1Les organisations ont vu resurgir ces dernières années un intérêt pour la question de l’autonomie, et particulièrement de l’autonomie dans le travail. Ne cherchons pas à tout prix le mot. Le sujet n’y est pas nécessairement formulé dans ces termes et se déduit d’ailleurs plus souvent de préoccupations qui se présentent autrement : libérer l’entreprise, faire reculer les processus de gestion uniformes et centralisés, demander aux salariés de « s’autoriser » à proposer, les laisser agir à partir d’un a priori de confiance. Lorsque le terme autonomie est délibérément mobilisé dans le vocabulaire d’entreprise, c’est plus volontiers en l’associant à des technologies ou des équipements que l’on voudrait capables de fonctionner avec une intervention humaine limitée.
2À bien des égards, derrière des problématiques soulevant ouvertement ou indirectement la question de l’autonomie, à propos du travail ou des technologies, se dessine, inversé, l’enjeu du contrôle – qu’il porte sur des humains ou des équipements – et de la confiance que l’on peut accorder à des humains ou à des systèmes techniques pour atteindre l’efficacité souhaitée. Partant de cette efficacité et des assurances à réunir pour garantir son obtention, jusqu’où doit-on s’employer à placer l’agir des humains ou des machines sous contrôle et à partir de quand gagne-t-on à moins tenter de maîtriser a priori cet agir ? C’est au fond la question des concepteurs, d’organisation du travail comme de machines. Vis-à-vis du travail, les problématiques de l’autonomie s’apparentent largement à une interrogation sur l’intérêt et les limites, d’un point de vue d’organisation, d’un relâchement du contrôle pour laisser aux travailleurs davantage d’espace afin de décider en situation ce qui leur paraît pertinent, l’organisation acceptant d’être moins sécurisée par un prescrit préalable. En organisation, le fondement des procédures de toute sorte est le besoin des autorités hiérarchiques d’augmenter la probabilité d’un résultat souhaité (volume et qualité d’une production, coûts, délai, etc.). Cela structure tout le rapport aux conduites humaines, que l’on interprète, à partir de cette préoccupation, en termes de comportements, qualifiables par leur degré de respect ou de dérive relativement à l’agir souhaité. Vis-à-vis des équipements, l’autonomie recouvre l’enjeu de déléguer au maximum à des machines des situations complexes sans les voir limitées par le besoin d’un retour fréquent vers la décision humaine. Dans tous les cas, le problème posé à une organisation – privée, publique, associative, de grande ou de petite taille – est qu’elle puisse se sentir relativement assurée des effets d’un agir, humain ou artefactuel, qu’elles ne sont pas en permanence en train de superviser ou qu’elles n’ont pas intégralement prescrit auparavant.
3Confronter l’autonomie, une fois considérée ainsi, à l’activité n’a rien de neutre et l’activité pourrait bien représenter une épreuve pour cette autonomie, par la complexité qu’elle introduit et la difficulté supplémentaire qu’elle impose aux efforts de prévision, de calcul ou de maîtrise. Prise au sens de l’ergonomie, ou plus largement des diverses perspectives qui revendiquent une analyse de et par l’activité (en psychologie du travail, en sociologie, en didactique et formation, etc.), l’activité entretient des liens avec la variabilité (qu’elle émane des contextes ou des opérateurs) et l’expression de subjectivités et de capacités interprétatives et normatives. Plus largement, elle témoigne d’une certaine aporie des volontés de mettre l’action en plan (Thévenot, 1995), de la soumettre à une planification, à une programmation, même des plus élaborées. L’activité renvoie aussi à l’épreuve des situations, dont la richesse et l’imprévisibilité sont telles qu’elles ne peuvent pas obligatoirement être gérées en laissant simplement se fier à ce qui avait été programmé. Pour qu’une technologie gagne le pari de son autonomie, il faut, à ses concepteurs, surmonter bien des épreuves de déploiement de l’équipement dans des contextes regorgeant de complexité et sans cesse susceptibles de mettre en arrêt la machine du fait d’une banale aspérité. Les tests de véhicules « du futur », pilotés au moyen principal de l’intelligence artificielle, donnent lieu à quantité de cas suscitant des commentaires ironiques sur l’absurdité du comportement des engins, soit affolés soit paralysés par un obstacle tout à fait trivial pour un humain, mais mettant en échec la capacité interprétative, de nature statistique, de la machine. De leur côté, pour que des travailleurs soient laissés autonomes, il convient de faire le pari que leur interprétation des situations et de l’action appropriée ne se révèlera pas profondément inadéquate du point de vue des impératifs de l’organisation, de ses engagements commerciaux, réglementaires ou autres, ou source de multiples défaillances de la coordination. Parce qu’elles sont comptables de ce qu’elles produisent sur d’innombrables registres, les organisations ne peuvent pas ne pas se soucier du contrôle. Coordonner, arbitrer, planifier : l’historien Alfred Chandler (1962) a souligné qu’une organisation, parce qu’elle ne peut pas se permettre de se laisser surprendre, tient à maîtriser ces trois impératifs, et pour cela à formaliser les activités. Lorsqu’elles envisagent l’autonomie, et même si elles le font dans les termes d’un relâchement du contrôle, les organisations ne peuvent pas s’extraire totalement des enjeux de contrôle – ne serait-ce que pour reprendre la main en cas de nécessité ou pour évaluer la pertinence de ce relâchement. Le problème de l’autonomie se présente moins dans les termes d’une opposition entre celle-ci et l’effort de maîtrise a priori que dans celui des agencements divers d’autonomie et de contrôle, mais aussi de la gestion des enjeux, des apports possibles et des contraintes qu’introduit vis-à-vis de ces agencements la prise en compte de l’activité.
4Comment penser les enjeux contemporains d’autonomie à partir de l’activité est la question qui a inspiré ce dossier et, avant lui, une journée d’étude qu’a tenue la revue Activités le 30 septembre 2021, à Paris, au Conservatoire national des Arts et Métiers. Que peut vouloir dire mettre en œuvre de l’autonomie dans des activités de travail ? Que peuvent faire les personnes, au sein de leur activité, d’une invitation à se montrer autonomes ? Quelles sont les conditions, dans l’activité, d’un agir autonome ? Quel sens y a-t-il, dans l’activité, à distinguer ou opposer une autonomie individuelle et une autonomie collective ? Sur quelles ressources l’activité rendue autonome s’appuie-t-elle ? De ces questions abordées dans la journée d’étude, le dossier s’empare en s’efforçant, tout d’abord, d’armer à l’aide d’analyses des débats qui peuvent souvent se montrer plus spéculatifs qu’ancrés empiriquement. Il s’agit d’aider à les fonder sur des investigations précises. Mais, plus conceptuellement, l’enjeu est aussi d’avancer sur la voie d’un fondement plus solide des questions relatives à l’autonomie en montrant l’importance d’une construction des problématiques en termes d’activité.
5Plusieurs articles du dossier s’intéressent à l’autonomie à partir du travail et de l’organisation de ce travail. Ils font écho à des questions qui sont soulevées dans des organisations de toutes sortes avec une vigueur particulière depuis la décennie 2010, qui a assisté à un remarquable regain d’intérêt des milieux managériaux envers des questions qui ne semblaient guère les avoir préoccupés au moins durant les décennies 1990 et 2000. Certes, les entreprises, mais aussi les administrations publiques, n’avaient pas manqué durant ces dernières décennies de presser les salariés de tous niveaux de se montrer autonomes, responsables, aptes à prendre des initiatives, mais c’était sans ouvrir de chantier de réflexion sur les modes de fonctionnement et les types de management qui, incombant à la responsabilité des employeurs, pouvaient constituer des préalables. De fait, pendant toutes ces années, la recherche en sciences sociales a largement consisté, par-delà les différences théoriques et les controverses dans l’interprétation des évolutions, à montrer inlassablement que, sous domination croissante des « process » et malgré ces proclamations, le travail faisait largement l’objet de formes de contrôle a priori, de prescriptions de plus en plus fines, d’empêchements divers, certains chercheurs allant jusqu’à diagnostiquer une « autonomie contrôlée » (Appay, 1993). Alors que la réflexion sur les groupes semi-autonomes (Bernoux & Ruffier, 1974) semblait définitivement révolue, c’est donc non sans surprise (et souvent scepticisme) que les spécialistes des sciences sociales ont pu assister à ce processus plus récent voyant les entreprises s’enquérir auprès d’eux de l’intérêt et des possibilités de faire reculer les processus de gestion homogènes et centralisés, d’assouplir les modes de contrôle, de réviser les fonctionnements pour redonner de la respiration en faveur de davantage de créativité, d’ajustement souple, de prise en compte des réalités de terrain.
- 1 En économie industrielle, on qualifie de contestable un marché dans lequel des offreurs, même oligo (...)
- 2 En économie de l’innovation, on qualifie ainsi un nouveau produit ou procédé qui rebat puissamment (...)
6Initialement, ce regain d’intérêt, dans les organisations publiques ou privées, pour la question de l’autonomie s’est d’abord exprimé autour du sentiment, qui a gagné les milieux managériaux pendant la décennie 2010, que la « digitalisation » appelait d’urgence une révision des modes de fonctionnement et nécessitait de savoir relâcher le contrôle, à moins qu’il ne s’agisse d’un nouveau rapport au travail et à l’entreprise introduits par les nouvelles générations de salariés. En prenant un peu de distance par rapport au discours managérial, on peut estimer que c’est sous la contrainte d’une double évolution des formes de la concurrence et du rapport salarial que les organisations se sont senties tenues de rouvrir la question des choix d’organisation du travail (Ughetto, 2018). Sur le premier registre, les acteurs du numérique ont atteint dès le début des années 2010 une capacité concrète et crédible à faire irruption dans des secteurs d’activité qui n’étaient initialement pas les leurs et à rendre ces marchés « contestables »1, jusqu’à faire craindre aux firmes les plus puissantes de se trouver ubérisées ou, à tout le moins, déstabilisées par de l’innovation dite disruptive2. Sur le plan du rapport salarial, l’attribution, très débattue, aux jeunes générations d’un comportement spécifique dans les aspirations exprimées à l’égard du travail et de l’emploi (Pichault & Pleyers, 2012) a pu représenter les prémices d’une évolution des termes du rapport salarial, qui est devenu plus manifeste au début de la décennie suivante. Sous l’effet éventuellement combiné de ces tendances, le management des entreprises a affiché son sentiment qu’il devenait nécessaire de relâcher le contrôle, au profit de fonctionnements différents, aujourd’hui volontiers appelés « nouveaux modèles de leadership » : jouer davantage la carte de la confiance accordée a priori aux salariés de tous niveaux, accepter le recul de ce qui est parfois appelé le micro-management – c’est-à-dire le suivi très serré des salariés, par crainte des erreurs qu’ils pourraient commettre –, inviter ces salariés à « s’autoriser » (à proposer, à critiquer, à mettre en doute, par exemple lors de séances de créativité, les idées émises par leurs chefs pour en proposer d’autres, à tester). Les managers sont, dans ce cadre, enjoints à évoluer vers une posture de facilitation, d’appui, de ressource, posture qu’à l’aide du vocabulaire venu de la Silicon Valley on a souvent pu appeler de servant leader et que, dans celui plus proche des perspectives d’entreprise libérée ou d’intelligence collective, on dénommera facilitateur.
7Dans un second temps, la crise sanitaire et les confinements qu’elle a occasionnés ont précipité les évolutions en cours. En faisant émerger un état de fait que les entreprises ont entériné en le qualifiant souvent de « new normal », la pandémie a amplifié la tendance des acteurs managériaux à concevoir comme irrépressibles la possibilité de voir les salariés – travaillant désormais plus souvent à distance – s’acquitter de leurs tâches en dehors de toute possibilité de supervision directe. Il en a été déduit le besoin d’appréhender l’acte managérial moins comme immédiatement hiérarchique et davantage appelé à stimuler le potentiel des individus et des équipes. L’année 2021 a vu nombre de structures gérer la sortie du confinement et le retour des salariés par la mise en place de modes de travail hybrides, occasion de promotion des nouveaux modèles de leadership (Ughetto, 2022). Rapidement, s’est ajouté un constat, fort dans certains secteurs d’activité, celui de départs plus ou moins précipités de salariés et d’une difficulté à en attirer de nouveau, malgré, ici encore, la nécessité de nuancer le constat (Coutrot, 2022), le tout accompagné d’une prétention plus forte des candidats à négocier, outre le niveau de rémunération, les droits de télétravail, de localisation à distance, ou d’autres conditions encore. La pandémie a permis d’observer que l’affirmation d’aspirations à l’égard du travail en termes de contenu du travail, d’occasions renouvelées d’apprentissage et de développement personnel et professionnel, loin de constituer la marque spécifique des jeunes générations, transcendait largement les clivages générationnels, avec simplement une manifestation plus pressante, le cas échéant, chez les plus jeunes (Laurent, Taskin, & Ughetto, 2022). Le tout s’est opéré dans le contexte d’un retournement historique du rapport de forces sur le marché du travail, plus marqué sur certains marchés sectoriels ou dans certains bassins d’emploi, après plusieurs décennies où le chômage disciplinait la main‑d’œuvre.
8Dans ce contexte, les acteurs managériaux ont perçu comme parfaitement inédit cet enjeu d’octroyer aux salariés de plus grandes latitudes d’exercice du travail vis-à-vis des process et des scripts d’action. De fait, pour des responsables qui auraient fait leur entrée dans le monde professionnel dans les années 1990 et 2000, ouvrir le sujet d’une possible interrogation sur les modes d’organisation pertinents et d’une intégration dans les modes de fonctionnement de plus larges options d’initiative au sein des équipes opérationnelles pouvait réellement apparaître comme un fait nouveau et en rupture. Avec davantage de recul historique sur l’histoire des organisations et de la pensée managériale, on a, en réalité, affaire à un sujet qui opère son retour cyclique dans diverses conjonctures. Pour les observateurs les plus critiques, cela confine même aux vieilles lunes d’un capitalisme prompt à passer régulièrement par un discours humaniste sur le travail, discours non exempt de velléités de reprendre d’une main ce qui a été accordé de l’autre à l’aide d’un contrôle plus insidieux, mais plus puissant, grâce aux technologies et à la surveillance à distance (Benedetto-Meyer & Boboc, 2021, chap. 3) ; et pour les plus sceptiques, ce n’est sans doute là qu’un moment provisoire, une parenthèse destinée à se fermer comme les précédentes.
9Il est vrai que l’on trouve dans les modèles actuels (entreprise libérée, certains usages du mode agile, etc.), une parenté manifeste avec des théories anciennes, dont l’une des plus célèbres a pu être celle de Douglas McGregor dans The Human Side of Entreprise, en 1960. Selon une telle lecture des réflexions en cours, on ne ferait rien d’autre, dans l’entreprise d’aujourd’hui, que réinventer des modèles d’organisation qui ont largement été théorisés – mais aussi débattus quant à l’écart possible entre les espoirs et la réalité –, dans les réflexions des années 1960 sur des entreprises moins hiérarchiques et un amendement du taylorisme, ou lors des années 1980 à propos des sorties possibles du taylorisme (Niklich, Sauer, & Pfeiffer, 2021).
10De fait, le thème de l’autonomie est quasiment aussi ancien que les développements des sciences sociales appliquées aux organisations et au travail. On pense en particulier, en matière de travail, aux débats sur les systèmes automatisés et les approches, dans ces débats, d’auteurs comme Pierre Naville. On avait retrouvé les mêmes questions autour des effets de l’automatisation flexible dans les années 1980. En parallèle, c’était également le thème des équipes semi-autonomes, à partir des apports théoriques du courant socio-technique (Trist, Susman, & Brown, 1977).
11Dès lors, ce n’est pas sans naïveté et sans des lacunes dans la transmission de la connaissance que les générations actuelles de managers ont pu, dans la décennie précédente et la nôtre, redécouvrir l’enjeu d’organisations moins hiérarchiques et de modes de management reposant davantage sur la confiance que sur la défiance envers les prises d’initiative dans le travail. Toutefois, ce serait faire peu de cas de la manifestation historique des problèmes de gestion et des contextes spécifiques que de suggérer une permanence des préoccupations ou leur retour périodique dans des termes quasiment inchangés. Les réflexions qui ont cours dans les organisations publiques ou privées depuis les années 2010 prennent sens vis-à-vis du contexte créé par les options stratégiques et organisationnelles prises depuis les années 1990. Dans le cas des entreprises, s’est amorcé, à cette date, un contexte de concurrence qui les a véritablement placées en étau entre deux impératifs en théorie inconciliables : d’un côté, le besoin de lutter constamment par de l’innovation, une accélération de la mise sur le marché de nouveautés, allant de simples révisions cosmétiques à de véritables innovations de produits, s’ajoutant à un élargissement de la gamme offerte et à de nombreuses options proposées aux clients et des standards garantis de qualité ; de l’autre, en raison de la rapidité de l’imitation et de la transformation de la nouveauté en produit banalisé, une lutte par les prix (Veltz, 1993). On a beaucoup affirmé que les salariés étaient soumis à des injonctions contradictoires, mais, sans exonérer leurs employeurs de leurs responsabilités, il faut commencer par rappeler à quel point les entreprises elles-mêmes se sont d’abord trouvées à devoir inventer les formules de gestion s’évertuant à tenir ensemble des options stratégiques qui, normalement, s’excluent, au sens où l’on ne peut pas à la fois dégager les investissements croissants qu’exigent l’innovation et les produits à hauts standards et contenir les coûts pour tenir les prix sous contrôle. Les entreprises se sont sorties de la contradiction en renforçant le contrôle sur les modes d’exécution du travail, à la fois en espérant maîtriser la qualité issue de la réponse des salariés aux situations gérées et en réduisant les effectifs et autres moyens offerts pour réaliser ce travail, avec, par ailleurs, un discours de mobilisation invitant les salariés à savoir prendre des responsabilités. La gouvernance par le contrat s’est par ailleurs généralisée, partant des relations entre actionnaires et PDG jusqu’aux relations tout au long de la chaîne hiérarchique, en passant par la relation avec les partenaires au sein de l’entreprise-réseau (Veltz, 1993), le tout inspiré par la théorie économique de l’agence (Jensen & Meckling, 1976). Celle-ci donne le ton en matière de défiance du mandant (principal) envers le mandataire (agent), en estimant que le premier, obligé de faire appel à la réalisation du travail par le second, le soupçonne cependant structurellement de vouloir suivre son propre intérêt à son détriment, ce qui nécessite de mettre en place une structure incitative par le contrat fixant à l’agent des responsabilités à honorer. Dans la théorie économique de l’agence et dans les entreprises des années 1990 et 2000, l’autonomie appelle la pratique de la défiance et l’organisation du contrôle.
12Tout cela s’est concrétisé par la multiplication des processus gestionnaires – plus couramment appelés process – dans les entreprises, mais aussi dans les administrations publiques, dans les décennies 1990 et 2000. Leur but était de dicter de façon centrale les procédés homogènes reconnus, aidant le centre décisionnel, anxieux de répondre aux impératifs exigeants et contradictoires auxquels lui-même se confrontait, à se rassurer sur les conditions dans lesquelles les options stratégiques prises descendaient de façon strictement inchangée jusqu’au niveau des situations de travail. L’informatique a par ailleurs accompagné ce mouvement, à la fois en soutenant le mythe de la possibilité de faire mieux avec moins de moyens (de la qualité et de l’innovation, malgré moins d’effectifs et de dépenses diverses) et en consolidant les process, dont la force contraignante est d’autant plus avérée quand elle prend la forme de systèmes techniques paramétrés en laissant peu de marges d’improvisation. Parfois même, il s’est agi, comme cela fut souvent le cas avec les logiciels de gestion intégrés, de restructurer l’organisation pour la mettre en conformité avec les besoins de standardisation portés par l’outil.
13Par conséquent, quand, dans le courant des années 2010, les acteurs managériaux des entreprises se prennent de curiosité pour des organisations fonctionnant davantage à base d’autonomie et de confiance, cela ne se résume pas à l’actualisation d’une réflexion générale à base de réinvention naïve de ce qui est connu depuis Douglas McGregor (1960). Il y a bien à réinventer une approche des rapports sociaux en organisation qui sorte de l’épistémologie inspirée par la théorie de l’agence. Par ailleurs, ergonomes, psychologues du travail, sociologues ou représentants d’autres disciplines spécialistes du travail ont suffisamment déploré, durant les années 1990 jusqu’à aujourd’hui, l’effet des process et d’organisations du travail accordant peu de marges de manœuvre ou générant du travail empêché, pour ne pas s’astreindre à examiner les occasions, fussent-elles incertaines ou réduites, d’une conception du travail et des situations tirant parti de volontés managériales plus grandes de réfléchir au rôle de la confiance a priori et de plus grandes délégations. Le paradoxe serait que, après avoir constamment invoqué la nécessité d’envisager le problème du travail et de la qualité du travail comme une question d’organisation et de conception des situations de travail, au-delà des actions cosmétiques en faveur de la qualité de vie au travail, on ne manifeste pas d’envie authentique d’examiner les propositions théoriques et les applications qui s’expriment depuis quelques années.
14De toutes les propositions théoriques de ces dernières années, l’entreprise libérée est peut-être celle qui a le plus répondu à ce souhait et suscité des travaux de recherche (voir par exemple les contributions de Karsenty, 2019). Curieusement, les options éventuellement plus réalistes, car moins conçues sur le mode d’une utopie et d’une contestation forte de l’entreprise, comme le mode agile, le design thinking, etc., ont donné lieu à beaucoup moins de travaux de recherche.
15L’enjeu est vraiment d’apprécier ce que ces modèles possibles d’organisation peuvent représenter du point de vue de l’activité. Sur le plan de leur théorie, quelle place accordent-ils à l’activité, à la représentation des enjeux qui peuvent se manifester dans l’accomplissement de l’activité, aux contraintes gérées au sein de celle-ci, aux préoccupations de celles et ceux qui s’y livrent ? Sur le plan de la mise en œuvre de formes d’organisation dont les initiateurs déclareraient s’inspirer à leur sujet, de quelle façon l’activité s’y déploie-t-elle, quelles occasions, quelles contraintes, quelles latitudes, quels empêchements rencontrent-elles ? Les appuis de l’action, les ressources de l’activité, sont-ils ou sont-elles suffisamment à l’œuvre ?
16L’invocation de l’autonomie s’observe dans bien d’autres directions que celle qui vient d’être évoquée. On peut penser en particulier aux normes sociales et aux demandes institutionnelles qui invitent de façon toujours plus pressante chacun et chacune à se construire comme un individu autonome. Les formes contemporaines de constructions de l’individu s’avèrent, en effet, particulièrement structurées par la norme sociale d’un individu capable de « répondre de soi » (Breviglieri, 2008). Sans s’étendre jusqu’à de tels usages du terme, le dossier ne restreint pas l’intérêt porté à l’autonomie aux seules organisations. Il réunit des articles qui éclairent l’enjeu de l’autonomie et de ses rapports à l’activité sous des jours très divers et ne manquent pourtant pas de résonances dans leurs conclusions.
17Le premier article, « Concevoir des dispositifs intégrant une technologie autonome : du technique au politique », nous place du côté des technologies réputées fonctionner de façon autonome. L’autonomie y est invoquée en tant que propriété espérée de technologies appelées à se substituer à l’intervention humaine ou à s’y associer. Les contributeurs – Nathan Compan, Benjamin Brunet, Mirtha Mestanza, Amélie Renonciat, Ferdinand Monéger, Michel Récopé, Géraldine Rix-Lièvre et Fabien Coutarel – ont été impliqués dans les travaux de recherche des trois projets qui sont ici analysés : un cobot d’assemblage, un robot agricole effectuant des travaux de binage, une navette précisément dite autonome. Le succès de ces dispositifs intégrant une technologie autonome est variable, aussi bien dans la capacité effective à réaliser les opérations que dans la perception des utilisateurs. Globalement, cependant, ressort un défaut de conception de l’agencement entre le système technique et l’activité humaine. Si le cobot n’est pas ressenti comme facteur de dégradation du travail, il ne conduit toutefois pas les opérateurs à des possibilités d’action élargies. Dans le cas du robot de binage, les possibilités pour les agriculteurs d’allouer leur attention à d’autres tâches s’avèrent limitées. Quant à la navette autonome, la technologie autonome y est sous-utilisée en pratique et constitue un obstacle à l’activité des autres usagers. L’article adopte une problématique de l’instrument, au sens de Pierre Rabardel (1995), qui permet de montrer que la limite de la conception de ces dispositifs est leur faible valeur d’instrument, au point de contrarier le processus d’appropriation par les utilisateurs possibles. Cela tient au fait que, la plupart du temps, la technique a été pensée dans une opposition à l’humain, lui-même volontiers associé à l’idée du risque d’erreur et du manque de fiabilité qu’il introduit. Il s’agit de « s’affranchir des variabilités et des “insuffisances” humaines ». Usages, situations d’usage, conditions de délégations de l’activité à la machine ou de reprise en main de la machine, ces dimensions n’occupent pas de place explicite ni positive dans la conception. La pensée de l’autonomie des machines – caractérisant « un système technique (…) ayant la capacité à opérer seul un certain nombre de tâches » –, faiblement rapportée à une pensée de l’autonomie du travailleur – visant « la possibilité de vivre un travail non totalement réglé par avance » –, débouche sur une mise en œuvre des dispositifs qui révèle « les failles [des modèles qui les inspirent] sur ce qu’est “travailler”, tout simplement. » Si la conception, loin de se limiter à des dimensions purement techniques, renvoie fondamentalement à du politique, c’est en raison de cet enjeu de représentation du travail et de prise en compte dans les projets de ce qui importe aux utilisateurs au moment de coopérer avec un dispositif appelé à se substituer à l’activité humaine ou à la soutenir.
18L’enjeu politique est sans doute encore plus central dans l’article de Xavier Coquil, « L’autonomie : un concept central pour le développement de l’activité de travail des agriculteurs à l’ère de l’anthropocène », qui aborde l’autonomie comme pouvant et devant être celle des agriculteurs confrontés aux impasses écologiques. Dans ce contexte, les agriculteurs sont appelés à connaître une transition dans leur activité de travail, qu’ils abordent avec plus ou moins d’acceptation ou de refus. Tout autant que le déplacement vers de nouvelles façons de faire, c’est une conversion des normes professionnelles qui est en jeu. Se défaire de pratiques passant par l’utilisation d’intrants chimiques va impliquer une autonomisation vis-à-vis des interdépendances qui les amenaient à concevoir l’extension de l’échelle de production comme indispensable à la poursuite de leur activité. Cela signifie aussi une prise de champ à l’égard des systèmes de pensée qui s’imposaient également à eux. L’autonomie, c’est en définitive « la reprise en main de l’activité de conception de leur activité par les agriculteurs eux-mêmes ». Lorsqu’ils rompent avec l’agriculture intensive et productiviste, ils réalisent qu’au fond, ce que celle-ci leur offrait, était de la prévisibilité, de la programmation. Désormais, ils affrontent notamment le fait que l’activité de travail devient moins anticipable qu’avant. Ils doivent composer avec un certain inconfort et développer les pratiques qui permettent d’aborder en confiance l’absence de possibilité de planifier à l’avance et sûrement son travail. S’étant avancés au milieu du gué, l’enjeu est de parfaire l’autonomie ainsi ébauchée. Cela passe par trois dimensions. Premièrement, s’affranchir des autorités qui dictent la bonne et sage conduite et accepter d’être son propre maître. Deuxièmement, se dégager des systèmes complexes d’interdépendances pour en revenir à un local et à un travail « à partir des ressources qu’une communauté maîtrise ». Troisièmement, se défaire des représentations et des évidences instituées, notamment concernant ce qui détermine sévèrement l’activité. Il s’agit là de trois prismes à travers lesquels l’autonomie permettrait aux agriculteurs de « reprendre la main » vis-à-vis des prescriptions diffuses qui contraignent leur activité actuelle.
19Les trois articles suivants se situent en organisation. Claudia Pereira, Catherine Delgoulet et Marta Santos ouvrent une question relativement inédite dans leur article « Enjeux d’autonomie pour la transmission des savoirs et savoir-faire des travailleurs expérimentés de l’industrie manufacturière ». L’autonomie a pour enjeu la transmission et se présente comme une autonomie dans les articulations et compromis possibles entre activité de travail dirigée vers la production et activité de transmission. Attribuer à des travailleurs expérimentés la tâche et la responsabilité d’aider des collègues plus novices à apprendre le métier, conjointement à leurs tâches de production, ne suffit pas pour que, véritablement, leur action aille aisément et systématiquement dans ce sens. Le contexte de l’analyse est celui d’une entreprise qui s’est donné une organisation lean, qui vise aussi bien à assurer la qualité et ses standards qu’à limiter les gaspillages de toutes sortes et notamment maîtriser le temps. Comment, quoi et quand transmettre ne sont pas entièrement à la main des personnes invitées à former leurs collègues, mais structurées par les conditions qu’imprime l’organisation du travail à l’activité en général et à celle de transmission en particulier. L’activité productive concerne l’impression lithographique, mobilisant des savoir-faire de haut niveau et particulièrement tributaires de l’expérience, mais qui évoque aussi ce qu’avait pu écrire, à propos d’activités comparables, Nicolas Dodier dans son analyse du corps à corps des ouvriers avec les machines : il s’agit de configurations dans lesquelles, disait Dodier, la question est celle de savoir « si cela va “passer” auprès d’une machine : est-ce que cela va faire “un carton”, “un bourrage” ou non », enjeu de travail qui « s’oppose à la notion de respect, d’obligations », circonstances dans lesquelles « [i]l s’agit d’être ouvert aux réactions d’êtres concrets, plutôt que de se conformer a priori à des exigences. » (Dodier, 1995, p. 69). Dans l’atelier étudié par les autrices, transmettre se fait sous domination des impératifs et des contraintes d’un système de production qui invite à ne pas gaspiller le matériel (feuilles de fer-blanc, peintures…) et d’optimiser le temps d’impression, alors même que l’activité consiste fondamentalement à faire avec de la variabilité (par exemple des durées de réalisation des commandes) et d’une domestication de la réaction des machines. Car la machine, précise un lithographe imprimeur cité, « un jour elle peut être une chose, et le jour suivant elle peut être complètement différente ». Alors même que la tension entre la responsabilité de production et celle de la transmission est inhérente à une fonction de tuteur, les conditions créées par l’organisation dans l’entreprise étudiée incitent particulièrement les lithographes expérimentés à faire passer en priorité la première et à préférer faire plutôt que de ménager aux novices les temps et conditions générales pour s’essayer. L’autonomie qui leur est ainsi laissée pour organiser la transmission est, selon l’analyse des autrices, soit largement conditionnée, soit empêchée. L’intervention au sein de l’entreprise aura permis de révéler le besoin de poser explicitement la question des conditions à mettre en place pour qu’une autonomie conférée aux personnels expérimentés s’avère effective et permette une gestion différente du dilemme entre les exigences de débit et qualité de la production et les responsabilités de transfert de savoirs et savoir‑faire.
20Dans « Formes et effets de l’autonomie au travail : le cas des aides à domicile dans la construction de leurs propres plannings », Laëtitia Flamard et Xavier Marchand se penchent sur l’ordonnancement et la conception des plannings, activités de management de ressources sous-tendues par une gestion des contraintes à leurs yeux trop peu analysées, alors même qu’elles structurent fortement les conditions de travail des personnes. Généralement réservées, dans les structures d’aide à domicile, au management de proximité, elles pourraient fort bien être davantage confiées aux intéressées elles-mêmes et constituer en tant que telle une forme d’autonomie accordée aux aides à domicile. Il s’agit ici d’une autonomie dans l’attribution des missions, de repriorisation ou d’ajustement des horaires d’intervention chez telle ou telle personne. C’est ce qu’ont tenté trois structures de service aux personnes, ici comparées. Les équipes d’aides à domicile se trouvent collectivement habilitées à concevoir et gérer l’ordonnancement des visites. La recherche montre que des concertations se développent effectivement, attestant d’une capacité à prendre en charge collectivement des plannings, avec le souci de l’efficacité, mais également de l’équité. Les plannings y gagnent éventuellement en adaptation aux situations des intervenantes. Les situations des bénéficiaires se trouvent également intégrées, à l’instar de celle de ces personnes dont les assistantes de vie savent d’expérience qu’elles se lèvent tard et qu’il est, à certains égards, absurde de placer une assistance au déjeuner à une heure, certes, conventionnelles, mais où elles n’auront pas encore faim. Les coopérations n’excluent cependant pas les dilemmes qui, autrefois pris en charge par l’encadrement, deviennent désormais plus visibles et impératifs pour ces dernières. C’est donc la gestion des compromis qui pénètre dans leur activité à la suite de leur montée en autonomie sur l’ordonnancement. Les aides à domicile en viennent, du reste, à mesurer que ce travail prend du temps – ce qui n’a pas nécessairement été pensé sous la forme de temps dédiés dans la journée de travail – et qu’il n’exclut pas des « loupés ». Une des principales conclusions est qu’il ne sert guère d’envisager l’autonomie réelle sans les apprentissages individuels et collectifs qui vont pouvoir la construire. L’autonomie se montre processuelle et dynamique plus qu’elle ne s’institue, un jour précis, avec l’ouverture de nouveaux principes d’organisation. À son tour, l’apprentissage ne se développe pas spontanément, mais avec des conditions, en particulier de la réflexion individuelle et surtout collective sur le travail et la mise en débat.
21Domitille Léonard s’intéresse, pour sa part, dans « Accompagner la responsabilisation : l’intervention ergonomique comme mise en dialogue des aspirations et prescriptions d’autonomie » aux cas d’entreprises qui, se référant aux thèses de l’entreprise libérée et au mode agile, développent des cadres d’organisation octroyant davantage d’autonomie aux salariés et les invitant à la « responsabilisation ». Un principe de subsidiarité est mis en œuvre (Detchessahar, 2019). La hiérarchie est ainsi appelée à devenir un niveau mobilisé une fois seulement que, à la base, on a exploré toutes les possibilités de décider par soi-même. L’autrice est attentive au paradoxe qui existe à prescrire ainsi l’autonomie, ce qui la conduit, du reste, à rappeler de façon intéressante que « pour l’ergonomie, l’autonomie n’est (…) pas le contraire de la prescription, mais plutôt un conflit organisé entre différentes sources de prescription où le point de vue de l’opérateur et les nécessités de l’activité doivent être soutenues. » Un cas dont elle rend compte est celui d’un département des systèmes d’information passé au mode agile. On y observe l’application des principes de la méthodologie Scrum – qui exclut par exemple l’intervention des managers dans les discussions de l’équipe autour de l’état d’avancement des projets lors des réunions quotidiennes –, mais aussi la suggestion pressante voire la reprise en main de cette équipe par son manager lorsque les indicateurs de bonne ou de mauvaise humeur, également classiques dans cette méthodologie, peuvent diffuser l’idée d’un manque de réussite de la responsabilisation. Cela peut cohabiter avec d’autres managers qui estiment plus facilement que les équipes ont acquis suffisamment de maturité pour savoir signaler les problèmes s’il y en a, ce qui permet de « lâcher la bride ». L’autre cas faisant l’objet des analyses de l’article concerne des équipes, dans le domaine logistique, qu’une direction souhaite voir monter en capacité de décision autonome. Autant il est possible de faire évoluer les équipes sur les décisions qu’il s’agit de transférer du manager vers les équipes, autant celles-ci butent sur la difficulté de la décision impliquant des donneurs d’ordre ou des clients. Le retour vers le manager est alors difficilement dépassable. Cela révèle un contraste entre une configuration où l’on parvient effectivement à faire naître une activité collective de décision et à transformer l’activité du manager et une autre où il s’avère presque impossible de faire évoluer l’activité du manager et de l’équipe.
22Enfin, dans « De l’autonomie au système d’autorité le favorisant », Laurent Van Belleghem, Jean-Christophe Michel et Inès Haeffner ouvrent le sujet – qui n’est paradoxal qu’à première vue – de l’autorité dans un cadre d’autonomie. C’est notamment en contrastant une économie principalement de nature industrielle – où ce qui fait autorité renvoie aux normes, aux standards, aux métriques, aux procédures – et une économie désormais plus couramment placée sous un régime de service qu’ils soulèvent la question de ce qui peut fonder et guider l’autonomie d’équipes dans une organisation. Dans un fonctionnement industriel, les exigences de conformité vont justifier l’autorité des procédures préétablies. Dans un cadre plus « serviciel », les éléments de variabilité prennent à ce point un ascendant que la pertinence des réponses apportées par les personnels en situation peut être appelée à primer. Les auteurs s’appuient sur une intervention chez un bailleur social autour de la refonte d’une organisation qui était conçue par grandes filières de spécialisation des actes. Les personnels sont impliqués dans une réflexion sur la reconception de l’organisation et débouchent sur un changement de modèle. Après plusieurs scénarios se dégage l’option d’équipes pluri-métiers territoriales. Les personnels appellent ainsi de leurs vœux la création de cadres organisationnels favorisant les coopérations entre métiers au bénéfice de la pertinence et de la rapidité de la réponse aux habitants et de la prise en charge efficace, du point de vue de ces derniers, des situations qui sont les leurs. Les responsables des unités territoriales ainsi créées ne tirent plus leur autorité de l’expertise métier qui était auparavant la leur dans les filières spécialisées qu’ils dirigeaient. Le processus suscité tend dorénavant à inciter les équipes à chercher par une concertation entre métiers les réponses pertinentes aux situations avant de les soumettre à l’arbitrage hiérarchique. « L’autonomie de fonctionnement de l’équipe apparaît ici comme un moteur puissant de la coopération pour garantir la qualité de service au locataire. » Telle que sollicitée par les personnels dans le dispositif participatif, l’autonomie se présente comme un moyen de la coopération plus que comme une finalité et directement collective plus qu’individuelle.
23Par-delà leur diversité, les articles rassemblés dans ce dossier dégagent bien des points convergents ou se faisant écho.
24Avant même d’évoquer leurs résultats, on observera que, au-delà de l’effort présent dans la plupart d’entre eux, de s’appuyer sur de solides et diverses références théoriques aidant à définir l’autonomie, la difficulté demeure extrême de fixer le concept. Souvent, c’est moins dans les rappels théoriques auxquels ils se livrent que l’idée que les articles et leurs auteurs cherchent à saisir se fait comprendre, mais tout autant dans des expressions plus ou moins imagées, parfois celles des personnels observés ou interrogés eux-mêmes : reprendre en main, avoir à sa main, tout particulièrement, reviennent assez spontanément sous la plume des auteurs et autrices et pointent l’enjeu. L’autonomie ne consiste pas tant à pouvoir agir en dehors de l’emprise de règles, notamment de règles imposées par une autorité ; ce n’est pas agir en dehors de tout système d’autorité, hypothèse parfaitement fictive comme le montre le dernier article. Elle renvoie plutôt à la possibilité d’affronter l’épreuve des situations – les difficultés concrètes et situées qu’on y rencontre, et ce que l’on y éprouve, dans son corps et dans son esprit – en pouvant se sentir agir avec pertinence et pouvoir développer le geste que l’on sent au bout de ses bras, jusque dans ses mains. Ce qui s’exprime alors suggère volontiers l’idée d’un besoin – ressenti par celles et ceux qui font, qui se confrontent aux situations et sont dans l’obligation de déployer un agir –, de ne pas se trouver dépendants, au moment de répondre aux situations de prescriptions conçues, précisément, dans une abstraction vis-à-vis de ces situations. Ou tout du moins de pouvoir assumer la situation à partir de dépendance que l’on sent, qui font sens. Dans l’analyse livrée par Xavier Coquil, à propos d’agriculteurs qui font face, pour leur part, à une prescription diffuse (sans être en théorie sous subordination, leur agir est toutefois entravé ou orienté par une série d’interdépendances et de normes), l’enjeu se complique : parce qu’il leur appartient, en quelque sorte, de définir le système de prescriptions pertinent pour leur métier, il s’agit, à la fois, de réduire le nombre d’interdépendances qui a fini par former un réseau leur donnant l’impression d’être totalement privés de marges de manœuvre et de migrer vers un autre système normatif capable de soutenir leur identité professionnelle.
25Un autre point est donc l’importance d’un vocabulaire rapatriant régulièrement dans la réflexion les situations, les contextes, les usages, mais donc aussi la variabilité et la manifestation d’une capacité de reprogrammation face à ce qui sort de ce qui avait été prévu et prescrit. Les dispositifs incorporant des technologies autonomes, partant d’un a priori que l’intervention humaine est source de désordre, ambitionnent justement, sous l’intitulé d’autonomie, de confier à l’équipement les capacités techniques de prise en charge d’une replanification face à la plupart des situations, pour ne faire de la reprise en main du système technique par l’être humain qu’une occurrence la plus limitée possible. Et cela au risque d’un paradoxe, mentionné par l’article concerné de Fabien Coutarel et ses collègues : si on libère un conducteur de l’obligation d’assurer la conduite, ce n’est pas pour, ensuite, en le soumettant à une obligation de vigilance, exiger de lui qu’il reste entièrement disponible dans le cas très hypothétique où il devait réactiver sa propre activité. En pratique, libéré de l’astreinte de conduire, il ne peut que chercher à s’occuper à d’autres tâches, affectant sa vigilance… Du reste, la sociologie de Pierre Naville, en son temps, avait bien montré toute l’activité que représentait en réalité le fait de se maintenir vigilant.
26Au total, c’est bien un problème de conception et de modèle de l’activité incorporé dans la conception des systèmes qui est en jeu. Les articles en viennent tous plus ou moins à ce diagnostic que l’autonomie est, à chaque fois, envisagée sans modèle du travail. Y compris, par exemple, pour envisager que des aides à domicile à qui on rend possible d’accéder aux arbitrages que leurs encadrants réalisaient alors dans ce qui représentait pour elles une sorte de boîte noire, ne vont pas seulement bénéficier de cette autonomie, mais aussi devoir y consacrer du temps, déployer du travail, ce qui entre en concurrence avec l’impératif de production. Tout comme transmettre son expérience est une activité et que, produire recouvrant également une activité, agencer les deux si on ne mesure ce que chacune exige n’a rien de spontané.
27Laisser les équipes gérer à partir du travail réel et des situations se heurte au besoin des grandes organisations de s’assurer que les processus, même de libération, demeurent sous contrôle. Garantir que la production sortira selon des délais impératifs avec les caractéristiques requises, en mobilisant des ressources sans gaspillages, c’est ce que des travailleurs aussi bien que des autorités hiérarchiques peuvent viser et avoir à l’esprit. Le problème tient cependant dans les dilemmes qui se dégagent entre ces objectifs et les situations, qui les mettent à l’épreuve, ainsi que dans les compromis à établir. Au fond, les fonctionnements hiérarchiques font primer la mise sous contrôle de ces compromis, afin de garantir que les impératifs dont l’organisation s’estime comptable l’emporteront quoi qu’il arrive, quitte à ce que cela joue contre l’ajustement aux situations. Et, si, par ailleurs, cette activité de gestion des compromis se trouve généralement centralisée dans les mains de la ligne managériale, c’est parce que c’est une gestion qui, en s’épargnant la discussion, permet non seulement d’assurer l’orientation du résultat, mais d’économiser le temps de confection de ces compromis. Sous bien des aspects, dans les fonctionnements hiérarchiques, le travail des managers émane de la polarisation de toute l’activité de prise en charge des compromis à effectuer entre les logiques générales d’organisation et les problèmes que font surgir les situations. Faire monter des équipes en autonomie pose de façon tout à fait critique la question, non seulement, du travail de ces équipes et du modèle capable d’en rendre compte, mais du travail des managers. Que faisaient ces managers dans les fonctionnements hiérarchiques qui devraient désormais être assumés, au prix d’une activité, par les équipes ?
28La question est particulièrement présente dans les articles de Domitille Léonard et de Laëtitia Flamard et Xavier Marchand. Dans la contribution de ces deux derniers auteurs, on voit le manque d’anticipation du fait que transférer de la responsabilité sur la gestion des plannings, c’est aussi devoir loger dans l’activité d’une aide à domicile une activité – généralement décrite comme chronophage – en plus de son travail principal. Adapter de façon pragmatique des plannings, c’est de l’activité. Quant aux deux exemples de responsabilisations qu’étudie Domitille Léonard, on y voit clairement apparaître la déstabilisation fondamentale du rôle des managers et comment la réponse à celle-ci – parfois en confortant le processus en prenant le risque de laisser les équipes et les individus poursuivre la dynamique d’apprentissage, dans d’autres cas en interrompant ce processus – s’avère décisive. Comme le soulignent divers auteurs (Detchessahar, 2019 ; Petit, 2020 ; Ughetto, 2018), le test ultime des projets d’organisations favorisant l’autonomie est la transformation effective du rôle des managers. Ceux-ci font face à une recomposition de leur activité et à un déplacement puissant de leurs identités professionnelles. On pourrait envisager à leur propos les mêmes schémas analytiques que ceux à partir desquels Xavier Coquil a pu analyser les agriculteurs en transition. Cette refonte combine la reconstitution des pratiques autant que la redéfinition des systèmes de pensée, non sans passer par la difficulté à se faire confiance sur la conversion que cela représente. Dans tous les articles que nous évoquons ici, on voit par ailleurs les enjeux de temporalités et le fait que développer l’autonomie recouvre bien plus un itinéraire d’exploration et d’apprentissage, individuel et collectif, qu’un simple basculement dans de nouveaux principes d’organisation.
29Enfin, l’autonomie – les articles convergent également sur ce point –, c’est nécessairement plus de temps de discussion, le besoin de créer des espaces pour se mettre d’accord et élaborer les compromis, mais toujours en tension avec la production qui est à servir, ce qui semble d’ailleurs représenter un oubli de bien des approches de l’entreprise libérée. Laurent Van Belleghem, Jean-Christophe Michel et Inès Haeffner le font comprendre, c’est aussi du temps pour parvenir à s’accorder sur la définition commune de ce qui fait autorité. Ce qui fait autorité, c’est précisément ce qui permet de finir par clôturer l’échange. C’est là encore une condition majeure et cependant un impensé des mouvements d’autonomisation : plus la conception de l’organisation du travail intègre une représentation des temps comme comprenant des temps productifs et d’autres improductifs et s’attache à éliminer systématiquement les secondes, plus elle contraint les possibilités de gérer avec autonomie les situations, pour reconfigurer l’articulation entre transmission et production ou pour développer les échanges entre représentants de différentes filières métiers pour définir le besoin et la réponse pertinente.
30Dès lors, si un article comme celui de Claudia Pereira et ses collègues a pu évoquer des acteurs comme le service des ressources humaines, un point qui reste éventuellement peut-être trop en creux des contributions est celui qui consisterait à analyser précisément vers quel éventail de catégories d’acteurs cela pointe et comment, précisément, chacune de ces catégories porte une représentation du temps productif, de la valeur de ce qui se produit, de la contribution du travail, etc. Cela conduirait sans doute à ouvrir une question qui est restée en arrière-plan de ce dossier, même si deux des articles (Fabien Coutarel et ses collègues et Xavier Coquil) ont explicitement ouvert la voie à une réflexion sur les compromis et orientations politiques qu’implique l’autonomie, à savoir celui du soutien des instances les plus stratégiques pour soutenir dans la durée les dynamiques d’apprentissage. Dans le cas d’une entreprise, cela renvoie au rôle des directions générales dans leur soutien politique, effectif ou non, à des options en faveur du travail réel qui ne vont pas immédiatement faire sens pour toutes les catégories d’acteurs.