1Les manifestations de dégradation de la santé mentale en milieu scolaire au Québec et ailleurs dans le monde sont nombreuses. Selon l’Enquête québécoise des conditions de travail, d’emploi et de santé-sécurité du travail (Vézina, Cloutier, Stock, Lippel, Fortin, Delisle et al., 2011), les personnes employées du secteur de l’enseignement font partie des plus atteintes par la détresse psychologique. Parmi les causes de cette dégradation se trouvent les conditions organisationnelles façonnées par le contexte politique, économique et idéologique, qui affectent non seulement le personnel enseignant (Nunez-Moscoso, Murillo, & Jean, 2019), mais aussi d’autres personnels scolaires : directions (Poirel, Yvon, Lapointe, & Denecker, 2017), personnels professionnels (Viviers & Dionne, 2016), personnels de soutien scolaire (Seifert, Messing, Riel, & Chatigny, 2007). Inspirées par la valorisation de l’efficacité, l’efficience et l’économie – les 3 « E » – par lesquelles s’atrophient les espaces de travail en collectifs de qualité, formels autant qu’informels (Tondreau, & Robert, 2011), la lourdeur, la pression de la complexité du travail et du temps restreint pour le réaliser, la violence et la précarité d’emploi façonnent ce que nous avons appelé des situations de travail à risque (Maranda, Viviers, & Deslauriers, 2014).
2Devant ces situations de travail à risque pour la santé, Lhuilier et Roche (2009) invitent, à partir d’une approche clinique du travail, à penser des stratégies de résistance pour transformer le travail et l’activité de travail et donc, rester en santé. L’amélioration de la santé passerait par le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectifs sur l’organisation du travail et sur les normes qui régissent leur activité. Ce développement serait facilité par la mobilisation d’une réflexion en collectif interprofessionnel sur le travail (Roche, 2016). Dans la perspective retenue de clinique de l’activité, cette réflexion peut également soutenir un travail sur les critères de qualité pour agir sur son métier et pour mieux comprendre le métier de l’autre dans un contexte interpersonnel. Ainsi, l’objectif de cet article est de décrire les processus mobilisés au cours d’un dispositif d’autoconfrontation collective interprofessionnelle et comprendre le rôle de ces processus dans le développement du pouvoir d’agir collectif et subjectif au travail dans un établissement scolaire.
3Parmi les méthodes de mise en discussion collective de l’activité de travail mobilisées par plusieurs équipes de recherche, on trouve l’alloconfrontation collective. Dans cette méthode, un collectif de travail de même métier est confronté aux images de l’activité d’un « tiers anonyme » (Leblanc, 2011) ou de l’un des membres du groupe (Caroly, 2011). Selon Mollo et Falzon (2004), ce type de dispositif permet aux personnes de prendre conscience de leur activité et de se reconnaître dans les situations filmées et les difficultés typiques rencontrées. Il induit l’évaluation et la justification de ses propres procédures, en plus de soutenir la construction d’un sens nouveau à l’activité de travail mise en discussion, ce qui peut dynamiser les actions en vue du développement professionnel (Leblanc, 2011). Sur le plan collectif, ce type de confrontation vidéo soutient la construction d’un savoir collectif grâce au partage des expériences individuelles, à l’enseignement mutuel et au retour sur l’expérience ; ce savoir peut donner lieu à des solutions collectives aux problèmes rencontrés et discutés. Les études recensées sur l’alloconfrontation collective ont été menées auprès de groupes rassemblant du personnel enseignant (Muller, & Borer, 2016), des élèves (Guérin, & Méard, 2014), du personnel en éducation spécialisée (Libois, & Mezzena, 2009), du personnel ambulancier (Arial, Benoît, & Danuser, 2010) et des fossoyeurs municipaux (Simonet, Caroly, & Clot, 2011). Selon Mollo et Falzon (2004), la méthode d’alloconfrontation peut être utilisée avec des collectifs interprofessionnels, mais toutes les études empiriques trouvées ont plutôt été réalisées dans une perspective intraprofessionnelle.
4À la différence de l’alloconfrontation, l’autoconfrontation collective s’appuie sur des traces vidéo montrant l’activité première du collectif impliqué ou du milieu de travail, et non celle d’un « tiers anonyme » ou d’une seule personne du collectif. Par exemple, dans les résultats qui seront présentés dans le présent article, cette activité première réfère au travail réalisé par le comité santé, auquel tous les membres qui participent à l’autoconfrontation collective ont contribué. Cette pratique méthodologique relativement émergente a fait l’objet de peu d’études en contexte interprofessionnel. Parmi celles recensées, les collectifs impliquent : du personnel enseignant et des élèves (Vors, 2011), des personnes intervenantes à domicile, du personnel administratif et des responsables (Van de Weerdt, Morel, & Caël, 2017), un comité de santé/sécurité au travail dans un établissement de santé en difficulté (Saint-Jean, 2013) et un comité partenarial de formation continue de directions d’établissement d’enseignement (Poirel, Drouin, D’Arrisso, & Beaupré-Lavallée, 2021). Parmi les retombées de ce type de dispositif en contexte interprofessionnel se dégagent l’élaboration et la verbalisation de l’activité, parfois étrangère à son métier, et la prise de distance permettant de découvrir toute la densité de l’expérience collective ou d’un autre métier. Les discussions sur l’activité visionnée par le collectif lors de l’autoconfrontation permettent aux personnes de s’exprimer et d’être entendues au regard de leur activité, d’affecter et d’être affectées par l’activité des autres. Dans ce cadre, il faut considérer les potentialités du dialogue (Clot, 2005) dans la mesure où « l’expérience verbale de l’homme est un processus d’assimilation plus ou moins créatif des mots d’autrui » (Dubosq, & Clot, 2010, p. 258). Comme l’indiquent ces auteurs appuyés sur des travaux de Bakhtine, le dialogue intérieur se confronte au dialogue extérieur ce qui suppose une dissonance entre deux voix déchirées ou des répliques ouvertes répondent à des répliques cachées. Ainsi, si le dialogue réalisé n’est pas suffisant pour témoigner du réel du dialogue, les discussions sur l’activité visionnée par le collectif permettent un redoublement de l’expérience afin de repenser l’activité première.
5Une telle approche permet de soutenir à la fois une intercompréhension des préoccupations des membres et une mise en débat des normes qui régissent l’activité de travail. Le pouvoir d’agir individuel et collectif quant à l’activité de travail aurait ainsi le potentiel d’être dynamisé par la construction de sens selon de nouveaux possibles envisagés par les membres tout comme par les accomplissements réalisés concrètement par le collectif dans la mise en œuvre d’actions efficientes selon les critères de qualité partagés (Clot, 2017).
6Les études intégrant une autoconfrontation des membres d’une même organisation, mais appartenant à des métiers distincts s’avèrent relativement récentes notamment en clinique de l’activité. Habituellement, dans ce type de dispositif, le répondant est le métier (Kostulski, 2010). Pourtant, les études citées plus haut qui mobilisent des collectifs interprofessionnels montrent le potentiel de ces dispositifs pour développer le pouvoir d’agir subjectif et collectif, entre autres grâce aux dynamiques d’intercompréhension et de mise en débat de la pluralité de normes organisant l’activité des membres du collectif.
7Dans le cadre scolaire québécois, l’organisation du travail actuelle invite à la collaboration interprofessionnelle. Sans nécessairement partager une histoire de métier, les personnes de différents corps d’emploi participent à l’histoire de l’organisation du travail dans leur milieu. En ce sens, en plus de celles spécifiques à un métier, les normes et instruments langagiers et techniques qui régulent cette organisation peuvent faire l’objet de l’activité collective lors de l’autoconfrontation. C’est dans l’aval de ces considérations que le présent article s’intéresse à un dispositif d’autoconfrontation organisé avec un collectif interprofessionnel en milieu scolaire.
8Comme approche théorique et méthodologique, la clinique de l’activité considère le travail, l’activité, le pouvoir d’agir et la santé comme intrinsèquement liés. À l’exemple de la théorisation de Clot (2017), le cadre théorique soutenant l’étude rapportée ici s’inspire de différents courants fondateurs comme la théorie culturelle-historique de l’activité et l’ergonomie de langue française. De ce point de vue, par certains apprentissages, la personne met à distance sa propre expérience et reconfigure éventuellement son rapport à soi, à soi agissant dans et sur le monde, à autrui et au monde, à l’aide d’instruments systématisés développés culturellement et historiquement. « Cette mise à distance lui permet d’arriver à la conscientisation nécessaire à la maîtrise progressive de ses processus psychiques ouvrant sur le développement ; la prise de conscience est donc source de développement » (Dionne, Saussez, & Bourdon, 2017, p. 4).
9En clinique de l’activité, le lien entre l’activité de travail et la santé s’appuie notamment sur les travaux de Canguilhem (ex. 2013). Pour cet auteur, au-delà de la normalité, la santé relève de la normativité, c’est-à-dire de la capacité à créer et à négocier ses propres normes de vie et de travail. La santé peut donc être entendue comme le pouvoir d’agir sur le normal. Si la vie est mouvement, le vivant doit pouvoir développer sa capacité à modifier son milieu pour le rendre « vivable », à y négocier ses normes de vie. Pour que l’activité de travail soit génératrice de santé et de vie, le travail doit permettre d’agir avec créativité et liberté ; elle permet ensuite à la personne de « développer les objets, les destinataires et les instruments de son activité en affectant le monde par ses initiatives » (Clot, & Lhuilier, 2010, p. 16).
10Par ailleurs, « Le vivant malade est normalisé dans des conditions d’existence définies et il a perdu la capacité normative, la capacité d’instituer d’autres normes dans d’autres conditions » (Canguilhem, 2013, p. 119). Une telle perte de capacité est peut-être en cause dans la détérioration de la santé mentale des personnels de l’éducation au Québec (Maranda et al., 2014). En effet, si l’activité ne rejoint pas les préoccupations des personnes au travail, elle devient insignifiante, dévitalisée et dévitalisante (Clot, 2017), voire source de souffrance (Viviers, 2016). Plutôt que d’être des leviers d’action, les affects dits passifs peuvent entraver l’activité de travail et son efficience. Dans ce contexte, le rôle du collectif mis en œuvre dans la clinique de l’activité est précisément de revitaliser l’activité, notamment en stimulant le pouvoir d’affecter de manière active les autres ou d’être affectés par eux.
11Pour restaurer le pouvoir d’agir, la clinique de l’activité s’appuie sur un des fondements au cœur de l’ergonomie de langue française : l’écart entre le travail prescrit (la tâche) et le travail réel (l’activité). Cet espace est le lieu d’investissements subjectifs et collectifs potentiellement source de développement de la santé. En s’appuyant sur les travaux de Vygotsky, Clot (2017) insiste sur l’idée que l’activité réalisée ne recouvre pas complètement le réel de l’activité. Pour Vygotsky « [l]e comportement tel qu’il s’est réalisé est une infime part de ce qui est possible. L’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées » (p. 76). Le réel de l’activité comprend aussi l’activité prescrite, l’activité qui est empêchée, « ce qui ne se fait pas, ce qu’on ne peut pas faire, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir » et l’activité souhaitée « ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense ou qu’on rêve pouvoir faire ailleurs » (Clot, 2017, p. 89). Dans le réel de l’activité se joue donc une lutte entre plusieurs développements possibles, lesquels peuvent être atrophiés, au sein d’une organisation de travail, par les habitudes d’activités et l’absence d’espace de mise en discussion des contradictions affectant l’activité de travail. Ces contradictions, lorsqu’elles sont subies de manière non-consciente, perdent leur potentiel mobilisateur pour transformer l’organisation du travail (Engeström, 2015). A contrario, par leur engagement avec agentivité dans des pratiques collaboratives transformatrices porteuses de sens (Stetsenko, 2016), les personnes pourraient transformer leur activité de travail et les contraintes sociales pesant sur celui‑ci.
12En clinique de l’activité, Clot (2017) définit le pouvoir d’agir comme un rapport établi entre le sens de l’activité et son efficience. Le sens se définit comme « le rapport que le sujet instaure entre son action et ses autres actions possibles » (p. 9). Il est lié aux motifs de l’activité et aux affects ressentis dans l’exercice de l’action réalisée, inévitablement « au détriment » des autres actions possibles dans le réel de l’activité. L’efficience renvoie aux « accomplissements réalisés concrètement, à l’opérationnalité éprouvée dans la mise en œuvre de l’action [qui] sont indispensables pour pérenniser, entretenir et même renouveler la vitalité conquise » (Ibid., p. 15). Ainsi, pour qu’une personne ou un groupe de personnes ressente du pouvoir d’agir dans son travail, le rapport entre sens et efficience dans l’activité réalisée doit être vivant.
13C’est sur la base de ces considérations théoriques que nous sommes intervenus dans une démarche de santé au travail en mettant en œuvre une clinique de l’activité au sein d’un collectif interprofessionnel afin de soutenir le développement du pouvoir d’agir des personnes participantes.
- 1 La demande a été initiée en août 2016 par un enseignant auprès du chercheur principal qui a ensuite (...)
- 2 Par exemple, en une même année, l’école a accueilli 40 nouveaux membres du personnel, ce qui est in (...)
14La clinique de l’activité menée s’inscrit dans une démarche organisationnelle de santé au travail qui s’est déroulée entre août 2016 et juin 2017 dans une des plus grandes écoles secondaires du Québec située dans la région de Montréal1. L’établissement était aux prises avec des changements importants et la direction était préoccupée par la santé de son personnel2. Le tableau 1 illustre la « Démarche de santé au travail » (DST) qui a été mise en œuvre.
Tableau 1 : Ligne du temps : Démarche de santé au travail.
Table 1 : Time line: Work health intervention
15La DST a été élaborée conjointement avec le « comité santé », composé d’une direction, d’une technicienne en éducation spécialisée et de cinq enseignant.e.s. Elle a comme point de départ les résultats du questionnaire interne sur la santé au travail, qui ont servi, dès la première rencontre du comité, en novembre 2016, à identifier les problématiques de santé et à réfléchir à des pistes de solutions. La synthèse des résultats a aussi été présentée dans une journée pédagogique à l’ensemble du personnel. Par la suite, des consultations ont eu lieu auprès des différents départements par les membres du comité (entre leurs rencontres) afin de recueillir des propositions de solutions ; celles-ci ont été discutées en février et en mars 2017 au sein du comité.
- 3 Cette participation est d’ailleurs reconnue comme une composante de la « tâche complémentaire » à l (...)
16Sur le plan de la clinique de l’activité, notre regard s’est porté en particulier sur le potentiel développemental d’une autoconfrontation collective interprofessionnelle relative à une partie spécifique de l’activité courante du personnel scolaire : la participation à des comités3. Le comité santé de l’école secondaire ayant déjà une visée transformatrice de la santé au travail, il a été ciblé comme cas à l’étude : c’est son activité qui a été filmée et qui fait l’objet d’autoconfrontations simples (ACS) et d’une autoconfrontation collective (ACC). Inspiré de Yvon et Garon (2006), la méthode a mobilisé plusieurs étapes ; d’abord la constitution d’une communauté scientifique élargie avec les professionnels volontaires et des chercheurs afin de faire le choix des situations de travail filmées, permettant de constituer des traces de l’activité du comité santé. Ensuite, nous avons préconisé une séquence méthodologique s’amorçant par une ACS avec quatre membres du comité santé sur sept (la direction et trois personnes enseignantes). Chacun a été confronté en présence du chercheur à des séquences de son activité. Par la suite, une ACC en présence des chercheurs avec la totalité des membres a permis de reprendre ces mêmes enregistrements au sein du comité santé. Les ACS et l’ACC ont été filmées pour analyse, et l’ensemble du matériau (4,5 heures en temps réel de travail en comité et 6 heures en autoconfrontation) a été transcrit en verbatim.
17Le recours aux deux types d’autoconfrontation présentait un double avantage. D’une part, les prises de conscience réalisées lors de l’ACS et les séquences vidéo à l’origine de celles-ci peuvent être remobilisées lors de discussions, voire de controverses en ACC. D’autre part, lors de l’ACC interprofessionnelle, les destinataires de l’analyse se diversifient. Dans ce cas, l’activité est adressée parfois aux pairs de même métier, parfois aux pairs de métiers différents. De plus, dans un cas comme le nôtre où la direction est impliquée, l’activité ciblée ne peut faire l’économie de la dynamique de pouvoir en jeu, à l’un ou l’autre des paliers hiérarchiques. Dans le dispositif nous avons reconnu dès le départ la présence de rapports hiérarchiques et de pouvoir inégaux au sein du comité. Suivant ce que soutiennent Duboscq et Clot (2010) en citant Ponzio (1998) « le dialogue n’est pas le résultat d’un acte délibéré d’ouverture à l’autre, mais résulte tout au contraire de l’impossibilité de se fermer à l’altérité » (p. 4), nous avons cherché à éviter que puisse se produire une fermeture à l’altérité. Des règles explicites ont été établies de manière à ce que chaque personne puisse « enlever son chapeau » (rôle et fonction) pour favoriser un climat de confiance afin d’« apporter un sentiment de sécurité, un état d’apaisement (qui) gommerait d’éventuelles craintes » (Karsenty, 2011, p. 134) permettant ainsi d’exprimer des expériences subjectives d’enjeux de santé au travail.
18Concrètement, le dispositif a été mis en place en deux grandes phases, autour d’une captation filmée du travail effectué en groupe par le comité santé. Dans la première phase, le film des deux premières rencontres du comité, d’une durée totale de 90 minutes, a été traité par notre équipe à l’aide d’une grille critériée inspirée des travaux de Gouédard et Rabardel (2012). Cette analyse a permis de dégager 28 extraits pertinents, parmi lesquels nous avons identifié dix situations considérées comme des contraintes ou des possibilités de développement du pouvoir d’agir dans l’organisation du travail. Pour chacune de ces situations, nous avons effectué un montage vidéo montrant l’activité des personnes du comité. Ce montage a ensuite été présenté séparément à quatre personnes du comité santé lors d’une ACS.
19Pour la seconde phase, l’équipe de recherche et le comité ont retenu, en vue de l’ACC, six situations jugées plus pertinentes en regard des problématiques soulevées : 1) façon de faire les assemblées générales ; 2) contraintes de temps et libération des personnes enseignantes ; 3) dîner entre les personnes enseignantes et la direction ; 4) attentes et disponibilité des directions ; 5) structures et routines ; 6) leaders émergents en santé au travail. L’objectif était de permettre aux sujets de vivre, lors de l’ACC, un redoublement de l’expérience (Dionne, Viviers, & Saussez, 2019) en vue de favoriser le développement potentiel de leur activité de travail dans le comité et, plus largement, dans l’école. Durant cette ACC, le rôle des cliniciens-chercheurs a donc été d’accompagner les personnes participantes en contrôlant le défilement des images et en posant des questions de relance sur le contenu de l’image, ce qui invitait les membres du comité à un regard renouvelé sur l’activité subjective et collective. Comme les controverses sont considérées comme moteur de santé au travail (Clot, & Gollac, 2014), nous avons aussi soulevé des controverses non-explorées par ce collectif (ex. l’ambivalence entre le désir de présence de la direction le midi et le souhait d’être entre pairs : donc sans direction).
20Une première analyse de contenu a été réalisée à l’aide du logiciel QDA Miner 5. Cette analyse a constitué la base à partir de laquelle les données ont été réinterrogées selon les objectifs visés par le présent article. Afin de comprendre par quels processus un dispositif d’autoconfrontation collective interprofessionnelle participe au développement du pouvoir d’agir collectif et subjectif et conséquemment à la santé au travail, nous avons repris le matériel en identifiant a posteriori les traces de l’activité émanant des controverses au sein de ce comité santé, sur la base des critères suivants : prise de conscience par le sujet de son activité ; prise de conscience par le sujet de l’activité d’autrui ; prise de conscience par le sujet du rôle du collectif ; effet dynamogène de l’activité ; trace de développement du pouvoir d’agir individuel ; trace de développement du pouvoir d’agir collectif ; trace de transformation de l’organisation du travail. Le choix des séquences de résultats présentés a été fait pour retracer les éléments processuels ayant pu mener, à travers le dispositif clinique, à un résultat en termes de développement du pouvoir d’agir. Précisons à cet égard que si nous avons mobilisé le cadre de l’autoconfrontation en clinique de l’activité (en réalisant des autoconfrontations simples) et à la fois le cadre des autoconfrontations collectives interprofessionnelles élaboré classiquement en ergonomie pour générer de la réflexion, notre cadre méthodologique et analytique était principalement inspiré de la clinique de l’activité. Dans notre perspective, les dialogues de l’autoconfrontation simple servent de levier au travail interprofessionnel sur un objet partagé lors des confrontations collectives. Cet entremêlement permet ainsi de provoquer des remises en question et des prises de conscience que l’on retrouve dans les autoconfrontations de deuxième niveau (simple, initiale) et par des échanges professionnels sur les manières de faire actuelles et souhaitées (différentes modalités de répondre à une même tâche) et les critères de qualité du travail. Ceci a permis de travailler à la fois sur l’activité propre à son métier puis de favoriser un déplacement vers une discussion interprofessionnelle autour d’un objet d’activité de travail partagé.
21L’objet de la controverse identifiée dans les séquences présentées concerne le sentiment de méfiance perçu par les membres du personnel à l’égard de la direction et leur impression de rapports hiérarchiques visant à les subordonner. Cet objet a été source de débats au sein du comité, qui a cherché à trouver des solutions en lien avec la méfiance ressentie à l’égard des relations hiérarchiques de travail. Deux séquences ont été présentées en ACS, à la direction et au personnel, avant d’être présentées en ACC : 1) la critique du personnel sur le manque de visibilité de la direction, entre autres durant la période de dîner et 2) le climat délétère lors des assemblées générales. Afin de faciliter la compréhension, nous présentons dans un premier temps une trace de l’activité en comité, avant de présenter des extraits des propos tenus en ACS et en ACC sur cette même trace. Cette formule de présentation sera maintenue en suivant l’évolution chronologique des rencontres de travail du comité. Dans les encadrés ci-après rapportant les extraits de dialogue, les membres du comité santé sont identifiés par un code alphanumérique : C1 pour le clinicien-chercheur principal, C2 pour le clinicien-chercheur auxiliaire, E1 à E5 pour les enseignantes et les enseignants, TES pour la technicienne en éducation spécialisée et D pour la direction générale.
22La question du climat de travail dans les relations hiérarchiques (i.e., séparation en catégories, méfiance) est évoquée au cours des deux premières rencontres du comité santé. Dans la première se dégage un sentiment d’écart et de mise à distance hiérarchique, créant chez le personnel la référence à un « petit peuple », à la plèbe :
E5 : Quand on se rencontre, et c’est, mettons tout le monde ensemble, y’a toujours comme… On dirait que c’est la direction pis les profs [fait un geste de séparation entre les deux catégories de personnel]. Donc y’a comme, pas confrontation, mais c’est comme : qu’est-ce que tu vas nous sortir [mime la méfiance] ?
E3 : Ouais.
TES : On est un petit peuple là ! … Ça se ressent.
30 nov. 2016 : première rencontre filmée du travail du comité santé – activité première
23Lorsque la direction essaie de se rapprocher du personnel, elle vit de la surprise et de l’incompréhension, voire de l’impuissance au regard de ce que sa présence génère chez le personnel : un sentiment d’être intimidé. Ce sentiment d’impuissance semble ensuite diminué par la reconnaissance témoignée par les autres membres du comité santé de ses efforts pour se rapprocher du personnel, ou à tout le moins d’être plus visible dans l’école. Le chercheur-clinicien met en évidence, dans sa relance, l’ambivalence ressentie par le personnel entre le désir de proximité et celui d’indépendance face à la direction, suscitant un rire partagé sur une réalité connue, mais tue des deux côtés, ce qui participe à la complexité d’une situation en apparence banale : les dîners partagés.
E1 : C’est la seule école où on sent particulièrement une scission entre l’équipe et la direction, où on ne sent pas que toute la gang est dans la même équipe. […]
D : Ma surprise à moi de constater comment les gens sont intimidés par ma présence. Moi… j’fais du vélo, je dors la nuit, je mange 2‑3 fois par jour. Non, mais…c’est surprenant.
E2 : C’est comme vous dites, y’a comme ce sentiment-là de hiérarchie qui existe.
D : Pis je sais pas pourquoi je le crée.
E2 : Moi je voudrais dire que j’ai entendu quand même qu’il y avait eu de l’amélioration à ce point [présence visible de la direction]. J’ai noté de mes collègues, pis les gens ont dit : on voit qu’il y a un effort qui est fait, oui.
D : J’suis content de l’apprendre. Parce qu’il y a un réel effort [charge émotive].
C1 : Mais je mettrais peut-être un bémol. J’ai entendu de votre équipe : « les gens [en référence aux directions], ils ne viennent pas dîner avec nous ». Mais d’un autre côté, « on ne veut pas qu’ils viennent dîner avec nous ».
E3 : Oui, parce que dans les salles de prof, des fois, ça ventile !
D : On n’a peut-être pas besoin que les patrons soient là au moment où on ventile [en riant] !
2 fév. 2017 : deuxième rencontre filmée du travail du comité santé — activité première
24Lors de son ACS, la direction précise devant cette dernière séquence que ce besoin de « ventiler » du personnel, dans l’« entre-soi », est partagé par l’ensemble du personnel de direction. Elle semble à nouveau affectée par les critiques formulées, qui lui semblent en décalage avec les efforts investis dans l’activité quotidienne de travail pour être présents : « Dans les salles de direction, ça ventile aussi ! […] Quand on me dit “on ne vous voit pas [les directions]”, il me semble qu’on fait un gros effort. On en fait réellement, tous les midis ». (13 février 2017 : ACS de la direction).
25Lors de la troisième rencontre du comité santé, les membres discutent des données sur la santé au travail issues de la consultation par questionnaire auprès du personnel de l’école. Sur le thème du sentiment de méfiance et des rapports hiérarchiques, les membres enseignants du comité reviennent sur le sentiment d’écart et de distance avec la direction, où la direction n’est pas seule en cause. Ce repli du personnel enseignant sur son « petit monde » est critiqué par les membres enseignants du comité : cette situation les rend mal à l’aise, et la transformation de cette activité est souhaitée :
E3 : Les professeurs devraient être plus ouverts !
E5 : [tente d’intervenir] J’ai tellement la même…
E3 : [Ils devraient être] plus prêts à travailler en équipe… Des fois, les professeurs sont cantonnés dans leur petit monde et ils devraient être capables de s’ouvrir à d’autres réalités dans l’école.
13 mars 2017 : troisième rencontre filmée du travail du comité santé – activité première
26En donnant l’exemple des assemblées générales, E5 présente sa façon de concevoir la dynamique, à laquelle contribuent à la fois la direction et le personnel enseignant. L’organisation physique des assemblées semble contribuer à accentuer le rapport hiérarchique et mener autant à un désintérêt manifeste qu’à une prise de distance du personnel enseignant :
E5 : Une autre chose qui est sortie, c’est que durant les assemblées générales, on a l’impression qu’il y a une personne qui est là (pointe en hauteur) et nous, on est là, en bas dans l’auditorium, et il n’y a personne dans la première rangée… il y [en] a à peu près le tiers qui sont sur leur cellulaire, d’autres corrigent… La solution, c’est de repenser la façon de faire l’assemblée générale.
13 mars 2017 : troisième rencontre filmée du travail du comité santé – activité première
27Ce dernier extrait, qui ouvre vers la possibilité de « repenser la façon de faire l’assemblée générale », a été présenté lors de l’ACC et semble avoir eu un effet dynamogène sur l’activité du collectif.
28Lors de l’ACC, face aux images de leur propre activité en rencontres, les membres enseignants du comité santé témoignent d’une prise de conscience de la responsabilité partagée devant la situation qui a fait l’objet de la controverse, soit la méfiance dans les rapports hiérarchiques entre la direction et le personnel :
E1 : Y’a du monde qui manque d’ouverture envers la réalité de l’autre collègue.
E3 : Dans ma prise de consultation, c’est arrivé à la fin. Au début, c’était : « bon, la direction d’école doit changer ça, doit changer ça ». À la fin, il y a quelqu’un qui a apporté : « oui, mais c’est… y’a deux parties là-dedans ». Il y a la partie direction, mais il y a la partie profs aussi. Il faut qu’ils connaissent la réalité, les autres départements, mais la réalité des directions d’école. Et tout ça, c’est quelque chose qui se fait à deux. Un tango à deux.
17 mars 2017 : autoconfrontation collective
29La question de l’ouverture évoquée dans l’extrait précédent a aussi eu un effet dynamogène sur l’activité du comité lors de l’ACC lorsque les membres ont pris conscience que les solutions proposées au problème de méfiance visaient principalement des changements à apporter du côté de la direction : après compilation des consultations du personnel, deux solutions concernaient la modification des comportements des membres du personnel alors qu’une trentaine visaient les directions de l’établissement. Ce constat a eu pour effet de déstabiliser la direction et celle-ci en parle lors de l’ACC. Cette émotion partagée semble avoir suscité une réflexion chez d’autres membres du comité, qui font une analogie avec les rapports parfois entretenus avec les élèves : les solutions doivent engager les deux parties. La référence au fait qu’il faut être deux pour danser le « tango » permet d’ouvrir vers des solutions où à la fois les directions et les membres du personnel sont engagées.
D : […] je vais vous faire un petit témoignage. Je l’ai fait à E1 hier. Je ne me suis pas encore remis de la dernière rencontre. OK, c’est le seul moment où ça allait dans l’autre sens dans toute la réunion. Pour moi, le commentaire fait par E3 sur l’ouverture des profs, c’est important !
E4 : Ben, c’est sûr que ça fait réfléchir… Moi, je rapporte beaucoup ça à la classe… Ça me donne l’impression que des fois, quand ça ne va pas bien, les élèves vont être portés [à dire] que c’est de notre faute [à nous, les enseignants]. T’sais : y’ont pas de responsabilités.
E2 : Comment ce climat-là, ce sentiment-là de méfiance s’est construit ? Selon la perception de plusieurs enseignants, ça part du côté des directions. Mais, c’est vrai que c’est…, comme tu dis E3, un tango. Il faut que ça aille dans les deux sens. En bout de ligne, c’est sûr que l’élaboration de solutions, je suis d’accord, doit aller dans les deux sens.
17 mars 2017 : autoconfrontation collective
30Si les solutions doivent aller dans les deux sens afin d’améliorer le climat de travail et plus spécifiquement le sentiment de méfiance dans les rapports hiérarchiques, E3 propose une explication historique qui invite à une nouvelle lecture par rapport aux rares solutions impliquant le personnel enseignant :
E3 : Le fait qu’on ait trente propositions qui visent la direction, deux les professeurs… y’a un aspect historique à ça, je pense. C’est que nous, les professeurs, depuis un certain nombre d’années, consciemment, le ministère a restreint notre autonomie professionnelle : on est comme des courroies de transmission. On reçoit un programme, on reçoit une grille d’évaluation et t’appliques ça en classe… En trente ans, j’ai senti mon autonomie professionnelle rapetisser… [Il faut] de plus en plus de rendre des comptes, pis de plus en plus, l’aspect administratif… C’est un milieu, l’école, très normalisé…
17 mars 2017 : autoconfrontation collective
31Cette explication permet de comprendre ce qui peut apparaitre chez le personnel enseignant comme une attribution à la direction de la responsabilité des actions à poser pour améliorer la santé au travail. Elle met en évidence le sentiment de perte de pouvoir d’agir du personnel enseignant par rapport au travail, qui constituerait l’une des sources de la confrontation associée à la controverse « écart hiérarchique ». L’introduction de cette explication dans l’autoconfrontation collective dynamise une réaffirmation, toujours par E3, de l’importance du comité santé pour repenser les partages de pouvoir autour du travail et le pouvoir d’agir des acteurs sur leur travail : « Ben, quand j’entends trente versus deux, je me dis : “mon Dieu que ce comité-là est important !” Si on veut changer ce rapport-là… c’est peut-être, ce qui serait plus aidant, c’est de retourner l’autonomie… pour les enseignants, partager ce pouvoir‑là ».
32Cette intervention incite la direction à ouvrir un espace de parole « risquée » pour exprimer comment le fardeau de l’agir lui pèse devant les multiples injonctions formulées par le personnel, alors même qu’il s’agit d’une démarche d’intervention qui vise le développement du pouvoir d’agir :
D : Pouvoir d’agir, c’est pas le pouvoir de faire agir les autres. C’est le pouvoir d’agir soi-même. Et c’est comme ça que je l’ai perçu. C’est pour ça que je ne m’en suis pas encore remis là. OK, ils me demandent d’agir. Bon, d’accord, je vais choisir les sphères où je vais agir. Pis effectivement… Mais eux, quelles actions vont-ils poser ? Qu’est-ce qu’ils vont faire ? […] C’est tout le monde qui doit agir dans ce sens-là.
17 mars 2017 : autoconfrontation collective
33Cette ouverture sur soi et autrui permet ainsi de favoriser une transformation de l’organisation du travail. Le comité décide, lors de l’ACC, de revoir la façon dont les assemblées générales sont menées. Les deux prochains extraits relèvent l’effet dynamogène de l’ACC ainsi que les traces de développement du pouvoir d’agir collectif. On peut y dégager que le fait d’envisager une nouvelle façon de faire cette activité suscite des émotions positives comme l’espoir et la motivation.
D : Vous remarquerez que les assemblées générales, y’en a le moins possible… c’est peu efficace. C’est pas un travail d’équipe. Un moment donné, je me suis dit : « je vais mettre des rubans jaunes en arrière », mais les gens passent par-dessus. C’est à ce point-là, l’importance d’être loin. D’être en arrière. Ne pas être concerné… La routine ben s’est installée. Il faudrait effectivement qu’on change de salle pour installer une nouvelle routine, ou du moins, qu’on brise quelque chose.
E3 : Ouais.
E2 : Mais qu’on revoie la formule aussi.
E1 : Quand je regarde ça, quand j’entends mes collègues, moi, je suis envahie d’espoir, de motivation… Mes collègues l’ont nommé aussi : « C’est à cause de ton comité qu’on voit ça ? » Ça m’a rempli d’espoir parce qu’on a une approche différente pour faire avancer l’école une formule tellement plus douce… moins syndicale, moins dans la revendication, plus dans…
E5 : Dans l’écoute.
E1 : Dans l’écoute. Dans le respect. Sans être dans la demande. Cette ouverture-là, tout le monde l’a remarquée. C’est unanime : « C’est-tu votre comité qui fait ça ? On le voit partout. » « Ouais, dis donc à ton comité que… » On est en train d’établir une histoire [E1 regarde D].
17 mars 2017 : autoconfrontation collective
34Le collectif discute ensuite de pouvoir d’agir à partir d’une autre intervention d’E3 : « Je me disais : la santé mentale des profs va augmenter le jour où ils sentent qu’ils ont plus de contrôle sur… s’ils ont reçu plus de pouvoir dans l’école » (17 mars 2017, ACC). Des moyens de le favoriser dans l’activité interprofessionnelle de travail sont abordés et un mouvement est noté où, plutôt que d’attendre les actions de la direction, les personnes enseignantes ouvrent un questionnement sur ce qu’elles peuvent faire pour elles et au bénéfice de leurs collègues pour augmenter leur pouvoir d’agir : « c’est quoi la façon de faire augmenter le pouvoir des enseignants, des collègues ? », demande E1. Des pistes d’actions sont discutées : laisser des espaces de parole sur le travail, cibler les endroits où les personnes peuvent déjà agir.
D : Peut-être, commencer aussi par constater qu’il y en a, du pouvoir d’agir, dans certains endroits…T’sais on n’a pas de contrôle sur la convention collective, on s’entend. On a du contrôle sur notre structure d’école. Pis le pouvoir d’agir, ce sera juste regarder où on peut…
E3 : À travers la parole surtout. À travers le fait d’exprimer ce qu’ils vivent, ce qu’ils ressentent. […]
E5 : Mais moi, je sens un petit peu ça… J’ai eu la chance de parler avec le prof d’anglais, pis on dirait qu’il s’est confié un peu […] [Les profs] viennent nous voir [les membres du comité] pis on peut dire qu’ils s’expriment […] Je trouve ça… comme étonnant. Je suis surpris, t’sais. Ils viennent me voir.
D : […] On fait l’assemblée générale à la cafétéria… Juste ça. « On s’en va à la lumière. » On fait juste ça. Pis à l’avenir, les assemblées générales vont se faire là à l’année. Oh !
17 mars 2017 : autoconfrontation collective
35L’idée de déplacer le lieu des assemblées entraine une réaction favorable chez presque toutes les personnes du comité. Par ailleurs, E2 semble considérer que le changement de lieu peut mobiliser encore davantage le comité dans sa mise en place de solutions : « Il faut peut-être aménager les chaises pour que les gens soient plus près » (17 mars 2017, ACC). Ces échanges incitent la direction à proposer un dîner avec les membres du comité (Et si on allait dîner ensemble ?), ce à quoi plusieurs membres du comité adhèrent (OK !, parfait). L’invitation de la direction témoigne ainsi d’une mobilisation de son propre pouvoir d’agir et donne un sens au désir du personnel enseignant de réduire la perception d’écart hiérarchique. Cela mobilise le comité autour d’un projet qui devient collectif et qui semble marquer, avec humour, une résolution de la controverse. Précisons à cet égard que cette transformation a été maintenue depuis, même si l’équipe de direction de l’école a été totalement renouvelée. Si depuis deux ans les assemblées générales se déroulent en virtuel en raison des restrictions sanitaires, les assemblées de début et de fin d’année se font dans la cafétéria, ce qui est très apprécié par le personnel enseignant.
36L’objectif de cette contribution était de mieux comprendre par quels processus un dispositif d’autoconfrontation collective interprofessionnelle participe au développement du pouvoir d’agir collectif et subjectif au travail et, conséquemment, à la santé des personnes. Les résultats que nous avons présentés proviennent d’une entrée par l’activité (Saussez, 2014). La particularité est de s’intéresser au travail en comité d’un collectif interprofessionnel portant sur la santé au travail. Ces résultats ont permis de rendre visible la façon dont les membres du comité regroupant direction, personnes enseignantes et personnel professionnel s’approprient les risques portant atteinte à la santé au travail et tentent d’agir sur ceux-ci. Dans ses premières rencontres, le comité discute d’éléments que les membres associent au climat délétère de travail, notamment lié à la méfiance du personnel dans les relations hiérarchiques ; la direction est perçue comme la source d’un rapport de subordination infériorisant plutôt que de collaboration. Le manque de présence visible de la direction dans l’école est identifié comme un problème à travailler dès la deuxième rencontre du comité. En s’adressant au chercheur lors d’une autoconfrontation simple, la direction a l’opportunité de parler de son métier, de son activité, de l’importance de se rendre visible et d’être accessible pour le personnel afin de diminuer le sentiment d’infériorité qu’exprime ce dernier face aux rapports hiérarchiques. Lors de l’autoconfrontation collective, la direction manifeste des émotions positives à cet égard, notamment lorsque ses efforts pour être plus présente « sur le terrain » sont reconnus par le collectif. C’est à des pairs de métiers différents qu’elle s’adresse, en l’occurrence à son personnel, qu’elle partage ses sentiments. Cette prise de conscience individuelle et collective a certainement pour effet le développement du pouvoir d’agir, notamment celui de la direction, qui constate que l’activité réalisée au sein du comité semble porteuse à la fois de sens et d’efficience (Clot, 2017). En parallèle, les autres membres de ce comité interprofessionnel développent également leur pouvoir d’agir considérant que c’est par le fruit de la parole lors de l’autoconfrontation collective que la méfiance envers la hiérarchie, initialement identifiée comme délétère pour la santé, a pu se transformer en confiance assurée (Karsenty, 2011), favorisant ainsi une ouverture à l’altérité (Duboscq, & Clot, 2010).
37Si l’observation et l’analyse des traces de l’activité d’un comité interprofessionnel a permis de donner accès au sens du vécu des uns et des autres, l’autoconfrontation collective a participé, dans une visée transformatrice, au développement du pouvoir d’agir de ses membres par un renouvellement du rapport entre le sens et l’efficience de leurs actions individuelles et collectives. La fin de l’autoconfrontation collective est marquée par des émotions positives partagées dans le groupe comme l’espoir et la satisfaction au cheminement parcouru vers l’atteinte de l’objectif du comité santé. L’étude a permis de mettre au jour des stratégies individuelles mises en place de part et d’autre pour « ventiler » sur le mal-être au travail, en rendant visible l’activité et en la discutant avec des collègues. Par ailleurs, l’autoconfrontation collective a aussi favorisé l’ouverture, par ce partage interprofessionnel, grâce à la mise en discussion entre les membres du collectif et à l’exposition à la critique afin qu’ils et elles accèdent au sens des actions posées.
38En matière de recherche de solutions, on ne peut faire l’économie du sens donné par un des membres du personnel enseignant aux multiples actions (30) que devrait poser la direction par rapport à celles proposées pour le personnel enseignant (2) en regard du problème de climat de travail identifié et du sentiment que celui-ci génère chez le personnel. Lorsqu’une personne enseignante partage son expérience et l’histoire des trente dernières années, elle témoigne de son impuissance d’agir en raison du rétrécissement progressif de son autonomie professionnelle et de l’augmentation de la reddition de compte dans un milieu de plus en plus normalisé. Cet historique a pour effet d’ouvrir le débat au sein du comité sur le pouvoir d’agir individuel et collectif et, conséquemment, de favoriser la « normativité » (Canguilhem, 2013). Comme le montre St-Jean (2013), la mise en débat des normes prescrites en regard du travail réel peut avoir un effet positif sur la santé. La santé est plus que la normalité, c’est la normativité, le pouvoir d’agir sur le normal, c’est-à-dire la capacité à créer et à négocier ses propres normes de vie et de travail dans son milieu. Cette mise en débat témoigne également d’une transformation des rapports sociaux sur la base d’une double dimension du pouvoir selon les travaux de Schirmer et Geithner (2018). Il est ainsi possible de considérer que le rétrécissement de l’autonomie professionnelle évoqué, qui renvoie à la dimension structurelle et systémique du pouvoir, se négocie en quelque sorte dans la dimension relationnelle du pouvoir, ce que ces auteurs identifient comme étant le pouvoir épisodique.
39Si les règles et normes du travail se construisent en groupe, ce collectif de travail interprofessionnel a certainement eu pour effet d’augmenter l’intercompréhension des différents acteurs du comité (Van de Weerdt et al., 2017). La démarche particulière de clinique de l’activité mise en œuvre, en permettant l’élaboration et la verbalisation de l’activité (parfois étrangère à son métier) et la prise de distance, a ainsi permis de découvrir toute la densité de l’expérience entre travail réel et travail prescrit, tout en soutenant chez les membres du comité la mise à jour des aspects problématiques de leur propre activité en construisant un sens nouveau. On pourrait aussi faire l’hypothèse que ce partage de vécus interprofessionnels, tant du côté de la direction que du personnel, a eu pour effet d’ouvrir vers le savoir-vivre ensemble, par le regard de l’autre et le sentiment de reconnaissance. L’autoconfrontation collective interprofessionnelle a ainsi eu un effet dynamogène sur les règles et sur l’organisation du travail, favorisant le développement professionnel (Leblanc, 2011), notamment en permettant aux membres du collectif, individuellement, de développer leur pouvoir d’agir au sein du comité, mais aussi collectivement autour d’un projet commun visant à améliorer la santé au travail par la transformation de l’organisation du travail, entre autres en repensant la façon de faire les assemblées générales.
40Dans notre étude, les personnes membres du comité ont en commun l’histoire de l’organisation du travail dans leur milieu. Elles partagent les normes et les instruments langagiers et techniques qui régulent leur organisation et qui ont été mobilisés dans l’activité collective et lors des autoconfrontations. Même si, lors des autoconfrontations simples, les personnes rencontrées individuellement s’adressaient au clinicien-chercheur, l’autoconfrontation collective a permis de déplacer le message en s’adressant soit à un pair de métier, soit à une autre personne professionnelle, soit à la direction. Ce déplacement de destinataire a non seulement modifié l’analyse que les personnes faisaient de leur activité de travail (Duboscq, & Clot, 2010), mais a aussi permis la confrontation en regard de l’objet de l’activité première, la collaboration interprofessionnelle. Ainsi, nous avons souhaité montrer comment un dispositif d’autoconfrontation collective interprofessionnelle participe au développement du pouvoir d’agir en milieu scolaire, mais ce n’est qu’une pierre sur le chantier nécessaire pour témoigner de cette approche dans divers milieux de travail.