1Cette contribution inaugurale a été pensée comme une introduction au programme « cours d’action » et non à proprement parler au numéro dans lequel elle s’insère. Elle propose une vision synoptique de celui-ci. Cette « grille de lecture et de comparaison » minimale permettra non seulement au lecteur de positionner le « cours d’action » par rapport à d’autres programmes ou théories, mais aussi d’éviter de trop longs développements dans chacun des articles constitutifs de ce numéro. Il s’agit de présenter l’ensemble des hypothèses, méthodes, catégories descriptives développées dans le programme « cours d’action », ainsi que les principales avancées récentes proposées par les auteurs mobilisant et/ou contribuant à celui-ci. Concrètement, après avoir exposé brièvement son histoire et son extension dans des domaines empiriques et socio-techniques variés, nous en présenterons 1) les fondements ontologiques et épistémologiques, 2) les objets théoriques, autrement dit les réductions « holistiques » et « non réductionnistes » de l’activité humaine proposées afin de produire des analyses de l’activité (individuelle et collective) répondant à des critères de scientificité, 3) l’observatoire et l’atelier méthodologique, 4) le cadre sémiologique et ses diverses mise(s) en œuvre, 5) la démarche de conception et ses principaux constituants, et enfin 6) les tentatives d’extension à travers les recherches les plus actuelles.
- 1 La notion de programme de recherche prend ici une acception particulière et sera précisée plus lo (...)
2En préalable, il convient d’indiquer que le rapide aperçu historique que nous proposons ici ne vise pas l’exhaustivité : 1) il ne fait état que du point de vue des auteurs sur différentes périodes passées et ne prend pas en compte le point de vue des acteurs eux-mêmes1, et 2) il est « situé », c’est-à-dire influencé par le projet collectif de publication qui se donne à voir dans ce numéro. Malgré tout, ce bref aperçu permettra au lecteur de mieux comprendre et situer ce que nous avons pour habitude de nommer le programme « cours d’action » dans l’espace de recherche en mouvement que constitue l’ergonomie, et plus largement l’analyse de l’activité. Évidemment, une analyse plus précise du contexte académique, historique, politique, et social de l’époque serait nécessaire, voire même indispensable, de même que la réalisation d’études de type micro-historiques sur l’ergonomie de langue française. Se lancer dans une recherche historique précise demanderait un travail important, aussi, nous ne donnerons ici que quelques repères et éléments relatifs au contexte scientifique et historique.
- 2 On lui préférerait aujourd’hui et rétrospectivement la notion de « cours d’activité ». Il est cep (...)
3Le programme de recherche « cours d’action » a initialement été développé dans le champ de l’ergonomie au cours des années 1980-1990. La notion même de « cours d’action »2 apparaît pour la première fois dans un rapport publié en 1987 (Pinsky & Theureau, 1987) faisant suite à un ensemble de travaux engagés dès 1977 sur l’activité cognitive et l’action dans les environnements de travail (Pinsky & Theureau, 1982). Les premières systématisations du programme de recherche apparaîtront quelques années plus tard à travers les ouvrages de Theureau (1992), de Pinsky (1992) et de Theureau et Jeffroy (1994). À cette époque, les seuls domaines empiriques et socio-techniques considérés sont les situations de travail (en situation de production ordinaire) en relation avec la conception ergonomique de situations informatisées et automatisées. Une étude avait été conduite sur l’apprentissage-développement dans le but d’améliorer la formation sur le tas (Vion, 1993), mais celle-ci n’a pas fait l’objet d’une présentation dans Theureau et Jeffroy (1994).
- 3 Le fait de prendre au sérieux la « parole ouvrière » rejoignait également certains engagements mi (...)
4Ces premiers travaux « cours d’action » sont apparus dans une période de restructuration de l’ergonomie en France, sous l’impulsion de Wisner, de Montmollin, Cazamian, Leplat, Teiger, Bouisset, pour ne citer qu’eux… À cette époque, l’ergonomie que l’on qualifiait alors volontiers de « francophone » était tiraillée entre deux orientations. D’un côté, on y développe des recherches basées sur un idéal strictement positiviste et des recherches expérimentales (de laboratoire), dans une relation étroite avec les disciplines scientifiques établies. Ces recherches ont participé, dans une période marquée par une transformation des rapports entre travail physique et travail mental (même si une telle distinction était déjà l’objet de débats et d’importantes controverses), par le développement des automatismes et des interactions homme-machine, et par une forme d’hégémonie de la psychologie cognitive, à l’émergence d’une psychologie cognitive ergonomique ou ergonomie cognitive. De l’autre, elle poursuit des études que l’on pourrait qualifier de plus « engagées socialement » et avec une prise de distance plus marquée face aux prétentions académiques (à court terme). Ces dernières entretiennent des relations plus distantes avec les disciplines scientifiques (bien que conduites sur fond de travaux en physiologie du travail), et insistent sur l’importance des enjeux sociaux associés à l’ergonomie, mais aussi sur la production possible de connaissances dans le cadre des interventions ergonomiques. C’est dans ce cadre qu’a été conduite l’étude emblématique réalisée à l’usine Thomson d’Angers par Laville, Teiger et Duraffourg (1972). Qualifiée à l’époque de « recherche globale en situation réelle » (Tort, 1974) ou plus récemment « de première recherche de terrain » (Teiger, Barbaroux, David, Duraffourg, Galisson, Laville, & Thareaut, 2006), cette étude se distinguait radicalement des travaux expérimentaux en psychologie et en physiologie du travail. Les chercheurs 1) s’étaient permis de « faire voyager » et de modifier les outils et méthodes du laboratoire dans les situations réelles de travail, 2) tentaient de rendre compte de l’activité de travail de manière holistique, et 3) accordaient une place importante à « la parole » des ouvrières sur leur activité de travail et ses conditions3. Dans un bulletin de la SELF en hommage à Antoine Laville, Jeffroy (2003) précise que cette étude a « posé les bases d’une approche originale en ergonomie qui articule physiologie, psychologie et analyse du travail, observation en situation et expérimentation en laboratoire, recherche et intervention... La plupart des questions et réflexions ouvertes par cette recherche sont toujours d’actualité, ce qui montre la fécondité des hypothèses formulées ». Les investigations « cours d’action » en situation de travail se sont, dans une certaine mesure, toujours inscrites dans une forme de prolongement, développement, et approfondissement de ce travail en direction d’une recherche empirique « de terrain » attentive aux situations de travail dans toute leur globalité, et donnant toute sa part au point de vue des acteurs dans l’analyse de leurs activités comme dans la conception de leurs situations. L’une des limites de cette étude résidait cependant dans le statut accordé ontologiquement et épistémologiquement au « discours » ou à « l’expression » des opératrices sur leur travail. Cette limite, considérée a posteriori comme bien réelle par Teiger et al. (2006), a été dépassée depuis par de nombreuses recherches, et tout particulièrement, selon les auteurs eux-mêmes, dans le cadre du programme « cours d’action » et grâce au développement de l’autoconfrontation par Theureau et Pinsky (Pinsky & Theureau, 1982, 1987 ; Theureau & Pinsky, 1983). Cette recherche pionnière a malgré tout contribué à donner une place importante au point de vue des acteurs, ouvrant ainsi sur un recours aux verbalisations comme données empiriques pertinentes et fiables (Pinsky & Theureau, 1982).
- 4 Dans un contexte où la reconnaissance académique de l’ergonomie était un enjeu primordial, s’affr (...)
5Comme indiqué précédemment, l’environnement scientifique dans lequel a émergé le programme « cours d’action » était celui d’une prédominance des disciplines scientifiques (notamment la psychologie et la physiologie) avec lesquelles l’ergonomie entretenait des relations parfois difficiles et ambivalentes4. Les premières études « cours d’action » ne s’intéressaient qu’à des problèmes empiriques et socio-technico-organisationnels « peu délimités » (du point de vue des disciplines scientifiques) et ne s’accommodant pas d’un découpage disciplinaire. Elles se sont dès lors montrées très tôt « in-disciplinées » en restant soigneusement à distance des disciplines scientifiques (grâce notamment à l’idée même de structuration en programme). Theureau (2015a) considère, comme d’autres auteurs, les disciplines scientifiques comme des constructions historiques contingentes et n’accorde à celles-ci qu’un double rôle secondaire dans la production de connaissance : 1) de « conservatoire », c’est-à-dire de mise en ordre et d’enseignement des acquis en tant qu’ils sont provisoires ; 2) de ressources temporaires afin de délimiter, pour tout problème de recherche, l’inter-disciplinarité souhaitable et pertinente, à réaliser et à dépasser dans le cadre d’une transdisciplinarité locale. En proposant la notion de programme de recherche développée par Lakatos (1994) pour structurer les études « cours d’action », l’ambition était de rendre clairement explicite la poursuite d’enjeux scientifiques tout en permettant cette transdisciplinarité locale en partie affranchie des disciplines scientifiques.
6Enfin, le programme du « cours d’action » insistait, là aussi comme d’autres à l’époque (Daniellou, Pavard, Wisner, de Montmollin pour ne citer qu’eux), sur la participation des chercheurs à la conception et à la transformation des situations de travail, dans un contexte où primaient les études qui proposaient une analyse du travail renvoyant la conception aux directions d’entreprise et aux négociations avec les syndicats. Ceci s’est traduit dans le cadre du programme par une préoccupation constante et précoce envers les questions de conception et en faveur du développement d’une « ingénierie des situations », notamment sous l’impulsion de Leonardo Pinsky (Pinsky, 1990, 1992 ; Pinsky & Pavard, 1984 ; Theureau & Pinsky, 1984).
- 5 Cette anthropologie cognitive, pourtant pleine de promesses, est quelque peu tombée en désuétude (...)
- 6 Wisner a très tôt souligné la place prépondérante accordée à l’anthropologie dans le projet anthr (...)
7J. Theureau et L. Pinsky ont très tôt entretenu des échanges riches et multiples avec les anthropologues cognitifs nord-américains au point d’énoncer explicitement le rattachement à ce courant5. En quête d’une alternative au paradigme cognitiviste ainsi qu’à une forme de « psychologisation » de l’analyse du travail et de l’activité, les recherches « cours d’action » se sont tournées dès 1988 vers l’anthropologie cognitive dans un contexte de débat scientifique intense entre les tenants de la Situated Action/Cognition et ceux de l’Human Problem Solving (Clancey, 1993 ; Suchman, 1993 ; Vera & Simon, 1993). Après de multiples discussions (à diverses occasions entre 1985 et 1988) avec D. Norman, E. Hutchins, A. Cicourel, C. Goodwin, L. Suchman, J. Lave, S. Scribner et M. Cole, il est apparu de plus en plus évident que les recherches « cours d’action » entretenaient une forte proximité avec des études nord-américaines qui 1) proposaient des visions convergentes, alternatives ou complémentaires de l’action et de la cognition, et 2) se réclamaient d’une anthropologie cognitive (Dougherty, 1985) – ou d’une ethnographie cognitive – pensée comme prolongement des acquis théoriques et méthodologiques de l’anthropologie culturelle nord-américaine (malinowskienne) par l’étude des processus cognitifs. L’intérêt de l’anthropologie cognitive nord-américaine était de cumuler recherches de terrain, rigueur dans les recueils de données et les modélisations et, pour une partie de celle-ci, visées pratiques d’amélioration des situations des acteurs concernés en relation avec la conception de systèmes artefactuels, organisationnels, et culturels. Les travaux en anthropologie cognitive s’agrégeaient à cette époque autour d’un projet commun coïncidant avec celui du programme « cours d’action » : « the empirical and theoretical characterization of situationally specific cognitive activity » (Lave, 1988, p. 3) ; « take the situated character of activity (including cognition) as given, and begin to explore its dimension » (Lave, 1988, p. 93). Ces travaux en anthropologie cognitive étaient aussi particulièrement suivis à l’époque par B. Pavard. Ils ont d’ailleurs largement influencé les analyses et modélisations des activités coopératives situées qu’il a proposées par la suite en collaboration avec d’autres chercheurs. Ce n’est que dans un second temps et par l’intermédiaire de B. Pavard et de J. Theureau, que A. Wisner a pris connaissance de ces travaux en anthropologie cognitive nord-américaine pour ensuite les intégrer pleinement au projet anthropotechnologique au côté d’une anthropologie culturelle de tradition majoritairement francophone (Wisner, 1995)6.
8La rencontre déterminante entre le programme du « cours d’action » et le paradigme de l’enaction s’effectue plus ou moins à la même période que la rencontre avec l’anthropologie cognitive nord-américaine, par l’intermédiaire de T. Winograd, lors d’un voyage de L. Pinsky aux États-Unis en 1986. Winograd s’apprête à publier avec A. Flores un ouvrage dans lequel ils développent des principes de conception basés sur le paradigme de l’enaction (Winograd & Flores, 1986) - principes qu’ils concrétisent dans le cadre de la conception d’un logiciel de support à la coopération. Ce sont ces derniers qui ont amené les études « cours d’action » à se tourner vers les travaux de F. Varela, pour ensuite tenter de les prolonger en direction d’une approche enactive de l’activité humaine et de la conception. En 1987, le paradigme de l’enaction apparaissait (seulement) dans la conclusion d’un rapport du Laboratoire du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) (Pinsky & Theureau, 1987) comme un point d’appui à des discussions. Très rapidement (1992), ce paradigme s’est imposé pour constituer aujourd’hui la base des présupposés ontologiques et épistémologiques des programmes de recherche empirique et technologique du « cours d’action » (Pinsky 1992 ; Theureau, 1992 ; Theureau & Jeffroy, 1994). Récemment, le paradigme de l’enaction a également été convoqué dans le cadre du programme de la cognition distribuée – contribuant d’une certaine manière au rapprochement de ces deux programmes de recherche ayant par ailleurs toujours entretenu une certaine proximité (voir Theureau dans ce numéro).
- 7 La première vague de systématisation, qualifiée de Méthode élémentaire, portait à la fois sur le (...)
- 8 Chez Simondon (1989) la notion de concrétisation permet de différentier l’individuation des objet (...)
9Le programme de recherche empirique « cours d’action » a connu, au cours de son développement, plusieurs systématisations (notamment en ce qui concerne le cadre théorique sémiologique)7. Au cours de ces différentes vagues de systématisation le programme a fait l’objet d’un processus de concrétisation8 et de précision conceptuelle/empirique qui lui donne sa consistance au risque d’un certain hermétisme, lié à la sophistication du système des catégories descriptives proposé.
10Au-delà de ces systématisations successives, il convient d’insister sur l’extension et le développement du programme de recherche dans d’autres domaines que l’ergonomie. Les travaux menés jusqu’en 1994 et qui constituaient l’ancrage empirique de la Méthode élémentaire (Theureau, 1992, 2004 ; Theureau & Jeffroy, 1994) portaient quasi-exclusivement sur le travail (en situation ordinaire) dans l’industrie, les services et l’agriculture, et dans le cadre d’une contribution à l’ingénierie des situations de travail correspondantes, dans toutes leurs dimensions (espace de travail, logiciels et applications informatiques, automatisation, dispositifs techniques, organisation, procédures, formation).
- 9 Ceci malgré l’absence de relais académiques et institutionnels. A. Wisner et M. de Montmollin ont (...)
11Depuis, ces recherches empiriques sur les activités de travail se sont poursuivies dans différentes directions9. On peut citer à titre d’exemple des études portant sur : l’activité individuelle et collective de conduite/contrôle de réacteur nucléaire en situation incidentelle-accidentelle à l’aide de procédures informatisées et/ou par l’ajustement des procédures écrites (Theureau, Filippi, Saliou, & Vermersch, 2001) ; la construction collective de la régulation du trafic dans une salle de contrôle du RER (Theureau & Filippi, 2000) ; l’activité collective des opérateurs d’imprimerie pour la prévention de risques (Dequaire-Falconnet, 2001) ; l’activité d’utilisateur et la conception de principes de dialogue dans les interactions Homme-Machine (Haradji & Faveaux, 2006) ; l’activité des voyageurs en Gare du Nord pour l’aménagement d’espaces et de systèmes d’information des voyageurs (Theureau, 1997a) ; l’activité de conduite automobile pour la conception de systèmes d’aide (Haué, Le Bellu, & Barbier, 2020) ; l’activité domestique pour la conception de produits et services pour la gestion d’énergie (Haué, 2004 ; Guibourdenche, Vacherand-Revel, Fréjus, & Haradji, 2015) ; ou encore l’activité dans la relation de service pour la conception d’aides technico-organisationnelles (Motté & Haradji, 2010).
12Parallèlement les recherches « cours d’action » se sont développées et ont connu un renouveau dans le domaine des pratiques artistiques, culturelles, et de la médiation ; le domaine des sciences du sport et de l’intervention en milieu sportif ; et le domaine des sciences de l’éducation et de la formation. Nous listons ci-dessous quelques études témoignant du foisonnement des recherches qui se sont développées sur ces trois terrains.
13Dans le domaine artistique et culturel, des recherches ont été conduites sur l’activité de composition et la création musicale en lien avec la conception de situations d’écoute musicale enrichies (Goldszmidt & Theureau, 2010) ; sur l’activité du chef d’orchestre en situation de répétition (Donin & Theureau, 2007) ; sur l’activité collective de conception conjointe d’une œuvre et d’un dispositif informatique pour quatuor à cordes (Donin, Goldszmidt, & Theureau, 2009) ; ou encore sur l’activité des visiteurs dans les musées en lien avec la conception de dispositifs de médiation (incluant ou non des technologies numériques) (Schmitt, 2015 ; voir Gobbato, Blondeau, Thébault, & Schmitt dans ce numéro).
14Dans le domaine des sciences du sport et de l’intervention en milieu sportif, les recherches ont notamment porté sur l’activité des sportifs de haut-niveau en compétition (prise de décision, connaissances construites et mobilisées, dynamique émotionnelle) (Rochat, Gesbert, Seifert & Hauw, 2018 ; Sève, Ria, Poizat, Saury, & Durand, 2007 ; Sève, Saury, Theureau & Durand, 2002) ; sur l’activité des entraîneurs et la relation entraîneur-athlètes (d’Arripe-Longueville, Saury, Fournier, & Durand, 2001), ou encore sur la coopération et la coordination dans les situations sportives (Bourbousson, Poizat, Saury, & Sève, 2011) le tout articulé à la conception d’aides à la performance sportive (Sève, Poizat, Saury, & Durand, 2006). On notera également des recherches sur l’activité des athlètes en lien avec la prise de produits dopants (Hauw & Mohamed, 2015) dans une visée de conception de situations d’accompagnement, ainsi que sur l’activité dans les situations sportives ou d’entraînement instrumentées en lien avec la conception de matériel sportif (Rochat, Hauw, & Seifert, 2019).
15Dans le domaine des sciences de l’éducation et de la formation, on dénombre de nombreuses études sur l’activité des enseignants en classe et les interactions enseignant-élèves-artefacts (Adé, Veyrunes, & Poizat, 2009 ; Flavier, Bertone, Hauw, & Durand, 2002 ; Veyrunes & San Martin, 2016 ; Vors & Gal-Petitfaux, 2008), sur l’activité et l’apprentissage des élèves (Dieumegard, 2011 ; Évin, Sève, & Saury, 2015), sur l’activité collective dans les pratiques de devoirs (Bonasio & Veyrunes, 2016), sur l’activité des enseignants novices dans des situations de formation et plus particulièrement dans des situations de vidéoformation conçues à partir des résultats des études empiriques précédentes (Chaliès et al., 2004 ; Flandin & Ria, 2014 ; Leblanc et al., 2008 ; Ria & Leblanc, 2011), mais aussi sur le développement de collectifs apprenants au service de l’apprentissage des élèves (Bonasio, Fondeville, & Veyrunes, 2015). Plusieurs synthèses ont été produites que ce soit sur le volet empirique ou sur la conception de formation pour les enseignants ou formateurs d’enseignants (Durand & Veyrunes, 2005 ; Durand, Saury, & Veyrunes, 2005 ; Saury, Adé, Gal-Petitfaux, Huet, Sève, & Trohel, 2013 ; San Martin, Veyrunes, Martinic, & Ria, 2017). De nombreuses recherches ont également été conduites dans le champ de la formation professionnelle et des adultes. Celles-ci ont porté sur : l’activité des conseillers dans des situations d’information-conseil en formation initiale (Salini & Durand, 2012), l’activité des inspecteurs en sécurité du travail dans le secteur du bâtiment (De Moraes-Piers & Durand, 2011), l’activité d’infirmiers-anesthésistes lors de situations de formation par simulation (Horcik, Savoldelli, Poizat, & Durand, 2014), l’activité des techniciens en radiologie médicale en situation de travail et de formation (Schot, Flandin, Goudeaux, Seferdjeli & Poizat, 2019), les contraintes et effets de la digitalisation sur les activités de service (Salini, Jaramillo, Goudeaux, & Poizat 2018), l’activité de personnes malades chroniques et leur participation à des ateliers articulant art, soin, et éducation (Nello, 2017 ; Salini & Durand, 2020), l’activité de professionnels de la construction (Antipoff & Lima, 2017), ou encore l’activité des participants (initiés et non-initiés) à des exercices et entraînements à la gestion de crise (Flandin, Poizat, & Durand, 2018). On notera également une étude portant sur l’analyse de l’activité des consultants en ergonomie et la formation des ergonomes (Viau-Guay, 2009). Ces recherches en formation des adultes s’inscrivent dans des convergences et complémentarités avec les travaux conduits sur la formation en ergonomie (Lacomblez, Bellemare, Chatigny, Delgoulet, Re, Trudel, & Vasconcelos, 2007 ; Lacomblez & Vasconcelos, 2009 ; Teiger & Lacomblez, 2013).
16Malgré différentes études sur l’activité de cadres dans l’industrie (Dieumegard, Saury, & Durand, 2004), sur l’activité d’une manager dans le domaine de l’édition (Durand, 2013), ou encore l’activité collective transverse dans la relation de service dans le domaine commercial (Poret, Folcher, Motté, & Haradji, 2016), et malgré différentes contributions théoriques (Theureau, 2000), peu de recherches ont été conduites dans le domaine de la gestion (analyse de l’activité en gestion) et sur l’activité des gestionnaires ou managers (analyse de l’activité de gestion). Une telle contribution en relation avec des enjeux de conception en gestion-organisation-logistique devrait aller de soi. Elle est en tout cas appelée par diverses études technico-organisationnelles, en particulier en matière de gestion-organisation-logistique de la sûreté, ou par les recherches en formation des adultes qui se trouvent de plus en plus à l’intersection de la formation et des sciences des organisations.
17Les travaux dans le programme « cours d’action » poursuivent deux types de visées plus ou moins prioritaires, plus ou moins synchrones ou asynchrones, et se concrétisant à différents niveaux – des plus vastes aux plus spécifiques : des visées épistémiques, de connaissance, de compréhension, d’intelligibilité ; et des visées transformatives, d’intervention, de conception, ou d’action. Ces visées ne sont pas ramenées à une articulation classique et applicationniste entre visées de connaissance et visées pratiques, et sont intrinsèquement articulées. Dans le programme « cours d’action », cette articulation est comprise comme une relation construite et conceptualisée comme organique entre deux programmes coordonnés et mutuellement contraignants/habilitants : un programme de recherche empirique (donnant le primat à la visée de production de savoirs sur le monde) et un programme de recherche technologique (donnant le primat à la transformation du monde). Aussi, trois critères de scientificité sont définis dans le cadre du programme empirique du « cours d’action » (Theureau, 2006) : la littéralisation de l’empirique, la réfutabilité, et la relation avec la technique. Ce dernier critère, emprunté à Milner (1995) et basé sur les travaux de Koyré (1971), est fondamental dans la mesure où il implique un positionnement de la recherche par rapport à la technique et la technologie (Pinsky, 1992), considérant que cette relation organique entre science et technologie n’est pas un critère de la seule science contemporaine, mais de la science tout court. L’affirmation d’une structuration en programme de recherche technologique ainsi que celle d’une relation organique avec un (ou des) programme(s) de recherche empirique permet d’ouvrir sur une relation non applicationniste entre recherche et conception.
18L’idéal de recherche poursuivi par les études « cours d’action » est celui d’une structuration programmatique de la recherche (Lakatos, 1994). Cet idéal « programmatique » offre divers avantages, notamment ceux de : prévenir des risques de dérive ou d’errance dans la succession des études et des projets « institutionnels » ou « industriels » ; définir explicitement les modalités de validation, d’extension et développement des recherches ; éviter un enfermement disciplinaire ; distinguer plus nettement les diverses formes d’ingénierie, des plus applicatives au plus articulées organiquement avec des recherches empiriques ; ou encore articuler de façon féconde recherche créatrice individuelle et recherche collective. Cet idéal de structuration programmatique constitue une réelle aide à l’activité des chercheurs dans la conduite quotidienne de leurs enquêtes/études.
- 10 Des initiatives comparables seraient utiles à l’intérieur du paradigme de l’enaction afin de préc (...)
19Les études « cours d’action » poursuivent cet idéal programmatique considérant qu’il s’agit également d’une unité pertinente pour l’évaluation de la recherche – empirique ou technologique – qui, par ailleurs, rend possible la coexistence d’une pluralité de programmes en partie semblables, en partie complémentaires et en partie concurrentiels dans une conjoncture donnée, de sorte que se constituent des « espaces de recherche ». La structuration en programme de recherche, et l’explicitation de celle-ci facilite les débats et la controverse, mais aussi les rapprochements et la fécondation réciproque avec d’autres programmes (Bertone & Chaliès, 2015). L’article de Theureau (dans ce numéro) vise notamment à explorer et discuter des complémentarités, enrichissements et débats passés, actuels, et futurs entre le programme « cours d’action » et le programme empirique « cognition distribuée » développé par Hutchins (1995, 2010)10. Celui de Bationo-Tillon, Poret et Folcher (dans ce numéro) propose d’articuler approche instrumentale et cours d’action au service de la compréhension et de l’accompagnement des genèses organisationnelles et dans la perspective d’une approche transitionnelle.
- 11 L’atelier inclut 1) l’ensemble des outils matériels et conceptuels d’analyse, d’interprétation, d (...)
20Pour ce qui concerne le volet « transformatif », nous avons vu qu’une structuration en programme technologique permet de penser une relation non applicationniste entre recherche scientifique/académique et conception/intervention, et de fournir des fondements explicites aux pratiques de conception. Ceci impose d’adopter les mêmes contraintes que pour la recherche empirique à savoir préciser les éléments constitutifs du programme et les relations qui les lient, et entretenir une relation organique avec un (ou plusieurs) programme(s) empirique(s). Un programme de recherche technologique définit précisément : 1) un noyau dur composé des postulats, des hypothèses empiriques générales et non triviales qui 2) commandent la conception et fondent des propositions non triviales (et réfutables) concernant l’efficacité technico-culturo-organisationnelle et éducative recherchée, 3) fondent les choix de conception, les objets et les critères de conception, et 4) documentent la construction d’un observatoire, d’un atelier11 et d’une instance de test de l’efficacité technico-culturo-organisationnelle et éducative. Les critères de validité pour un programme de recherche technologique deviennent l’efficacité technico-culturo-organisationnelle et éducative, la relation organique avec des recherches empiriques, et l’adéquation à des valeurs explicites (Theureau, 2006).
21Dans chacun des domaines empiriques et de conception, des programmes spécifiques ou locaux – empiriques et technologiques – ont eu tendance à se développer en entretenant des relations spécifiques avec les traditions de recherche empirique comme technologique de ces différents domaines [voir, par exemple, en ergonomie, Haradji & Faveaux (2006), et en sciences de l’éducation, Durand (2008)], mais aussi compte tenu des problématiques et avancées empiriques et technologiques du moment (comme par exemple les avancées dans le domaine de la simulation). Il devient alors possible de distinguer : deux programmes génériques – un empirique et un technologique – qui contraignent et habilitent des programmes empiriques et technologiques spécifiques, locaux, ayant leur propre dynamique d’existence, mais qui enrichissent en retour les deux programmes génériques.
22La première originalité du programme « cours d’action » concerne la définition du noyau dur constitué d’hypothèses fondamentales. Ces hypothèses fondamentales, qui représentent les « croyances » (ou thêmata) qui orientent les recherches, sont protégées de toute réfutation par une heuristique négative : les chercheurs ne cherchant pas à les réfuter bien que laissant à d’autres le soin de le faire. Cela permet de maintenir la cohérence du programme pour un temps donné et de le « protéger » le temps de produire des recherches empiriques (et/ou technologiques) et de montrer sa fécondité. La dynamique du programme relève ainsi d’une double heuristique : l’une négative qui concerne la protection du noyau dur, l’autre positive qui tente de réfuter des hypothèses auxiliaires.
23Ces hypothèses fondamentales correspondent à la conjonction de deux hypothèses ontologiques : 1) l’hypothèse de l’enaction ; et 2) l’hypothèse de la conscience préréflexive ou expérience. Le programme s’appuie également sur une hypothèse analytique – l’hypothèse de l’activité-signe, issue de la notion de pensée-signe de Peirce – et sur une hypothèse explicative – l’hypothèse des contraintes et effets de l’activité humaine à la fois dans les corps des acteurs, leurs situations et leurs cultures.
24L’hypothèse de l’enaction. Selon cette hypothèse, l’activité cognitive ou cognition (au sens le plus large) d’un acteur consiste en une dynamique de son couplage structurel avec son environnement, ou encore en une succession ou un flux d’interactions entre cet acteur et cet environnement. Ces interactions sont in-formatives au sens où l’organisation interne de cet acteur, à chaque instant, circonscrit ce qui dans l’environnement est susceptible de le perturber, et façonne la réponse qu’il peut apporter à cette perturbation, réponse qui transforme conjointement l’organisation interne de l’acteur, sa situation, et potentiellement l’environnement. Définir les interactions d’in-formatives consiste à prendre au sérieux le fait que l’organisation du pôle individu oriente ou circonscrit à chaque instant 1) ce qui dans l’environnement est susceptible de le perturber, et 2) la dynamique de construction de significations associées.
25Ces notions valent pour un acteur humain, mais aussi pour un collectif d’acteurs humains, sachant que les interactions in-formatives avec l’environnement peuvent impliquer les acteurs qui y participent. L’activité d’un acteur humain n’est jamais purement individuelle, mais individuelle-sociale, de même que l’activité d’un collectif d’acteurs humains n’est jamais purement collective, mais sociale-individuelle. Un collectif est constamment remis en cause et reconstruit par les activités individuelles des acteurs qui le composent : elles sont autonomes tout en étant contraintes par le collectif. L’hypothèse de l’enaction permet ici de rompre à la fois avec l’individualisme méthodologique, selon lequel l’activité humaine repose sur des caractéristiques individuelles des acteurs, et avec le collectivisme méthodologique, selon lequel l’activité humaine repose de façon monopoliste sur des caractéristiques des collectifs ou des interactions entre les membres de collectifs. Dans le programme « cours d’action », la connaissance de l’activité sociale-individuelle ne peut faire l’économie de celle de l’activité individuelle-sociale, de même que la connaissance de l’activité individuelle-sociale d’un acteur individuel ne peut faire l’économie d’une prise en compte de l’activité des autres acteurs dans un environnement qui n’est que partiellement commun.
26L’hypothèse de la conscience préréflexive ou expérience. L’hypothèse de la conscience préréflexive est issue, moyennant transformation et surtout conjonction avec l’hypothèse de l’enaction, de l’œuvre philosophique de Sartre. Selon cette hypothèse : 1) un acteur humain peut à chaque instant, moyennant la réunion de conditions favorables, montrer, mimer, simuler, raconter et commenter son activité à un observateur-interlocuteur, 2) ces monstrations, mimes, simulations, récits et commentaires constituent un effet de surface des interactions in-formatives entre cet acteur humain et son environnement et de leur organisation temporelle complexe. Lorsque cette possibilité de montrer, mimer, simuler, raconter et commenter son activité est actualisée d’une façon ou d’une autre, on peut parler d’actualisation de la conscience préréflexive ou de l’expérience immédiate.
27Cette hypothèse de la conscience préréflexive, centrale dans le programme « cours d’action », implique fondamentalement une relation à autrui (Sartre & Lévy, 1991). Cette caractéristique est l’une des conditions indispensables à l’existence même d’une activité collective : pour que l’activité collective soit possible, il est nécessaire que chaque individu soit capable d’une certaine compréhension d’autrui. Ainsi, dans un collectif d’acteurs humains, il y a, à chaque instant, expérience immédiate de chacun et expérience immédiate partiellement consensuelle entre eux.
28L’hypothèse de l’activité-signe. La notion d’activité-signe, développée dans le cadre du programme de recherche « cours d’action », résulte du rapprochement théorique entre l’hypothèse de l’enaction et celle de pensée-signe : toute activité est cognitive, et toute cognition signe ou concaténation de signes, de sorte que l’activité est conçue comme une construction permanente de significations (ou dynamique de transformation de significations), et plus précisément comme une semiosis. Le programme du « cours d’action » postule également l’existence de deux niveaux interdépendants de signification de l’activité. À un niveau local, le flux d’activité peut être décomposé en unités ayant une signification élémentaire. Le flux d’activité est envisagé comme une concaténation de ces unités. Elles sont dites élémentaires parce qu’elles correspondent à la plus petite unité de sens pour l’acteur. Mais le flux d’activité présente aussi des niveaux d’organisation plus globaux qui englobent les unités élémentaires. Ainsi, documenter le cours d’action consiste aussi, après avoir identifié les unités élémentaires, à reconstruire pas à pas leur enchaînement et enchâssement dans des entités plus larges.
29L’hypothèse de la multiplicité (et de la complexité) des contraintes et effets de l’activité humaine. À ces trois premières hypothèses s’ajoute une quatrième hypothèse explicative : celle de l’existence de contraintes et effets multiples (et complexes) de l’activité humaine dans le corps, l’environnement, et la culture. La documentation de ces effets/contraintes de l’activité peut bénéficier d’observations relatives au corps (par exemple, des variables physiologiques ou de l’état de fatigue), à l’environnement (par exemple, des interfaces, l’organisation spatiale, des comportements d’autres acteurs), et à la culture (par exemple, les normes sociales, les dynamiques culturelles, les éléments de la culture matérielle). Les effets renseignés dans les études « cours d’action » sont de trois sortes : 1) des effets – transformations du corps, de l’environnement, et de la culture – qui constituent par la suite des contraintes pour l’activité donnant lieu à expérience pour l’acteur (ou les acteurs) considéré(s) (dans le cadre de la documentation du cours d’action) ; 2) des effets « potentiels » évalués/anticipés par l’observateur et qui ne s’actualiseront que dans le cas d’une transformation effective de la situation de l’acteur (ou des acteurs) (dans le cadre de la conception d’ensembles culturo-socio-technico-organisationnels et éducatifs) ; et 3) l’ensemble des effets pouvant être documentés par des données « externes et complémentaires » et ayant un pouvoir explicatif de l’activité en question (dans la cadre de la documentation du cours d’in-formation – voir ci-dessous).
30De ces hypothèses fondamentales dérivent des objets théoriques particuliers, autrement dit des réductions ou des objets de connaissances de l’activité individuelle et collective qui vont 1) porter sur une partie de l’activité et permettre un éclairage particulier sur celle-ci, et 2) permettre de répondre à des critères de rigueur scientifique et de pertinence pratique. Les études inscrites dans le programme « cours d’action » mobilisent des objets théoriques qui permettent de rendre compte de l’activité individuelle-sociale (cours d’expérience, cours d’action, cours d’in-formation et cours de vie relatif à une pratique). (Tableau 1).
Tableau 1 : Description des objets théoriques de l’activité individuelle-sociale développés dans le cadre du programme de recherche « cours d’action ».
Table 1: Theoretical objects related to individual activity developed in the “course of action”theoretical and methodological program
- 12 Cet article présente une description générale des objets théoriques. Pour approfondir voir Theure (...)
31Ces objets ne permettent d’aborder l’activité collective que d’une façon limitée12, aussi le programme « cours d’action » propose de décrire l’activité sociale-individuelle ou collective à travers l’articulation des activités individuelles-sociales (articulation collective des cours d’expérience, articulation collective des cours d’actions, articulation des cours d’in-formation, articulation des cours de vie relatifs à une pratique) (Tableau 2).
Tableau 2 : Description des objets théoriques de l’activité sociale-individuelle (articulation collective) développés dans le cadre du programme de recherche « cours d’action ».
Table2: Theoretical objects related to collective activity developed in the “course of action” theoretical and methodogical program
32Il constitue l’ensemble des éléments de la situation pertinents pour l’acteur. Theureau (2006) le définit comme « la construction du sens pour l’acteur de son activité au fur et à mesure de celle-ci, ou encore l’histoire de la conscience préréflexive de l’acteur, ou encore l’histoire de ce “montrable, racontable et commentable” qui accompagne son activité à chaque instant » (p. 48). Cet objet théorique porte sur l’organisation intrinsèque de l’activité donnant lieu à expérience. Cette expérience est constituée par les actions ou communications manifestes, considérées comme significatives pour l’acteur. Ces significations sont accompagnées par des interprétations et des sentiments, mais également par des jugements perceptifs et mnémoniques. L’analyse du cours d’expérience se base sur l’expression de la conscience préréflexive, donc peut être décrit sous la forme d’unités de signification enchâssées entre elles où les actions, communications, interprétations, émotions, sentiments, remémorations, etc. constituent un flux continu.
33Cet objet théorique permet la description de l’activité de l’acteur en accordant un primat à la conscience préréflexive, et donc au cours d’expérience. Comparativement à une analyse en termes de cours d’expérience, renseigner le cours d’action implique de croiser le « montrable, racontable, et commentable » avec une documentation – par l’observateur – des contraintes et effets du cours d’expérience (dans le corps, l’environnement, et la culture de l’acteur). Le cours d’action désigne alors la mise en relation entre le cours d’expérience et une description « extrinsèque ». Cette description des effets et contraintes réalisée par l’observateur est qualifiée de description « extrinsèque » dans la mesure il s’agit d’une description ciblée des éléments extérieurs « pertinents » pour un observateur se référant au cours d’expérience.
34L’objet théorique « cours d’in-formation » vise à rendre compte de l’ensemble de la dynamique des interactions asymétriques entre l’acteur et son environnement, qu’elle donne ou pas lieu à conscience préréflexive. Ceci implique donc de documenter les éléments qui échappent à l’activité montrable, racontable et commentable tout en étant pertinents d’un point de vue explicatif. Pour que la description de cet objet théorique soit admissible ou acceptable, elle doit se fonder sur les données de la conscience préréflexive (et donc sur cours d’expérience) et sur des données d’observation concernant l’activité qui n’ont pas donné lieu à expérience pour l’acteur.
35Cet objet théorique rend compte de la continuité du cours d’expérience, cours d’action et cours d’in-formation lors de pratiques discontinues et s’étendant sur des empans temporels plus importants (et en temps partagé avec d’autres pratiques). Autrement dit, il permet de faire des liens entre des épisodes d’activité émergeant à des moments et temps différents, mais relatifs à une pratique ou à un projet donné.
36Chacun des objets théoriques décrits ci-dessus permet d’accéder et de donner un éclairage particulier sur l’activité. Notons cependant ici deux points. Premièrement, les objets théoriques cours d’expérience, cours d’action, et cours d’in-formation (et articulation collective) sont cumulatifs (pas de documentation du cours d’action sans documentation du cours d’expérience, pas de documentation du cours d’in-formation sans documentation du cours d’action). Deuxièmement, le point commun à ces différents objets théoriques est qu’ils visent à rendre compte de l’activité et ses transformations (dans les interactions avec l’environnement), en accordant un primat à l’histoire de la conscience préréflexive du ou des acteur(s), et en complétant ceci par une documentation plus ou moins extensive des effets et contraintes dans le corps, l’environnement, et la culture de ou des acteur(s).
37Les hypothèses fondamentales du programme « cours d’action » ont donné lieu à une élaboration méthodologique à la fois originale et en relation avec d’autres programmes. On peut parler aujourd’hui d’un « atelier méthodologique du cours d’action » rassemblant un ensemble d’outils et méthodes, concourant au développement et à la réfutation (ou non) d’un faisceau d’hypothèses empiriques sur l’activité humaine. En lien avec les hypothèses ontologiques et de connaissance (épistémologiques) qui le fondent, il constitue l’observatoire de ce programme.
38L’expression de la conscience préréflexive peut nécessiter ou être envisagée avec différentes classes de méthodes au premier rang desquelles on retrouve différentes variantes des méthodes de verbalisations simultanées, décalées et interruptives (ajoutées aux verbalisations « naturelles » – c’est-à-dire non provoquées – durant l’activité que constituent la pensée-tout-haut spontanée et les communications verbales). Ces méthodes sont, sous certaines conditions (consignes précises, modalités de questionnement, formation des participants…), des moyens pertinents et économes de documentation de la conscience préréflexive comme événement en train de s’accomplir ou juste après son accomplissement.
- 13 Pour les premiers essais sur l’autoconfrontation : voir Pinsky, 1992 ; Pinsky & Theureau, 1982, 1 (...)
39Cependant, dans de nombreux cas, l’expression « contrôlée » de la conscience préréflexive ne peut pas s’effectuer dans l’instant sans dénaturer l’activité étudiée. C’est pourquoi, moyennant des hypothèses de connaissance supplémentaires, le programme de recherche « cours d’action » a contribué à développer, populariser, et spécifier deux méthodes de construction des données originales sous plusieurs aspects : l’autoconfrontation et l’entretien de remise en situation par les traces matérielles13. Ces deux méthodes visent à documenter l’histoire de la conscience préréflexive (ou du montrable, racontable, commentable) de façon différée et « suffisamment contrôlée » en s’appuyant sur une remise en situation dynamique à partir de traces de l’activité, et participent plus généralement d’une documentation de l’activité donnant lieu à conscience préréflexive dans une période de temps donnée.
40C’est principalement la nature des traces qui distingue l’autoconfrontation des entretiens de remise en situation sur la base de traces. Dans l’entretien d’autoconfrontation (Theureau, 2010), ces traces consistent essentiellement en des enregistrements vidéo de l’activité in situ des acteurs. Cette méthode consiste pour le chercheur à confronter l’acteur aux traces de son activité et à l’inviter à expliciter, montrer, mimer, raconter et commenter les éléments significatifs pour lui. Durant l’autoconfrontation, les acteurs sont engagés dans une interaction visant l’intention principale de « revivre » l’activité passée.
41Dans la deuxième forme d’entretien, les traces consistent essentiellement en des traces discrètes de l’activité passée de l’acteur, laissées par l’activité de l’acteur dans l’environnement, ou portant sur les transformations successives de l’environnement de l’acteur (Donin & Theureau, 2007). Cette méthode se situe dans le prolongement des principes et des acquis de l’autoconfrontation. Elle passe préalablement par : 1) la constitution, datation et mise en série des traces ; 2) la collecte des documents et outils utilisés. Ceci remplace l’enregistrement vidéo du comportement pour l’autoconfrontation. L’utilisation des entretiens de remise en situation dynamique sur la base de traces est notamment nécessaire lorsque l’enregistrement du comportement est impossible pour des raisons diverses, mais également lorsque l’on cherche à documenter l’activité sur des périodes longues et discontinues. Contrairement à l’autoconfrontation, l’utilisation de la méthode d’entretien de remise en situation par les traces matérielles est encore peu développée, du moins de façon systématique.
42Les deux méthodes, autoconfrontation et/ou remise en situation dynamique sur la base de traces, sont à choisir ou à articuler, comme toutes les autres méthodes, en relation avec les caractéristiques de l’activité, de la situation et de la recherche considérée, et divers facteurs circonstanciels. Les entretiens de remise en situation dynamique sur la base de traces permettent par exemple de contourner les contraintes liées aux enregistrements vidéo, d’analyser des temporalités plus longues, et de documenter par exemple, empiriquement et a posteriori, l’expérience d’acteurs lors d’événements imprévus.
43Deux précisions sont nécessaires : la première concernant l’utilisation de ces méthodes pour l’analyse de l’activité collective, et la seconde concernant le recours à l’ethnographie en complément. Dans le cadre du programme de recherche « cours d’action » un primat est donné à l’expression plutôt individuelle que collective de la (des) conscience(s) préréflexive(s), ce qui implique éventuellement d’identifier les acteurs principaux. Ce privilège donné à l’expression individuelle a pour but d’éviter que les acteurs ne rentrent dans des jeux sociaux entre eux et avec les chercheurs ou dans des controverses sur le métier. La deuxième précision concerne le recours aux méthodes de l’ethnographie. Les méthodes présentées ci-dessus (autoconfrontation et entretien de remise en situation dynamique) n’ont lieu, pour bien faire, qu’après une analyse ethnographique préalable (voir Azéma, Secheppet, & Mottaz ; Theureau, dans ce numéro) qui d’une part, prépare leur mise en œuvre, d’autre part, en constitue l’arrière-fond (créant un minimum de partage culturel et permettant une familiarisation mutuelle entre acteurs et chercheurs, contribuant à la mise en place des conditions éthiques de la recherche).
44L’atelier du « cours d’action » est en perpétuelle évolution et n’est en rien figé. Un des objectifs de ce numéro est d’illustrer différentes mises en œuvre de cet atelier, de montrer et d’expliciter les arbitrages entre les méthodes (en relation avec les caractéristiques de l’activité, de l’environnement et de la recherche considérée, et divers facteurs circonstanciels), de pointer les gains, les pertes, et les complémentarités entre celles-ci (voir Azéma, Secheppet, & Mottaz ; Terré, Sève, & Huet dans ce numéro).
45Les méthodes décrites précédemment impliquent de faire des hypothèses complémentaires (que l’on peut qualifier d’épistémologiques ou de connaissance) sur les conditions matérielles et techniques à mettre en œuvre pour garantir une expression effective, bien que partielle, de la conscience préréflexive des acteurs.
46Le premier volet d’hypothèses porte sur les conditions d’observation et d’enregistrement durant cette activité et/ou de diverses sortes de traces matérielles de celle-ci. Ces hypothèses permettent de préciser : 1) les critères pour choisir des outils d’observation et d’enregistrement de l’activité (ou du comportement) en situation et/des diverses sortes de traces matérielles de cette activité ; 2) leurs modalités d’utilisation en relation avec les caractéristiques des activités étudiées et les objets théoriques mobilisés ; et 3) d’autre part, les diverses façons pour les chercheurs de ne pas perturber l’activité des acteurs en situation ou de façon maîtrisée, grâce à la mise en œuvre de divers principes et règles, mais aussi grâce à la coopération des acteurs concernés et à leur familiarisation avec le dispositif d’observation et d’enregistrement.
47Le second volet d’hypothèses porte : 1) sur la façon de « dé-situer » l’acteur à la fois à sa situation présente (en particulier, incluant le chercheur) et aux situations de communication verbale auxquelles il est habitué (les situations revendicatives, évaluatives, ou celles de relations hiérarchiques), d’autre part, sur la façon de le « re-situer », c’est-à-dire de le remettre dans cette situation étudiée, de l’y maintenir ainsi et en particulier de ne pas le « dé-situer » par un questionnement inadapté. L’analyse doit, par ses consignes et relances favoriser un déploiement et une amplification de l’expérience passée en aidant l’acteur à « revivre » celle-ci et non adopter une attitude distante, de jugement, d’explication, ou de généralisation ; 2) sur la prise de conscience, et sur la façon de ne pas introduire de nouvelles prises de conscience lors de l’autoconfrontation ou de l’entretien de remise en situation relativement à la situation étudiée. Les méthodes d’expression de la conscience préréflexive ne visent pas de nouvelles prises de conscience. Il y a dès lors une forme de « paradoxe » assumé : l’acteur est mis, grâce à l’enregistrement vidéo ou aux traces organisées, en position de développer sa réflexion située sur son activité, et il lui est demandé, dans ces méthodes proprement dites de ne pas faire usage de cette possibilité, mais de se contenter d’exprimer sa conscience préréflexive au moment de son activité passée. Ces deux situations constituent de fait une expérience inédite pour l’acteur pouvant être l’occasion de révélations et/ou découvertes a posteriori concernant son activité pouvant déboucher sur la problématisation des principes et lois de son action et sur la construction (ou la découverte) de nouveaux savoirs. Ces deux effets possibles sont cependant idéalement « contrôlés » dans le cadre de ces méthodes, et ceci à la condition d’offrir par ailleurs à l’acteur la possibilité d’une participation à l’analyse de son activité dans le cadre d’une autoconfrontation analytique (ou de second niveau) ou d’autres méthodes de participation des acteurs à l’analyse.
48Comme tout observatoire de recherche, le développement de l’observatoire « cours d’action » est en relation étroite avec le développement technique, en termes de possibilités d’enregistrement de données vidéo et de données physiques grâce à des dispositifs miniaturisés, voire portables, ou de possibilités de simulation. Cette relation étroite avec le développement technique se traduit par de nouveaux perfectionnements et développements de l’observatoire/atelier : enregistrement de vidéos à 360° (avec les conséquences sur la remise en situation), recueil de traces écrites avec des stylos numériques, enregistrement automatique avec des dispositifs de type Swivl©, USB dictaphones portées en collier, et caméra subjective. Les procédures d’expression de la conscience préréflexive elles-mêmes sont susceptibles de développement, notamment les entretiens de remise en situation dynamique sur la base de traces (traces numériques, traces écrites laissées par l’activité de l’acteur, produites par le chercheur, produites dans le système socio-technico-organisationnel, traces photo, traces photo ou vidéo auto-produites par l’acteur) ou de remise en situation dynamique à partir des traces déposées dans le corps même de l’acteur (voir Terré, Sève, & Huet, dans ce numéro). Enfin, l’ensemble des méthodes de construction de données sur les corps, situations et cultures, s’il emprunte ou est susceptible d’emprunter des méthodes élaborées dans le cadre d’autres programmes de recherche, reste à l’état de chantier ouvert : l’articulation avec des données physiologiques, biomécaniques, neurologiques (voir Adé, Gal-Petitfaux, Rochat, Seifert, & Vors, dans ce numéro) ; l’articulation avec l’ethnographie (voir Azéma et al., dans ce numéro) ; mais aussi par exemple des variations dans la conduite des autoconfrontations pour favoriser la documentation des contraintes et effets extrinsèques (Durand, Goudeaux, Poizat, & Sarmiento, 2020) grâce à une configuration collective particulière (avec deux observateurs-interlocuteurs positionnés en losange).
49Tous ces développements méthodologiques gagneraient à être travaillés aujourd’hui dans le cadre d’un programme de recherche technologique portant sur l’atelier du « cours d’action », c’est-à-dire sur les situations de construction de données et d’analyse des cours d’action proprement dites, intégrant également un volet sur « la construction des acteurs » dans de telles situations ou dans des situations dérivées. Un tel programme pourrait intégrer par exemple, les travaux déjà anciens sur l’utilisation de la simulation dans les recherches sur l’activité (Theureau, 1997b, 2000), mais aussi les études sur les outils d’inscriptions et d’aide à l’analyse (Perrin, Menu, Theureau, & Durand, 2011 ; Schmitt & Aubert, 2016). En effet, même si les développements méthodologiques réalisés dans le programme « cours d’action » ont été nombreux, ils ne se sont pas concrétisés dans la conception d’outils numériques spécifiques et partagés de traitement et d’analyse des données. Ceci constitue sans doute une piste de recherche pour les études futures dans le cadre de cette ingénierie des situations de construction de données et d’analyse des cours d’action.
50Le cadre sémiologique mobilisé dans le programme du « cours d’action » est inspiré de l’hypothèse de la « pensée-signe » selon laquelle l’homme pense et agit par signes (Peirce, 1978). Ici le signe est défini comme une relation triadique « d’un représentamen (R) [Actuel] à un objet (O) [Potentiel] par la médiation d’un interprétant (I) [Virtuel] » (Peirce, 1978, cité par Theureau, 2004, p. 139). Theureau (2004) a proposé d’ajouter, dans un premier temps, une quatrième composante – l’Unité du cours d’expérience (U) – au signe Peircien (proposant ainsi un signe tétradique). Ce cadre sémiologique permet de rendre compte de la dynamique de l’activité en considérant l’expérience des acteurs à un instant précis.
51Le signe tétradique (Theureau, 2004) a été complété et enrichi pour aboutir à la notion de signe hexadique (Theureau, 2006). Ce passage du signe tétradique au signe hexadique fut principalement motivé par la nécessité de mieux documenter empiriquement l’apprentissage-développement. En effet, bien qu’il soit possible d’aborder la construction des connaissances à travers le signe tétradique, celui-ci montre rapidement ses limites dans le domaine. Le Tableau 3 rend compte de l’évolution de la notion de signe.
Tableau 3 : Synthèse de l’évolution de la notion de signe dans le programme de recherche « cours d’action ».
Table 3: Evolution of the notion of sign in the “course of action” research program
- 14 Formule de Ricœur, reprise par Theureau (2006).
52Dans le signe hexadique, l’Engagement dans la situation « E », associé à une tonalité émotionnelle, est issu de l’histoire des interactions passées et délimite à la fois les anticipations issues de ces interactions passées et les possibilités de perturbations futures. Par hypothèse, l’Engagement dans la situation circonscrit les anticipations ou les attentes de l’acteur à l’instant t. La Structure d’anticipation « A », qui comme « E » possède une tonalité émotionnelle, insiste sur le rapport au futur. Ainsi, elle constitue l’extension du futur immédiat dans l’expérience immédiate. L’engagement (E) et les attentes (A) mobilisés par les acteurs à un certain moment sont en lien avec des types. Ces types mobilisés dans la situation constituent le Référentiel (S) qui propose de « réhabiliter l’habitude »14, mais aussi de référer les habitudes à la situation et à une famille de situations vécues par les acteurs.
53Le Représentamen « R » correspond à une perturbation (ou « choc ») qui est significative pour l’acteur compte tenu des attentes « A » des acteurs. Les perturbations peuvent « déclencher » des jugements perceptifs (percevoir quelque chose), proprioceptifs (expression corporelle) et mnémoniques (se rappeler de quelque chose). Cette composante est en relation dynamique d’une part avec l’Engagement dans la situation « E », dans le sens où celui-ci définit en quoi la perturbation intéresse l’acteur et, d’autre part avec la Structure d’anticipation « A » qui définit le degré de perturbation (ou gradient de surprise) à partir de la sélection d’une anticipation parmi d’autres.
54L’Unité du cours d’expérience « U » correspond à l’activité de l’acteur qui découle de la perturbation (« R »). Elle ne se limite pas aux actions, aux diagnostics et aux pronostics fonctionnels, mais elle comprend aussi « des états d’âme, des sentiments, des typifications, des communications, et toutes sortes d’inférences et interprétations (…) ; elle est une “réponse”, mais qui est élaborée à partir de bien autre chose que de simples stimuli » (Theureau, 2006, p. 296).
55Le Représentamen « R » ainsi que l’Unité du cours d’expérience « U », constituent les composantes du signe hexadique qui traduisent l’hypothèse de l’activité comme couplage. Theureau (2006) considère qu’il est impossible de concevoir une théorie de la cognition qui ne serait pas une théorie de l’apprentissage-développement situé, plus particulièrement de la transformation permanente du couplage structurel acteur-environnement. L’interprétant « I » traduit l’hypothèse selon laquelle il y a une transformation permanente (à des degrés différents) des savoirs et des habitudes des acteurs (transformation ou émergence des types. Ainsi, cette composante rend compte du fait que toute activité est accompagnée d’apprentissage, de développement, d’appropriation, de découverte et de création. L’interprétant (I) enrichit et transforme le Référentiel « S ». Ce Référentiel « S » est aussi enrichi par le Représentamen « R » et l’Unité du cours d’expérience « U ».
56Les recherches « cours d’action » ont essentiellement mis en œuvre ce cadre théorique sémio-logique de façon modélisatrice applicative-inventive. Les études visent très souvent à déboucher sur des modèles empiriques analytiques spécifiques ou locaux propres au domaine empirique en question. Ceci s’est traduit par de multiples modèles : de l’activité des pongistes de haut niveau, de l’activité des contrôleurs du trafic ferroviaire, de l’activité collective lors des entretiens de conseil pédagogique, de la transformation de l’activité d’enseignants stagiaires, ou encore de la transformation de l’activité dans le cadre de dispositifs de formation comme le Théâtre du Vécu (voir Flandin, Salini, Drakos, & Poizat, dans ce numéro).
57Les modèles empiriques analytiques sont essentiels en analyse du travail et ergonomie (Amalberti, de Montmollin, & Theureau, 1991) et, plus généralement, en analyse de l’activité et pour les diverses ingénieries associées que ce soit en ergonomie, formation, entrainement, gestion, ou encore en muséographie. Ils sont constitués par un système de catégories descriptives plus ou moins abstraites. La fonction de ces catégories descriptives est, à travers le découpage qu’elles permettent des données empiriques, d’une part de concrétiser ces catégories descriptives relativement à un domaine empirique particulier, d’autre part de contribuer à la révélation du caractère spécifique de ce dernier. Une fois cette modélisation empirique produite, il devient possible de déboucher sur des propositions pratiques, voire sur des modèles intermédiaires ou pratiques, ou sur des modèles synthétiques pertinents et complémentaires. Nous reviendrons sur cette dernière perspective.
58Toutes les recherches « cours d’action », et notamment celles conduites dans des conditions plus ou moins contraintes, n’aboutissent pas ou ne poursuivent pas la production de modèles empiriques analytiques. Elles mettent alors en œuvre le cadre théorique sémio-logique de façon compréhensive applicative-inventive. C’est notamment le cas par exemple de recherches sur l’activité des voyageurs en Gare du Nord, sur l’activité de contrôle incidentel-accidentel de réacteur nucléaire par les opérateurs-réacteur, ou encore sur l’activité des huissiers de justice. Ajoutons que le cadre théorique sémio-logique peut être aussi mis en œuvre de manière strictement applicative. Ceci implique qu’on prenne pour acquis les notions et hypothèses sémio-logiques et qu’on cherche simplement à les concrétiser, et à valider/falsifier cette concrétisation dans un domaine empirique et dans une famille de situations. Ceci est bien évidemment moins intéressant du point de vue de la recherche, mais peut-être « suffisant » dans le cadre de certains projets de conception ou de transformation.
59Les enjeux de modélisation donnent lieu à deux séries de questions dans le cadre du programme « cours d’action ». Premièrement, l’analyse de l’activité doit-elle (ou non), et à quelles conditions, s’articuler avec une démarche modélisatrice synthétique mettant en œuvre des outils mathématiques (issues notamment des théories dynamiques), diagrammatiques, ou de simulation ? (voir Guilbourdenche ; Haradji, dans ce numéro). Deuxièmement, les démarches modélisatrices synthétiques (mathématiques, diagrammatiques, simulations) ne gagneraient-elles pas à être articulées à des analyses de l’activité et aux modèles empiriques analytiques produits par ces dernières. Des recherches récentes montrent que les études « cours d’action » peuvent conduire : 1) à la construction de catégories descriptives relatives à un domaine empirique donné, donc d’un modèle empirique analytique local, mais aussi 2) à la construction d’un modèle empirique synthétique. Plus généralement, ces recherches permettent d’argumenter en faveur d’un primat de la méthode analytique sur la méthode synthétique. Elles montrent notamment que les premières étapes des méthodes synthétiques gagnent à être initiées, complétées, voir remplacées par une analyse de l’activité, et qu’il est bien souvent pertinent de construire un modèle empirique analytique en amont de la construction d’un modèle synthétique (mathématique, diagrammatique, ou de simulation (voir Haradji, dans ce numéro).
60Même si, comme indiqué dans le bref retour historique introduisant cet article, la question de la conception (démarches, outils, et méthodes de participation des acteurs) a dès le début été au cœur des préoccupations des chercheurs du programme « cours d’action » – voir par exemple les écrits sur le paradoxe de l’ergonomie de conception (Pinsky, 1992 ; Theureau & Pinsky, 1984) ou sur le paradoxe de l’autonomie dans le cadre de la conception informatique (Theureau & Jeffroy, 1994) – et continue à l’être, nous nous limiterons ici à en lister les éléments essentiels et discriminants sans entrer dans le détail : les modèles pour la conception, la conception comme ingénierie des situations, et les notions d’aide et d’appropriation.
61Le premier élément concerne les modèles pratiques contribuant à la conception. Contrairement aux modèles empiriques qui ont une fonction de connaissance, les modèles pratiques ont pour unique fonction de contribuer à l’action. Pour être efficaces, ils doivent nécessairement posséder une certaine validité empirique, mais cette dernière n’a nul besoin d’être explicitée, ni même d’être basée sur une analyse empirique sérieuse. Certains de ces modèles pratiques reçoivent cependant l’apport de recherches empiriques, voire sont le produit de recherches empiriques, au point parfois d’être inséparables de celles-ci. Ce sont évidemment de tels modèles pratiques qui occupent le plus les chercheurs en sciences humaines qui s’intéressent à la contribution de ces dernières à l’ingénierie (ergonomie, formation, entraînement, gestion…) et qui sont encouragés dans un programme technologique. On peut alors parler de « modèles pratiques technologiques ». Ces modèles technologiques sont centraux dans la conception. Ils sont parfois des modèles pivots permettant de relier des modèles empiriques analytiques (relatifs à l’activité) avec des visées et problématiques propres au développement technique (Haué, 2004 ; Haradji, dans ce numéro). Les modèles pivots sont par définition hybrides ou frontières, et impliquent un travail de conception collaborative mobilisant les multiples acteurs de la conception sur la base des modèles empiriques analytiques. Les modèles pivots sont des points de passage et de rencontre incontournables, car : 1) ils constituent une charnière entre l’existant (« ce qui se fait ») et le futur (« ce qui se fera »), 2) ils portent les traces des modèles empiriques, et 3) ils rendent possible l’activité de conception et préfigurent ainsi un futur ou des virtualités. Le passage d’un modèle de l’activité à un modèle pivot ne peut cependant être considéré comme une simple traduction. C’est pourquoi le programme technologique du « cours d’action » s’attache à travers le développement de son atelier à préciser les conditions de passage d’un modèle à l’autre.
62Le deuxième élément concerne les objets de conception et permet de spécifier/opérationnaliser une conception « centrée-cours d’action », autrement dit cohérente avec les notions d’enaction et d’expérience. Si le cadre théorique et méthodologique du « cours d’action » peut être mobilisé avantageusement dans une perspective UX design, la démarche de conception « centrée-cours d’action » s’est historiquement développée comme un prolongement de l’Human-centred design tout en s’orientant vers une conception plus orientée par l’activité que par l’Humain (Pinsky, 1990 ; Pinsky & Pavard, 1984). La caractéristique principale d’une conception centrée-cours d’action est sans doute d’être structurée comme une ingénierie des situations. Une telle ingénierie des situations s’oppose à une ingénierie des artefacts et s’inscrit dans une « politique des activités » (Theureau, 2019). Les différences essentielles entre une ingénierie des situations et une des artefacts sont : 1) la conception, la transformation et l’aménagement d’ensembles techniques, organisationnels, culturels et éducatifs dans lesquels se développent les activités humaines, et non uniquement d’artefacts, 2) la participation active et entendue des acteurs dans l’étude et la conception de leurs environnements et dans la transformation de leurs situations, grâce à des méthodes, outils et des démarches adéquates ; et 3) la relation que doit entretenir l’ingénierie des situations avec l’analyse des faits humains comme activités (Theureau, 2019). L’artefact n’est vu que comme un élément de la transformation de la future situation. La conception doit toujours articuler conception technique, organisationnelle, culturelle, et éducative. Selon les projets de conception, l’accent peut être mis sur l’une de ces composantes, mais toujours dans une relation avec les autres.
63Le troisième élément concerne une spécification des objets de conception en termes d’aide et d’appropriation déjà esquissée. Le programme de recherche « cours d’action » s’est très tôt positionné pour la conception de situations d’aide et non d’artefacts pensés comme des prothèses censées se substituer aux acteurs en réalisant la tâche à leur place (Pinsky, 1992 ; Theureau & Jeffroy, 1994). Il existe, dans le champ de la conception, une certaine confusion autour de la notion d’aide au point que l’usage de cette notion s’est généralisé à un ensemble de situations et d’outils extrêmement hétérogènes : prothèses pour l’aide aux handicapés, systèmes experts comme aide à la décision, fonction « aide » proposée dans les logiciels destinés au grand public, ou systèmes automatiques de maintien d’un véhicule sur la voie comme aide à la conduite automobile. Cette confusion résulte en partie de la proximité de la notion d’aide avec d’autres, comme celle d’assistance. Dans le cadre des études et projets conduits en référence à une démarche de conception « centrée cours d’action », il est considéré qu’une relation d’aide s’instaure entre les acteurs et la technique lorsque la saisie et l’usage du dispositif technique ouvrent un horizon de possibles inédits (d’actions, de perception, et d’expériences) dans le couplage acteur-environnement. La technique, une fois appropriée, ouvre, capacite, ou habilite les possibilités d’action des acteurs et leur relation avec l’environnement. Ce dernier point conduit le programme de recherche « cours d’action » à proposer aujourd’hui comme objet de conception la situation d’appropriation. Dans le domaine de la conception, le concept d’appropriation est traditionnellement convoqué pour rendre compte de la manière dont un artefact est adopté, adapté, bricolé, arrangé, et intégré aux pratiques quotidiennes des acteurs. Dans le cadre du programme du « cours d’action », l’appropriation est définie comme un triple processus d’intégration (in-situation/in-corporation/in-culturation) permettant de décrire l’absorption de nouveauté et la transformation du couplage acteur-environnement que ce soit dans la relation avec des objets techniques ou avec un autre acteur (ou groupe d’acteurs). Faire de la situation d’appropriation un objet de conception vise à cibler/anticiper cette triple intégration, et la dynamique d’individuation associée, dans le cadre de la conception. Cet objet de conception 1) permet de penser les problématiques de conception comme un couple entre appropriation/aliénation, 2) prend la pleine mesure du pouvoir anthropologiquement constitutif et constituant de la technique, 3) impose la question développementale dans tous les projets de conception, et 4) ouvre sur la conception d’environnements socio-technico-organisationnels et/ou de formations prometteuses d’appropriation(s) mutuelle(s) dans la perspective de soutenir l’activité collective. L’objectif visé par la conception est donc double puisqu’il s’agit de supporter l’activité donnant lieu à expérience pour le(s) acteur(s), et de susciter une transformation des éléments significatifs pour lui (eux) dans son (leur) articulation avec l’environnement faisant le pari qu’un processus d’appropriation et d’individuation individuel ou collectif s’amorcera.
64Les possibles ouverts en termes de recherches futures sont multiples pour/dans le cadre du programme « cours d’action », que ce soit en termes de problèmes encore mal définis, de mises à l’épreuve empirique à envisager, de développement de l’observatoire et de l’atelier à poursuivre, ou encore de nouvelles frontières à explorer. Nous ne reviendrons pas sur l’ensemble des possibles ouverts en termes de recherche, et renverrons pour cela les lecteurs aux différents ouvrages de Theureau (2006, 2015a, 2019). Nous nous limiterons ici à préciser l’un de ces ouverts particulièrement discuté dans ce numéro et cristallisant actuellement de nombreux efforts : l’extension vers des analyses multi-échelles et multi-niveaux de l’activité – en relation organique avec une ingénierie elle aussi étendue. En effet, cette extension pose de nombreux défis et interrogations dans le cadre des études et recherches « cours d’action » qui 1) se sont focalisées jusqu’à présent principalement sur le niveau de l’activité donnant lieu à conscience préréflexive pour un acteur ou quelques acteurs, et 2) n’ont porté que sur des espaces et horizons temporels restreints ainsi que sur des environnements organisationnels et artefactuels de tailles limitées. Se projeter vers de telles analyses impose de mobiliser des objets théoriques spécifiques tels que le cours de vie relatif à une pratique (ou un projet) ou le cours d’in‑formation, mais aussi de compléter et mobiliser de manière créative l’atelier méthodologique (par un retour extensif à l’ethnographie, par des enquêtes de type ethnographie historique, par des entretiens de remise en situation dynamique, mais également par des méthodes propres à d’autres programmes).
65Développer des analyses multi-échelles et multi-niveaux implique également l’ajout d’hypothèses sur et l’étude des relations entre les différents niveaux d’organisation et de signification de l’activité. Sur ce dernier point, le programme « cours d’action » fait l’hypothèse d’une relation de « paire-étoile » entre l’activité donnant lieu à conscience préréflexive (que l’on pourrait appeler par convention le « niveau moyen » de l’activité) et deux séries de phénomènes 1) de niveau inférieur – dynamiques neuronales, motrices ou interactionnelles – et 2) de niveau supérieur –, dynamiques historiques, artefactuelles, sociales, culturelles, organisationnelles et politiques, « synthèses, processus, tendances synthétiques d’activité pour un ensemble d’acteurs, sur une période de temps, et une extension spatiale et organisationnelle données » (Theureau, 2019, p. 40). Pour être précis, il faudrait donc parler d’analyse multi-niveaux de l’activité humaine en relation de « paire-étoile ». L’hypothèse structurant ce projet d’analyse multi-niveaux est que les différentes séries de phénomènes (inférieurs, moyens, supérieurs) entretiennent une triple relation d’inclusion (du niveau infra dans le niveau supra), d’émergence (du niveau supra à partir du niveau infra) et de contrainte (du niveau supra sur le niveau infra).
66Il en est de même pour ce qui concerne les échelles temporelles. Il est possible de décrire l’activité sur des échelles temporelles distinctes, consistantes et auto-suffisantes, allant de micro-actions élémentaires et locales, à des quantum plus larges (projet, biographie, existence, générations). Ces échelles correspondent à des niveaux d’organisation relativement indépendants et présentent des dynamismes intrinsèques distincts. Elles ont pour les acteurs des significations propres. Il y a toujours une pertinence de principe à décrire l’activité à un niveau d’organisation donné, mais le fait de focaliser sur une échelle s’accompagne d’une cécité aux niveaux d’organisation sous-jacents, et d’une tendance à la réification des niveaux d’organisation sus-ordonnés. C’est pourquoi des analyses multi-échelles et multi-niveaux de l’activité humaine en relation de « paire-étoile » sont une évolution nécessaire pour le programme de recherche « cours d’action ».
67Ce projet de recherche multi-échelles et multi-niveaux conduit à étendre les frontières actuelles du programme « cours d’action », mais aussi à des emprunts et débats avec d’autres programmes de recherche tout en maintenant l’hypothèse d’une irremplaçabilité de l’activité donnant lieu à expérience : vers l’histoire en direction d’une micro-histoire de l’activité et d’études historiques comme re-activation de la pensée passée, vers l’anthropologie culturelle dans la perspective de mieux prendre en compte les dynamiques culturelles, vers les sciences des organisations pour rendre compte de l’activité organisante, vers la neuro-phénoménologie pour documenter les micro-dynamiques neuronales... tout en poursuivant aussi le projet dans une psychologie phénoménologique enactive. Cette perspective d’analyse multi-niveaux de l’activité fait du programme de recherche « cours d’action » un programme ouvert aux deux bouts, que ce soit vers une série de phénomènes supérieurs ou inférieurs, et militant en faveur d’une transdisciplinarité locale délimitée par la nature des questions traitées et tenues par des hypothèses sur l’activité humaine.