par exemple.
Figure 10 : Répartition des énoncés sur les niveaux épistémiques et selon la mobilisation du dispositif technique.
Figure 10: Distribution of statements across the epistemic levels and the technical device
52Nous prenons le Groupe 3 en exemple pour décrire la dynamique temporelle du processus de co-idéation à travers les niveaux épistémiques, car la succession des différentes étapes y est plus lisible que dans les autres groupes. Nous identifions sur la base des vidéos quatre phases au processus de co-idéation (Figure 11). Nous distinguons ainsi analyse de l’activité d’usage réelle et projetée (1), définition du concept (2), fabrication des volumes architecturaux (3) et production des représentations externes de la proposition finale (4). La courbe réelle de la répartition des énoncés sur les niveaux épistémiques est trop dense pour y distinguer des motifs d’analyse. La figure 11 en propose une schématisation qui s’appuie sur les proportions de répartition des énoncés sur les niveaux épistémiques calculées séparément pour chacune des phases décrites. La courbe est colorée selon sa localisation dans le dispositif technique.
Figure 11 : Dynamique schématique du processus de co-idéation dans la durée.
Figure 11: Schematic dynamics of the co-idéation process over time
53Analyse de l’activité réelle et projetée : La première phase du processus de co-idéation consiste à identifier l’activité réelle « pour » la conception en explicitant les situations d’usage existantes dans chaque sous-espace. Nous observons ainsi une fluctuation sur les niveaux épistémiques entre les Usages (N5) et les Typologies d’équipements (N4). Les participantes projettent également des équipements souhaités mais sans lien entre eux. Cette étape est désignée par le terme « zonage ».
54Définition du concept : La deuxième étape vise à progressivement définir le concept (Nature et technologie) qui sera élaboré par la suite. Elle se distingue en effet par l’apparition du moment eurêka.
G3. J2. M3 « La nature, c’est des flux ! »
U1 « Et le numérique, c’est des flux ! »
M3 « Ça fait déjà un parallèle de fou ! »
U1 « Et ça peut être des lignes, comme ça, dans le bâtiment, qui se croisent ! »
55Cela s’effectue sans production de représentation. Cette étape, qui chevauche les deux jours de l’atelier et se déroule à la fois dans la RV sociale et la maquette, est celle qui a la plus grande amplitude à travers les niveaux épistémiques.
56Fabrication des volumes architecturaux : La poursuite de la conception de leur proposition amène les participantes à s’appuyer sur les représentations des volumes architecturaux de l’espace existant. Or ils sont absents du support initial, puisqu’il s’agit d’un plan. Le support de la maquette est donc complété grâce à la matériauthèque. Aucune représentation de propositions de conception n’est produite en parallèle.
57Affinage des représentations des propositions finales : Cette dernière étape débute par la suppression de la plupart des éléments constitués avec l’aide du kit de maquette en début de processus. Ils sont ensuite remplacés par des éléments plus précis réalisés avec la matériauthèque. Dans la RV sociale, les participantes utilisent l’esquisse 3D pendant tout le processus, l’affinage des éléments est réalisé de façon plus linéaire. Dans la RV sociale comme dans la maquette, cette étape se déroule généralement dans les niveaux intermédiaires bas (N4-Typologie d’équipement et N3-Apparence générale) avec quelques pics dans le niveau le plus abstrait des valeurs (N7) et les niveaux les plus concrets concernant les Apparences spécifiées (N2) et les Techniques de fabrication (N1).
58Le processus n’est pas linéaire de l’abstrait vers le concret. Le problème est solutionné en poursuivant une dynamique d’oscillation sur l’ensemble des niveaux épistémiques. L’identification de l’activité réelle et projetée constitue une première phase déclenchée au niveau des typologies d’équipement. Elle est soutenue par le kit de maquette et les esquisses 3D. Elle mène à la définition du concept qui donne lieu à une fluctuation couvrant la plus grande gamme de niveaux épistémiques. Le consensus est atteint au niveau des valeurs. Il autorise une phase finale fondée sur la représentation concrète des propositions en remplaçant les éléments du kit de maquette par des éléments plus précis réalisés avec des matériaux bruts et des esquisses 3D plus détaillées.
59Dans la section 6.3, nous avons constaté sur la base d’une analyse quantitative que la répartition des énoncés sur les niveaux épistémiques ne présente pas de différences significatives en fonction de la mobilisation du dispositif technique. Cependant, comme présenté dans la figure 12, les représentations externes ne sont pas toujours similaires en fin d’atelier dans la RV sociale et dans la maquette. Chacun d’entre eux soutient, selon ses fonctionnalités, la conception de certains éléments plutôt que d’autres.
60Par exemple, la proposition principale du Groupe 1 est une fresque sur le thème du numérique. La RV sociale rend possible le choix précis et collectif des éléments symbolisant les évolutions numériques (N6-Intentions de contenu : algorithmes, circuits imprimés, langage binaire, Minitel, téléphone intelligent, etc.). La première représentation de la fresque dans la maquette donne lieu à une sélection d’images préexistantes sur Internet qui sont imprimées et agencées. Seulement, le collage ne montre que des hommes, ce qui déclenche un débat sur la valeur d’inclusion (N7) permettant au groupe de s’accorder. L’itération de ce collage (Figure 12) est moins précise sur le contenu, mais soulève un deuxième débat sur le style graphique enfantin (N3-Apparence générale) jugé inadapté au prestige de l’institution (N7). La contrainte de temps impose l’aboutissement de cette version laissant le débat en suspens. Le sujet a néanmoins été abordé.
61Le Groupe 3 profite de l’absence de gravité dans la RV sociale pour garder rapidement et aisément la trace d’une idée de sculpture suspendue. Sa représentation dans la maquette est bien plus tardive et chronophage. En effet, la pesanteur présente dans la maquette est d’abord perçue comme une faiblesse. Seulement, la synchronisation des représentations de la RV sociale vers la maquette réintroduit cette contrainte physique. Les difficultés de fabrication des éléments de maquette soulèvent alors le problème technique de l’accrochage pour la structure future (N1-Technique de fabrication) qui n’avait pas été abordé dans la RV sociale. Ainsi la production de représentations dans la maquette déclenche le sujet de la technique d’accrochage pour la maquette, mais aussi pour la sculpture réelle qui sera elle aussi soumise à la pesanteur.
Figure 12 : Caractérisation de production selon les modes de représentation.
Figure 12: Characterization of production according to the representation modes
62Le dispositif technique sert à la fois à fournir des informations sur l’existant et à représenter des propositions. Nous constatons que ces deux fonctions ne sont pas toujours liées au sein de la maquette, de la RV sociale ou de l’espace réel. La position d’un groupe peut déclencher un sujet de conversation. Seulement, il arrive qu’elle ne soit pas adaptée à représenter les propositions survenues. Par exemple, l’observation de l’espace réel provoque l’envie d’occuper la hauteur sous plafond, mais le groupe doit attendre d’aller dans la RV sociale pour représenter la sculpture suspendue. Le changement de position dans le dispositif technique en fonction du traitement des niveaux épistémiques n’est pas toujours mobilisé de façon consciente au moment de l’atelier, mais constitue une tactique de médiation.
63L’incitation à la synchronisation des représentations entre la RV sociale et la maquette permet de révéler des contraintes de conception différentes et affiner ainsi une même proposition. La fresque et la sculpture suspendue avaient toutes deux déjà été représentées dans la RV sociale, mais leur représentation dans la maquette permet de traiter le style graphique de la fresque et l’accrochage de la signalétique. En cela, la synchronisation peut être également mobilisée comme une tactique de médiation.
64La figure 13 décrit le positionnement des groupes dans l’espace réel à concevoir. Nous constatons que l’espace réel peut avoir un impact sur leurs propositions. La maquette sur laquelle travaille le Groupe 1 est placée dans l’espace central du hall. Le groupe profite d’une perspective dégagée qui l’amène à mobiliser de manière beaucoup plus soutenue l’espace réel que les autres groupes. Ce placement particulier se sent également dans leur concept « Regarder vers le haut » et leur proposition principale : une fresque placée sur la coursive qui domine la table de travail du Groupe 1. La proposition du Groupe 2, la plus appréciée par le jury lors des présentations, est un ensemble d’assises qui transforme un lieu de passage en salon orienté vers un patio jusqu’ici peu valorisé. La table de la maquette du Groupe 2 se trouve précisément dans ce sous‑espace.
Figure 13 : Impact du positionnement dans l’espace réel sur les propositions.
Figure 13 Impact of the real-space positioning on the proposals.
G2-Espace réel : Le poste de travail est placé devant des baies vitrées donnant sur un patio. G2-Maquette et G2-RV-sociale : L’ensemble d’assises prenant place dans ce sous-espace est issu d’une fine analyse d’usage. Il est représenté et agencé avec un soin particulier. G3-Espace réel : Le poste de travail est placé au centre du hall. G3-Maquette et G3 RV sociale : Le centre du hall est densément investi avec une installation monumentale. G1-Espace réel : Le poste de travail se trouve juste en-dessous d’une coursive sur laquelle le groupe imagine une fresque du progrès numérique (G1-RV sociale).
G2-Real space: The workstation is placed in front of bay windows overlooking a patio. G2-Model and G2-RV-Social: The group of seats placed in this sub-space is the result of a detailed analysis of use. It is represented and arranged with particular care. G3-Real space: The workstation is placed in the center of the hall. G3-Model and G3 Social VR: The center of the hall is densely occupied with a monumental installation. G1-Real Space: The workstation is located just above a passageway on which the group imagines a mural on digital progress (G1-Social VR).
65La figure 14 indique la répartition des énoncés selon le statut des personnes qui les ont émis. Les énoncés émis par les usagères sont présentés en vert et ceux de l’équipe de médiation en rose. Les taux de liaison entre la nature des participantes (usagères ou médiatrices) et les niveaux épistémiques sont indiqués par des signes positifs/négatifs. L’implication des usagères dans le processus de conception promet une explicitation plus fine de l’activité projetée grâce à leur expertise d’expériences vécues. Par ailleurs, les membres de l’équipe de médiation ont acquis une expertise de la conception qui peut être technique, théorique et méthodologique dans des proportions différentes selon leur profil. Il est important de souligner que la mobilisation des niveaux épistémiques ne faisait pas partie de la stratégie initiale de médiation. L’équipe de médiation n’y a pas été sensibilisée en amont. L’inscription des tactiques de médiation dans les niveaux épistémiques n’est donc pas conscientisée au moment de l’atelier ni par l’équipe de médiation ni par les usagères.
Figure 14 : Répartition des participantes sur les niveaux épistémiques.
Figure 14: Distribution of participants across the epistemic levels
66Les résultats suggèrent que les contributions des usagères et celles de l’équipe de médiation ne présentent pas de différence significative dans la répartition à travers les niveaux épistémiques. Le V2 est très faible, les taux de liaison montrent une différence sur le niveau des valeurs (N7). Les participantes partagent au contraire des points de focalisation communs.
67La figure 15 relève les tactiques de médiation émises par l’équipe de médiation en quatre catégories : mouvement vertical ascendant, mouvement vertical descendant, injonction à la cohérence et mouvement latéral.
Figure 15 : Relevé des tactiques de médiation.
Figure 15: Survey of mediation tactics
68Nous reprenons l’exemple de la conception d’une scène de musique dans le Groupe 3 :
G3. J1. M3 « C’est très bien d’imaginer une scène mais il faut imaginer comment elle est utilisée. Est-ce que c’est organisé par l’administration, est-ce que sont les élèves qui ont des groupes de musique ? » (1)
M4 « Vous avez pensé au piano directement mais est-ce qu’il n’y a pas d’autres instruments ? » (2)
69Ces verbatims montrent l’équipe de médiation tentant d’initier des dynamiques à la fois verticales (1) et latérales (2) afin d’éviter un enfermement au niveau des Typologies d’équipement (N4). Nous observons grâce à la figure 15 que les médiatrices initient plus de mouvements ascendants dans le Groupe 3 que dans les autres groupes. Plus précisément, la figure 8 montre que G3 a une attraction pour N4 et N3 alors que G1 a une attraction pour N6 et G2 pour N5. Les médiatrices incitent donc les usagères à les explorer davantage. Nous notons également une légère préférence pour l’injonction à la cohérence dans les trois groupes. Il s’agit de la tactique la plus directement liée à la définition du concept qui structure le projet. Les verbatims suivants présentent une succession d’injonctions à la cohérence émise en l’espace de dix minutes au début du deuxième jour par le même médiateur auprès du Groupe 2.
70G2. J2. M7 : « C’est quoi le lien entre ça et l’aquarium ? » ; « Mais le côté poisson, comme concept, c’est quoi le lien ici ? » « Il faut de la cohérence dès l’entrée. » ; « Je comprends ici la question des LED mais les LED n’ont rien à voir avec l’aquarium et les LED n’ont rien à voir avec ce geste de mobilier. C’est hétérogène. On ne voit pas la cohérence. » ; « Non, ce n’est pas : les LED − un projet, et le mobilier − un autre projet. » ; « Éventuellement s’il y a un lien entre le mouvement des LED et celui des poissons, ça aurait été intéressant mais même si je cherche le lien LED-poissons alors ça n’a rien à voir avec ce que je vois dans le mobilier. Votre projet devrait être un concept avec un point générateur central qui l’organise. »
71La situation décrite dans la figure 16 est un exemple d’évolution d’une proposition du Groupe 2. La proposition est d’abord formulée sous la forme d’une première typologie d’équipement P1 (un aquarium géant) qui sera progressivement remplacée par une autre typologie d’équipement P2 (une fontaine). La figure 16 permet de suivre les énoncés concernant cette proposition grâce aux repères colorés selon le statut de la participante et révèle de manière saillante l’articulation d’un panel de tactiques (flèches de couleurs).
Figure 16 : Extrait présentant un mouvement latéral.
Figure 16 : Extract showing lateral movement
72La situation commence par l’émission de la proposition sous forme d’un aquarium géant (P1). Cette typologie d’équipement est remise en question par une usagère qui s’interroge sur la cohérence globale du projet. Elle impulse plusieurs mouvements ascendants pour faire remonter (Figure 16 : flèches vertes vers le haut) la conversation, non sans difficulté, au niveau des valeurs, raison d’être, identité (N7 : Nature et technologie). La redescente au niveau des Intentions de contenu (N6) en évoquant la fluidité de l’eau provoque l’émission d’une analogie entre flux aquatiques et flux de données numériques. Cette analogie est marquée par un fort enthousiasme entre un usager et un médiateur (Figure 16 : étoile rose 1). Cependant la journée prend fin sans qu’elle ait été représentée.
73La séance suivante, un autre usager revient avec une représentation de la première version de la proposition (P1) (l’aquarium géant). Le processus repart en arrière. Un médiateur prend connaissance de cette première version et la remet en question à son tour. Il initie une série de mouvements ascendants (Figure 16 : flèches roses vers le haut). Le groupe finit par atteindre de nouveau le niveau des valeurs, identité (N7 : Nature et technologie). Il retrouve ensuite la même analogie qu’en fin de séance précédente au niveau inférieur des intentions de contenu (N6 : flux aquatiques et flux de données numériques), ce qui déclenche cette fois un moment eurêka avec l’ensemble du groupe (repère Ê2). Une variation du concept de flux est opérée au niveau des Usages (N5 : flux de circulation, le hall comme lieu de passage). Les usagers porteurs de la P1 admettent qu’elle ne s’inscrit pas dans le concept de flux, sa représentation externe est retirée. L’analogie du flux est ensuite déclinée au niveau des Typologies d’équipement (N4). Une installation LED de visualisation de données (incarnant l’identité numérique) est reliée à une typologie d’équipement alternative à l’aquarium : une fontaine (P2) qui incarne de façon plus limpide le concept de flux organique. Les participantes manifestent de nouveau et collectivement leur satisfaction d’avoir réussi à apporter de la cohérence au projet (Figure 16 : étoile rose 2).
G2. J2, U5 « Je suis trop content ! Je suis beaucoup plus convaincu par la fontaine que l’aquarium. »
U4 « Oui avec le flux de données… »
U5 « …c’est cohérent ! »
74Nous remarquons que pour opérer un mouvement latéral au niveau relativement concret des Typologies d’équipement (N4), la tactique employée à la fois par l’usagère et le médiateur consiste à impulser un mouvement ascendant afin d’atteindre un accord sur un concept dans les niveaux supérieurs et démontrer le manque de cohérence de la proposition initiale. Une fois le concept identifié, un mouvement descendant est impulsé jusqu’à rejoindre le niveau des typologies d’équipement où une proposition alternative peut être émise. Le passage d’une proposition à son alternative s’apparente donc davantage à un motif en pont combinant des mouvements verticaux à un mouvement latéral qu’à un simple mouvement latéral.
75Nous notons par ailleurs, grâce à l’extrait décrit dans la figure 16, que certains énoncés émis par des usagères répondent également aux critères de classification des tactiques de médiation. Bien qu’elle soit attribuée à l’équipe de médiation lors de l’élaboration de la stratégie, la mission de médiation pourrait être endossée de manière ponctuelle et tactique en cours de processus par des usagères.
76Cette étude a permis de mettre au point un cadre théorique opérationnel pour mieux comprendre la médiation des démarches de co-idéation. Ce cadre est basé sur une grille de niveaux épistémiques, hiérarchisés du pourquoi au comment et de l’abstrait au concret, et permet l’identification de tactiques de médiation et de l’impact de la mobilisation du dispositif technique dans la dynamique de l’activité collective.
77Cette grille de niveaux épistémiques est hiérarchisée pour caractériser l’activité de conception, en termes de contenus graphiques et verbaux. Basée sur la hiérarchie d’abstraction de Rasmussen (1983), elle prend aussi en compte le niveau des valeurs (Détienne et al., 2019 ; Le Bail, Baker & Détienne, 2022). Cette grille constitue un outil conceptuel et pratique permettant de comprendre et décrire l’activité des usagères engagées dans des activités de co‑idéation.
78Notre étude montre que grâce à l’apport d’un dispositif de médiation sociotechnique, les usagères sont capables d’explorer l’ensemble des niveaux épistémiques lors de cet atelier de co-idéation. Toutefois, les niveaux très concrets d’intervention (Techniques de fabrication N1 et Apparences spécifiées N2) sont peu présents dans l’atelier. Cela s’explique par le cadre temporel très contraint de l’atelier : deux jours. La philosophie de la co-idéation est d’engager pleinement les usagères dans la conception (Sanders & Stappers, 2008), et ce y compris dans les aspects très concrets du projet. Seulement, pour qu’ils soient traités plus amplement par les usagères, la participation doit se poursuivre également dans les phases avancées du processus de conception.
79Enfin, le cadre des niveaux épistémiques porte en lui des opportunités de médiation en temps réel : la prise de conscience des niveaux épistémiques pourrait s’inscrire dans la formation des équipes de médiation et servir d’outil pour structurer l’activité de conception avec les usagères pendant un atelier.
80De manière assez surprenante, le niveau des usages réels et projetés (N5) n’est pas central dans les productions des groupes. On aurait pu s’attendre à ce que les discussions, portées par des usagères du lieu, s’ancrent principalement dans ce niveau épistémique, car c’est précisément pour intégrer de manière plus approfondie des réflexions liées aux usages et aux activités réelles que les usagères sont sollicitées. C’est d’ailleurs l’un des objectifs essentiels liés à l’intégration des usagères dans la conception. Néanmoins, nos observations de l’atelier montrent que la question des usages est souvent abordée de manière détournée. Les participantes évoquent plus volontiers un instrument de musique pour parler de l’usage de jouer de la musique. De la même manière, l’usage passif d’assister à un concert est évoqué par « de gros canapés moelleux ». À travers une réflexion sur des formes plus concrètes (les éléments de mobilier définis dans le niveau des typologies d’équipement N4 par exemple), ce sont en creux les usages qui sont questionnés. Pareillement, ils peuvent être abordés par le biais des intentions (N6). Ainsi, la question de la scénarisation des activités futures n’est pas nécessairement abordée frontalement, mais repose sur différentes structures de discussion.
81On pourrait s’attendre à un traitement des niveaux les plus abstraits en début de processus de co-idéation et que son avancée donne lieu à une exploration progressive pour finir par un traitement des niveaux les plus concrets en fin d’atelier. Nous observons au contraire que le processus de co-idéation mobilise dès sa première phase des niveaux épistémiques relativement concrets comme les Typologies d’équipement (N4) et les Apparences générales (N3). Cela se rapproche en cela des conclusions qui établissent que les novices ont également une légère préférence pour les niveaux concrets (Goldschmidt & Sever, 2011 ; Pennington, Lee & Rehder, 1995). Par ailleurs, le traitement du niveau le plus abstrait des Valeurs (N7) peut être déclenché en réaction à la production d’une représentation externe, même en fin de processus. Le niveau des valeurs peut donc être directement porteur d’un affinage, voire d’un mouvement latéral des représentations. Il est en cela éminemment structurant. La première phase du processus de co-conception, que constitue la co-idéation, n’est donc pas linéaire.
82La médiation est une mission prescrite à une équipe, mais pas entièrement explicitée. Dans cette étude, nous identifions différentes tactiques de médiation spontanément mobilisées par les membres de l’équipe de médiation. L’analyse des niveaux épistémiques nous permet de mieux identifier et décrire ces tactiques, caractérisées par des mouvements verticaux entre niveaux, et des mouvements latéraux d’une idée vers une autre. On observe cependant qu’à une échelle temporelle plus large, un mouvement latéral est soutenu par la mise en œuvre d’une série de tactiques de médiation visant, à partir d’une proposition, à en questionner les valeurs au travers d’un mouvement vertical ascendant, pour aboutir à une version alternative de la proposition plus consensuelle par un mouvement descendant. En cela, ce résultat corrobore les travaux de Détienne et al. (2019) et de Le Bail, Baker et Détienne (2022) qui révèlent le caractère structurant des valeurs pour le processus de conception participative.
83Notre étude montre aussi que les médiatrices s’intègrent pleinement aux réflexions du groupe. En outre, la capacité de certaines usagères insatisfaites de propositions à s’approprier intuitivement des tactiques de médiation, comme l’injonction à la cohérence et les questions ascendantes, nous est apparue comme un élément de surprise. Nous remarquons aussi qu’un mouvement initié par une usagère peut nécessiter le soutien de l’équipe de médiation, sous forme de validation ou de réitération du même mouvement, pour être pris en compte par le groupe.
84Le dispositif technique fourni aux usagères dans cet atelier était particulièrement riche par rapport à des ateliers d’idéation soutenus uniquement par des notes adhésives. Il accueillait les participantes directement dans l’espace réel à concevoir et comprenait plusieurs modes de représentation à la fois physiques et hybrides.
85Les conceptrices professionnelles mobilisent le dispositif technique en fonction de ses caractéristiques pour adresser un niveau épistémique (Rietveld & Brouwers, 2017). Il semblerait qu’inversement en situation de co-idéation, les caractéristiques du dispositif technique soient capables de déclencher le traitement de niveaux épistémiques sans que cela soit intentionnel. Il arrive toutefois que l’équipe de médiation identifie un niveau épistémique à traiter et impulse un changement de support. Cela constitue alors une tactique de médiation. La coprésence de la maquette dans l’espace réel favorise ces alternances spontanées entre deux supports.
86Nous avons constaté que le lien entre dispositif technique et niveaux épistémique est faible. Or, on note que l’exploration des Techniques de fabrication (N1) et des Apparences spécifiées (N2) est très limitée dans l’espace réel, en raison du manque de temps, mais certainement à cause de l’absence d’outils de représentation adaptés à ce support. Cet atelier portait des objectifs particulièrement ambitieux : la conception de l’aménagement complet d’un espace vaste (environ 500 m2) et hautement symbolique pour l’institution, dans un format intensif de deux jours seulement. L’exploration modérée des niveaux les plus concrets est donc moins liée au dispositif technique qu’au cadre temporel qui porte un niveau implicite d’aboutissement des propositions d’un atelier de co-idéation. Selon Béguin (2007), le cadre temporel n’est pas spontané, mais bien une stratégie de médiation qui amène les médiatrices à « recadrer » les opératrices pour y contraindre le processus de conception participative.
87Nous avons également remarqué que le changement de position dans le dispositif technique pouvait constituer une tactique de médiation afin de déclencher le traitement de certains niveaux épistémiques.
88Différence de forme de contribution entre usagères et médiatrices : Une première voie pour mieux comprendre la médiation consiste à analyser la complémentarité des contributions des usagères et médiatrices. Discutant ensemble des mêmes sujets, la seule répartition de leur contribution sur les niveaux épistémiques ne rend compte d’aucune différence significative entre ces deux types de participantes. Ye et Salvendy (1996) parviennent à établir que « les experts ont de meilleures connaissances abstraites que les novices à un niveau conceptuel et fonctionnel, mais pas à un niveau objectif. Les experts ont de meilleures connaissances concrètes que les novices à un niveau physique mais pas à un niveau logique ». En revanche, nous remarquons de manière qualitative que le mode de contribution, interrogatif ou affirmatif, peut varier sur les niveaux épistémiques selon l’expertise des participantes. Une analyse quantitative systématique nous permettrait d’explorer l’hypothèse d’une forme de contribution davantage affirmative des usagères sur les niveaux qui concernent leur expertise d’expérience vécue, à la fois les niveaux associés aux usages (N5 et N4) et ceux associés aux valeurs (N6 et N7), mais interrogative sur les niveaux qui concernent plutôt une expertise technique de conception : (N1 et N2). À l’inverse, les médiatrices adopteraient plutôt une forme de contribution affirmative sur les niveaux les plus concrets et interrogative sur les niveaux associés à l’expertise des usagères. La modélisation de cette répartition nous renseignerait sur la complémentarité de leurs interventions. Elle permettrait de mieux comprendre l’articulation du mécanisme d’apprentissage mutuel, caractéristique d’une situation de conception collaborative (Nguyen & Mougenot, 2022) et la mission maïeutique abductive des médiatrices en situation de conception participative (Peirce, 1893 dans Cross, 1982 ; Dorst, 2011 ; Hurley, Dietrich et Rundle-Thiele, 2021 ; Steen, 2013).
89Appropriation des tactiques de médiation par les usagères : La modélisation d’un mouvement latéral révèle que des tactiques de médiation peuvent être mobilisées par des usagères pour faire remonter les discussions à des niveaux épistémiques supérieurs en l’absence de médiatrices. Néanmoins, les arguments, propositions et décisions formulés lors de cette remontée n’ont, dans un premier temps, pas été pris en compte. La réitération de cette même remontée par un médiateur a été nécessaire pour qu’elle soit enregistrée par le groupe. Les données de cette étude ne nous permettent pas de distinguer clairement si cette différence de prise en compte se généralise sur l’ensemble processus de co-idéation et si elle est liée à l’autorité du statut de médiatrice ou à la perception par certaines usagères de caractéristiques comme la profession (académique/praticienne), l’âge et le genre. Les travaux de Gero et Milovanovic (2019) démontrent en effet qu’une donnée comme le genre peut exercer une influence d’un point de vue cognitif dans les interactions en situation de conception collaborative professionnelle.
90Comptabiliser les tactiques mobilisées par les usagères et les comparer avec celles des médiatrices permettrait en outre d’identifier plus finement des potentialités d’autonomisation des usagères et au contraire des situations où la médiation demeure indispensable. Il s’agirait également d’expérimenter une exploration conscientisée des niveaux épistémiques lors d’un atelier de formation ou de co-idéation. Les participantes pourraient inscrire en temps réel l’évolution de leurs échanges sur une échelle d’abstraction. Il serait intéressant d’observer si ce cadre permet d’améliorer la qualité de la collaboration et de la délibération : en stimulant l’argumentation, en amenant les participantes à constater collectivement la faiblesse d’une proposition, s’en détacher plus rapidement et fluidifier ainsi la progression du processus.
91Poursuite du processus de co-conception : À l’issue de cet atelier de co-idéation, le projet du groupe lauréat a été affiné par un groupe de travail afin de poursuivre la démarche participative. Pour cette phase d’affinage, l’échantillon d’usagères était composé stratégiquement de chercheuses, de personnel (administratif, logistique, sécurité, événementiel, relations entreprises) et d’un élève de l’école, accompagnées de l’architecte chargée de la phase finale.
92L’objectif de cette étude était d’apporter un éclairage sur le processus de co-idéation, phase initiale d’un processus plus large de co-conception impliquant des usagères. L’ambition était, d’une part, de mieux comprendre comment l’implication des usagères dans le processus de co-idéation permet un traitement fin de l’activité d’usage existante et future. D’autre part, nous souhaitions cerner l’apport d’un dispositif de médiation sociotechnique donné, identifier comment le dispositif technique était mobilisé et expliciter les tactiques de médiation.
93Pour ce faire, nous nous sommes inspirées de l’échelle d’abstraction de Rasmussen (1983) que nous avons adaptée au contexte de design d’intérieur pour modéliser l’activité des participantes « dans » la conception. Les interactions des participantes entre elles et avec le dispositif technique ont été localisées sur cette grille composée de sept niveaux épistémiques, des valeurs jusqu’aux techniques de fabrication en passant par les usages. Nous avons également identifié les mouvements verticaux et latéraux, décrits par Goel (1995) et Goldschmidt (1991), pour comprendre le mécanisme des tactiques de médiation.
94Notre analyse a montré que tous les niveaux épistémiques peuvent être explorés au cours d’un processus de co-idéation. Cependant, les niveaux intermédiaires (N6-N3) liés aux intentions de contenu, aux usages, aux typologies d’équipement et aux apparences générales sont largement préférés à ceux des extrémités dédiées aux valeurs abstraites d’une part et aux niveaux les plus concrets liés aux apparences spécifiées et aux techniques de fabrication d’autre part. L’étude révèle que l’implication des usagères dans le processus de co-idéation amène un traitement de l’activité « pour » la conception, non seulement au niveau des usages (N5), mais également de façon indirecte et plus concrète au niveau des typologies d’équipement (N4). Les usagères et l’équipe de médiation traitent les niveaux épistémiques dans les mêmes proportions. Aucune spécificité des modes de représentation physique ou hybride n’est observable dans la répartition de la contribution des participantes sur les niveaux épistémiques. Nous pouvons donc conclure que l’équipe de médiation et les usagères partagent un socle commun sur les deux variables des niveaux épistémiques et du dispositif technique : l’ensemble des participantes parle des mêmes sujets en mobilisant les mêmes supports du dispositif technique.
95L’analyse des représentations externes démontre que les caractéristiques du dispositif technique peuvent déclencher le traitement de niveaux épistémiques. En revanche, ces caractéristiques ne sont pas forcément celles qui permettent de représenter une proposition le plus facilement. Le changement de position au sein du dispositif technique constitue alors une tactique de médiation. La synchronisation entre deux modes de représentation permet d’affiner une proposition déjà représentée dans le premier, en stimulant d’autres niveaux épistémiques déclenchés par les caractéristiques du second. La synchronisation est donc en elle-même une tactique de médiation. Le cadre temporel de l’atelier a un impact sur le traitement des niveaux épistémiques, notamment, les plus techniques et concrets. Ces deux niveaux caractérisent pourtant le degré d’aboutissement des propositions.
96Cette étude propose un cadre théorique opérationnel permettant d’analyser un processus de co-idéation. L’identification des tactiques de médiation et leur mécanisme concernant à la fois les sujets de conversation et la mobilisation du dispositif technique constituent des recommandations utiles aux équipes de médiation pour mieux soutenir des processus similaires.