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Commentaires d’ouvrages

Analyse d’ouvrage par Gaëtan Bourmaud

Philippe Veyrunes, Du petit paysan à l’agro-entrepreneur et après ?
Gaëtan Bourmaud
Référence(s) :

Philippe Veyrunes, (2021). Du petit paysan à l’agro-entrepreneur et après ? Activités de quatre générations dans les Garrigues gardoises (1920— 2020). Dijon : Éditions Raison et Passions, 386 pages.

Texte intégral

1Philippe Veyrunes, Maître de conférences HDR émérite en Sciences de l’éducation et de la formation, aujourd’hui retraité, nous offre avec cet ouvrage peu ordinaire, une enquête tout à la fois historique, géographique, biographique et familiale — et même personnelle —, portant sur le travail au fil des générations d’une famille d’agriculteurs, et plus largement sur l’évolution de l’agriculture en France au cours du XXe siècle et début du XXIe.

2Point important et tout à fait original : à la base de ce travail de recherche ambitieux et rigoureux, la famille d’agriculteurs qui intéresse tant Philippe Veyrunes, dont il a si finement analysé l’organisation familiale et intergénérationnelle du travail, est sa propre famille.

  • 1 À noter que l’auteur renvoie ici à l’une de ses publications encore récente, comme « mise en œuvre (...)

3Cet ouvrage témoigne du travail d’un chercheur passionné, mettant à profit du temps retrouvé au moment de sa retraite, pour engager le « premier banc d’essai d’un programme d’analyse de l’activité intergénérationnelle » (p. 19) ; le déployant sur sa famille et sur un travail qu’il connaît, celui de la vigne (« ma familiarité avec mon objet d’étude… – recèle une dimension personnelle », p. 178). S’inscrivant dans le cadre des travaux de recherche menés depuis de nombreuses années par Jacques Theureau1 et ses collègues, « qui inspirent de manière large et souple ce travail » (p. 17), l’auteur rappelle cependant que « si Jacques Theureau (2019) ne propose pas un tel programme, il en pose le problème et la nécessité à la suite d’auteurs comme Francisco Varela, Bernard Stiegler » (p. 19).

4L’ambition de cet ouvrage est ainsi l’étude des formes d’existence caractérisant le travail de plusieurs générations d’agriculteurs d’une même famille, pour comprendre et décrire ce qui permet ou empêche la transformation de pratiques. Appuyée sur des analyses, tant des dynamiques individuelles et collectives, conjugales, familiales et inter-générationnelles, que sur du temps long voire très long (« au cours d’empans temporels couvrant la durée d’une vie professionnelle… – et l’articulation des cours de vie de générations successives », p. 18), l’analyse vise l’identification d’une permanence et d’une cohérence dans l’activité, au cours « (d’)épisodes disjoints d’une même pratique à travers le temps (…) en dépit des ruptures occasionnées par les transformations » (p. 18), lentes comme plus rapides.

5Ce gros livre, de plus de 380 pages, constitue un objet riche et complexe, offrant plusieurs niveaux et grilles de lecture.

6Il est organisé en deux parties, décrivant le travail, et ses déterminants et effets, de quatre générations successives d’agriculteurs de la famille Veyrunes, entre 1920 et 2020.

7Également, en début et fin d’ouvrage, sont proposés une introduction, qui permet d’abord à l’auteur de poser les cadres thématique et théorique de son travail, et d’exposer (pour partie) la méthodologie et certains des ressorts de cette enquête très personnelle ; et un épilogue dans lequel Philippe Veyrunes décrit quelques moments des tours des terres, faits en famille, soulignant l’importance du rapport des agriculteurs à leur territoire de vie et de travail.

8Suivant le fil chronologique, la première partie – intitulée « Pour une vie moins dure » – est dédiée aux soixante premières années, et est composée de trois chapitres (« Des Cévennes au Midi » ; « Devenir paysan » ; « Face aux crises »). De nombreux épisodes de la vie des deux premières générations sont présentés et discutés : de l’exode fondateur de cette saga familiale, non pas pour la ville, mais pour une « vie meilleure » même si « laborieuse » (pp. 39 et 40), passant par « le déplacement d’une petite ferme vers un lieu plus propice à son développement » (p. 43) ; à l’expansion de la ferme (« de la maisonnée à l’exploitation agricole », p. 161), les questions de transmission, de la ferme, mais pas seulement (« je suis devenu agriculteur parce que mon père était agriculteur », selon le fils de la première génération, p. 87), les nombreux changements de pratiques, la modernisation et la mécanisation progressive, ce « machinisme agricole » (p. 103).

9La seconde partie – « Vers quelle agriculture » – retrace le second cycle de la période considérée, du début des années 80 jusqu’aujourd’hui. Trois chapitres s’enchainent : « Bons pour le marché » ; « Le temps des doutes » ; « Construire un avenir ». Divers épisodes de la vie des deux générations suivantes sont décrits et examinés, rendant compte principalement du développement de l’entreprenariat agricole, fortement marqué par la mondialisation et par une agriculture productiviste.

  • 2 Notons que l’auteur précise que cette sous-section a bénéficié de la lecture critique de la Note su (...)
  • 3 Principal concept que nous allons mobiliser dans cette recension, bien qu’il y en ait beaucoup d’au (...)
  • 4 Avec une majuscule dans le texte (cf. Theureau, 2019).

10Une sous-section – en tout début de cette seconde partie, intitulée « Suspension : naïf enquêteur ! » – vient en quelque sorte perturber le fil de la lecture, et propose une large prise de recul2. L’auteur y développe une approche critique de son travail (« ayant enseigné l’épistémologie et la méthodologie de l’enquête en sciences humaines et sociales pendant plusieurs années, j’aurais dû être averti ! Certes je me doutais qu’une telle enquête ne serait pas sans poser quelques difficultés méthodologiques, éthiques et déontologiques », p. 179 ; « ce que j’ai découvert ce sont les questions, les doutes de mes enquêtés voire le désarroi qui perçait parfois au cours des entretiens. Là où j’attendais de la fierté, de la joie, du plaisir, voire du bonheur, j’ai découvert de la fatigue, parfois même ce que j’ai lu comme une certaine lassitude », pp. 185-186). C’est ici aussi sans doute que Philippe Veyrunes exprime le plus clairement, sous une forme réflexive et sensible, ses propres themata3 (définies comme les « préoccupations de fond – qui – désignent les orientations du cours de vie qui animent l’individu et contribuent à caractériser son Engagement4 », p. 18) : « j’ai parfois eu l’impression que mon enquête devenait une sorte de thérapie familiale qui a interrogé mon propre rapport au travail et la place que je lui ai accordée dans ma vie », pp. 185-186). Cette œuvre constitue aussi finalement une formidable opportunité de donner à voir aux membres de sa famille, ce qu’est et a été son propre travail à lui, non pas de la terre et de la vigne, mais d’analyste rigoureux du cours de vie et des formes d’existence des autres. Ainsi, en spécialiste de l’analyse du travail :

  1. l’auteur rappelle et précise, dans cette sous-section, la méthodologie employée pour ce travail d’enquête ; qui ne peut pas, ne doit pas et n’est pas une simple autobiographie familiale : « nous avons donc utilisé, autant que faire se peut, les remises en situation (“facilitant l’explicitation des attentes, des interprétations, préoccupations ou ressentis des agriculteurs lors de moments qu’ils ont considérés comme importants de leurs activités professionnelles”, p. 19) à partir d’archives, photographiques, audiovisuelles, de traces dans les paysages, afin d’aider les participants à revivre les situations passées et à les ré-évoquer plus aisément » (p. 182). Nous aurions cependant apprécié quant à nous d’en savoir plus sur cette méthodologie, aux plans de ses modalités précises comme quantitatifs, afin de pouvoir par exemple mesurer la somme des données (re)cueillies, consultées, analysées, etc. tout au long des trois années qu’a duré l’enquête ;

    • 5 Au sens « développement du sujet », selon Pastré (2011).

    et, fort de son expérience, il déroule enfin un point de vue fort, relativement aux effets d’un tel travail, sur les enquêtés eux-mêmes et elles-mêmes au double plan réflexif et constructif5, tels que « (des) bénéfices symboliques, comme la reconnaissance de leur travail, d’une forme de réussite, de leur développement et des transformations qu’ils ont pu mettre en œuvre » (p. 187). Mais l’auteur va plus loin, en affirmant que « l’enquête doit permettre aux participants d’envisager leur engagement à long terme ainsi que ses conséquences pour eux-mêmes (sur leur santé au travail, sur le développement d’un outil de travail), pour autrui (pour les consommateurs de leurs produits, les personnes avec lesquelles ils travaillent) et pour le territoire dans lequel ils sont inscrits » (p. 187) ; fixant par là même très clairement « une dimension essentielle de la question éthique telle qu’on peut la concevoir dans un programme d’analyse de l’activité intergénérationnelle » (p. 187).

11L’ouvrage offre également :

  1. sept intermèdes, i.e. parties plus analytiques et de mises en perspectives, en fin de l’introduction d’une part et des six chapitres d’autre part. C’est dans ces sections que l’auteur développe progressivement son étude fine de l’activité intergénérationnelle.

  2. Notons que les lecteurs non-familiers et lectrices non-familières du programme de recherche du « cours d’action » développé par Jacques Theureau et ses collègues (Theureau, 2015, 2019) trouveront dès le premier intermède la présentation des nombreuses notions « de travail, d’activité et de cours de vie (mobilisées) tout au long de cet ouvrage » (p. 16). Pour autant, relativement naïf de ce cadre, il nous a fallu revenir quelques fois sur ces pages, tant les concepts nombreux et essentiels pour suivre l’auteur dans ses analyses et synthèses peuvent s’avérer complexes. L’auteur précise d’ailleurs aux lecteurs et lectrices non spécialistes de l’analyse du travail qu’il leur est possible de se dispenser de la lecture de ces sections possiblement trop abstraites et non essentielles pour des approches historique, géographique comme biographique de l’ouvrage ; mais ce sont des parties assurément pertinentes et indispensables pour la communauté des lecteurs et lectrices de notre revue ;

  3. mais aussi trois saynètes : de beaux épisodes du travail réalisé dans les vignes, rédigées à la première personne du singulier (souvenirs personnels de l’auteur sans doute, même si cela n’est pas dit). Ce sont en fait des incises dans le texte, donnant une place singulière à des séquences de travail réel ;

  4. et enfin diverses reproductions de photographies, plans ou anciennes cartes postales, ancrant les lecteurs et lectrices encore davantage dans la vie de ces personn(ag)es (réels), auxquels on s’attache véritablement, en découvrant leurs « cours de vie relatifs à la pratique du travail de la terre » (p. 18).

12Nous ne pourrons pas rendre compte de l’ensemble des résultats présentés dans cet ouvrage. Nous laisserons donc de côté par exemple les nombreuses transmissions professionnelles voire familiales décrites : la culture du ver à soie, la production des premiers vins, le labour avec le cheval de trait, le travail avec les machines, etc. ; qui apparaissent pour beaucoup permises par les voisins et les communautés de pairs plus expérimentés qui accompagnent cette famille, ou dans le cadre plus complexe et sensible des processus intergénérationnels. Également, nous ne reviendrons pas spécifiquement sur les organisations de travail successivement discutées : le travail de tous et en famille, le travail spécifique des femmes, le travail des et avec les premiers salariés, venus d’ici et d’ailleurs, le travail mécanisé, le travail de gestionnaire, etc. ; accompagnant la mutation de la ferme familiale vers la structure agricole entrepreneuriale d’aujourd’hui. Tout autant, nous ne présenterons pas les nombreuses illustrations qui témoignent (i) des effets sur le travail des rapports complexes local/global dans et pour l’agriculture ; (ii) de la transformation progressive des paysages et du territoire par le travail de la terre, guidée par des enjeux sociétaux nouveaux ; (iii) du travail dans le cadre d’une polyculture ancestrale visant à nourrir la famille, à celui d’une monoculture – ici, la vigne – intensive, productiviste et mondialisée, qui va subir tour à tour l’augmentation de la consommation de vin, puis sa baisse, les importations de vins de l’étranger et les opportunités d’exportation, l’obligation nouvelle d’une qualité au détriment d’une quantité pourtant longtemps centrale ; (iv) de l’arrivée progressive dans la ferme, devenue exploitation, du « lexique de l’entreprise » (p. 254). Enfin, les nombreux enjeux de santé au travail des agriculteurs, variables d’une époque à une autre (pénibilité du travail ; usage des premiers engrais, des pesticides et herbicides ; pression économique ; etc.) ne seront pas non plus abordés.

13Nous proposons tout de même à la suite quelques-uns des résultats autour de trois axes en particulier : d’abord ceux relatifs précisément aux themata émanant du programme d’analyse de l’activité intergénérationnelle ici engagé ; ensuite ceux concernant le machinisme agricole et l’arrêt progressif du travail avec les animaux ; et enfin ceux portant sur l’évolution de la dimension esthétique du travail bien fait de la vigne.

14Premièrement, l’étude des formes d’existence réalisée a cherché à identifier notamment des themata dont « certaines perdurent, d’autres se transforment, de nouvelles apparaissent » (p. 281), à l’échelle intergénérationnelle des personnes enquêtées, directement pour les trois dernières générations et indirectement pour la première, en s’appuyant sur les témoignages du fils. Comme résultat principal, l’auteur affirme que « la famille Veyrunes est (…) une entité qui tend à préserver sa forme d’existence dans la pratique de l’agriculture » (p. 24). En effet, des themata semblent particulièrement structurantes – themata que nous qualifierons d’intergénérationnelles, sans pour autant que l’auteur ne les nomme ainsi – et traversent les générations d’enquêtés, telles que « travailler dur, vivre frugalement » (p. 226), et plus nettement encore la constitution d’une exploitation viable et la transmission du patrimoine, toutes deux soutenues par le remembrement engagé entre les années 60 et 80. Certaines autres, fortes et même dominantes pour la première génération et encore pour la seconde, vont s’éteindre avec les générations suivantes, comme celle de la « subsistance, visant à assurer la survie du groupe » (p. 67) ou celle de la polyculture pourtant « caractéristique de la paysannerie depuis des siècles » (pp. 67 et 68). Une themata va apparaître et s’accroître de génération en génération : celle de la réduction de la pénibilité du travail ; alors même que pour les deux premières générations la themata du travailler sans se plaindre était particulièrement forte, comme un marqueur fort de la paysannerie là encore. Pour les dernières générations, la modernisation, l’accroissement des rendements, faire du vin autant que produire du raisin, constituent des themata très importantes. Enfin, celle d’un « rapport insouciant aux pesticides » (p. 282) semble n’avoir concerné que la génération du baby‑boom.

15L’enquête réalisée aboutit à des résultats particulièrement intéressants et convaincants. Cependant, ils nous semblent dépendants de conditions tout à fait exceptionnelles. En effet, si « la réalisation d’une biographie familiale (…) offrait la possibilité d’accéder à plusieurs générations de paysans et à un siècle d’histoire » (p. 178), cela peut être difficile à reproduire. L’accès à des acteurs sur plusieurs générations n’est assurément pas courant. Également, les themata identifiées s’avèrent être du registre collectif, conjugal et familial le plus souvent, mais beaucoup moins voire peu du registre individuel. Nous nous interrogeons sur un tel résultat, sans doute inévitable pour un tel programme de recherche portant sur l’activité intergénérationnelle, qui placerait alors au second plan l’activité individuelle.

16Deuxièmement, le machinisme agricole, poussé par le plan Marshall et le commissariat général au plan, signe dans l’après-guerre « l’arrêt de mort des animaux qui, depuis des siècles, aidaient les paysans dans leurs travaux » (p. 163). Pour l’auteur, cette « passion pour les machines » (p. 227) constitue ainsi une autre themata profonde qui ne va que s’affirmer. Les reproductions de photographies et anciennes cartes postales dans l’ouvrage montrent d’ailleurs le plus souvent des personnes avec leurs chevaux, puis avec leurs machines, faisant disparaître les premiers.

17Depuis « les années 20 (c’était) le règne sans partage du cheval de trait qui (avait) progressivement supplanté le bœuf et la vache (…) comme animaux de labour » (p. 53). Le paysan connaît bien le cheval, qui est bon ou mauvais : le bon est « volontaire, fort et intelligent (et) sait travailler avec les autres et obéit au doigt et à l’œil » (pp. 82 et 83) ; les mauvais sont « vicieux, paresseux, tricheurs (et) utilisent leur intelligence pour ruser et pour travailler le moins possible » (p. 84).

18Mais si le cheval va cohabiter avec les premiers tracteurs, le constat apparaît implacable : « les chevaux, ça ne faisait pas beaucoup de travail (et) il fallait aussi donner les soins vétérinaires (…) et les ferrer régulièrement » affirme le représentant de la deuxième génération (p. 85). Ce que retient la famille Veyrunes à l’époque « de l’observation de ces nouvelles machines, c’est qu’elles ont une force de traction bien supérieure à celle des chevaux, qu’elles n’ont pas besoin d’être nourries quotidiennement par des cultures qui occupent une importante surface utile et qu’elles peuvent faciliter grandement certaines tâches comme les labours ou les transports » (p. 92). Il faut dire qu’« avant les premiers tracteurs, on travaillait comme les Romains », précise le représentant de la deuxième génération (p. 80). Ainsi, « la pénibilité du travail est importante et le souci de la réduire apparaît avec les premières machines » (p. 93) ; il s’agit aussi plus généralement de « transformer les tanks en tracteurs » (p. 103). Le matériel s’avère alors « toujours plus performant » (p. 202), proposant plus de confort, plus de sécurité et de puissance, et est de plus en plus spécifique : le tracteur vigneron, spécifique au travail de la vigne assoit définitivement la suprématie des machines.

19Ce machinisme agricole apparaît ainsi bien complexe et plurifactoriel, grâce à la riche documentation proposée par cette enquête.

20Troisièmement, le travail bien fait, celui de la vigne, dans sa dimension esthétique (i.e. caractéristiques du cep et du cépage, présence/absence d’herbes et autres plantes notamment), voit des évolutions profondes également sur ces 100 dernières années, et c’est un autre beau résultat de cette analyse intergénérationnelle. Cette valeur de la belle vigne, à la fois individuelle, collective et familiale, communautaire même, est soutenue par le fait que l’agriculture est un travail qui se voit : « les voisins ne manquent pas de remarquer les qualités ou les défauts de la récolte des autres et de s’en inspirer pour modifier ou conforter leurs propres pratiques » (p. 62). Son évolution n’apparaît pas sans questionnement intergénérationnel, et pour la viser et l’obtenir, ce n’est plus le même travail : ces changements de pratiques peuvent ainsi être vécus comme une « forme de trahison familiale et une remise en cause profonde » (p. 337).

21La belle vigne apparaît ainsi centrée d’abord sur le cep : « ce qui est recherché c’est la belle forme du cep, les coups de ciseaux nets et propres assurant bonne santé et longévité à la plante et facilitant la culture » (p. 92), et « il y avait des coquelicots, c’était joli… » (p. 111), déclare le représentant de la deuxième génération, respectant là les valeurs héritées de la génération précédente, qui avait découvert ce travail.

22Avec la troisième génération, la rupture est forte : la belle vigne doit permettre le passage du tracteur, en étant assez large. Elle est sur fils, pour permettre la vendange à la machine ; et d’une manière plus générale, il faut qu’elle facilite le travail mécanisé, « avec des rangées un peu longues » (p. 197). Elle doit aussi donner un vin « qu’on n’a pas honte de servir » (p. 197), et c’est là nouveau, car pour les deux premières générations, il a longtemps s’agit d’être « viticulteurs plutôt que vignerons (se consacrant) exclusivement à la culture de la vigne, laissant à d’autres le soin d’élaborer et de vendre leur vin » (p. 47). Ainsi, les cépages exploités font l’objet de réflexions nouvelles, largement influencées par les agriculteurs voisins comme la coopérative viticole, les acheteurs, etc. Une nouvelle conception de la belle vigne s’instaure alors, pour longtemps et encore aujourd’hui dans beaucoup d’exploitations : c’est celle qui « fait des récoltes régulières, qui ne craint pas trop les maladies, qui est facile à tailler » (p. 249), et tout cela passe par un désherbage mécanique, mais surtout chimique pour rendre la « vigne propre », « une vigne sans herbe (et) une terre totalement nue » (p. 225).

23Pour finir, avec la quatrième génération des Veyrunes, la situation apparaît double et contrastée, avec des cousins qui portent des points de vue différents. L’un des deux affirme que « ce n’est pas une préoccupation pour moi d’avoir des vignes sans aucune herbe » (p. 337). Poussé par le motif de travailler « avec le souci de la terre » (p. 340), il a ainsi abandonné les désherbants en 2018. Ce n’est cependant pas le cas du second.

24Ce livre raconte et documente une histoire incroyable, celle de la transformation rapide et profonde de l’agriculture et du travail des paysans, devenus agriculteurs voire agro-entrepreneurs (cf. titre de l’ouvrage), en France au cours du XXe siècle et début du XXIe. Les choix et perspectives de la quatrième génération des Veyrunes témoignent sans conteste d’une complexité et d’une incertitude plus grandes que jamais. Les situations analysées et discutées en fin d’ouvrage constituent quelques perspectives pour l’agriculture de demain, mais il apparaît bien qu’elle reste à définir.

25Avec cet ouvrage, Philippe Veyrunes avait l’ambition de poser quelques premières pierres à un « programme d’analyse de l’activité intergénérationnelle » (p. 19) ; l’objectif est largement atteint. Même si certaines limites méthodologiques nous semblent devoir être soulignées, nombre de résultats s’avèrent selon nous particulièrement probants, et n’auraient pu être avancés sans l’outillage conceptuel et méthodologique mobilisé.

26C’est donc une très belle et riche analyse que Philippe Veyrunes livre aux lecteurs et lectrices, qu’ils ou elles soient spécialistes du travail, spécialistes de l’agriculture, ou non.

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Bibliographie

Pastré, P. (2011). La didactique professionnelle. Approche anthropologique du développement chez les adultes. Paris : Presses universitaires de France, 318 p.

Theureau, J. (2015). Le cours d’action. L’énaction et l’expérience. Toulouse : Octarès, 666 p.

Theureau, J. (2019). Le cours d’action. Économie & Activités. Suivi de Note sur l’éthique. Toulouse : Octarès, 649 p.

Veyrunes, P. (2017). La classe : hier, aujourd’hui et demain ? Toulouse : Presse Universitaire du Midi, 248 p.

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Notes

1 À noter que l’auteur renvoie ici à l’une de ses publications encore récente, comme « mise en œuvre empirique dans le domaine de l’enseignement et de la formation » (2017) de ce programme de recherche.

2 Notons que l’auteur précise que cette sous-section a bénéficié de la lecture critique de la Note sur l’éthique et le programme de recherche « cours d’action » de Jacques Theureau (2019).

3 Principal concept que nous allons mobiliser dans cette recension, bien qu’il y en ait beaucoup d’autres qui soient convoqués dans l’ouvrage.

4 Avec une majuscule dans le texte (cf. Theureau, 2019).

5 Au sens « développement du sujet », selon Pastré (2011).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gaëtan Bourmaud, « Analyse d’ouvrage par Gaëtan Bourmaud »Activités [En ligne], 19-2 | 2022, mis en ligne le 15 octobre 2022, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/activites/7715 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/activites.7715

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Auteur

Gaëtan Bourmaud

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