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Dossier. Penser le travail dans une écologie humaine : quelle actualité de la proposition de Pierre Cazamian ?

L’évaluation des interventions ergonomiques : pourquoi et comment questionner les interventions sous l’angle d’une ontologie relationnelle ?

The assessment of ergonomic interventions: why and how to question interventions from the perspective of a relational ontology?
Fabien Coutarel et Michel Récopé

Résumés

Toute pratique d’intervention se confronte à la question de son évaluation, toujours au moins implicite : il s’agit d’établir un jugement sur une intervention, à partir de ce qui est perçu de ce qui s’est passé, et de ce qui aurait pu être fait autrement. Dans une perspective scientifique, ce jugement nécessite d’être étayé, construit. Cet article propose avant tout un questionnement théorique, élaborant un cadre d’analyse des problématiques de l’évaluation des interventions, à partir de l’analyse de la littérature internationale sur la prévention des TMS (Troubles Musculo-Squelettiques liés au travail).
Selon cette littérature internationale, la preuve de l’efficacité des interventions ergonomiques n’est pas démontrée. Les interventions ergonomiques qui, retenues par les revues de littérature, ne correspondent pas aux interventions « complexes » que les professionnels du champ retiennent comme pertinentes, et que l’évolution des modèles étiologiques invite pourtant à conduire. Cette situation construit un fossé entre, d’une part, ce sur quoi la littérature internationale se base pour établir l’état des connaissances, et, d’autre part, l’expérience quotidienne que construisent les acteurs des projets de transformation.
L’expérience et le processus de l’intervention ne sont donc pas des objets d’intérêt pour cette littérature, alors qu’ils sont essentiels dans la réussite de la prévention. La complexité des interventions à conduire pour une prévention ambitieuse suppose une mobilisation collective par ailleurs difficile à construire – et donc d’intérêt majeur – qui positionne de manière centrale la question des relations dans l’intervention. Nous explicitons cette ontologie relationnelle et les orientations qu’elle suggère pour l’évaluation.

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Texte intégral

Remerciements
This research was financed by the French government IDEX-ISITE initiative 16-IDEX-0001 (CAP 20‑25).

1. Introduction

1L’évaluation des interventions relève à la fois d’une pratique quotidienne de tout intervenant et d’un projet scientifique. Les deux peuvent être confondus. En effet, tout protagoniste d’une intervention construit spontanément un ou des jugements sur cette intervention. Grâce à des pratiques réflexives, ce jugement spontané peut être mis au travail, étayé et enrichi. Ces réflexes professionnels essentiels constituent-ils pour autant une pratique scientifique ? On pourrait répondre « oui » dans une certaine mesure, notamment si ces pratiques réflexives sont instrumentées de données, de critères et de méthodes dont la fiabilité est assurée. Un certain niveau de connaissance sur l’intervention peut ainsi être atteint. Néanmoins, nous serions simultanément tentés de répondre « non », tant l’objet « intervention » est complexe. Il est en effet le plus souvent associé à des dispositifs qui, notamment, poursuivent simultanément plusieurs buts distincts, selon un itinéraire incertain, soumis à des effets de contextes. Ces dispositifs impliquent une diversité d’acteurs, dont l’histoire est traversée d’enjeux variés et qui portent des préoccupations à la fois distinctes et multiples. Il s’agit donc de comprendre ce qui vaut, d’une manière qui intègre la possibilité d’appréciations multiples, et qui guide l’action future. Pour cela, évaluer suppose de soumettre les résultats obtenus à l’épreuve des connaissances jusque-là établies, ainsi qu’à l’épreuve de nouveaux cas d’interventions, qui permettront à leur tour de renforcer et/ou d’ajuster les modèles. Mener une démarche d’évaluer qui respecte ces critères relève à la fois de principes et méthodes non établis à ce jour, et de ressources conséquentes à mobiliser en termes de compétences et de temps. L’évaluation des interventions est donc aussi un thème de recherche, tourné vers une meilleure connaissance des pratiques.

2Dans l’histoire de l’ergonomie, et plus spécifiquement celle de l’ergonomie de l’activité, la thématique de l’évaluation des interventions apparait très récente. La discipline s’est d’abord construite autour d’un projet d’adaptation du travail à l’humain, supposant simultanément la mobilisation de connaissances pluri disciplinaires concernant le fonctionnement humain et la production de connaissances situées concernant les activités humaines étudiées, de plus en plus explicitement distinguées des prescriptions dont elles font l’objet. L’émergence du métier d’ergonome accompagnera le développement de certains travaux universitaires depuis l’étude du travail humain vers l’intervention sur les conditions de ce travail. Ce changement de posture de l’ergonome, désormais intervenant, entrainera de nombreux développements méthodologiques autour de la conduite de l’intervention ou encore de la conduite de projets. Les liens étroits entre les acteurs de l’ergonomie, chercheurs et praticiens, favorisent cette élaboration méthodologique encore très actuelle. Les questions épistémologiques associées à cette posture d’intervenant sont abordées dès les années 1990. Le développement de la réflexion disciplinaire autour de l’évaluation des interventions ergonomiques en est aujourd’hui le prolongement : si l’intervention ergonomique n’est pas l’application de connaissances, si l’intervenant est lui-même une personne emplie de subjectivité, si les résultats obtenus localement ne sont pas généralisables… la production de connaissances dans, par et sur l’intervention ergonomique est-elle possible ?

3Cet article propose une réflexion théorique qui présente tout d’abord les conditions de l’émergence de la problématique de l’évaluation des interventions dans le développement de l’ergonomie. Une critique de la littérature associée à ce thème est ensuite opérée pour en identifier les lacunes. Enfin, l’ontologie relationnelle est développée comme paradigme centré sur l’expérience de l’intervention et cadre permettant d’envisager de progresser sur la connaissance des « configurations contexte-processus-résultats ».

4L’élaboration épistémologique nécessaire à l’ergonomie pour défendre un modèle scientifiquement fiable quant à sa contribution possible au développement des connaissances concernant l’intervention est un enjeu disciplinaire et contemporain majeur. Pour en saisir la teneur comme la nécessité, il faut bien comprendre les impasses auxquelles est aujourd’hui confrontée l’ergonomie :

    • 1 Nous nous appuierons beaucoup sur la littérature relative à la prévention des TMS dans ce texte. Ce (...)
    • 2 Le terme « RPS », pour « Risques PsychoSociaux », s’est imposé dans le paysage français. Nous le re (...)

    la littérature épidémiologique est consensuelle pour affirmer l’étiologie multifactorielle des troubles musculo-squelettiques (TMS)1 et risques psychosociaux (RPS)2. Les interventions qui doivent donc être conduites ne peuvent être efficaces que si elles agissent simultanément sur une diversité de facteurs, que l’analyse située du travail aura permis d’identifier comme majeurs. En effet, les relations probabilistes entre les facteurs imposent à tout intervenant de situer ces facteurs potentiels issus des modèles étiologiques dans une situation locale qui diffère toujours plus ou moins. La validité locale des transformations pertinentes n’est pas établie par les modèles étiologiques (dont la fonction est heuristique), mais par l’analyse des situations de travail ;

  • la complexité et la singularité des situations de travail et des systèmes sociotechniques dans lesquels l’ergonome intervient sont des dimensions essentielles de l’intervention ergonomique, notamment sur les thématiques citées. L’évaluation doit l’intégrer et en rendre compte ;

  • le paradigme expérimental dominant le champ de la santé au travail ne permet d’évaluer que des interventions très limitées (que nous nommerons « simples »). L’ergonomie souffre de la relative absence de propositions alternatives reconnues évaluer des interventions d’une part, et améliorer les pratiques d’intervention d’autre part.

5Ainsi, les revues de littérature internationale concernant l’efficacité des interventions ergonomiques visant la prévention des TMS concluent toutes à l’absence de preuve concernant cette efficacité.

6Cependant, l’absence de preuve d’efficacité n’est pas preuve d’inefficacité. Nous avons pu développer par ailleurs l’absence regrettable d’un modèle d’évaluation des interventions ergonomiques complexes qui soit pertinent (Coutarel, Daniellou, Garrigou, Landry, Cuny-Guerrier, Aublet-Cuvelier, et al., 2019). Nous développerons ici une autre facette de cette problématique : les interventions qui sont retenues par ces revues de littératures sont des interventions dont les caractéristiques ne sont en phase ni avec les connaissances étiologiques des pathologies qu’elles prétendent prévenir, ni avec l’expérience d’intervention des praticiens. Ces derniers les considèrent non pertinentes : « la plupart des interventions manquent d’éléments clés, comme l’analyse de l’activité de travail et le soutien par un ergonome lors de la mise en œuvre des transformations » (Stock, Nicolakakis, Vézina, Vézina, Gilbert, Turcot et al., 2018, p. 113). De même, Denis, St-Vincent, Jetté, Nastasia et Imbeau. (2005) montrent que les interventions sont définies par les transformations qu’elles engendrent, et non par ce qui est mis en place concrètement. L’important manque d’intérêt de la littérature internationale pour les processus d’intervention est un problème majeur : la généralisation des résultats à d’autres interventions supposerait la connaissance détaillée des différentes ressources engagées (temps, étapes, acteurs, instances, etc.) et de leur organisation, ainsi que la connaissance précise des contextes dans lesquels ces résultats ont été obtenus. L’optimisation des processus d’intervention supposerait de pouvoir comparer les résultats différents de dispositifs similaires, ou les résultats similaires de dispositifs différents, ou encore le modèle théorique sous-jacent de l’intervention à ce qui a pu être réellement mis en oeuvre. Enfin, cette situation donne à l’expérience d’intervenir un statut très secondaire. Les dynamiques individuelles et collectives transformées par l’intervention sont laissées pour compte. À l’opposé, nous défendrons que les processus d’intervention complexes et les démarches participatives qui fondent les interventions ergonomiques manifestent la centralité de l’expérience et des relations intersubjectives dans le processus d’action. À ce titre, les interventions relèvent d’une ontologie relationnelle, où la relation est première et irréductible à ses entités. L’ontologie relationnelle s’oppose donc à une ontologie substantialiste, où les relations sont secondaires aux entités, et où les entités peuvent être étudiées pour elles-mêmes, toutes choses postulées égales par ailleurs. À propos de l’objet évaluation des interventions, nous critiquons donc la pertinence des évaluations centrées sur des résultats qui ne seraient pas éclairés par une analyse précise des dynamiques subjectives et intersubjectives qui les ont produits donc un contexte particulier. Nous suggérerons enfin la voie de l’approche réaliste de l’évaluation (Pawson & Tilley, 1997) et des études de cas multiples (Yin, 2013) comme alternative paradigmatique pour l’évaluation des interventions complexes.

2. L’ergonomie : de l’application à l’intervention, de l’intervention à son évaluation

7L’idée même d’intervention est relativement récente en ergonomie. Pour comprendre l’émergence et les termes dans lesquels nous poserons ensuite la question de l’évaluation des interventions, il nous parait nécessaire de comprendre d’abord son émergence.

2.1. De la nécessité d’intervenir

8La discipline ergonomie, en Europe et d’abord en Angleterre en 1949, s’est construite comme le nécessaire dialogue entre des disciplines différentes (essentiellement psychologie et physiologie) autour de l’adaptation du travail à l’humain, dans un contexte de reconstruction industrielle d’après-guerre. Il s’agissait d’un projet scientifique, basé sur la conscience d’une indispensable multidisciplinarité pour produire des connaissances sur l’être humain au travail, afin d’éclairer simultanément les enjeux de productivité et de santé. C’est la même idée d’application des connaissances en psychologie et en physiologie qui a, par exemple, animé Wisner lorsqu’il a monté le laboratoire d’ergonomie (du produit) chez Renault en 1955. Les connaissances sur l’humain sont alors transformées en recommandations utilisables par les ingénieurs. Les études de terrain de grande ampleur des années 1970 ont répondu aux limites de la méthode expérimentale (Wisner, 1990), et les ergonomes sont sortis du laboratoire (Teiger, Barbaroux, David, Duraffourg, Galisson, Laville, & al., 2006 ; Teiger, Laville, & Duraffourg, 1973). Ceci a confirmé la pertinence des analyses ergonomiques pour rendre compte de la diversité et de la variabilité du travail (Coutarel & Beaujouan, 2021), ainsi que les limites du pouvoir transformatif du seul diagnostic. Il s’est alors agi pour les ergonomes d’accompagner les transformations, donc d’intervenir. La demande de formation (Teiger, 2007) concernant l’intervention a accéléré l’émergence du métier d’ergonome, notamment en externe aux grandes entreprises. Une « équipe intervention » naît au CNAM à la fin des années 1970, et publie notamment le premier manuel relatif à l’intervention ergonomique basée sur l’analyse du travail (Guérin, Laville, Daniellou, Duraffourg, & Kerguelen, 1997). Le terrain de l’intervention soulignera progressivement l’enjeu d’agir sur les processus de conception eux‑mêmes.

9Une série d’événements a donc, en une vingtaine d’années, fait peu à peu passer l’ergonomie de langue française des recommandations à l’intervention. Au passage, le statut de l’ergonomie a lui-même évolué : de champ d’application (le travail) de connaissances produites ailleurs, à un champ de production de connaissances à part entière. Cette évolution s’est accompagnée d’un certain nombre d’enjeux qui reste aujourd’hui d’une actualité forte, et qui concernent notamment :

  • la spécificité des connaissances produites en ergonomie, sur l’activité de travail et sur l’activité de transformation du travail (l’intervention) ;

  • les modalités de production de connaissances sur ces objets ;

  • les conditions d’une articulation cohérente de l’approche ergonomique aux connaissances produites dans d’autres champs scientifiques pour continuer de faire face au mieux à la complexité qui caractérise l’action de terrain.

10L’intervention est devenue un objet d’intérêt important, et sans doute plus particulièrement dans les contextes où les « approches dites de l’activité » fondent l’ergonomie (Daniellou & Rabardel, 2005), et où le métier d’ergonome s’est développé. En effet, les approches par l’activité convoquent inévitablement l’action des protagonistes de l’intervention dans les débats sur celle-ci. Par ailleurs, le développement du métier d’ergonome, tel que dans le contexte français ou québécois par exemple, et donc des formations à ce métier, dessinent un champ de questionnements propres. Pour le dire autrement, là où être ergonome n’est pas équivalent à une spécialisation professionnelle en ergonomie pour des personnes formées avant tout à un autre métier, là où intervenir n’est pas équivalent appliquer des connaissances sur le fonctionnement humain, là où être ergonome n’est pas équivalent à être ingénieur en facteurs humains, des développements propres sur l’intervention se sont produits, nourris d’apports de disciplines proches confrontées à des questions similaires (sciences de gestion et management, psychologie du travail, sociologie, anthropologie…).

11Dans un manifeste publié en 2007, un collectif de chercheurs-intervenants réaffirmait l’importance de l’intervention dans la production de connaissances (Daniellou, Hubault, Jobert, Lautier, Moisdon, Schwartz, et al. 2007), le savoir sur l’intervention et l’intervention pour savoir. Ces questions ont été travaillées et méritent encore de l’être, notamment dans leurs implications épistémologiques (Daniellou, 1992 ; Daniellou, 1996 ; Falzon, 1993), que convoque inévitablement le questionnement sur l’évaluation des interventions : quoi évaluer ? Comment l’évaluer ? Comment généraliser ?

2.2. De la nécessité d’évaluer

12Le développement de la réflexion sur l’évaluation des interventions ergonomiques semble étroitement lié aux heurs et malheurs des interventions relatives à la prévention des troubles musculosquelettiques (TMS). En France, notamment sous l’impulsion de l’ANACT et de l’INRS, la réflexion sur l’intervention est soutenue depuis les années 2000 : si les effets des interventions ergonomiques semblent intéressants sur le terrain, ceux-ci sont, d’une part, fragilisés par les changements de contextes fréquents, et, d’autre part, difficiles à valoriser scientifiquement. Dans les mêmes années, au Québec et notamment sous l’impulsion de l’IRSST, St-Vincent, Toulouse et Bellemare (2000) dressent des constats proches.

13La question de la durabilité des effets des interventions ergonomiques reste aujourd’hui d’actualité, notamment face aux changements de plus en plus fréquents des organisations du travail. Cette question interroge donc directement la diversité des processus d’intervention conduits et leurs partis pris.

14Instruire plus précisément ces processus quant aux effets qu’ils potentialisent (et donc ceux qu’ils assument de mettre en second plan), quant aux ressources qu’ils engagent, et quant aux contextes les plus favorables, est un enjeu contemporain de la recherche sur l’intervention. La littérature ne sait pas répondre aujourd’hui précisément à des questions comme : dans quel type de contexte, tel type d’intervention est plus efficient pour obtenir tel type d’effet ? La nature des questions d’interventions qui se posent aujourd’hui impose selon nous de faire un pas de plus quant aux propositions théoriques et méthodologiques sur l’évaluation des interventions. Les praticiens portent des convictions, ils ont construit (le plus souvent inconsciemment) des règles d’action qui organisent leur pratique. Ils construisent aussi parfois des occasions de réflexivité collective au sein de leurs organisations. Néanmoins, nous postulons que la réflexivité collective doit aujourd’hui être davantage équipée théoriquement et méthodologiquement pour prendre en charge les nouvelles questions.

15La littérature internationale scientifique ne traite pas de cela. Elle propose aujourd’hui un constat sans appel : celui de l’absence de preuve d’efficacité des interventions ergonomiques

3. Les interventions ergonomiques ne sont pas efficaces parce que nous ne savons pas les évaluer

16Le nombre de publications concernant les TMS et RPS dans la littérature internationale est impressionnant, même si les publications relatives à l’intervention sur ces thématiques sont moins nombreuses. Face à cette littérature très dense, les revues de littérature sont indispensables pour établir l’état des connaissances et guider les politiques de prévention. Ces revues de littérature doivent sélectionner, parmi les publications existantes dans la période ciblée, les travaux dont l’excellence scientifique est jugée suffisamment fiable. Cette sélection permet d’optimiser la fiabilité des conclusions.

3.1. Le paradigme dominant d’évaluation des interventions conduit à n’appuyer les revues de littérature que sur des interventions simples que l’on sait par avance inefficaces

17L’étude de ces revues de littérature portant sur intervention et prévention des TMS nous a conduits à soulever l’existence d’un paradoxe décisif (Coutarel et al., 2019). En effet, si la littérature épidémiologique a conduit à une complexification des modèles expliquant la survenue des TMS, les revues de littérature, pour établir leur état de l’art, ne sélectionnent que des interventions limitées, « simples », sur la base de critères méthodologiques issus des paradigmes expérimentaux, censés assurer l’excellence scientifique recherchée. L’adjectif « simple » qualifie les interventions reposant sur des transformations limitées, le plus souvent physiques et techniques, de l’environnement de travail. Ces interventions « simples » peuvent être rapprochées des interventions « écourtées » et « clés en main » dans la classification de Denis et al. (2005).

18À titre d’exemple, la revue de littérature de Rivilis, Van Eedr, Cullen, Cole, Irvin, Tyson et Mahood (2008) à propos de l’efficacité des interventions ergonomiques participatives sur les symptômes de santé ne retient que 12 publications répondant à ses critères sur les 442 identifiées au début de la recherche. 97 % des publications sont donc exclues de l’analyse qui servira à établir l’état des connaissances sur le sujet. Il faut noter que pour être publiés, ces travaux ont déjà répondu favorablement à un processus d’évaluation propre aux revues scientifiques les plus reconnues dans leur domaine.

19Les études retenues présentent des interventions réalisées soit à grande échelle (pour de très nombreux travailleurs), soit de manière expérimentale (en essayant d’avoir un environnement « contrôlé »). Elles évaluent l’impact de la mise en place d’une solution « simple et standardisée ». Par exemple, Cook et Burgess-Limerick (2004) testent sur 59 travailleurs d’un centre d’appel, les effets de l’ajustement de la surface de bureau, du clavier et de la souris. Conlon et al. (2008) comparent les effets d’une souris conventionnelle à ceux de souris d’autres types pour 206 personnels techniques. Rempel, Wang, Janowitz, Harrison, Yu et Ritz (2007) évaluent l’effet d’un siège plat ou incurvé pour 480 travailleurs du textile. Van den Heuvel, de Looze, Hildebrandt et Thé (2003) mesurent les effets d’un logiciel encourageant à des pauses régulières pour 268 employés de bureau. Lengsfeld, Konig, Schmelter et Ziegler (2007) testent l’effet d’un siège avec fonction de micro-rotation sur 280 employés de bureau. Nevala-Puranena, Pakarinena et Louhevaara (2003) montrent, pour des employés d’un journal travaillant sur écran, que les effets positifs sur la diminution des douleurs du coude, des épaules et du cou, suite à un aménagement du poste de travail, sont plus importants si ces aménagements sont accompagnés de nouvelles techniques gestuelles. Ces interventions correspondent à ce que Denis et al. (2005) nomment des études « clés en main » : « la caractéristique principale des interventions de ce dernier groupe est l’absence de diagnostic et de recherche de solutions. […] L’évaluation occupe une place centrale dans ces interventions. […] Le profil dominant de ces interventions est d’instaurer une transformation dans la situation de travail de manière à pouvoir en mesurer les impacts. Ainsi, on en arrive rapidement à transformer la situation de travail sur la base de solutions déjà connues » (Ibid, p. 13).

  • 3 L’essai contrôlé randomisé (Randomized Control Trial) est décrit dans la littérature comme la modal (...)

20Ces travaux présentent l’avantage de rencontrer assez facilement les canons scientifiques classiques, et donc les critères de sélection des revues internationales : valider statistiquement des résultats ; mettre en place des protocoles expérimentaux avec groupe contrôle (le « RCT »)3.

21Ce faisant, l’évaluation d’interventions simples conduit à deux types de résultats :

  • elle conclut à l’absence d’effet significatif des interventions ergonomiques sur les symptômes de TMS, bien que l’on puisse avancer que les contraintes liées à certains facteurs de risque aient diminué ;

  • et/ou, elle conclut à un effet plus intéressant d’une modalité d’intervention plus globale par rapport à une modalité d’intervention plus réduite.

22Dans les deux cas de figure, et au regard des connaissances établies, ces résultats étaient tout à fait prédictibles et n’apportent aucune valeur ajoutée à l’état des connaissances sur l’intervention ergonomique. Si l’on fait de la pertinence de l’étude un critère de scientificité, par exemple en suivant Brousselle, Champagne, Contandriopoulos et Hartz (2009) sur la nécessité de modéliser l’intervention où seraient argumentés les liens entre les processus de l’intervention et l’état des connaissances, c’est alors l’excellence scientifique de ces travaux (pourtant retenus comme tels) qui pourrait être discutée.

23Ainsi, les revues de littérature internationale concluent à des effets positifs faibles ou absents des interventions sur la prévention, et attribuent cela à un déficit de rigueur expérimentale des travaux conduits (Cole, Wells, Frazer, Kert, Neumann, Laing, & the Ergonomic Intervention Evaluation Research Group, 2003 ; Driessen, Proper, Anema, Knol, Bongers, & van der Beck, 2011 ; Driessen, Proper, van Tulder, Anema, Bongers, & van der Beck, 2010 ; Rivilis et al., 2008 ; Tuncel, Genaidy, Shell, Salem, Karwowski, Darwish, Noel, & Singh, 2008 ; Wells, 2009).

3.2. La recherche sur les interventions doit s’intéresser aux processus réels conduits

  • 4 Le fait même d’imaginer que des populations puissent être comparables dans un processus d’évaluatio (...)

24L’intervention efficace est nécessairement une intervention située. La singularité des situations et des individus constitue même un parti pris décisif pour la recherche de réponses optimisées aux dysfonctionnements qui sont à l’origine de la demande. Nous identifions là un second paradoxe de la littérature internationale : les études comparent les effets d’une même solution simple sur un grand nombre de salariés qui seraient comparables4, par exemple parce qu’ils travaillent tous devant un écran et dans le secteur bancaire. Ces études ne disent quasiment rien des processus d’intervention conduits : ni du détail de leur contenu, ni des théories sous-jacentes. Il est par exemple fréquent qu’une « formation à l’ergonomie » ait été intégrée à l’intervention évaluée. Mais son contenu, ses objectifs, ses modalités, etc. ne sont quasiment jamais décrits. « La majorité des références présentant l’une ou l’autre des approches présente trop sommairement la démarche d’intervention : on nous présente un portrait global, souvent sans entrer dans les détails de sa mise en œuvre concrète. On est donc peu explicite sur le comment faire ? » (Denis et al., 2005, p. 4).

  • 5 Dans sa version de 1997, le Handbook of Human Factors and Ergonomics intégrait le texte de Wilson e (...)

25Alors que les situations sont toujours singulièrement vécues par les travailleurs qui sont les bénéficiaires de l’intervention, ces études leur proposent des transformations limitées (changement d’un seul facteur de la situation, voire de deux) et standardisées (à tous les travailleurs la même solution). De plus, elles n’en disent que trop peu sur les processus de conduite de l’intervention et donc la place que ces travailleurs peuvent y occuper. Si la littérature ergonomique a intégré un courant autour des « participatory ergonomics » soulignant l’enjeu de la « participation » des acteurs à la transformation de leur travail (Kuorinka, 1997), les dispositifs d’intervention associés sont très hétérogènes (Haines & Wilson, 1998). Wilson et Haines (1997) ont proposé des critères pour caractériser les différences. Les processus d’intervention restent globalement peu décrits, et les travailleurs eux-mêmes ne sont parfois que très peu impliqués. Ce constat, posé par St-Vincent et al. (2000) reste tout à fait d’actualité aujourd’hui. Les différences fondamentales d’engagement des acteurs dans l’intervention demeurent cachées derrière le terme banal de « participation ». On peut en trouver quelque allusion du côté de ce qui est parfois nommé l’« intensité de la participation » à l’intervention. La thématique de l’ergonomie participative ou plus largement du processus d’intervention, portée dans les années 2000, semble aujourd’hui revenue largement dans l’ombre au regard de sa disparition des productions de références caractérisant le champ (par exemple Salvendy & Karwowski, 20215), et au regard de son absence de celles en dessinant les enjeux (Dul, Bruder, Buckle, Carayon, Falzon, Marras, Wilson, & van der Doelen, 2012). Nous trouvons cependant aujourd’hui des questionnements très proches des nôtres du côté des « interventions organisationnelles » (Nielsen & Noblet, 2018).

26Plus fondamentalement, l’apparition de l’expression « ergonomie participative » peut être interprétée comme révélatrice de la difficulté à rendre les acteurs protagonistes de l’intervention : dans une approche ergonomique de l’activité, il n’est nul besoin de préciser « participative ». Il y aurait une incohérence théorique majeure à s’y référer sans organiser l’intervention de manière à ce qu’elle offre à ses bénéficiaires supposés la possibilité d’être acteurs du processus d’intervention lui-même. Ainsi, subsiste derrière le terme de « participation » une grande diversité de pratiques de terrain trop peu renseignées.

27Il y a donc là, en creux, une autre caractéristique importante de ce que propose la littérature internationale : les formes de mobilisation ou de « participation » des salariés ne sont pas un critère pertinent de l’évaluation d’une intervention. Nous pouvons alors émettre plusieurs hypothèses :

  1. ces interventions simples ne mobilisent pas ou très peu les acteurs dans la transformation de leurs propres situations de travail. Alors intervenir c’est appliquer des connaissances produites ailleurs sur le fonctionnement humain et implémenter des solutions identifiées de l’extérieur. Le savoir permet aux sachants d’apprécier les transformations pertinentes pour les travailleurs. Nous développerons plus loin le fait que cette conception de l’intervention fonde un paradigme réaliste du rapport du sujet au monde, cohérent avec une ontologie substantialiste.

    • 6 Le non respect du protocole d’intervention établi initialement est une critique fréquente des évalu (...)

    les formes de mobilisation des salariés sont laissées dans l’ombre des publications, car cette mobilisation ne se soumet pas à un protocole expérimental : donner une place aux travailleurs dans le processus d’intervention, c’est nécessairement s’aventurer dans des directions non définissables a priori parce qu’en partie dépendantes du résultat de la rencontre entre des intervenants et des travailleurs6… sauf à « manipuler » cette participation (Westgaard & Winkel, 1997), ce qui reste à nos yeux éthiquement problématique (Coutarel, Daniellou, & Dugué, 2005).

28Ainsi, « la bonne intervention » (c’est-à-dire évaluable expérimentalement) devient celle qui, d’une part, se prive des ajustements rendus pertinents par la meilleure connaissance que l’intervenant construit progressivement à propos du contexte et des acteurs de l’intervention, et celle qui, d’autre part, se passe autant que possible d’une implication ambitieuse des acteurs. Pour l’ergonomie de l’activité, cette situation est très problématique à plusieurs titres :

  • les interventions vécues comme les plus efficaces (participatives, globales et systémiques) sont celles dont on ne peut pas montrer la pertinence. Et les interventions que l’on sait non efficaces sont évaluables scientifiquement, donc publiables, même si l’on conclut ce que l’on savait : il n’y a pas de preuve de leur efficacité ;

  • les processus d’interventions sont largement absents des descriptions produites, de sorte que l’on ne peut discuter ni de la pertinence du modèle sous-jacent à l’intervention au regard de l’état des connaissances (évaluation théorique), ni de la pertinence des ajustements processuels durant l’intervention (évaluation du processus), ni des résultats obtenus sur les protagonistes de l’intervention (évaluation des résultats), ni de la généralisation potentielle de l’intervention à d’autres contextes (évaluation des contextes).

29Cette situation limite fortement notre capacité à progresser sur la connaissance des interventions conduites en milieu de travail et donc à accompagner l’évolution des pratiques professionnelles (Bansal et al., 2012).

3.3. Les interventions qu’il faut évaluer sont des interventions complexes

30Nos développements précédents montrent la nécessité de caractériser l’objet scientifique « intervention » pour discuter des modalités les plus pertinentes de son évaluation. Dans le champ de la santé, les modèles expérimentaux semblent avoir acquis un tel poids qu’ils semblent s’imposer subrepticement à toute problématique. Défendre la diversité des pratiques sous-jacentes au terme « intervention » est ainsi essentielle, car la pertinence des formes d’intervention varie selon l’objet auxquelles elles s’intéressent.

31Ainsi, le consensus scientifique international sur la multifactorialité des conditions de survenue des TMS et des RPS fonde la pertinence des interventions multifactorielles et participatives : l’intervention vise à co-élaborer des modèles complexes des situations concernées, où les relations entre facteurs sont multiples, et à mettre en oeuvre les dynamiques d’acteurs favorables à l’approche globale et cohérente des transformations associées. Ces deux enjeux sont le plus souvent associés dans la démarche d’intervention.

  • 7 Ils ont été développés dans Coutarel et al. (2019).

32Brousselle et al. (2009) soulignent la diversité des protocoles d’évaluation possibles, relativement aux objectifs des intervenants et aux spécificités de l’objet de la recherche. Nous reprenons de ces auteurs l’expression « intervention complexe » : « les nombreux attributs qui caractérisent les interventions complexes empêchent de les analyser comme des interventions simples » (Ibid, p. 43). Ces attributs sont les suivants7 :

  1. La multiplicité des finalités, parfois contradictoires et divergentes.

  2. Une diversité d’acteurs aux rôles, pouvoirs de décision, connaissances… variables, diffus, et largement implicites.

  3. Un nombre important d’activités et de situations de travail, de nombreux acteurs interdépendants, agissant en fonction de logiques différentes, au sein du périmètre d’intervention.

  4. Des horizons temporels imprécis et variables.

  5. Une ouverture sur le contexte externe à l’entreprise qui impacte l’intervention.

  6. Une dépendance de la forme de l’intervention au contexte interne spécifique, lui-même changeant.

  7. La Multiplicité des niveaux d’analyse.

  8. La complexité des relations causales sur lesquelles repose la logique de l’intervention, existence de paradoxes.

  9. La possibilité d’obtenir un même résultat à partir de plusieurs agencements de ressources.

  • 8 Dans la suite du texte, nous utiliserons « intervention » pour « intervention complexe » de manière (...)
  • 9 « L’évaluation des impacts est menée de façon plus rigoureuse par les interventions de type “écourt (...)

33Les interventions ergonomiques relèvent de ces caractéristiques et sont, à ce titre, des interventions complexes8. Ce sont ces interventions que nous devons apprendre à évaluer tant il est évident que la rencontre des critères expérimentaux est alors difficile (Wilson & Haines, 1997)9. Elles font ainsi partie des études exclues des revues de littérature, alors même qu’elles peuvent légitimement apparaître comme très adaptées aux plus récentes connaissances étiologiques. Nielsen et Mariglia (2016) ajoutent que dans le meilleur des cas, les RCTs ne peuvent que renseigner si l’intervention fonctionne ou pas, mais en aucun cas sur l’identification des éléments des interventions qui fonctionnent, pour qui et dans quelles circonstances.

34La gestion par l’intervenant de cette complexité de l’intervention n’est donc pas donnée, réglée ou établie par avance. L’efficacité même de l’intervention est sans doute aussi largement conditionnée par les orientations et reconfigurations de l’intervention au cours de celle-ci. L’expérience de la gestion de cette intervention en relation étroite avec les protagonistes de celle-ci est certainement un objet d’étude sous-estimé. Poser en ces termes l’enjeu de l’efficacité des interventions revient à mettre en avant le thème de la relation dans l’évaluation des interventions et notamment des conditions de reconfiguration de ces dernières.

4. L’évaluation de l’intervention est fondée par l’ontologie de référence

35Intervenir, c’est toujours « intervenir dans la vie des autres » (Schwartz, 2007). Plus encore : il n’existe pas de recherche de terrain qui ne soit pas intervention… dans la vie des autres. Les postures scientifiques ne se distinguent donc pas par le fait qu’il y aurait des interventions ou pas. Elles se distinguent par le fait que les intervenants peuvent chercher à minimiser ou à optimiser les effets transformatifs de l’intervention. Dans le premier cas, l’intervention relève avant tout d’un projet d’étude. Dans le second cas, ils peuvent chercher explicitement à mettre en mouvement l’objet de la recherche, donc à le trans-former pour mieux en cerner et concevoir simultanément les caractéristiques, grâce au passage d’une forme à l’autre. Les dispositifs de recherche impactent toujours les milieux dans lesquels ils s’inscrivent, de sorte qu’il est impossible à tout chercheur de prétendre ne pas transformer son objet par sa présence.

36Ainsi, une recherche de terrain peut se situer entre deux postures en tension :

  • contrôler le « facteur humain » pour produire des connaissances sur une réalité la plus indépendante possible de l’expérience humaine, notamment de celle du ou des chercheurs ;

  • transformer les relations entre les protagonistes de, dans et par l’intervention, car le vécu et la santé ne se situent jamais en dehors de l’expérience qu’en construit l’individu.

37Derrière ces postures se cachent aussi des objets scientifiques différents : les interventions simples prennent pour objet central l’effet de la modification d’un élément de l’environnement (donc élément extérieur aux sujets) sur l’évolution de certains symptômes de santé des acteurs. Les interventions complexes ont pour objet central le processus par lequel sont construites de nouvelles relations entre les individus (et donc les choses) et les effets de ces nouvelles relations sur la transformation du travail. Nous souhaitons montrer que ces deux postures relèvent de deux ontologies distinctes, fondant le rapport du sujet au monde (et donc ce qu’est « être »), rapport depuis lequel seulement peut s’apprécier une intervention.

4.1. L’intervention ergonomique relève d’une ontologie relationnelle parce qu’elle constitue pour ses protagonistes l’occasion extra‑ordinaire de construire une autre expérience du rapport au milieu

38Si intervenir, c’est intervenir dans la vie des autres, alors il n’existe pas d’intervention ergonomique qui n’intègre pas comme question centrale celle de la relation : relations entre les acteurs de l’organisation dans laquelle se conduit l’intervention, relations de l’intervenant lui-même aux acteurs, etc. « Dans une ontologie relationnelle, ce ne sont plus les entités déterminées qui sont premières, mais les relations » (Collomb, 2011, p. 5). Les relations qui nous intéresseront ici sont de deux natures : la relation du sujet à son monde, et, nous le développerons plus loin, la relation entre les composantes de l’évaluation.

39De manière très pragmatique, l’ergonome ne transforme que très rarement lui-même les situations qui font l’objet de la demande initiale qui lui est adressée et à partir de laquelle l’intervention est co-construite : les opérateurs, les ingénieurs, les architectes, etc., sont ceux qui transforment les situations de travail ou d’usage. La contribution de l’ergonome est d’une autre nature : il accompagne une nouvelle problématisation des questions, il permet de faire travailler ensemble certains acteurs, il œuvre à faire advenir des projets de réponses co-construits. Ainsi, l’ergonome s’inscrit toujours dans une activité de conseil, face à une demande. Il s’inscrit dans « une relation de service [qui] procède de l’intersubjectivité. Cela signifie que la capacité de l’agent [l’ergonome] à entrer en coopération avec le bénéficiaire passe par sa capacité à le rencontrer comme sujet » (Hubault, 2021, p. 229). Les situations qu’il transforme directement sont les situations directement liées au processus de son intervention, sortes de « situations intermédiaires de conception » : par l’expérience de l’intervention que les protagonistes de celle-ci construisent dans les espaces-temps ainsi institués, l’ergonome accompagne des acteurs vers la construction d’un nouveau regard et donc vers certains types de réponses nouvelles, que d’autres que lui mettront directement en oeuvre. Il accompagnera potentiellement la simulation des solutions, la validation des nouvelles situations, la prise de conscience de la nécessité de poursuivre le processus au-delà de l’intervention, pour une amélioration continue de l’organisation, qui réponde aux angles morts de la dernière intervention, et nourrisse durablement la contribution des acteurs à l’évolution de leur propre milieu de vie au travail. L’intervention est, pour l’ergonome, l’occasion de construire une autre expérience de l’organisation, via le dispositif extra-ordinaire qu’autorise la présence du tiers intervenant ; expérience qu’il souhaite suffisamment bouleversante pour engager chaque protagoniste dans une relation nouvelle et durable à son environnement professionnel.

4.2. Les principes d’une ontologie relationnelle

  • 10 Ces principes sont largement défendus et développés, notamment par Bateson (1977), James (1950) ou (...)

40L’ontologie relationnelle est définie par une conception de l’être fondée avant tout sur sa relation au monde, et non les caractéristiques intrinsèques des entités de cette relation. Dittmar (2013, p. 3) qualifie « le fait originaire de la liaison sensible et première de l’individu au monde ». Les entités se spécifient mutuellement par la relation. La conception dualiste est ainsi récusée : le vivant n’est ni une entité qui doit s’intégrer dans un milieu, ni une production de ce milieu ; il est contemporain de ce rapport et ne fait finalement qu’un avec lui10.

41Nous souhaitons présenter ici quelques principes structurants de cette ontologie relationnelle, notamment parce qu’ils auront des conséquences sur la manière de conceptualiser l’intervention (Coutarel, Récopé, Compan, & Monéger, à paraître).

  • 11 Le champ scientifique en est un bon exemple. En instituant des épreuves (l’exposition aux pairs via (...)
  • 12 L’ontologie substantialiste postule le primat des entités sur la relation. Il procède d’un dualisme (...)

42Tout d’abord, l’ontologie relationnelle postule l’existence d’un monde propre au sujet. Autrement dit, l’activité se construit en référence à des critères signifiants propres, qui distinguent le monde du sujet des mondes des autres sujets, et de l’environnement objectif qui les accueillerait tous. Il n’y a donc pas de référence commune donnée ou appréhendable, qui serait définissable en dehors de l’expérience du sujet. C’est la convergence des mondes propres, essentiellement via des dynamiques collectives éventuellement instrumentées, qui construit une objectivité, c’est-à-dire ce qui est admis par une communauté comme fiable et n’étant pas la seule production d’un sujet11. À l’opposé d’une épistémologie substantialiste12, le monde n’est pas postulé connaissable en dehors de l’expérience individuelle et collective que nous en faisons. Tout outil (y compris de mesure scientifique) cristallise l’histoire de l’expérience humaine, dont il est l’héritage, à la fois ressource et contrainte pour l’action. Les outils sont développés pour répondre aux projets humains. Nous ne mesurons pas ce que nous ne cherchons pas. L’Homme ne peut concevoir des outils, éventuellement très difficiles et coûteux à construire, que s’il cherche à le faire. Cela ne garantit pas qu’il y parviendra, mais à l’exception de quelques cas de découvertes hasardeuses, il ne trouvera pas ce qu’il ne cherche pas.

43Cette ontologie est donc relationnelle (Goddard, 2003 ; Penelaud, 2010) : s’il existe un monde extérieur, on ne peut pas le caractériser par des attributs, mais seulement par un spectre de potentialités qui s’actualisent au sein de couplages historiquement construits par les individus. Ces potentialités d’action organisent le monde propre du sujet, compte tenu de ce qui lui importe, de ce qui vaut le plus pour lui en situation, en intégrant bien sûr aussi, d’une manière ou d’une autre, plus ou moins importante, ce que son milieu attend de lui. Dans cette perspective, l’attention est davantage portée aux critères qui organisent la perception, qu’aux caractéristiques (et éventuellement aux limites) des modalités perceptives (types ou flux d’informations que nos sens sont capables de gérer), qui sont par ailleurs dépassables dans de nombreux domaines par nombre d’outils. Le milieu, le monde propre du sujet, diffère toujours de l’environnement caractérisable par un observateur extérieur (Maturana & Varela, 1994 ; Varela, 1997). Du point de vue philosophique, c’est une vision qui renvoie à l’apparaître, instantanément signifiant, à la phénoménalité et non à une objectivité classique (Récopé, Fache, Beaujouan, Coutarel, & Rix-Lièvre, 2019 ; Rix-Lièvre, 2011).

44Cette position adopte une vision proscriptive (Varela, 1989) : les trajectoires de vies possibles sont très nombreuses, à l’exception de certaines qui sont interdites. Cette vision englobe les temporalités des espèces (évolution), des structures sociales (culture) et des individus (ontogenèse). En résulte une extrême diversité de modes de vie viables, une multiplicité de voies évolutives, qui s’avèrent possibles dès lors qu’elles satisfont une seule exigence principale : la viabilité.

  • 13 Il en résulte que l’information n’est pas non plus une substance existant en elle-même, elle a touj (...)

45La cognition est création de signification et de sens, en vertu de sa capacité à constituer des régularités et des catégories constitutives de l’expérience. Les connaissances correspondent aux catégories qui organisent les actions et assurent la recherche d’informations pertinentes, selon la perspective de l’acteur. L’information est relationnelle : elle est in-formati, c’est-à-dire formée au sein du couplage spécifique individu-environnement, donc du milieu13. Elle correspond à tous les indices, repères et signes qui, du point de vue de l’acteur, sont susceptibles de l’aider à diminuer les risques d’échec de son action et réciproquement d’en augmenter les chances de succès (Récopé, 2019). Il est nécessaire de rompre avec l’attitude naturelle (Husserl, 1985), qui est la croyance, spontanée et naïve, laissant penser que la réalité est celle que nous percevons ; ainsi, par exemple, « nos cultures hallucinées confondent le réel avec l’idée qu’elles se font du réel » (Cyrulnik, 2000, p. 248).

46Chaque mode de vie instaure ses normes de bonne ou mauvaise vie ; le monde perçu est un monde d’appréciation. Par exemple, Le concept d’espace d’actions encouragées (Reed & Bril, 1996) propose que chaque culture se caractérise par les pratiques qu’elle valorise et attend de ses membres, et réciproquement par celles qu’elle rejette ou prohibe. L’identité n’est pas une fermeture à l’environnement, elle est une frontière poreuse et sélective permettant de se constituer, à la fois sujet et monde. Ces échanges constituent son domaine d’interactions, un domaine de pertinence propre qui constitue son monde (Weber & Varela, 2002). Dès 1952, Canguilhem évoquait le caractère autopoïétique du vivant (2003, p. 28), où le propre du vivant est de se produire soi-même : « L’organisme est considéré comme un être à qui tout ne peut pas être imposé, parce que son existence comme organisme consiste à se proposer lui-même aux choses, selon certaines orientations qui lui sont propres » (1966/2007, p. 183). « Le milieu propre de l’homme c’est le monde de sa perception, c’est-à-dire le champ de son expérience pragmatique où ses actions, orientées et réglées par les valeurs immanentes aux tendances, découpent des objets qualifiés, les situent les uns par rapport aux autres et tous par rapport à lui. En sorte que l’environnement auquel il est censé réagir se trouve originellement centré sur lui et par lui » (Ibid., p. 195). La tendance vers est le nom que des psychologues (Burloud, 1938 ; Pradines, 1948) ont donné à toute modalité de relation vitale et dynamique entre un vivant et son milieu (Récopé, 2007).

  • 14 C’est en cela que le sujet se trouve en souffrance si les possibilités qu’il perçoit d’être pour qu (...)

47Le vivant est autonome au sens où il s’autoconstitut en tant qu’entité se conservant et se régénérant en permanence. L’être vivant est toujours le même, bien qu’il renouvelle constamment ses composants (Jonas, 2001). Il génère lui-même ses propres fins et objectifs, et obéit à ses propres lois plutôt qu’aux instructions de son environnement14. Ceci est le fondement de sa cohérence globale et de ses comportements propres qui attestent une identité à l’œuvre (Courtial, 2009). Ce processus relève d’une assimilation (Piaget, 1967) : les interactions avec l’extérieur dépendent, au moment considéré, davantage des caractéristiques d’une organisation vivante préalable que des prétendues caractéristiques d’un environnement externe. L’autonomie n’est pas autarcie : les échanges avec l’environnement sont indispensables au sujet. Le vivant et son monde s’affectent réciproquement. Ils co-adviennent simultanément, reliés l’un à l’autre par leur couplage (Penelaud, 2010). L’histoire de leurs interactions récurrentes conduit à leur co-détermination, c’est cette récurrence qui permet l’avènement des régularités cognitives (Varela, 2010).

48Le sujet est normatif. Ainsi, tout vivant « ne répond aux sollicitations du monde extérieur qu’en fonction des normes propres de [son] organisme » (Barbaras, 2003, p. 143). « Sous quelque forme implicite ou explicite que ce soit, des normes réfèrent le réel à des valeurs, expriment des discriminations de qualités conformément à l’opposition polaire d’un positif et d’un négatif » (Canguilhem, 2007, p. 178). Les normes déterminent donc notre sensibilité, c’est-à-dire notre manière de nous orienter et d’interagir avec les objets, événements ou personnes (Varela, Thompson, & Rosch, 1993). Ainsi, dans ses échanges avec l’environnement, le sujet tend à faire advenir un milieu favorable à ses orientations propres. Comme tout espace social, cet environnement est porteur de normes produites par d’autres, léguées par l’histoire, et constitutives d’un espace de normalisation des conduites. C’est ce que Schwartz (2010) nomme les dramatiques de l’usage de soi : entre usage de soi par soi et usage de soi par les autres, où normativité et normalisation traduisent la relation asymétrique du sujet à son environnement.

49Agir, c’est intervenir conformément à ses normes d’activité pour transformer un environnement (humain, matériel, etc.), et faire advenir un milieu (ou monde propre) possédant des qualités pertinentes, parce que perçues comme des réponses aux insatisfactions vécues. Seules les normes propres du vivant permettent de rendre compte de ses comportements privilégiés dans des situations analogues (Canguilhem, 1966/2007), de son « comportement propre » (Varela, 1989, p. 227), de cette régularité dans la conduite face à certaines classes de situations. Cette signification dominante oriente principalement l’action et constitue la voie d’individuation située (Simondon, 2005) et privilégiée de l’acteur. Si Robert et Béguin (2021) n’utilisent par le terme « relationnel », l’ontologie qu’ils défendent en s’appuyant sur Ingold nous semble proche : « Ingold développe en effet une ontologie du vivant où le faire est compris comme un processus de croissance par lequel les choses se tissent pour vivre » (Ibid., p. 13). Ce sont bien des relations que l’activité travaille, des liens qui sans cette activité n’apparaitraient pas. « De ce point de vue, le milieu n’apparait plus comme un espace, mais plutôt comme un champ d’expérience » (Ibid., p. 13).

4.3. Si la problématique du champ de l’action est au cœur des approches de l’activité de travail, les fondements ontologiques sont rarement explicités

  • 15 Ces auteurs contemporains revendiquent eux-mêmes des filiations scientifiques pour partie distincte (...)
  • 16 Voir aussi Daniellou et Rabardel (2005).

50L’ergonomie, y compris dans le courant de l’ergonomie de l’activité, ne propose pas de théorisation propre de l’activité : les théories de l’activité, auxquelles les ergonomes peuvent référer leur action et à l’élaboration desquelles certains ont pu parfois contribuer, sont ainsi plurielles. Les plus fréquentes sont certainement la psychodynamique et la figure de C. Dejours, la clinique de l’activité et Y. Clot, l’ergologie de Y. Schwartz, la théorie instrumentale de P. Rabardel, et la théorie de l’activité de Engeström15. Cette diversité est certainement une ressource, qui est aussi probablement insuffisamment travaillée du point de vue des différences qu’elles engagent dans la conception et le pilotage de l’intervention ergonomique. Ceci étant, notre propos est ailleurs : les ergonomes se retrouvent aussi autour d’un certain nombre de caractéristiques de l’activité qui fondent un sujet agissant, en relation avec un environnement. Nous nous hasardons ici à en énumérer quelques-unes16 :

  • l’unité de l’être, qui convoque la pluridisciplinarité ;

  • la dialectique prescrit-réel, qui fonde l’énigme dans laquelle s’ancre l’enquête ergonomique ;

  • la direction de son activité par le sujet lui-même, un sujet agissant, producteur de ses propres règles, en plus d’être le destinataire de prescriptions adressées par d’autres ;

  • la régulation des situations, qui place l’opérateur en agent essentiel de la performance ;

  • la dialectique santé-performance, qui oblige à traiter toute question de santé comme une question de performance et inversement. La santé déborde la sécurité ou la préservation de l’intégrité. Les performances concernées sont potentiellement multiples, et l’instruction des performances qui comptent est au cœur de l’enquête ;

  • la reconnaissance d’une subjectivité à l’œuvre par l’activité, qui justifie l’association des méthodes d’observations et d’entretiens pour saisir ce qui ne se voit pas et ne se fait pas, et qui compte cependant tant dans le vécu du travail ;

  • l’interpénétration de l’individu et du social, qui fixe l’exigence d’analyse sur différents plans (l’invidu, le collectif, l’organisation, la culture), et parfois (et peut-être de plus en plus) au-delà du périmètre du travail, au niveau du territoire ;

  • l’activité n’est pas prédictible, mais les ergonomes simulent une activité future probable pour concevoir des situations jugées favorables.

51Ce patrimoine commun fonde l’intervention ergonomique comme participative et systémique, et comme enquête (Coutarel, Pueyo, Lacomblez, Delgoulet, & Barthe, 2021). L’approche ergonomique de l’activité accorde une place centrale à l’action et à l’accroissement du champ de celle-ci. L’ergonomie situe d’ailleurs fréquemment en cet endroit les conditions d’effets durables des interventions face aux changements fréquents du travail qui rendent plus vite obsolètes les situations conçues quand durent plus sûrement les possiblités d’action acquises par les protagonistes (Coutarel & Petit, 2015). À l’appui de théories, mais également à partir de ce que le contexte d’intervention permet de mettre en œuvre, la modalité privilégiée de cet accroissement par l’intervention va différer.

52Pour Wisner (1997, p. 250) « l’élargissement du champ des actions est une des caractéristiques typique et fondamentale du développement humain. […] La compétence des travailleurs est très liée à leur capacité de changer de registre selon les circonstances ». Cette problématique du champ de l’action n’est pas propre à l’ergonomie. En psychologie du travail, l’acceptation des technologies est ainsi associée à une extension des capacités d’actions situées (Bobilier-Chaumont, 2013). La clinique de l’activité (Clot, Prot, & Werthe, 2001) développe un outillage conceptuel et méthodologique spécifique, où la question de l’extension du rayon de l’activité, le pouvoir d’agir (Clot, 2008), reste le centre de gravité. En sociologie du travail, les relations entre les capacités d’action individuelles et la gouvernance, ou encore le pouvoir restent aussi un thème central pour les auteurs s’intéressant à l’activité. Flocco, Durand, Dubet, Lallement et Linhart (2014, p. 13) insistent sur l’intérêt de « donner à voir les capacités, inégalement réparties il est vrai, dont disposent les travailleurs pour composer et recomposer des espaces destinés à déployer un travail qui trouve en lui-même sa propre finalité ». Linhart (2015, p. 21) lie cette dimension à la relation salariale pour expliquer certaines situations où « l’employeur a toute latitude pour décider de la façon dont il veut organiser ce temps qu’il a payé, en fonction de ses objectifs de performance, de qualité et de productivité. Il y a là incontestablement une négation de la professionnalité des salariés subordonnés et de leur capacité à intervenir sur la façon dont leur travail doit s’effectuer pour être efficace ». Bidet et Vatin (2016, p. 18) invitent à « penser le travail comme une activité technicienne, donc productive, car la technicité humaine ne cesse de transformer son environnement en cherchant à y produire des effets utiles ».

53Si les propositions théoriques diffèrent en éclairant de manières spécifiques les phénomènes du travail, le rapport aux possibilités d’agir, à la fois et indissociablement individuel, social et historique, reste un axe commun d’interpellation. L’autre point commun de ces propositions est de situer ces capacités d’action dans un rapport asymétrique à l’environnement : Clot, Bonnefond, Bonnemain et Zittoun (2021) proposent de réhabiliter le conflit pour améliorer la qualité du travail. Ils mettent en avant différentes interventions visant à optimiser le soutien aux disputes sur la qualité, comme moyen de faire advenir d’autres relations au travail, où « un maximum de professionnels [pourraient] prendre leurs propres responsabilités […] se déterminer. » (p. 199). La clinique de l’activité parait à nos yeux, le courant qui développe le plus, à la fois théoriquement et pragmatiquement pour l’intervention, cet ancrage ontologique relationnel : la relation conflictuelle du sujet à son environnement y est centrale, facteur de développement des individus, à certaines conditions testées par les dispositifs d’intervention optimisés pour produire ces effets-là. En ergonomie, bien que moins étayée, on retrouve aussi cet ancrage : dans la dialectique fondatrice entre le travail réel et le travail prescrit, ou encore dans l’ergonomie « contradictorielle » de Pierre Cazamian (Cazamian, Hubault, & Noulin, 1996). « L’activité est une insubordination qui signe sa fondamentale inaliénalibilité » (Hubault, 2021, p. 231). La revendication de plus en plus assumée d’une ergonomie développementale (Béguin, 2010 ; Falzon, 2015) va certainement pousser la discipline à affiner son propre positionnement sur ce qu’est le développement visé par l’intervention ergonomique et donc les dispositifs d’intervention qui optimisent ces effets-là, et ceux, autres, que la posture particulière des ergonomes dans les projets les invite aussi à assumer. Nous pensons que la réflexion sur l’évaluation des interventions peut constituer une voie pour cela. En attendant, il nous faut bien reconnaître que dans le discours des ergonomes, les choses sont parfois imprécises ou ambiguës : « le travail réel », l’« activité réelle », le « réel du travail » sont des expressions fréquentes du vocabulaire ergonomique, et pour beaucoup, l’analyse ergonomique du travail serait le moyen de dé-couvrir ou dé-voiler cette réalité du travail, qui, une fois visible, permettrait d’en concevoir les moyens adaptés. Si l’« activité réelle » n’est pas appréhendée comme un concept, permettant d’analyser [l’expérience] du travail selon certains partis pris théoriques, l’ontologie substantialiste pointe immédiatement : l’ergonome devient capable par une analyse bien conduite d’épuiser les facettes de l’objet étudié et ainsi de dé-voiler la réalité du travail. Cette affirmation est problématique pour deux raisons :

  1. aussi globale et systémique soit elle, toute analyse du travail par l’activité procède de la réduction (certes, plus ou moins importante), propre à toute activité de modélisation et de problématisation. Il demeurera donc toujours des dimensions non étudiées du travail ;

  2. cette réalité n’est accessible que par le moyen de l’expérience, dont nous avons avancé plus haut qu’elle procède d’une construction propre de son monde.

54Ainsi, cette réalité extérieure, y compris dans l’hypothèse où elle serait saisissable, n’est pas la cible première de l’intervention. La maxime qui définit « l’adaptation du travail à l’Homme, et pas l’inverse » porte cette même ambiguïté d’un travail qui pourrait être appréhendé et transformé en dehors de l’expérience que le sujet en fait. Le terme d’« environnement capacitant » (Falzon, 2005) semble aussi poser essentiellement en dehors de l’individu les conditions d’un déploiement des capacités du sujet. Nous notons d’ailleurs avec Barcellini (2017) que les travaux les plus récents sur cette voie positionnent l’adjectif « capacitant » comme qualificatif du terme « intervention » : une intervention qui vise de développement des capacités d’une organisation, où, la question des relations entre les acteurs est centrale. D’autres propositions s’inscrivent encore plus explicitement dans une ontologie relationnelle : « L’Homme n’est pas intégrable, on ne peut pas le “prendre en compte” : il est opposable, confrontable ; il instruit par sa présence même un espace forcément politique dans lequel s’arbitre un pouvoir dont il revient à l’ergonomie de reconnaître les formes pratiques dans le travail » (Hubault, 2007, p. 79). Robert et Béguin (2021) réaffirment cette dimension politique de l’activité, notamment quand celle-ci se pose en termes de territoire.

55Malgré et avec tout cela, la problématique du champ de l’action questionne toujours la relation du sujet à l’environnement, et plus précisément à un monde propre agencé des signifiés pertinents pour lui. Les principes ontologiques restent néanmoins le plus souvent implicites. Dujarier (2016, p. 114) propose un constat similaire : « reconnaître que travailler est une action, doublée d’une activité vitale est un présupposé anthropologique. Ce point de vue constitue sans doute le fil invisible, mais solide qui relie l’anthropotechnique maussienne, l’ergologie, l’ergonomie de langue française, comme la sociologie et les psychologies cliniques du travail qui inscrivent leurs travaux dans l’héritage canguilhémien ».

5. Orientations pour l’évaluation des interventions ergonomiques

5.1. Ontologie relationnelle et évaluation des interventions ergonomiques

56Rendre explicite l’ontologie relationnelle présente un avantage essentiel : si les théories nous offrent des perspectives d’action variées, inscrites dans des histoires disciplinaires et des champs d’exercices professionnels différents – c’est en cela qu’elles font ressource –, l’ontologie donne un cap. L’ontologie relationnelle institue le couplage sujet-environnement (via la construction de son milieu) comme incontournable de toute approche de l’activité. L’expérience, relation incarnée et historique d’un sujet à son monde, devient alors un objet essentiel. Ne pas porter une attention suffisante aux contextes et aux processus d’intervention lors de l’évaluation de cette dernière consiste donc à ignorer les couplages, ou, dit autrement, à laisser dans l’ombre les relations et expériences rendues possibles par l’intervention et ayant produit les résultats.

57Ceci implique que les connaissances produites par l’analyse du sujet (ou de certaines de ses caractéristiques) indépendamment de son milieu, et par l’analyse de l’environnement indépendamment du milieu du sujet, présentent des limites importantes et à considérer dans tout projet de transformation : elles laissent de côté ce qu’est fondamentalement « être ». Si cette réduction peut être justifiée pour certains projets (par exemple quand l’exposition à une nuisance est telle qu’elle sera dangereuse quelle que soit l’activité), elle ne l’est pas pour les projets de prévention des TMS et des RPS, pour lesquels la santé se construit essentiellement dans la relation aux autres, directement et indirectement. L’intervention ergonomique, projet de transformation à part entière, viserait donc à construire et transformer des expériences. Cette expérience de l’intervention devient alors un objectif central (donc un effet à évaluer) et critère organisateur du processus d’intervention.

58L’ontologie de référence nous parait donc essentielle pour évaluer une intervention, car :

  • elle dessine l’horizon commun des propositions théoriques diverses concernant l’activité, quand les débats internes aux champs scientifiques oeuvrent le plus souvent à les différencier – ce qui est aussi essentiel par ailleurs ;

  • elle rappelle à l’ergonome ce que vise fondamentalement son intervention, face aux heurts et fracas de l’expérience d’intervenir. Quand le dispositif semble s’effondrer du fait d’un changement d’acteurs ou de contexte, quand ce qui était acquis par les premiers temps de l’intervention est subitement remis en cause, etc., elle rappelle ce qui est fondamentalement en jeu, pour imaginer d’autres réponses et chemins au contexte dégradé.

59La posture ontologique est donc nécessaire pour concevoir l’évaluation de l’intervention. Elle constitue un cadre d’analyse des dispositifs d’intervention. Il existe bien sûr des contextes d’intervention où l’ergonomie praticable ne s’ancre que peu dans les principes décrits plus hauts, et ces interventions sont certainement utiles pour bien des raisons. Nous mettons ici en exergue que l’ontologie propose un cadre différent d’analyse de ces interventions et offre ainsi des prises nouvelles à l’activité réflexive des praticiens, quant à la portée des résultats, quant à ce qui aurait pu malgré tout être tenté ou optimisé, quant à la valorisation de résultats non attendus, mais bien présents, quant à ce qu’il pourrait être utile de négocier la prochaine fois, etc.

60Les principes de l’ontologie relationnelle exposée plus haut ont donc des conséquences sur la manière de penser l’évaluation de l’intervention. Les déclinaisons suivantes radicalisent les exigences d’une ontologie relationnelle à l’adresse de l’intervention ergonomique :

    • 17 Si le monde est centré par le sujet, alors par définition l’idée de monde commun est ambigüe, et co (...)

    L’existence d’un monde propre au sujet pose à l’ergonome la question des mondes propres en présence, des rationalités à l’œuvre et de leurs relations dans un système organisé. Geslin (1999) et Béguin (2004) ont notamment développé des propositions en ce sens. Nous ne retenons cependant pas, le terme de « monde commun » auquel pourrait contribuer l’analyse du travail par le rôle d’objectivation qu’elle tiendrait, selon Béguin (2004). Ce terme nous semble contradictoire avec l’idée des mondes propres, telle que développée plus haut. L’orientation de l’activité, la centration du monde par le sujet, organise pour chacun un champ des souhaitables qui ne peut être homogène17.

  • Il n’y a pas de raison pour que les champs des souhaitables en présence convergent, ni spontanément et encore moins totalement. La présence de mondes propres pose la question de l’action collective via l’intervention, et donc la contribution de cette dernière à la réduction des étrangetés des mondes propres. L’intervention œuvre à une convergence suffisante et nécessaire des mondes, nécessaire à toute entreprise collective organisée, qui articule des acteurs, des espaces, des temps, etc. Les productions qui jalonnent l’intervention sont des objets intermédiaires qui peuvent être pensés pour favoriser cette convergence des mondes. Le dialogue autour de ces objets intermédiaires de l’intervention, comme moyen de cette convergence, semble alors devoir tenir une place importante, tant la fonction du langage réside précisément à faire advenir la pensée (Clot et al., 2021 ; Davezies, 2021).

  • La convergence des mondes des sujets pose l’intervention comme une expérience à part entière : l’épreuve de soi aux autres, comme moyen de partager suffisamment avec les autres – la convergence n’est pas superposition. L’intervention engage donc ses protagonistes, y compris dans le champ des affects et des valeurs. L’ergonome doit se préparer à recevoir l’expression des émotions (des différents protagonistes de l’intervention, dont lui) (Van de Weerdt et al., 2017), que convoque cette expérience, pour en faire quelque chose d’utile à l’intervention (Bonnemain, 2019). On peut considérer que sur ce plan, l’ergonomie a encore assez peu élaboré.

  • La caractérisation de ce qui fait convergence entre les mondes propres procède d’un processus interne aux sujets, qui peut être soutenu et accompagné par le processus d’intervention. Habituellement, cette convergence est formalisée par l’organisation du travail en termes de prescription. Il s’agit de définir, éventuellement ensemble et de manière riche, ce qu’il convient de faire dans telle circonstance. L’ontologie relationnelle nous invite à expérimenter une autre manière d’envisager cette convergence : à partir de ce qui n’est pas possible, parce que n’assurant pas la viabilité du système de travail et/ou des individus. Cette vision proscriptive, en s’entendant sur l’impossible, pourrait autoriser un plus grand nombre de possibilités d’actions, soutenir les initiatives et la créativité qui font tant défaut à nos organisations contemporaines qui portent paradoxalement et simultanément au plus haut l’enjeu d’innovation. Nous ne connaissons pas d’exemple d’intervention qui ait pu expérimenter cette voie‑là.

  • Mondes propres et convergence des mondes imposent de penser l’autonomie dans sa relation aux autres. Dans de trop nombreuses organisations, l’« autonomisation » des opérateurs confine à l’abandon de ces derniers. Il en va de même pour la conception de « technologies autonomes » : si l’autonomie prétendue dispense surtout les concepteurs de penser les relations au système socio-technique, ces relations s’imposent toujours in fine aux exploitants, qui, du fait des possibilités limitées de leur action en bout du processus de conception en viennent à implanter ces technologies dans des conditions dégradées. L’autonomie ne peut être que relative, et elle est un mirage quand elle ne s’accompagne pas d’une élaboration à propos de ce qui lie. S’entendre sur l’impossible est une manière de travailler la relation.

  • L’intervention ergonomique est enquête, au sens où il s’agit toujours de construire une réponse non connue par avance à une situation insatisfaisante qui déclenche l’intervention (Lorino, 2018). Cette enquête est fondée sur une double expérience : celle du travail et celle de l’intervention – l’expérience étant déterminée par la « sensibilité à » (Récopé et al., 2019), c’est-à-dire par la norme prévalente d’activité qui oriente et organise l’action.

    • 18 « Formation » est ici à prendre au sens le plus commun : dans les interventions en question, la sol (...)

    L’intervention est une enquête collective qui est organisée par l’ergonome, qui œuvre lui-même à ce que progressivement les acteurs du milieu la fassent leur. Derrière le terme de participation, nous l’avons vu plus haut, il existe des modes d’engagements très variés dans l’intervention. L’ergonomie gagnerait à mieux caractériser ces modes d’engagement divers, et de fait, à mieux caractériser la/les posture/s, éventuellement évolutives, de l’ergonome dans le pilotage de l’intervention, entre une posture où son expertise repose avant tout sur ses connaissances des connaissances générales sur le fonctionnement humain (les « facteurs humains »), et une posture où son expertise repose d’abord sur sa connaissance des conditions favorables à l’émergence de nouvelles relations entre acteurs (et donc de nouveaux devenirs). Cromer, Bonnemain, & Coutarel (à paraître) développent une réflexion en ce sens à partir des rôles construits des protagonistes par l’intervention ergonomique. Denis et al. (2005) ont déjà montré dans une revue de littérature les postures différentes des intervenants associées à des types d’interventions : un rôle de collaborateur/accompagnateur pour les interventions de type « complète » ; un rôle d’« expert, qui mène l’intervention de manière autonome » pour les interventions de type « écourtée » ; et, un rôle de « formateur »18 pour les interventions « clés en main ». Les interventions ergonomiques complexes s’inscrivent dans les interventions de types « complètes », au sens où elles mettent en œuvre le plus souvent l’ensemble des étapes de la démarche d’intervention mobilisées par Denis et al. Néanmoins, la poursuite du travail de catégorisation nous semble nécessaire : il y a certainement différentes manières et degrés de collaboration possibles, ou d’accompagnements possibles.

61Nous défendons le fait que cette ontologie relationnelle est sous-jacente à de nombreuses approches de l’activité, en ergonomie comme dans des disciplines connexes. Cependant, parce que rarement explicites, toutes les conclusions ne peuvent en être tirées. Ceci est particulièrement important lorsque le questionnement porte sur l’évaluation des interventions ergonomiques. Nous rejoignons ici une nouvelle fois Hubault (2021) lorsqu’il défend la dimension politique de l’activité de l’ergonome et donc de l’évaluation de son intervention. Il n’est pas de questionnement plus politique que celui de s’interroger sur la nature des relations que tente de soutenir une intervention, à partir d’une conception explicite du rapport du sujet au monde (une ontologie), qui confère à cette évaluation sa boussole.

  • 19 L’ergonomie de l’activité ne peut selon nous être réduite à la prise en compte du « travail réel » (...)

62Les connaissances dont l’ergonome dispose d’une part, et qu’il peut construire par l’analyse du travail d’autre part, peuvent lui permettre d’être un acteur important des processus de conception, y compris quand les dynamiques participatives ne peuvent pas être mises en place avec les acteurs principaux des futures situations conçues. Cela ne constitue pas un obstacle fondamental à l’approche relationnelle, dans le sens où les partenaires de la conception sont des acteurs avec lesquels l’ergonome construit aussi une expérience. Dans la pratique, du fait des formes de collaborations habituellement mises en œuvre par les concepteurs entre eux, des échéances toujours serrées et des engagements financiers associés, il n’est pas toujours possible de construire cette relation, au sens d’une transformation de l’expérience telle que nous l’avons développée plus haut. Identifier les contextes d’intervention dans lesquels le travail de la relation est difficile est une contribution utile à l’ergonomie. Concevoir des conditions favorables à l’activité future probable est aussi une contribution utile des ergonomes à l’amélioration des conditions de travail. Nous ne récusons donc pas l’intérêt de ces interventions. Nous soulignons que leur évaluation ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la relation, notamment quand ces interventions se revendiquent d’une ergonomie de l’activité19.

63Assumer cette posture relationnelle, c’est nécessairement placer au centre du questionnement sur l’évaluation des interventions la question des relations que l’intervention contribue à construire : avec qui ? Entre qui ? Pour quels effets ? Sur quelle durée ? Il s’agit alors de rendre compte, de manière détaillée et étayée, de ces dynamiques d’acteurs que les dispositifs d’intervention cherchent à produire. C’est sur ce plan-là que la littérature scientifique internationale présentée au début de cet article est en défaut : en se centrant sur des interventions simples qui ignorent la dimension relationnelle de l’intervention, elle passe à côté des questions les plus essentielles pour l’amélioration des connaissances sur les pratiques : qu’est-ce qui fonctionne, pour qui et dans quelles circonstances ? (Nielsen & Noblet, 2018). Ainsi, la réflexivité collective est privée de données plus précises pour renseigner les dimensions pertinentes d’une intervention, et comparer les interventions entre elles.

5.2. Vers des études de cas multiples : pour une évaluation réaliste adossée à l’expérience

64Les développements précédents nous ont permis de caractériser plus précisément la nature de l’intervention, loin d’une application de connaissances ou de méthodes. La pertinence des modalités d’évaluation de l’intervention dépend de cette nature complexe, qu’il s’agit de mieux comprendre : qu’est-ce qui produit tel type de résultats dans tel type de contexte ? Dans le cadre d’une ontologie relationnelle, l’expérience du sujet à son monde est essentielle, et parait particulièrement incontournable si l’enjeu est la prévention des TMS ou des RPS. Comment l’intervention propose-t-elle d’agir sur ces expériences devient la question centrale.

65Un nouveau paradigme alternatif est nécessaire pour comprendre les interventions et progresser dans nos connaissances de ces dernières (Berthelette, Bilodeau, & Leduc, 2008 ; Berthelette, Leduc, Bilodeau, Durand, & Faye, 2012). Les « practice-based research » sont parfois critiquées pour le manque de reproductibilité et la variabilité de leurs démarches (Houllier & Merilhou-Goudard, 2016) : comment procéder à l’exigence scientifique de la généralisation ? Le paradigme de l’évaluation réaliste et les propositions en termes d’études de cas multiples offrent une voie de réponse. Une manière de réconcilier clinique et science ?

  • 20 « L’évaluation réaliste vise à comprendre, à partir d’observations empiriques, une intervention, en (...)
  • 21 Traduction personnelle de “CMO configurations” : pour context-mechanism-outcome configurations.

66Un certain nombre d’auteurs défendent une recherche fondée sur la pratique (Evidence Based Practice), et une évaluation réaliste20 (Nielsen & Mariglia, 2016 ; Pawson & Tilley, 1997). Pour Pawson et Tilley (1997), l’évaluation réaliste, est à la fois « real », « realist », et « réalistic ». Ces trois principes signifient respectivement : une évaluation en prise avec la complexité des phénomènes sociaux, fondée sur des méthodes scientifiques rigoureuses, et agile pour s’ajuster au plus près des objets étudiés. Pour opérationnaliser l’étude des programmes autour de ces principes, ils proposent pour unité d’analyse les « configurations articulant contexte-processus-résultat » (nommées CMO)21. Nielsen et Noblet (2018) décrivent ainsi des interventions organisationnelles dont ils tirent des causalités émergentes formalisées, permettant de mieux comprendre les éléments des interventions organisationnelles qui pourraient être efficaces et les conditions dans lesquelles nous pourrions espérer des résultats positifs : « Realist evaluation offers a way to conduct rigorous, theory-based analyses of what works for whom in which circumstances. Such analyses provide researchers and evaluators with insights into how to improve existing interventions and inform future interventions, while also ensuring internal and external validity » (Nielsen & Miraglia, 2017, p. 2). Les descriptions des interventions doivent être suffisamment détaillées et organisées (contexte, processus, résultats) pour permettre la généralisation : par exemple, évaluer si des interventions similaires produisent les mêmes résultats. Cette généralisation nécessite la comparaison des cas, ce que permettent les études de cas multiples (Yin, 2013). Il y a là un axe de recherche fécond à nos yeux pour mieux connaître les interventions ergonomiques. De futurs travaux devront explorer cette direction et ajuster les propositions de la littérature aux spécificités des interventions ergonomiques, en permettant notamment :

  1. de comprendre les articulations entre les éléments de contextes, les interventions conduites et les modèles théoriques sous-jacents, et les effets constatés.

  2. de comparer des cas d’interventions décrites selon des modalités homogènes.

67Des travaux récents de Albert et ses collaborateurs s’inscrivent directement dans ces orientations, et ont permis d’en tester certains principes et modalités (Albert, Vézina, Bilodeau, & Coutarel, 2017, 2018). Parce que mener une évaluation complète d’une intervention est un projet très ambitieux, la plupart des travaux centrent leur projet d’évaluation sur un axe d’évaluation particulier : évaluation théorique, évaluation du processus, évaluation du contexte, ou encore évaluation des résultats. Les différentes composantes de la configuration CMO doivent néanmoins être conservées.

68Par ailleurs, fonder l’évaluation des interventions dans une ontologie relationnelle suppose de placer l’expérience de l’intervention au cœur des questionnements. Nous entendons ici, à la fois, la transformation de l’expérience des acteurs de l’entreprise impliqués dans l’intervention comme un résultat à part entière de l’intervention ; et l’expérience de l’intervenant (ou des intervenants) comme arrière-plan essentiel de la compréhension des configurations CMO et surtout de leurs transitions. Ainsi, un point d’attention majeur semble devoir attirer nos futurs travaux : si l’intervention consiste à l’ajustement permanent des configurations CMO, la compréhension des situations ayant conduit à rendre cette reconfiguration nécessaire est essentielle. Ces situations de reconfiguration deviennent critiques, parce que vécues comme tel par l’intervenant (au sens de crise dans l’intervention), ou bien parce que repérées comme telles par le chercheur du fait d’un changement majeur dans au moins l’une des composantes de la configuration CMO. Dans ce second cas, il est possible que l’intervenant n’ait pas vécu cette situation comme critique et n’ait donc pas procédé à un ajustement de la configuration CMO. Il est aussi possible qu’il ait vécu comme critique cette situation, mais qu’il n’ait pas choisi ou qu’il n’ait pas pu procédurer à une reconfiguration de son intervention. Ainsi, l’analyse de l’expérience vécue de l’intervention devient essentielle à la compréhension des dynamiques de reconfiguration qui conditionnent l’évaluation d’une intervention et notamment de son efficacité. La construction de cette expérience vécue suppose des méthodologies particulières (Rix-lièvre, 2010).

69Nous pouvons illustrer ces différentes perspectives à travers les questionnements suivants (non exhaustifs), qui peuvent être proposés selon l’axe privilégié d’évaluation choisi :

  • L’évaluation théorique : tout dispositif d’intervention se fonde sur des modèles (le plus souvent implicites pour les intervenants) liant des types d’action à des types d’effets, dans un contexte donné.

    • La démarche proposée (le modèle logique de l’intervention) est-elle en adéquation avec l’état des connaissances et des ancrages théoriques revendiqués (et leur ontologie sous-jacente) ?

    • La prévention des TMS ou RPS suppose l’action simultanée sur une diversité de déterminants. L’intervention prévue permet-elle effectivement l’atteinte de cet objectif en mobilisant des acteurs capables d’amorcer ces transformations sur divers champs ?

    • Beaucoup d’ergonomes revendiquent par exemple l’importance de permettre aux opérateurs de (re)devenir des parties prenantes des processus de décision de l’organisation : est-ce que ce qui est prévu optimise réellement cet objectif ?

    • Les reconfigurations CMO remettent-elles en cause l’ancrage théorique de référence ? Quelle expérience l’intervenant en fait-il ?

  • L’évaluation du processus : l’intervention consiste en la mise en œuvre organisée d’actions et en la mobilisation de ressources et en des reconfigurations CMO

    • Le processus réalisé est-il cohérent avec le cadrage théorique annoncé ? Quels types d’expériences ont-ils pu être construits grâce à l’intervention : à quel moment, dans quelles conditions ?

    • L’intervention conduite s’est-elle ajustée : pourquoi et comment ? Quelle expérience en construit l’intervenant ?

    • Ces recompositions garantissent-elles l’atteinte des mêmes objectifs du point de vue de l’ancrage théorique défendu ?

    • Ces recompositions ont-elles fait l’objet d’une renégociation du cadre de l’intervention, et sur quels aspects ?

  • L’évaluation du contexte : les caractéristiques du contexte dans lequel l’intervention est conduite (le type d’entreprise, le type de demande, les caractéristiques des acteurs impliqués, etc.) offrent des champs de contraintes et d’opportunités

    • Est-ce que certains éléments de contexte ont été particulièrement décisifs du point de vue des résultats et/ou l’ajustement du processus d’intervention ?

    • Est-ce qu’une évolution significative du contexte a généré des adaptations de l’intervention, et sur quels plans ? Quelle expérience en a construit l’intervenant ?

    • La généralisation propre à toute entreprise de production de connaissances suppose de dépasser la singularité des conditions de l’intervention : à quelle catégorisation de contextes peut-on associer le cas étudié ?

  • L’évaluation des résultats : les effets d’une intervention sont nombreux et hétérogènes d’une part, et certains sont potentialisés par le dispositif d’autre part

    • Les types de résultats décrits sont-ils cohérents avec les ancrages ontologiques et théoriques sous-jacents au processus d’intervention ? La transformation de l’expérience et des relations entre les acteurs est-elle renseignée, de quelle manière ?

    • D’autres types de résultats que ceux annoncés semblent-ils avoir été obtenus et, le cas échéant, quelle analyse en est proposée ?

    • Les résultats obtenus conduisent-ils à rediscuter le modèle sous-jacent de l’intervention ?

    • Quels ajustements du processus auraient pu être réalisés pour optimiser les ressources ou maximiser les résultats souhaitables, ou encore limiter les effets non désirables ? Dans quels contextes ces effets sont-ils optimisés ?

6. Conclusion

70Progresser dans la connaissance des interventions suppose de dépasser les paradigmes dominants de la littérature internationale sur l’évaluation des interventions ergonomiques. Notre analyse se fonde particulièrement sur la littérature relative à la prévention des TMS d’origine professionnelle. L’évaluation réaliste et les études de cas multiples peuvent permettre ce changement nécessaire à l’évaluation des interventions complexes, que conduisent les praticiens. La place de l’expérience de l’intervention dans l’évaluation de celle-ci est essentielle dans le cadre d’une ontologie relationnelle. Rendre cet ancrage explicite pourrait se révéler nécessaire pour tout questionnement sur l’évaluation des interventions, car il en fonde le critère fondamental : quels types de relations l’intervention a-t-elle transformés ? Ainsi, un programme de recherche se dessine autour d’une évaluation réaliste des interventions associée à une approche de l’expérience de l’intervention.

71Il est probable que la construction des collections de cas d’interventions ne puisse se faire que par l’implication de praticiens dans les dispositifs de recherches. C’est en ce sens vers un programme de recherche communautaire que ces développements nous invitent à aller, où les praticiens ne sont plus seulement les destinataires des résultats de recherche (Bryk, 2017), mais des protagonistes de la production de résultats via la recherche sur l’intervention (Houllier & Merilhou-Goudard, 2016). Placer l’expérience de l’intervention au cœur de l’évaluation c’est donner aux intervenants un rôle central dans l’évaluation. En ce sens, le projet d’évaluation d’une intervention peut être appréhendé comme une intervention à part entière : elle instrumente une dynamique de réflexivité qui transforme l’intervenant lui-même. Intégré à une organisation, le projet d’évaluation peut devenir le carburant d’une réflexité collective instrumentée, et se constituer ainsi en modalité innovante d’amélioration continue de cette organisation. À ce titre, l’évaluation des interventions constitue une ressource pour une réflexivité collective instrumentée au sein d’une organisation ou d’une communauté : elle est l’occasion de se disputer sur ce qui vaut, pour définir ensemble ce qui pré-vaudra. Le rôle de l’évaluation n’est pas de proposer une réponse à cela. Le processus d’évaluation prend un autre statut : l’évaluation est un processus d’enquête, renseignant les dynamiques d’interventions et l’expérience de celle-ci, permettant d’instrumenter la réflexivité collective au sein d’une équipe ou d’une organisation.

72En effet, les questions d’intervention qui se posent à nous paraissent aujourd’hui nécessiter l’instrumentation des processus réflexifs. De futurs travaux devront vérifier la pertinence des orientations proposées pour soutenir la réflexivité collective d’une part, et produire des connaissances originales sur les interventions d’autre part. À propos de ce dernier enjeu, la catégorisation des types d’effets, des types de contextes et des types de processus sera alors nécessaire pour élaborer des causalités émergentes entre ces catégories. Ces catégories devront mises à l’épreuve de nouveaux cas.

73S’intéresser en détail aux processus d’intervention dans le cadre d’une ontologie relationnelle passe nécessairement par la caractérisation des types d’expériences favorisées par l’intervention, et leurs effets en termes de relation. La description suffisamment détaillée du processus d’intervention, où l’expérience de l’intervention est centrale, en lien avec les effets et le contexte, suppose aussi l’explicitation des théories sous-jacentes à l’intervention, et du cadre ontologique qui les fonde.

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Notes

1 Nous nous appuierons beaucoup sur la littérature relative à la prévention des TMS dans ce texte. Cette littérature concernant l’intervention ergonomique est en effet à la fois plus internationalisée, plus ancienne et plus dense, que celle relative, par exemple, aux troubles psychosociaux liés au travail. Cependant, nous considérons que pour la plupart des éléments développés, ceux-ci ne sont pas spécifiques aux TMS et peuvent donc être généralisés.

2 Le terme « RPS », pour « Risques PsychoSociaux », s’est imposé dans le paysage français. Nous le reprenons donc ici bien qu’il reste tout à fait discutable : il serait plus opportun de parler de prévention de troubles psychosociaux, par exemple.

3 L’essai contrôlé randomisé (Randomized Control Trial) est décrit dans la littérature comme la modalité de production de connaissances offrant le plus haut niveau de preuve : une partie de la population étudiée ne bénéficie pas de la solution afin de comparer les résultats entre les deux populations. Ceci repose sur le postulat initial que les populations sont comparables.

4 Le fait même d’imaginer que des populations puissent être comparables dans un processus d’évaluation pose question pour le courant de l’ergonomie de l’activité (Daniellou & Rabardel, 2005) : on pourrait dire que les populations ne sont comparables qu’à l’aune de la cécité construite artificiellement sur leurs différences.

5 Dans sa version de 1997, le Handbook of Human Factors and Ergonomics intégrait le texte de Wilson et Haines sur l’ergonomie participative. Ce thème est absent des éditions les plus récentes, 2012 et 2021.

6 Le non respect du protocole d’intervention établi initialement est une critique fréquente des évaluateurs lors de ces revues de littérature, qui excluent ces études et conseillent une plus grande rigueur expérimentale. L’étude de Van der Molen et al (2005) est très illustrative de cela : malgré une méthodologie impliquant 10 entreprises, avec groupe contrôle et randomisation, les auteurs n’ont pu conclure à un effet positif de la démarche participative dans la mise en œuvre de réponses techniques, car aucune des entreprises impliquées n’a respecté les 6 étapes prévues dans la démarche. Les auteurs concluent que l’engagement des acteurs tout au long de la démarche n’était pas assez fort et donc que maintenir cet engagement est sans doute l’enjeu essentiel des approches participatives.

7 Ils ont été développés dans Coutarel et al. (2019).

8 Dans la suite du texte, nous utiliserons « intervention » pour « intervention complexe » de manière à ne pas alourdir la lecture.

9 « L’évaluation des impacts est menée de façon plus rigoureuse par les interventions de type “écourtée” et “clé en main”, particulièrement dans ce dernier groupe : le nombre d’études utilisant un design quasi-expérimental et ayant recours à des tests statistiques est plus important » (Denis et al., 2005, p. 9).

10 Ces principes sont largement défendus et développés, notamment par Bateson (1977), James (1950) ou encore Simondon (2005). Voir aussi Vautier (2008).

11 Le champ scientifique en est un bon exemple. En instituant des épreuves (l’exposition aux pairs via des communications, via des écrits évalués en double aveugle par des experts, la confrontation aux phénomènes et aux autres cadres interprétratifs de ceux-ci, etc.), la science relève d’un processus socialement organisé et instrumenté d’objectivation. Ces épreuves particulières et leur exigence, construites par l’histoire de la communauté, confèrent progressivement, à des productions individuelles issues d’un travail humain, un statut de connaissance scientifique. Ces épreuves sont destinées à garantir la fiabilité de ces connaissances – ce qui ne signifie par pour autant que le processus soit infaillible. Le processus d’objectivation scientifique est un objet de travail (le travail épistémologique) pour les professionnels du champ, qui étudient ainsi l’opportunité d’approfondir et de réviser les règles de métiers jusque-là en vigueur. L’objectivation est donc un processus social par lequel un destin collectif est donné à une connaissance portée par un sujet, sujet dont la connaissance se détache progressivement pour devenir objective. Le travail scientifique est un processus d’objectivation particulier, répondant à des critères particuliers.

12 L’ontologie substantialiste postule le primat des entités sur la relation. Il procède d’un dualisme que Bateson (1977) comme Simondon (2005) et d’autres critiques vigoureusement.

13 Il en résulte que l’information n’est pas non plus une substance existant en elle-même, elle a toujours un caractère relationnel. « Les événements informationnels, n’ont pas de qualité substantive, ce ne sont pas des phénomènes qui existent à l’extérieur de nous, ils sont littéralement in-formati, c’est-à-dire formés à l’intérieur » du couplage (Varela, 1989, p. 12). Ainsi, « le vivant ne recueille pas mais impose une information à l’environnement » (Ibid., p. 145).

14 C’est en cela que le sujet se trouve en souffrance si les possibilités qu’il perçoit d’être pour quelque chose dans l’usage que le travail fait de lui sont insuffisantes.

15 Ces auteurs contemporains revendiquent eux-mêmes des filiations scientifiques pour partie distinctes et pour partie identiques.

16 Voir aussi Daniellou et Rabardel (2005).

17 Si le monde est centré par le sujet, alors par définition l’idée de monde commun est ambigüe, et construit le risque qu’il soit interprété comme une réalité unique et partagée par différents acteurs. De plus, il nous semble que le travail de management relève fondamentalement d’un travail de convergence des mondes, jamais acquis et toujours nécessaire, du fait même de l’autoréférencement de l’activité. « Faire milieu » (Robert & Béguin, 2021) nous semble présenter la même ambiguité. Pour ces raisons, nous préférons l’idée de convergence suffisante et nécessaire des mondes, nécessaire en particulier au projet d’organisation du travail.

18 « Formation » est ici à prendre au sens le plus commun : dans les interventions en question, la solution importée au problème posé est connue par avance et l’intervenant explique (forme) le bien fondé de la transformation aux bénéficiaires de son expertise.

19 L’ergonomie de l’activité ne peut selon nous être réduite à la prise en compte du « travail réel » ou de l’« activité » dans la conception. Il s’agit davantage d’intégrer la construction de l’expérience via la convergence des mondes propres dans les processus de conception.

20 « L’évaluation réaliste vise à comprendre, à partir d’observations empiriques, une intervention, en s’intéressant spécifiquement aux mécanismes sous-jacents de l’intervention et à l’influence du contexte » (Robert & Ridde, 2013, p. 81). Elle est proposée comme une réponse aux limites de l’évaluation par essai controlé randomisé (RCT) des interventions, et définit des perspectives d’évaluation.

21 Traduction personnelle de “CMO configurations” : pour context-mechanism-outcome configurations.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Fabien Coutarel et Michel Récopé, « L’évaluation des interventions ergonomiques : pourquoi et comment questionner les interventions sous l’angle d’une ontologie relationnelle ? »Activités [En ligne], 19-2 | 2022, mis en ligne le 15 octobre 2022, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/activites/7629 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/activites.7629

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Auteurs

Fabien Coutarel

Université Clermont Auvergne, Laboratoire ACTé, F-63000 Clermont-Ferrand
Fabien.Coutarel@uca.fr

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Université Clermont Auvergne, Laboratoire ACTé, F-63000 Clermont-Ferrand

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