1Selon Amossé, Daubas-Letourneux, Le Roy, Meslin et Barragan (2012), « les accidents du travail sont aujourd’hui rarement posés comme problème de santé publique, contrairement à d’autres types d’atteintes à la santé d’origine professionnelle, dont la visibilité dans l’espace public a fortement progressé ces dernières années (maladies liées à l’amiante, TMS, RPS, etc.). Pourtant l’importance numérique des accidents du travail reste élevée ». En effet, chaque année, environ 650 000 accidents du travail (AT) avec arrêt sont déclarés et reconnus dans l’ensemble des entreprises du régime général, entreprises qui rassemblent environ 80 % des salariés.
2Le risque d’AT reste également fortement associé au concept de danger. La définition reprise sur le site de l’INRS largement adoptée et diffusée dans le champ de la prévention définit en effet le risque de survenue accidentelle d’une lésion comme l’éventualité d’une rencontre entre l’homme et un danger auquel il est exposé (http://www.inrs.fr/demarche/evaluation-risques-professionnels/ce-qu-il-faut-retenir.html). Leclercq, Monteau et Cuny (2013) ont interrogé le concept de danger dans le champ de la sécurité au travail en mobilisant le modèle de l’énergie (Gibson, 1961 ; Kjellén, 2000). Ce modèle caractérise le danger par une énergie qui produit le dommage en cas de lésion accidentelle. Leclercq et al. (2013) montrent (1) que dans 30 % des cas d’AT environ, l’énergie qui produit directement la lésion est une énergie extérieure à la victime telle que l’énergie électrique d’une source haute tension ou bien l’énergie mécanique des organes en mouvement d’une machine et (2) que dans la majorité des cas d’AT, cette énergie est l’énergie induite par le mouvement du travailleur. Les accidents du travail correspondent en effet pour environ 70 % d’entre eux à des risques qui se manifestent à travers les mouvements dans l’activité du travailleur. Il s’agit soit de douleurs soudaines à l’occasion d’un mouvement qui n’est pas nécessairement associé à un effort intense, soit d’autres perturbations accidentelles du mouvement telles que par exemple une glissade, un heurt, une torsion, un coincement. Parmi ces accidents, un ensemble cohérent du point de vue du phénomène accidentel et du point de vue de la prévention a été défini de manière opérationnelle par Leclercq, Monteau et Cuny (2010) : les accidents avec perturbation du mouvement (APM). Les APM représentent au moins le tiers des AT avec arrêt. Ils expriment l’impossibilité pour un travailleur à un moment donné de réaliser sa tâche tout en évitant les perturbations accidentelles du mouvement. En conséquence, mieux prévenir ces accidents, c’est mieux comprendre les régulations opérées par le travailleur à travers l’activité dans son ensemble et qui impactent le mouvement réalisé, mouvement qui répond à la fois aux exigences de la tâche et à l’évitement des perturbations accidentelles du mouvement.
3Cet article traite du risque d’APM et de sa compréhension dans une perspective de prévention. Tout d’abord le risque d’APM est caractérisé. En particulier sont soulignées l’insaisissabilité a priori du danger et la quasi-permanence de l’exposition. Puis est abordé le contrôle du mouvement dans l’activité, en soulignant la performance de ce contrôle la majorité du temps. Sont ensuite présentés la diversité des situations à risque et son effet sur la prévention ainsi que les variabilités en situations de travail, variabilités auxquelles répondent les régulations et desquelles émergent les APM. Puis la gestion du temps en lien avec le risque d’APM est illustrée à partir de cas d’accidents. Enfin, des connaissances capitalisées sur le risque d’APM (Abdat, Leclercq, Cuny, & Tissot, 2014 ; Derosier, Leclercq, Rabardel, & Langa, 2008 ; Gaudez, & Leclercq, 2008 ; Leclercq, 2014 ; Leclercq, Abdat, Cuny, & Tissot, 2017 ; Leclercq, Cuny-Guerrier, Gaudez, & Aublet-Cuvelier, 2015 ; Leclercq, Monteau, & Cuny, 2013 ; Leclercq, Morel, Chauvin, & Claudon, 2020 ; Leclercq, Saurel, Cuny, & Monteau, 2014 ; Leclercq, & Thouy, 2004 ; Leclercq, Thouy, & Rossignol, 2007) sont exploitées pour produire un cadre d’analyse. Ces connaissances sont issues de recherches rapportées dans les articles cités, qui ont systématiquement porté sur des analyses plus ou moins approfondies d’APM, conjuguées à des observations de l’activité lorsque ces recherches étaient conduites en entreprise. Le cadre proposé n’a donc pas été mobilisé en tant que tel à ce jour. Il est issu d’une thèse d’habilitation à diriger des recherches (Leclercq, 2021) et destiné à aller vers davantage de développements méthodologiques articulant des observations en situations habituelles où le risque de perturbation du mouvement est maîtrisé avec des reconstitutions a posteriori d’APM. Plusieurs caractéristiques du risque d’APM sont examinées en lien avec sa mobilisation.
4Un ensemble d’AT, cohérent du point de vue du phénomène accidentel et du point de vue de la prévention a été défini en 2010 sous l’acronyme APM (accidents avec perturbation du mouvement) (Leclercq, Monteau, & Cuny, 2010). Il s’agit des accidents pour lesquels le déroulement d’une tâche est perturbé parce que le travailleur glisse sur…, heurte ou trébuche contre…, se tord le pied, le genou, le doigt…, pose le pied sur une pointe, un clou…, se coince le pied, la main…, ou encore parce que l’élément contre lequel il exerce activement des forces s’affaisse, cède, glisse du fait de ces forces. En France, dans les entreprises du régime général, on recense chaque année plus de 200 000 APM avec arrêt survenus au cours d’activités autres que la manipulation ou manutention manuelle. Ces accidents occasionnent une vingtaine de décès, plus de 13 000 incapacités permanentes et plus de 13 000 000 de jours perdus par incapacité temporaire. Cette sinistralité est observée à partir des données statistiques de la CNAMTS produites jusqu’en 2012. Après cette date et dans une perspective d’harmonisation européenne, la catégorisation des AT à des fins statistiques a changé, rendant difficile la comparaison ou le suivi de l’évolution. Compte tenu du regard macroscopique imposé par ces données et de la lente évolution des indicateurs (cf. Gaudez et Leclercq, 2008 par exemple), on peut considérer que les ordres de grandeur des données de sinistralité ci-dessus restent d’actualité. Ces données portant sur l’ensemble des AT avec arrêt et touchant les travailleurs du régime général ne permettent cependant pas d’identifier les APM survenus au cours de la manipulation ou manutention manuelle. L’examen des AT contenus dans la base de données Epicea (http://www.inrs.fr/accueil/produits/bdd/epicea.html) (Abdat et al., 2014) ou bien de ceux survenus dans une dizaine d’entreprises au cours de 10 mois (Morel, Stephan, Chauvin, Leclercq, & Claudon, 2021) laisse supposer que la prise en compte des APM survenus au cours de la manipulation ou de la manutention manuelle augmenterait de manière significative la sinistralité liée au risque d’APM estimée ci-dessus. Ceci dit, cette sinistralité, bien que sous-estimée aujourd’hui, est suffisamment éloquente pour motiver une mise en visibilité et une prise en compte du risque de perturbation accidentelle du mouvement volontaire au cours de l’activité de travail.
5Le risque de survenue accidentelle d’une lésion est le plus souvent défini comme l’éventualité d’une rencontre entre l’homme et un danger auquel il est exposé. Le concept de danger est lui-même couramment défini dans le champ de la sécurité au travail comme la propriété intrinsèque d’un produit, d’un équipement, d’une situation susceptible de causer un dommage à l’intégrité mentale ou physique du salarié1. Cette définition ne précise pas si le danger produit directement la lésion ou bien s’il est une cause indirecte de la lésion. Ce qui conduit parfois à regrouper sous le terme de danger des éléments dont le rôle dans le phénomène accidentel est différent (Leclercq et al., 2013). En cas d’accident de manière générale, le danger est souvent caractérisé par une énergie (Bellamy, Mud, Manuel, & Oh, 2013 ; Kjellén, 2000). S’il s’agit d’une lésion corporelle, c’est l’absorption par le corps de l’énergie propre au danger qui produit la lésion. On considérera ici que le danger est représenté par l’élément ou bien les éléments dont le rôle dans le phénomène accidentel est de produire directement la lésion et on caractérisera systématiquement le danger par une énergie.
6L’examen des données rassemblées en entreprise à des fins de déclaration d’AT permet de caractériser la production de la lésion et ainsi de clarifier la notion de danger lorsqu’il s’agit d’AT. On peut ainsi distinguer deux types de situations accidentelles caractérisées par des dangers de natures différentes (Leclercq et al., 2013) :
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Soit la lésion est produite directement par un élément avec lequel tout contact entraîne une blessure (source HT, produit chimique, organes en mouvement d’une machine, etc.). Cet élément est considéré de manière univoque comme étant le danger. C’est l’énergie qu’il porte (électrique, mécanique, etc.) qui caractérise le danger. Cette énergie crée le risque en présence d’un travailleur et elle va produire directement la lésion corporelle au moment du contact avec le travailleur. Il est important de noter que cette énergie est extérieure au travailleur et qu’on sait l’identifier a priori comme un danger puisque tout contact avec celle-ci entraîne une blessure. On parlera de danger manifeste dont on peut se saisir a priori.
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Soit la lésion est produite directement par aucun élément matériel (cas des douleurs soudaines à l’occasion d’un mouvement) ou par un élément de l’environnement avec lequel le travailleur interagit quotidiennement sans qu’il y ait de blessure (un mur en cas de heurt contre un mur par exemple), lorsque le mouvement dans l’activité du travailleur a été perturbé par un heurt, une glissade, une torsion, etc. Dans ces cas, si on se réfère au modèle de l’énergie pour caractériser le danger, c’est l’énergie induite par le mouvement du travailleur qui produit directement la lésion. Cette énergie n’est pas extérieure au travailleur, mais elle est portée par lui. C’est elle qui crée le risque et qui va produire directement la lésion corporelle. Lorsque cette lésion est produite au moment du choc avec un élément dans l’environnement matériel, les caractéristiques de forme et de déformabilité de cet élément déterminent également directement la lésion. Il sera donc considéré comme une seconde composante du danger. On dira que ces risques d’AT (dont fait partie le risque d’APM) se manifestent à travers les mouvements dans l’activité et que le danger, contrairement à la situation précédente, est insaisissable a priori.
7Le modèle homme-danger renvoie à des actions de prévention prioritaires, en particulier des actions de protection. En cela, il est fonctionnel. La caractérisation du danger par une énergie permet cependant de montrer l’insuffisance de ce modèle pour caractériser et prévenir le risque d’AT en général. Elle révèle la nécessité de déplacer le regard sur le mouvement dans l’activité du travailleur et ses déterminants.
8Une perturbation inattendue du mouvement telle qu’une clé qui ripe lors du serrage d’un boulon, un objet transporté avec un collègue et qui échappe, un trébuchement au cours d’un déplacement, un heurt ou un coincement lors de l’ouverture d’une porte exprime une mise en défaut du contrôle du mouvement volontaire en situation de travail, le mouvement volontaire étant celui qui répond à l’intention de réaliser une tâche déterminée (Gaudez, & Aptel, 2008). En d’autres termes, l’APM exprime l’impossibilité à un moment donné pour le travailleur de réaliser sa tâche tout en évitant les perturbations du mouvement. Il s’agit donc d’un échec des régulations opératives définies par Guyot Delacroix (1999) comme celles développées dans l’exécution du travail par les opérateurs et visant à répondre en temps réel aux variabilités et aléas des situations. Ce sont les mises en défaut de régulations de cette nature qu’expriment les APM et dont on a pu se saisir lors de nos recherches.
9Les régulations opératives dépendent en particulier des caractéristiques du ou des risque(s) perçu(s). La nature du danger en cas d’APM (cf. chapitre 1.2.) détermine la nature et la temporalité des régulations destinées à éviter ce type d’accident. En effet, de manière générale, des régulations sont opérées par un travailleur vis-à-vis d’un danger auquel il se sent exposé à un moment donné pour réduire un risque d’accident en situation de travail. Si le danger est caractérisé par une énergie extérieure au travailleur (énergie mécanique des organes en mouvement d’une machine par exemple), le travailleur est exposé chaque fois qu’il est à proximité du danger en l’absence de protection. Éviter l’accident, c’est alors pour lui éviter le contact avec un danger manifeste et extérieur à lui-même. Si le danger est caractérisé par une énergie portée par lui (l’énergie de ses propres mouvements), le travailleur est exposé chaque fois qu’il est en mouvement. Cette caractéristique du risque d’APM conjuguée à l’insaisissabilité a priori du danger impactent donc nécessairement la nature et la temporalité des régulations destinées à éviter l’accident.
10La littérature traite de la prise en charge de la sécurité par le travailleur. Cette prise en charge renvoie notamment à la fonction de prévention introduite en 1967 par Faverge et définie comme les activités qui tendent à éviter la production de pannes, dérèglements ou incidents divers, mettant en danger la production générale (Faverge, 1967). Cru et Dejours (1985) montrent que les ouvriers se défendent contre la peur et les risques à l’aide de savoir-faire de prudence. Plus tard, Rousseau (1993) parle de conduite sécuritaire d’un homme au travail visant à assurer sa protection contre d’éventuelles atteintes physiques. Ces travaux portent sur les régulations visant la sécurité des process et/ou la sécurité des personnes. Dans une perspective ergonomique, on s’intéresse ici à la sécurité des personnes, plus précisément à l’identification des régulations ayant un impact sur le mouvement réalisé, en lien avec le risque d’APM.
11Les APM sont associés à une perturbation de l’activité qui touche sa composante motrice. Cette composante est caractérisée par un enchaînement de mouvements destiné à serrer un boulon, se déplacer ou ouvrir une porte par exemple.
12Dans son article intitulé « les gestes dans l’activité en situation de travail », Leplat (2013) rappelle que le geste est indissociable de l’activité. Le contenu de ce paragraphe qui traite du contrôle du mouvement traite donc de l’activité et veut montrer que le contrôle du mouvement tout comme l’activité s’inscrit au cœur du schéma de régulation en situation de travail tel que celui proposé par Leplat en 2006.
13Pour de nombreux ergonomes, la notion de mouvement apparaît réductrice. Ils lui préfèrent la notion de geste (Bourgeois & Hubault, 2005 ; Chassaing, 2010 par exemple). Selon Leplat (2013), « le mouvement d’un sujet prend le statut de geste quand il lui est attribué une signification ». Cet auteur souligne également que le but contribue à donner une signification au mouvement réalisé. Il compare alors le geste du soudeur exécuté à blanc où c’est la qualité du geste qui est visée, avec le geste exécuté dans les conditions habituelles de travail où c’est la qualité de la soudure qui est visée. Dans chacun de ces deux cas, le mouvement produit n’a pas la même signification. Il ne s’agit pas du même geste. Le modèle adopté pour analyser le risque d’APM est centré sur les régulations. Il prend en compte le but poursuivi et donc une signification donnée au mouvement. Nous nous intéressons donc aux gestes. Ceci dit, les perturbations du mouvement constatées en situation de travail peuvent toucher aussi bien les mouvements des membres supérieurs que ceux des membres inférieurs ou de toute autre partie du corps. Il aurait été étrange de nommer « accident avec perturbation du geste » une glissade au cours d’un déplacement. La notion de geste renvoie en effet souvent « aux activités motrices qui impliquent la participation de la main et du membre supérieur (Bouisset, 1981 dans Leplat 2013) ». Nous adoptons donc le terme mouvement tout en prenant en compte sa complexité, c’est-à-dire en ne le réduisant pas à sa part observable.
14Gaudez, Gilles et Savin (2016) citent plusieurs théories qui décrivent le contrôle du mouvement. Pour Berthoz (1997), des hypothèses sont émises de manière continue sur le mouvement à venir, permettant de formuler des mouvements préparatoires ou des ajustements posturaux. Ces hypothèses sont basées sur les informations sensorielles et sur la mémoire du mouvement acquise par l’expérience. La réponse à une tâche, en termes de mouvement, n’est pas une réponse optimale, mais une réponse appartenant à un ensemble de réponses équivalentes. Wolpert et Landy (2012) présentent le contrôle du mouvement comme étant un processus de décision en présence de risque soulignant toute l’importance des risques perçus à un instant donné dans le mouvement produit à cet instant. Le contrôle du mouvement implique à la fois un engagement corporel et cognitif (Sicre, Leclercq, Gaudez, Gauthier, Vercher, & Bourdin, 2008).
15Leplat (2006) décrit le modèle de régulation comme un modèle de passage du but à l’action, action par laquelle se réalise l’activité (cf. Figure 1). Ce modèle indique qu’un travailleur singulier, avec sa subjectivité, couple les conditions externes (regroupées sous l’intitulé « tâche » sur la Figure 1) et les conditions internes (les caractéristiques momentanées et sociodémographiques du travailleur) pour redéfinir le but poursuivi, but qui peut le conduire à faire évoluer le contour du système régulé. Ce système comporte deux composantes essentielles qui sont le dispositif assurant la production et le travailleur lui-même puisque le travailleur se gère en même temps qu’il gère la production, et c’est principalement cette gestion simultanée qu’interroge la prévention des APM.
Figure 1 : Modèle général de régulation proposé par Leplat (2006).
Figure 1: General regulation model proposed by Leplat (2006)
16Le contrôle du mouvement vise en même temps la réalisation de la tâche et l’évitement des perturbations du mouvement. Il est un ajustement perpétuel en situation de travail, que le risque d’APM soit élevé ou non. La figure 1 distingue les effets des régulations opérées par le travailleur et dirigées vers la production et la sureté de cette production, des effets sur lui‑même.
17On peut identifier des régulations qui visent à éviter les APM. Il s’agit par exemple de régulations rétroactives comme des mouvements en réaction à un trébuchement par exemple ou bien des régulations basées sur le contrôle du mouvement en cours ou futur comme le fait de contourner un obstacle, s’écarter d’éléments comme des fers à béton ou encore d’organiser son activité pour éviter ou faciliter certains mouvements/déplacements difficiles. D’autres régulations déterminant le mouvement visent la réalisation de la tâche. C’est par exemple le fait de se pencher pour atteindre un bouton d’arrêt d’urgence, de courir pour respecter un rendez-vous.
18Le contrôle du mouvement est donc indissociable de l’activité dans son ensemble et mieux comprendre le risque d’APM, c’est mieux comprendre les régulations opérées à travers l’activité dans son ensemble et qui impactent le mouvement réalisé. La plus petite maille d’analyse pertinente pour comprendre ces accidents n’est pas celle du mouvement, mais celle de l’activité, l’analyse devant en particulier porter sur le mouvement dans l’activité.
19C’est la dynamique des interactions entre le travailleur, l’environnement physique dans lequel il évolue et la tâche qu’il réalise qui détermine le mouvement tout comme cette dynamique détermine l’activité. La notion de tâche revêt ici un ensemble large de conditions externes permettant notamment de rendre compte de l’inscription de cette dynamique dans un environnement social et en particulier de la nécessité de coordination des mouvements au sein d’un collectif. L’environnement physique est quant à lui mis en avant du fait de l’importance des interactions du travailleur avec cette composante dans la compréhension du risque d’APM. La planification du mouvement est donc comme celle de l’activité inscrite dans une dynamique.
20Concernant les interactions du travailleur avec l’environnement physique, celles-ci doivent permettre la réalisation du mouvement volontaire tout en maintenant l’équilibre corporel. L’exécution d’un mouvement entraîne donc la mobilisation de segments corporels autres que ceux directement impliqués dans cette exécution (Gaudez, & Aptel, 2008). De plus, les interactions avec l’environnement physique sont régies par le principe de l’action et de la réaction qui exprime qu’un travailleur ne peut exécuter de mouvement volontaire que s’il développe avec l’environnement physique (enveloppe physique, matériel, objets manipulés, etc.) des forces dont va dépendre le mouvement réalisé. Les interactions avec l’environnement physique peuvent contraindre et/ou aider le mouvement. D’où l’importance des surfaces d’appui et en conséquence de la conception de l’environnement physique de travail constituée en particulier par l’enveloppe physique (sols, murs, mobilier fixe…), les outils, les machines, les pièces et les objets.
21Les interactions du travailleur avec la tâche qu’il réalise peuvent constituer également des contraintes ou des ressources pour le contrôle du mouvement à un moment donné. Il s’agit par exemple de la vitesse à laquelle les mouvements doivent être réalisés et de la précision attendue des mouvements. En effet, de manière générale, lorsque la vitesse de réalisation d’un mouvement augmente, la précision de ce mouvement diminue, ce qui peut contribuer à la survenue d’APM. Il s’agit également des risques que la réalisation de la tâche fait courir, ou encore de l’absence de ressources (en particulier de ressources attentionnelles ou visuelles) à un moment donné pour le contrôle du mouvement, ressources dédiées à la réalisation de la tâche à ce moment-là. En particulier, l’implication dans une tâche exigeante d’un point de vue cognitif (Abbud, Li, & DeMont, 2009 ; Rantanen, & Goldberg, 1999 ; Woollacott, & Shumway-Cook, 2002) influence le contrôle du mouvement et notamment sa performance.
22Enfin, les capacités et l’état du travailleur, seul acteur des régulations en situation de travail, peuvent également à un moment donné, constituer des contraintes ou des ressources pour le contrôle du mouvement. Il s’agit par exemple de la morphologie du travailleur qui peut faciliter certains mouvements et en empêcher d’autres dans un environnement donné. Il s’agit également des douleurs, de la fatigue (cf. Andrade, De Carvalho Koffes, Benedito-Silva, Da Silva, & De Lira, 2016 pour la fatigue musculaire) et des émotions (cf. Bresin, Fetterman, & Robinson, 2011 par exemple) qu’il éprouve à ce moment-là ou encore de l’expérience qu’il a d’agir dans un environnement et pour la réalisation d’une tâche comparable, expérience qu’il a mémorisée. Cette expérience contribue à générer des hypothèses sur le mouvement à venir. Les APM qui sont occasionnés par une perturbation inattendue du mouvement volontaire peuvent alors être également vus comme un discrédit de certaines de ces hypothèses. Par exemple de nombreuses glissades ou trébuchements sont le résultat de la surprise du travailleur par le niveau de glissance du sol ou la présence d’un obstacle. Lors du transport d’un objet avec un collègue, le travailleur a également des attentes par rapport aux actions de ce collègue, attentes auxquelles les faits peuvent ne pas répondre.
23Les APM font partie des AT les plus nombreux et surviennent dans toutes les entreprises sans exception. Ce risque concerne tous les secteurs d’activité, tous les métiers et toutes les catégories socioprofessionnelles. Les APM se produisent pour des raisons différentes d’une entreprise à l’autre, d’un atelier à l’autre, d’une situation à l’autre dans une même entreprise. En même temps, nous avons extrait des scénarios récurrents à partir d’un ensemble de récits d’APM survenus dans de nombreuses entreprises des secteurs de la construction et de la métallurgie révélant des spécificités liées aux activités développées dans chacun des secteurs (Abdat et al., 2014 ; Leclercq et al., 2017). Nous avons également montré que les nombreux APM qui surviennent dans une entreprise donnent lieu à des regroupements autour de scénarios récurrents, révélant des invariants dans les stratégies de régulation (Leclercq, & Thouy, 2004 ; Leclercq et al., 2007). Le scénario récurrent ci-dessous émane d’analyses d’APM conduites en entreprise au moyen de la méthode de l’arbre des causes (Leclercq, & Thouy, 2004). Sept accidents survenus sur une période de 4 années ont été exploités pour construire ce scénario.
Le travailleur reçoit en début de journée la liste des horaires des rendez-vous prévus avec les clients. Des difficultés à ses déplacements à pied entre son véhicule et le domicile du client sont présentes dans l’environnement, en particulier la neige qui rend le sol glissant ou masque des obstacles. Ces difficultés combinées avec le temps accru de déplacement sur la route du fait de la neige et avec l’exigence de respecter les rendez-vous successifs, occasionnent une perturbation inattendue du déplacement du travailleur (glissade du pied sur le sol, pose du pied sur un regard ouvert recouvert par la neige, etc.) au moment où il est seul et où il peut tenter de rattraper le « temps perdu » sur la route, en se déplaçant rapidement.
24Ces perturbations inattendues du déplacement expriment une mise en défaut du contrôle du mouvement à un moment donné au cours de l’activité, c’est-à-dire l’impossibilité à ce moment-là pour le travailleur de répondre aux variabilités et aléas des situations et donc un échec des régulations opératives (cf. paragraphe 1.3.).
25Les scénarios récurrents d’accident identifiés en entreprise constituent une base de discussion quant aux actions à engager de manière spécifique et prioritaire dans le cadre de la prévention des APM. Les actions identifiées seront spécifiques puisque les scénarios identifiés localement intègrent les spécificités des situations de travail au sein desquelles se sont produits les APM. Elles seront prioritaires parce qu’elles porteront sur la maîtrise de facteurs de risque dont la combinaison s’est avérée nuisible à plusieurs reprises.
26Les éléments dans l’environnement matériel qui rendent le mouvement peu aisé sont parfois (souvent ?) les seuls éléments mis en avant pour expliquer une perturbation du mouvement. Or considérés isolément, ces éléments sont insuffisants pour expliquer la perturbation du mouvement. Le scénario ci-dessus apporte des éléments explicatifs complémentaires. Il interroge au-delà de ces éléments matériels, l’organisation du travail des agents techniques dans cette entreprise.
27Les mouvements sont rendus plus ou moins aisés selon les situations de travail. Dans une situation donnée, les difficultés rencontrées sont très variables au cours du déroulement du travail. Ces difficultés sont souvent transitoires. Le sol peut être encombré ou glissant, le boulon à dévisser grippé, la pièce de la machine difficile d’accès, le marchepied particulièrement étroit, etc. Le travailleur ajuste de manière permanente son mouvement, le plus souvent avec succès, même en présence de difficultés, pour contourner le mobilier, éviter un obstacle au sol, accéder à l’élément derrière la machine, monter sur un engin, exercer des efforts pour ouvrir une porte qui résiste, desserrer un boulon grippé, adapter sa marche sur un sol glissant, transporter un objet plus ou moins encombrant, utiliser un matériel dont il n’a pas l’habitude, etc. À un moment donné, s’ajoute à des difficultés déjà présentes, une urgence, un incident technique, un accroissement de la charge de travail, une interruption de tâche ou une méconnaissance des pratiques habituelles de travail par exemple et c’est l’accident. La clé utilisée par le travailleur ripe, le travailleur heurte le mur en se dégageant de la machine, il est coincé contre un meuble alors qu’il transporte un objet avec un collègue ou il rate une marche en montant l’escalier par exemple.
28Plus le mouvement est rendu difficile et plus le travailleur doit porter son attention au contrôle de celui-ci pour éviter les perturbations. Or il ne peut pas porter toute son attention à ce contrôle, puisque l’évitement des APM ne constitue pas l’unique but qu’il poursuit. Son but premier est de réaliser la tâche qui lui est confiée. Cela suppose cependant qu’il se mette en mouvement et qu’il contrôle en permanence son mouvement. La réalisation de la tâche est elle-même plus ou moins exigeante en matière d’attention, de délai. Ces exigences sont également variables au cours du temps et en fonction du contexte. Par exemple, une infirmière porte une attention particulièrement soutenue à son activité lorsqu’elle assiste un médecin intervenant auprès d’un patient en grand danger. À ce moment-là, si son mouvement est gêné par le câble d’un équipement, on peut penser que le risque que ce mouvement soit perturbé puisse être plus élevé que lorsque l’exigence de sa tâche en termes d’attention est moins élevée (Leclercq et al., 2014). Le risque de perturbation du mouvement est également plus élevé lorsqu’un travailleur doit à un moment donné effectuer une tâche de surveillance visuelle tout en se déplaçant puisqu’il peut ne pas lui être possible d’anticiper un obstacle sur son parcours (Leclercq et al., 2017).
29Les APM les plus difficiles à prévenir sont ceux qui émergent de la variabilité des situations de travail. L’analyse de ces APM ne révèle pas un facteur variation par rapport à la situation habituelle dont le préventeur pourrait s’emparer. Ces APM s’expliquent par une combinaison inédite de faits habituels. C’est la variabilité des situations de travail qui produit, à un instant donné, une combinaison de faits qui se révèle accidentogène. L’écart par rapport à une situation habituelle sans accident ne s’exprime plus à travers un fait inhabituel (l’accessibilité des organes en mouvement de la machine par exemple), mais à travers une combinaison inédite de faits habituels (Leclercq et al., 2013). Par exemple, considérons les faits suivants, dont aucun n’est permanent dans la situation de travail, mais dont chacun s’observe épisodiquement : « stockage provisoire de matériel pour les besoins de l’activité », « arrivée d’un nombre de patients au-delà de la capacité d’accueil » et « appel en urgence de l’infirmière déjà occupée par ailleurs ». Aucun de ces faits ne fait référence, à proprement parler, à un écart par rapport à une situation de travail habituelle. En effet, chacun d’entre eux peut être présent de manière plus ou moins fréquente en situation habituelle de travail. C’est une combinaison inédite de faits habituels, à un moment donné, qui occasionne l’accident : « l’infirmière heurte le matériel ». Les caractéristiques de cet « écart » entre la situation accidentelle et la situation sans accident, concernant un heurt contre un matériel, peuvent être étonnamment rapprochées des caractéristiques de tels écarts dans certains cas d’accidents industriels, accidents qui sont décrits par Hollnagel (2004) comme un phénomène émergent ou en d’autres termes comme le produit de variabilités dans le fonctionnement habituel. Or la variabilité correspond aussi aux modalités d’ajustements nécessaires au fonctionnement du système. Elle est donc source de performance comme de défaillance (Lundberg, Rollenhagen, & Hollnagel, 2009).
30Les stratégies de gestion du temps sont importantes pour comprendre le risque d’APM. On note en particulier que les résultats d’analyses d’APM font très souvent apparaître un facteur d’accident intitulé « précipitation », précipitation qui est régulièrement expliquée dans les mêmes résultats d’analyse par le but de l’action : le travailleur voulait aller à tel endroit ou bien le travailleur voulait débloquer la machine, soulignant implicitement la priorité accordée à ce moment-là à la production.
31La littérature fait état de stratégies de régulation consistant à gérer le temps. Les analyses d’APM témoignent de l’adoption de telles stratégies. La régulation en sommation (repris par Leplat (2006) des travaux de Faverge (1966)) s’applique aux tâches dont le but assigné au travailleur est d’assurer un volume de production en un temps donné. Dans ces situations, le travailleur tend à accélérer son rythme quand la production quotidienne risque de ne pas être atteinte, et à le diminuer dans le cas contraire. Ce mécanisme de régulation n’est pas sans lien avec la sécurité du travailleur comme le montre par exemple le scénario récurrent d’APM rapporté dans le paragraphe 3.1. Ainsi dans un contexte d’intensification du travail, les déplacements à pied en particulier, lorsque le travailleur est seul, comportent des moments propices à la survenue d’APM. Par ailleurs, De la Garza, Maggi et Weill-Fassina (1998) traitent de conflit temps disponible/temps nécessaire qui conduit le travailleur à se focaliser sur une partie des informations, ce phénomène pouvant affecter la fiabilité de ses actions. Un scenario accidentel récurrent d’APM, cité par Leclercq et al. (2007), montre la focalisation du travailleur sur une partie des informations : le travailleur inspecte le train et détecte un problème qu’il convient de résoudre avant le départ prévu du train. Avec cette perspective, il se déplace rapidement le long du train ou sur la voie sans prendre en compte l’obstacle au déplacement ou l’irrégularité sur le sol et trébuche ou se tord la cheville. Le travailleur focalise prioritairement son attention sur les informations utiles à la résolution du problème au détriment de celles utiles à l’évitement des APM. Ce scénario émane d’analyses d’accidents conduites en entreprise au moyen de la méthode de l’arbre des causes. Quatre accidents survenus sur une période de 4 années ont été regroupés sous ce même scénario.
32La littérature fait également état de régulation entre différentes sous-tâches que le travailleur doit gérer, par exemple lorsqu’il doit assurer en même temps sa contribution au processus de production et à la prévention du ralentissement ou de l’arrêt de celui-ci (Faverge, 1966). Cet auteur souligne que la plupart du temps, cette préoccupation est présente à chaque moment et dans chaque geste du travailleur. Sa contribution à la prévention du ralentissement ou de l’arrêt du processus de production le conduit parfois à élargir le périmètre du système contrôlé en apportant son aide à un collègue en difficulté par exemple. Les travaux sur les APM montrent que nombre d’entre eux se sont produits lorsque le travailleur s’engage dans une sous-tâche, suite à un incident technique (Abdat et al., 2014) ou suite à une interruption (Leclercq et al., 2014). La survenue d’incidents techniques ou d’interruptions peuvent introduire pour le travailleur qui s’engage à répondre à ceux-ci, une forme d’urgence et de priorité accordée au rétablissement du cours normal du process ou à la demande ayant suscité l’interruption. Ceci peut renvoyer en particulier aux mécanismes de gestion du temps évoqués ci-dessus ainsi qu’à la mobilisation de ressources pour replanifier en temps réel les actions à réaliser. Un partage permanent des ressources s’effectue entre les différentes sous-tâches et l’évitement des perturbations du mouvement.
33Le cadre proposé sur la figure 2 pour analyser le risque d’APM est basé sur le cadre proposé par Leplat (2006) qui intègre les conséquences de l’activité pour l’agent et pour la tâche. Un AT, a fortiori un APM est une conséquence inattendue et négative pour l’agent. Les APM ont été regroupés parce qu’ils expriment tous une mise en défaut du mouvement volontaire au cours de l’activité (glissade, coincement, heurt, etc.). Le cadre proposé sur la figure 1 conduit à une lecture de ces accidents comme étant un échec des régulations opérées par le travailleur pour à la fois réaliser la tâche et préserver sa sécurité. Le cadre sur la figure 2 est centré sur les régulations au cours de l’activité dans la perspective de comprendre la performance ou la mise en défaut du contrôle du mouvement. L’activité dont le contrôle du mouvement s’inscrit dans une dynamique au sein de laquelle le couplage des conditions internes et externes ainsi que la (re)définition du but par le travailleur évoluent tout comme évoluent les effets sur la production et sur le travailleur lui‑même.
Figure 2 : cadre d’analyse des régulations opérées par un travailleur pour assurer la production et éviter les perturbations du mouvement.
Figure 2: Framework for analyzing regulations carried out by a worker to perform the task and avoid accidental movement disturbances
34Si le but prescrit est accessible, le but redéfini par le travailleur, qui est celui qui détermine les régulations, l’est beaucoup plus difficilement. Certaines régulations opérées par un travailleur à travers son activité ont un impact sur le mouvement réalisé et peuvent réduire le risque de perturbation du mouvement sans que la préservation de sa sécurité vis-à-vis du risque d’APM n’ait motivé ces régulations chez le travailleur. Les analyses portant sur les situations accidentelles aussi bien que celles portant sur les situations sans APM s’attacheront à préciser la dynamique du but poursuivi. L’objet premier de l’attention respectivement au moment de la perturbation du mouvement (le cas échéant) ou tout au long de la période temporelle choisie pour l’analyse pourrait être explicité par le travailleur. Cet objet premier de l’attention à un moment donné peut être la tâche productive, le risque d’accident de process si celui-ci est présent ou encore les différents risques professionnels que la tâche fait courir. Sa connaissance contribue à cerner le but poursuivi au moment de la perturbation du mouvement ou bien sa dynamique en situation sans accident ainsi que le contour du système régulé.
35Les interactions physiques avec l’environnement sont déterminantes dans la réalisation des mouvements en situation de travail (cf. paragraphe 2.2.). De plus, le risque d’APM s’exprime par des perturbations lors des interactions avec l’environnement physique (heurts, trébuchements, coincements, etc.). L’analyse de ces interactions renvoie notamment à la variabilité des matériels utilisés, des pièces/objets manipulées et de l’enveloppe physique de travail (les murs, le sol, les escaliers, le mobilier fixe, les portes et fenêtres, etc.). La prévention des APM, en particulier de ceux qui se produisent au cours de la réalisation de mouvements qui sont nécessaires à la tâche réalisée tout en n’étant pas spécifiques à cette tâche (un déplacement à pied par exemple), bénéficierait de la mise en visibilité des interactions travailleurs/enveloppe physique de travail et de la compréhension des régulations (1) ayant un impact sur ces interactions et/ou (2) ayant conduit à leur perturbation ou leur absence de perturbation. La prévention des APM qui surviennent au cours de la réalisation de mouvements propres à la tâche réalisée bénéficierait quant à elle de la mise en visibilité des interactions avec les pièces/objets (pièces produites, matière première, etc.) et de la compréhension des régulations (1) ayant un impact sur ces interactions et/ou (2) ayant conduit à leur perturbation ou leur absence de perturbation. Ainsi les sous-composantes « enveloppe physique de travail » et « matières premières/produits » ont été formalisées au sein du cadre d’analyse des APM proposé lors du développement d’une méthode d’analyse de ces accidents (Leclercq et al., 2020). Ces sous-composantes sont également formalisées sur le cadre d’analyse de la figure 2.
36De nombreux APM se produisent alors que le travailleur victime transporte ou déplace une personne/un objet avec un collègue (cf. Abdat et al., 2014 par exemple). Comme toute activité collective, sa réussite suppose une représentation adéquate de chacun au sujet du mode opératoire de l’autre. Une coordination des mouvements et l’anticipation (juste ou erronée) des mouvements d’autrui sont permanentes dans ces situations. L’analyse d’un APM survenu en hôpital révèle la mise en place de régulation collective dans le cadre de la réalisation d’une telle activité (Leclercq et al., 2014). En effet, lors du transport de malade sur un brancard, les brancardiers avaient pris l’habitude de s’arrêter à un endroit précis du parcours où le virage était difficile afin de faciliter le déplacement. Un brancardier nouvellement arrivé dans le service et ne connaissant pas cette pratique ne s’est pas arrêté lors du transport d’un malade et son collègue s’est trouvé coincé contre le mur. Au regard de l’ampleur des APM survenant au cours de la manutention ou de la manipulation d’objets (cf. paragraphe 1.1.), les conditions de l’activité collective du travailleur sont formalisées au sein des conditions externes de son activité sur la figure 2, pour souligner l’importance dans certaines situations d’approfondir ces conditions dans le cadre de l’étude des régulations ayant un impact sur le mouvement en situation de travail.
37Plusieurs caractéristiques du risque d’APM rendent la mobilisation du cadre d’analyse difficile. Les paragraphes suivants attirent l’attention du lecteur sur ces caractéristiques en lien avec la mobilisation du cadre sur la figure 2.
38Le travailleur est a priori exposé vis-à-vis du risque d’APM dès qu’il est en mouvement. L’enchaînement des mouvements au cours de l’activité comporte des mouvements spécifiques à la tâche réalisée (déplacer un malade, effectuer une soudure, désosser de la viande, saisir des plans sur ordinateur, etc.) et des mouvements moins spécifiques tout en étant nécessaires à la réalisation de la tâche (se rendre d’un bâtiment à un autre, aller chercher un outil, prendre un dossier en haut de l’armoire, descendre les escaliers, fermer une porte, une fenêtre, etc.). Les stratégies liées à la gestion du temps (cf. paragraphe 4) sont mises en place sur des périodes dont la limite est plus ou moins éloignée dans le temps de la perturbation du mouvement possible ou avérée. D’où l’importance de prendre en compte les différents types de mouvements sur une période temporelle suffisante pour analyser le risque de perturbation du mouvement. Les résultats de Morvan et al. (2015) qui ont étudié la dynamique des marges de manœuvre et la santé au travail dans une entreprise en lean manufacturing, incitent également à une observation large des temps de travail : les temps productifs en même temps que les temps dits « improductifs ».
39Si les mouvements spécifiques font l’objet d’une formation et de prescriptions, les mouvements moins spécifiques ne font le plus souvent pas l’objet de prescriptions et leur apprentissage dépasse le cadre professionnel et commence souvent très jeune (descendre un escalier par exemple). Cette différence incite à distinguer a priori les types de mouvements suivant leur spécificité vis-à-vis de la tâche réalisée lors du traitement des observations.
40Il est impossible de lister toutes les observations en situation de travail qui pourraient servir la compréhension des régulations dans l’activité ayant un impact sur le mouvement réalisé et le risque de perturbation associé. Celles-ci sont très dépendantes de la situation analysée et des activités développées. Il peut s’agir par exemple d’une situation circonscrite spatialement par le poste de travail où les caractéristiques de l’environnement physique du poste pèsent beaucoup sur le risque d’APM (Derosier, Leclercq, Rabardel, & Langa, 2008 par exemple). Il peut s’agir d’une situation où les travailleurs sont amenés à se déplacer chez des clients (Leclercq, & Thouy, 2004 par exemple) et pour qui les caractéristiques de l’environnement physique seront imprévisibles et changeantes. Il peut s’agir également d’une situation où les travailleurs sont amenés ponctuellement ou régulièrement à déplacer des objets à plusieurs dans un lieu de travail connu d’eux ou non.
41Les observations vont porter notamment sur le mouvement dans l’activité du travailleur et vont permettre d’émettre des hypothèses sur les régulations mises en place. La compréhension la plus complète et précise possible des régulations individuelles et collectives mises en place en situation de travail pour réaliser la tâche tout en évitant les APM nécessite l’adoption de différentes mailles d’observation du mouvement. Certaines régulations sont en partie observables à l’œil nu (le fait d’accélérer le rythme de travail) et les stratégies dans lesquelles elles s’inscrivent peuvent être approfondies par le biais d’échanges avec la victime. D’autres mécanismes de régulation sont plus difficilement appréhendables. Leur mise en évidence nécessite une maille d’observation beaucoup plus fine, qui décrit précisément des caractéristiques des mouvements tels que l’amplitude des angles articulaires ou encore les forces produites. Ces mécanismes de régulation exprimés aussi dans le mouvement sont également mis en place par le travailleur pour ajuster sa posture afin d’effectuer les mouvements nécessaires à la réalisation de la tâche tout en évitant les perturbations du mouvement. Par exemple un travailleur anticipe un sol glissant en réduisant l’angle d’attaque du talon au cours de la marche pour limiter le risque de glissade (Andres, Connor, & Eng, 1992), ou bien il adapte son mouvement en fonction de la glissance du sol sur lequel il se trouve si celle-ci ne lui permet pas d’exercer une force suffisante (au regard de la tâche à réaliser) sur un objet (Kroemer, 1974 ; Gaudez, Le Bozec, & Richardson, 2008). Analyser précisément les régulations opérées par le travailleur et qui s’expriment dans le mouvement peut nécessiter l’usage de plusieurs mailles d’observation, dont une maille très fine. Des travaux expérimentaux peuvent alors compléter les observations en situation réelle.
42L’implication dans une tâche exigeante d’un point de vue cognitif et l’état émotionnel influencent le contrôle du mouvement et sa performance en particulier (cf. paragraphe 2.2.). Ce contrôle a recours à des informations visuelles, auditives, kinesthésiques…, dont le travailleur n’est pas toujours conscient, ce qui rend la description complète de l’activité difficile. L’entretien d’explicitation développé par Vermersch (1994) permet de comprendre ce qui s’est passé pour un travailleur à un moment donné, en interrogeant son expérience vécue de l’activité à ce moment-là, c’est-à-dire « ce qui est vécu subjectivement par les sujets en action et qui recouvre le flux des actions, pensées, émotions et perceptions qui se produisent en situation à un instant donné, au cours d’une activité et sont conscientisées ou conscientisables par l’acteur » (Cahour, Salembier, & Zouinar, 2016). L’analyse de l’expérience vécue prend en compte les dimensions émotionnelles et corporelles souvent ignorées dans le cadre des approches centrées sur l’activité (Zouinar, & Cahour, 2013).
43Un entretien qui s’inspire des entretiens d’explicitation a été proposé lors du développement d’une méthode d’analyse des APM (Leclercq et al., 2020). La mise en œuvre par des préventeurs d’entreprise s’est révélée d’une part nécessaire pour prendre en compte la diversité des éléments expliquant la perturbation du mouvement, et d’autre part difficile du fait du peu de pratiques de ce type d’entretien de la part des préventeurs d’entreprise (Morel et al., 2021).
44La mise en mouvement du corps et le contrôle permanent du mouvement sont directement nécessaires à la réalisation de la tâche. De ce point de vue, cette mise en mouvement et son contrôle servent le but productif. Le contrôle du mouvement par le travailleur étant également directement nécessaire à la préservation de sa sécurité, il sert également la sécurité. En conséquence la caractérisation des régulations suivant qu’elles soient dirigées vers la production ou la sécurité peut parfois être délicate. Le contournement d’un obstacle sur un parcours ou la façon de lier les lacets de ses chaussures (Derosier, Leclercq, Rabardel, & Langa, 2008) sont clairement destinés à prévenir les perturbations du mouvement. D’autres pratiques de travail, comme la préparation des pièces et outils destinés à l’assemblage d’un châssis de camion, ont un impact sur la sécurité vis-à-vis des APM tout en pouvant être motivées par la réduction de la fatigue induite par des passages répétés au-dessus d’éléments de maquettes composant le poste de travail (Derosier, Leclercq, Rabardel, & Langa, 2008). Là encore seul le travailleur peut énoncer les buts poursuivis à un moment donné et la prise en compte de l’ensemble des risques perçus est importante.
45Cet article traite du risque d’APM et de sa compréhension dans une perspective de prévention. Le risque d’APM est présent dès que le travailleur est en mouvement, ce qui explique la fréquence élevée de ce type d’accident comparativement à d’autres et ce qui reflète également le succès, la plupart du temps, des régulations mises en place par le travailleur pour réaliser la tâche qui lui est confiée tout en évitant les perturbations du mouvement. L’APM exprime en effet l’impossibilité à un moment donné pour un travailleur de réaliser sa tâche tout en évitant les perturbations du mouvement.
46Le risque d’APM représente un enjeu majeur pour la sécurité au travail. Contrairement à d’autres risques professionnels, il s’agit d’un risque qu’on ne sait, le plus souvent, pas par « quel bout » saisir. Ceci est lié en partie à la nature du danger qui crée le risque (cf. paragraphe 1.2.), à la diversité des activités au cours desquelles ce risque se manifeste et au caractère souvent émergent du risque d’APM (cf. paragraphe 3.3.). De plus, le risque d’APM étant peu mis en visibilité, les demandes exprimées en entreprise le sont le plus souvent en termes de prévention des chutes de plain-pied, alors que la chute de plain-pied n’est pas un point d’entrée pertinent pour engager la prévention en entreprise (Leclercq, 2018). En particulier, ces demandes n’intègrent pas la diversité des manifestations du risque d’APM et considèrent souvent implicitement que les causes des chutes de plain-pied sont les mêmes pour l’ensemble des situations accidentelles. Les représentations de ces causes ne sont également pas en accord avec les représentations systémiques actuelles de la genèse des accidents (Leclercq et al., 2015), ce qui conduit à des retours d’expérience souvent insuffisants. Il est donc utile dans un premier temps de mener des analyses approfondies d’APM en entreprise afin d’une part de rendre compte de la diversité des manifestations du risque et de la diversité des éléments explicatifs. Ces données seront également utiles pour identifier une situation propice à la survenue d’APM dont l’analyse présente de l’intérêt pour l’ensemble des parties. Cette situation peut être caractérisée dans un premier temps par le métier exercé (Leclercq & Thouy, 2004), le métier exercé et l’équipement utilisé (Leclercq et al., 2007) ou par l’environnement du poste de travail (Derosier et al., 2008) par exemple.
47Le cadre d’analyse du risque d’APM proposé exploite des connaissances capitalisées sur ce risque, sur le contrôle du mouvement et sur les régulations opératives. Il n’a pas été mobilisé en tant que tel à ce jour. Son exploitation fait partie de développements à venir permettant l’étude de la performance ou de l’échec du contrôle du mouvement dans l’activité. Le mouvement est en effet indissociable de l’activité dans laquelle il s’insère. Comme l’activité, il émerge des interactions en situation de travail. Son contrôle vise en même temps et également de manière indissociable la réalisation de la tâche et l’évitement des APM. Ce constat conjugué au caractère souvent automatique du contrôle du mouvement rend particulièrement délicate l’identification de la dynamique du but poursuivi. Le cadre d’analyse centré sur les régulations opératives intègre des éléments à interroger systématiquement lors de l’étude du contrôle du mouvement au cours de l’activité, en particulier les interactions avec l’enveloppe physique de travail et les pièces/objets manipulées ainsi que les conditions de l’activité collective du travailleur en lien avec ce risque. Ces investigations devraient permettre d’approfondir les stratégies de gestion de l’espace dont le lien avec le risque d’accident du travail ne bénéficie pas de travaux comme en bénéficie le lien entre le risque d’accident et la gestion du temps (cf. paragraphe 4).
48Plusieurs caractéristiques du risque d’APM sont discutées en lien avec la mobilisation du cadre proposé. Ce dernier peut contribuer à avancer dans le champ de la prévention des AT, en apportant des éléments de compréhension du risque complexe de perturbation accidentelle du mouvement au travail. Ce cadre est centré sur l’activité du travailleur dans la situation au sein de laquelle peut se manifester le risque. Or le risque est déterminé également en amont de la situation de travail. Ce cadre ne peut donc rendre compte de toute la complexité du système dans lequel cette activité s’inscrit. En particulier, les conditions externes et internes qui déterminent les régulations opératives (cf. Figure 1) sont elles-mêmes déterminées par d’autres régulations de nature structurelle élaborées par la hiérarchie et couvrant l’ensemble des activités de conception du travail (De la Garza, & Weill-Fassina, 2000). Des décisions ayant des répercussions sur les risques en situation de travail sont également prises à des niveaux dépassant le cadre de l’entreprise comme en atteste la représentation proposée par Rasmussen et Svedung (2000), basée sur une décomposition de l’organisation sociale en différents niveaux. En particulier, la gestion des différents risques fait l’objet de priorisation et d’élaboration de règles plus ou moins abondantes applicables en situation de travail, dont le mouvement du travailleur peut dépendre à un moment donné.
49Finalement, la prévention du risque d’APM (Leclercq, 2021) nécessite le croisement de regards disciplinaires, en particulier celui de la prévention des risques professionnels et celui de l’ergonomie, deux domaines qui empruntent eux-mêmes à plusieurs disciplines. Le cadre proposé permet de guider le développement de recherches sur une base qui nous semble prometteuse pour comprendre comment le travailleur évite les perturbations du mouvement dans la plupart des situations et également pour focaliser un débat sur les difficultés qui se combinent à certains moments et qui empêchent de répondre à la fois aux exigences de la tâche et à l’évitement des perturbations du mouvement.