1La généralisation de l’automobile au siècle dernier a constitué une innovation fondamentale pour notre civilisation occidentale. Le développement de ce mode de transport a en effet contribué à structurer notre économie, nos territoires et transformé en profondeur nos modes de vie, nos comportements et même certaines de nos valeurs (Avanzini, 2010).
2Aujourd’hui, ce mode de transport est soumis à des controverses de plus en plus nombreuses (Jemelin, Kaufmann, Barbey, Klein, & Pini, 2007), ce qui - grâce notamment aux progrès technologiques - a enclenché le développement de modes de transports alternatifs comme les véhicules électriques, les transports en commun, le covoiturage ou encore les véhicules autonomes.
3En ce qui concerne les véhicules autonomes, les avantages prédits par les constructeurs de ces modes de transport en conception paraissent séduisants. Par exemple, Fagnant et Kockelman (2013) estiment qu’avec les véhicules autonomes, 90 % des accidents de la route et des embouteillages seront évités.
4Toutefois, des critiques viennent aussi remettre en doute les conditions d’expérimentation des véhicules autonomes, interrogeant notamment les questions de sécurité, de fiabilité et d’autonomie réelles (vis-à-vis des actions humaines) ou encore de législation vis-à-vis de ces systèmes de transport. Enfin, parmi les principales interrogations qui concernent le développement des véhicules autonomes, celle de l’acceptation de ces modes de transports innovants nous intéresse plus particulièrement. Les utilisateurs auront-ils confiance dans ces nouveaux systèmes de transports ? Est-ce qu’ils y seront en sécurité ? Est-ce que ces services de transport innovants leurs seront réellement utiles ?
5Dans ce contexte, un projet de conception de véhicules autonomes et électriques, a été initié en région Auvergne dès le début des années 2000. Ce projet a ensuite été dynamisé par le LabEx IMobS3 (« Innovative Mobility : Smart and Sustainable Solutions », 2011-2019) et la création d’un consortium d’industriels et de chercheurs académiques. Le véhicule autonome est devenu une navette pouvant transporter jusqu’à 9 personnes. Ainsi, en 2013 et 2014, notre équipe constituée de chercheurs en ergonomie et en psychologie a été associée au projet afin de travailler sur l’acceptabilité et la conception de la navette. Les travaux réalisés se sont notamment traduits par la conception d’un nouveau véhicule. La navette VIPA est ainsi devenue la navette EZ10 (Figure 1) après la prise en compte de nos spécifications portant sur différentes dimensions de l’acceptabilité et de l’expérience utilisateur (Auteurs, 2015).
Figure 1 : évolution des navettes suite aux spécifications transmises en 2014.
Figure 1 : shuttle evolution following the specifications transmitted in 2014
6Suite à ces premiers travaux centrés sur la conception du véhicule, la recherche-action s’est poursuivie autour de l’enjeu de conception du service associé aux navettes, et plus particulièrement de son acceptation. Alors que les études d’acceptabilité visent l’étude des intentions d’usage et donc le pronostic des comportements d’usages à l’égard d’une future technologie, l’acceptation se concentre sur l’analyse des activités réelles d’usage et des expériences vécues par les utilisateurs (Bobillier-Chaumon, & Dubois, 2009 ; Bobillier-Chaumon, 2013, 2016).
- 1 Nous appelons dans ce texte « expérimentations » les occasions de mises en service des navettes, de (...)
7La convention de Vienne (1968) ne permettait pas (en 2015 et 2016) à un véhicule autonome de circuler sur la voie publique. Ainsi, la navette autonome de transport en commun testée sur des voies privées a été le premier véhicule autonome routier à pouvoir être expérimenté auprès du public à l’échelle de milliers de personnes. À cette étape du projet, une start-up chargée de la commercialisation de la technologie, et extérieure au consortium initial, fut créée et prit le pilotage de la mise en œuvre des expérimentations1. Ce pilotage était jusque-là assuré par le constructeur. C’est cette start-up que nous nommerons ici « le concepteur ».
- 2 Le niveau 4 correspond au niveau ultime d’automatisation d’un véhicule selon la NHTSA : National Hi (...)
8Du fait de contraintes juridiques et des limites technologiques inhérentes au développement actuel de la technologie, le concepteur s’est vu imposer la présence systématique d’accompagnants à bord des navettes. Alors que la plupart des travaux actuels étudient les expériences des bénéficiaires des services de transport autonomes (Payre, 2015 ; Hohenberger, Spörrle, & Welpe, 2016 ; Fraedrich & Lenz, 2016), nous avons considéré ces accompagnants comme des utilisateurs privilégiés de la technologie, dont l’activité pourrait révéler des orientations pertinentes en vue de la poursuite de la conception d’un service futur réellement autonome de niveau 42.
9Dans le champ de l’ergonomie et plus généralement de l’analyse des usages pour la conception de nouvelles technologies, l’expérience de l’utilisateur ou de l’usager est aujourd’hui établie comme un objet d’étude incontournable. Ainsi, les modèles de l’expérience utilisateur (User Experience = UX) ne cessent de se développer depuis plusieurs années. Il est difficile d’imaginer caractériser l’ensemble des approches aujourd’hui développées de l’expérience utilisateur. La notion ne cesse d’évoluer au regard des nombreux travaux du champ. Cette diversité pose d’ailleurs problème pour établir un état de l’art : « étant donné la diversité de points de vue disciplinaires, méthodologiques et conceptuels sur le sujet, il est difficile de trouver un consensus permettant d’arriver à une définition unique de ce qu’on peut entendre par expérience de l’utilisateur » (Barcenilla, & Bastien, 2009, p. 323). Toutefois, nous retiendrons ceci : l’expérience telle qu’appréhendée majoritairement dans les études de type UX sous-estime les dimensions subjectives de l’acceptation. En effet, comme l’expriment Salembier, Cahour et Zouinar (2013, 2016), les approches de type UX tendent à rendre compte de l’expérience de façon « objectivante » - tendance qui soulève d’ailleurs des critiques d’ordre méthodologique et épistémologique de la part de plusieurs auteurs (Kuutti, 2010 ; Law, Hvannberg, & Hassenzahl, 2006) -
10L’approche ergonomique centrée sur l’activité (Daniellou, & Rabardel, 2005), au sein de laquelle nous nous situons, et marquée notamment par l’intérêt central qu’elle porte aux dimensions systémiques, situées et subjectives des comportements humains, trouve un écho particulier dans les travaux de McCarthy et Wright (2004), Light (2006) ou encore Salembier, Cahour et Zouinar (2013). Ils défendent une conception holistique de l’UX et la centralité de la signification que les individus attribuent à l’interaction avec l’objet technologique.
11Pour Salembier, Cahour et Zouinar (2013), l’expérience vécue caractérise cette signification. La relation subjective entretenue par l’individu avec la technologie, les façons dont la technologie permet, dans l’activité d’usage, au sujet de se réaliser, sont des facteurs majeurs d’acceptation. En ce sens, ces facteurs constituent des enjeux essentiels pour la conception (Béguin, & Rabardel, 2005 ; Clot, 2008 ; Barcellini, Van Belleghem, & Daniellou, 2013, Bobillier Chaumon, 2013).
12L’expérience que vit un sujet particulier est - au moment où il la vit - in situ, de l’ordre de l’éprouvé (Rix, & Biache, 2004). Cet éprouvé, immanent à l’action dans laquelle le sujet est engagé, est de l’ordre du préréflexif (Vermersch, 1994). Un mécanisme de réflexivité est donc nécessaire pour construire « l’expérience vécue » (Vermersch, 1994 ; Varela, 1998 ; Récopé, Rix-Lièvre, Fache, & Boyer, 2013). Pour favoriser cette réflexivité, les chercheurs s’appuient sur des traces d’activité, sur des analyses préalables d’observables (Cahour 2007, 2010 ; Nguyen, & Cahour, 2014 ; Bobillier-Chaumon, 2016).
13Dans cette recherche nous nous intéressons donc particulièrement à l’expérience vécue des accompagnants. En effet, garants du service (de sa qualité notamment), ils sont amenés à gérer des situations imprévues et face auxquelles la mise en œuvre du comportement prescrit par le concepteur devient problématique.
14La gestion de ces situations critiques semble décisive quant à l’acceptation effective de la technologie ou son rejet. L’expérience vécue de ces situations critiques révèle les arbitrages effectués à partir des valeurs en tensions dans ces situations. La mise en évidence de ces arbitrages et des configurations typiques qui les génèrent représentent une contribution importante au processus de conception.
15La majorité des travaux qui s’intéressent à l’acceptation des technologies évoquent l’importance des « valeurs ». Par exemple, dans le domaine des transports, plusieurs travaux ont montré que les valeurs d’utilité et de fiabilité (Quiguer, 2013) ou encore de sécurité (Anderson, & al., 2016 ; Wybo, 2010), figurent parmi les critères d’acceptation des technologies innovantes. Ainsi, nous considérons l’identification de ces valeurs comme essentielle à notre étude de l’expérience vécue. Le postulat est ici que les situations critiques imposent des arbitrages entre des valeurs difficilement conciliables, voire contradictoires.
16Selon les approches, ce terme de « valeur » peut être plus ou moins défini, et étudié de différentes manières. Les valeurs peuvent être portées par les individus indépendamment de la technologie (Brangier, & Bastien, 2010), elles peuvent être attribuées à la technologie (Tricot & al, 2003 ; Hassenzahl, 2008 ; Février, 2011 ; Bobillier-Chaumon, 2013), ou encore associées à l’action d’utiliser la technologie (Mezzena, Stroumza, & Kramer, 2016 ; Ogien, 2013). Ici nous retiendrons la conception pragmatique (tournée vers l’action) proposée par Mezzena, Stroumza et Kramer (2016, p. 12), qui s’intéressent aux valeurs « logées dans l’activité » et qu’ils définissent comme étant : « ce qui nous importe, ce à quoi l’on tient [et qui] trouvent leur source dans l’expérimentation d’événements et de nos tentatives pour transformer leurs conséquences ». De son côté, Schwartz (2009, pp. 1-2) désigne les valeurs comme : « ce qui vaut plus ou moins » (dans un contexte particulier). Selon lui, les valeurs : « n’existent pas comme un donné extérieur aux dramatiques de l’activité, extérieures aux expériences vécues, lesquelles au contraire n’arrêtent pas de les retravailler, les rehiérarchiser, les redéfinir ».
17Dans cette acceptation pragmatique, les valeurs sont situées, en acte. L’arbitrage (Curie, 2002 ; Barbier, 2003 ; Schwartz, 2009) en situation critique, où des valeurs entrent en conflit dans l’expérience de la situation (Schwartz, 2009), révèle leur hiérarchisation dynamique et située. C’est ce volet de l’expérience vécue qui nous intéresse ici plus particulièrement. Dans le secteur de la conduite automobile, plusieurs études (Walker, Stanton, & Young, 2001 ; Villame, 2004 ; Lidgi, 2005), ont aussi démontré que l’activité de conduite est empreinte de conflits de valeurs entre lesquels les usagers de la route doivent arbitrer. Si l’humain ne procède plus directement aux arbitrages convoqués par les situations, comment se réalisera le service automatisé en son absence ?
18Quillerou-Grivot et Clot (2014, p. 231) estiment que les conflits de valeurs : « peuvent être source de développement pour transformer la situation de travail, ou au contraire devenir un obstacle s’ils ne parviennent pas à être réinvestis dans le travail ». Le phénomène de délibération, d’arbitrage dans l’activité entre des valeurs pas toujours compatibles est, selon Yves Schwartz : « l’enjeu principal de la relation de service » (2000, p. 17).
19L’hypothèse est ici que les analyses des conflits de valeurs dans l’expérience vécue en situation critique et des arbitrages réalisés par les accompagnants peuvent permettre de repenser certains choix de conception et ainsi favoriser l’acceptation du futur service de navettes de transport autonomes.
20Les analyses des expériences vécues que nous avons déployées visaient la caractérisation des situations critiques rencontrées par le service et des valeurs en acte portées par les accompagnants.
21Les années 2015 et 2016 ont été l’occasion pour le concepteur d’expérimenter le service de transport par navettes sur quatre sites européens, avec un accès libre au public. Ces sites étaient :
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Un campus universitaire. Six navettes ont été mises en circulation sur un tracé de 1,5 km emprunté également par d’autres types d’usagers (piétons, cyclistes, segways, automobilistes, livreurs, taxis, etc.) et jalonné de 5 arrêts. Une cinquantaine d’accompagnants (étudiants, intérimaires) se succédaient en permanence dans les navettes pour accompagner les utilisateurs. L’expérimentation a eu lieu du 16/04/15 au 28/08/15. Nos analyses ont été produites du 24/06/15 au 26/06/15.
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Le centre de recherches d’un industriel du secteur automobile. Une navette a été mise en circulation sur un tracé de 1,6 km jalonné de 8 arrêts. Le trajet empruntait essentiellement des voies communes avec les voitures et autres véhicules circulants sur le site (camions, livreurs…). Un seul accompagnant (intérimaire) était présent au cours de cette expérimentation. L’expérimentation a eu lieu du 07/09/15 au 02/10/15. Nos analyses ont été produites du 07/09/15 au 02/10/15.
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Un site accueillant un congrès international dédié aux transports intelligents. Pour cette occasion, le concepteur avait mis en place une démonstration de flotte de 3 navettes sur un trajet de 700 mètres, sans arrêt intermédiaire. Ce trajet reliait un site de conférences et un site d’expositions. Cinq accompagnants (salariés du concepteur) se relayaient. L’expérimentation a eu lieu du 05/10/15 au 9/10/15. Nos analyses ont été produites du 05/10/15 au 9/10/15.
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Une Technopole. Quatre navettes ont été mises en circulation sur un tracé de 1 km jalonné de 6 arrêts. Le trajet empruntait une piste cyclable spécialement construite pour l’occasion. Six accompagnants (intérimaires) étaient présents à bord des navettes. L’expérimentation a eu lieu du 18/12/15 au 31/03/16. Nos analyses ont été produites du 2/03/16 au 7/03/16.
22Le concepteur a imposé une présence « discrète » aux chercheurs, du fait notamment d’enjeux commerciaux grandissants lors des expérimentations.
23Avant de mener des analyses en termes d’expériences vécues, il a d’abord fallu disposer de connaissances sur l’activité des accompagnants (Cahour, & al., 2007) et faire l’inventaire des situations critiques rencontrées par les accompagnants.
24Ainsi, dans la présente phase de recherche, les chercheurs ont mis en place des recueils systématiques des comportements observables depuis les navettes : positionné de façon discrète à bord des navettes, le chercheur retranscrivait de façon systématique, en direct, les traces d’activité qui faisaient l’objet de ses observations. Ces recueils systématiques comprenaient :
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Les verbalisations des accompagnants et des passagers ;
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Les actions des accompagnants et des passagers ;
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Les directions de regard des accompagnants.
25L’analyse des directions des regards a été effectuée à partir d’un positionnement stratégique du chercheur dans la navette, pour situer les prises d’informations de l’accompagnant sur l’environnement de la navette et alimenter les entretiens. Les durées des recueils ont été respectivement de 16 h 30, 38 h, 6 h 30 et 13 h 30 sur les 4 sites. Les différences s’expliquent par les durées des expérimentations et par les affluences : sur l’expérimentation du Congrès, qui dura 5 jours et où l’affluence fut forte, notre temps de présence dans les navettes a été moindre pour éviter de « prendre la place » d’un passager.
26L’analyse triangulée de ces données a permis d’identifier les situations critiques rencontrées par les accompagnants. Du fait de la nature hétérogène des données recueillies pour identifier les situations critiques, il n’a pas été possible d’envisager une quantification des fréquences d’apparition des situations critiques.
27Des « entretiens-composites » étaient ensuite déployés auprès des accompagnants durant leur activité. En effet, après leur service, les accompagnants quittaient le site. Nous étions donc contraints de les interviewer dans la navette, pendant leur service, dans les phases d’activité où ils n’avaient pas à gérer de relation avec les usagers ou de situation critique.
- 3 De nombreuses techniques de recueil de données n’ont donc pas pu être déployées (par exemple la pas (...)
28Ces entretiens composites étaient constitués d’entretiens semi-directifs entremêlés à des touches d’explicitations (Mouchet, Vermersch, & Bouthier, 2011)3. Deux types de questionnements jalonnaient ces entretiens :
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Des questionnements provoqués, interruptifs portant sur des actions en cours ou venant d’être vécues. Theureau et Jeffroy (1994, p. 39) décrivent cette technique de la façon suivante : « l’ergonome demande à l’acteur d’expliciter ses actions et communications, par des questions qui se maintiennent strictement en référence à ce qui a été fait et dit précédemment ». En écho aux suggestions de Bourbousson (2010, p. 47), nos différentes relances portaient sur : « les sensations (Comment te sens-tu à ce moment-là ?), les préoccupations (Qu’est-ce que tu cherches à faire ?), les émotions ? (Qu’est-ce que tu ressens ?), les pensées et interprétations (Qu’est-ce que tu en penses ?) » ; et plus généralement, les valeurs : « Qu’est-ce qui est important pour toi à ce moment-là ? Qu’est-ce que tu vises ? Qu’est-ce que tu cherches à éviter ».
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- 4 Les accompagnants avaient la possibilité de reprendre les commandes des navettes grâce à un joystic (...)
Des questionnements sur un « mode resituant », portant sur des actions passées. Des techniques d’entretiens permettant de « resituer » le sujet dans une situation d’activité passée, et de reconstruire après-coup son expérience vécue (Vermersch, 1994 ; Cahour, 2012 ; Cahour, & Salembier, 2012) ont été mobilisées. Theureau et Jeffroy parlent de « verbalisation provoquée différée » (1994). Ainsi, pour reconstruire l’expérience vécue des situations critiques qu’avaient dû gérer les accompagnants dans des moments passés (au cours des jours et des semaines ayant précédé notre venue et auxquels nous n’avions pu assister en tant qu’observateurs), notre itinéraire de questionnement consistait alors à aller du général vers le singulier. Voici des exemples de questions générales : « Quelles situations difficiles as-tu vécues depuis que tu fais ce métier ? Est-ce qu’il t’est déjà arrivé de faire des erreurs ? De prendre des risques ? De ne pas avoir été satisfait(e) de ton travail ? Ou au contraire d’avoir réussi à gérer une situation complexe ? Laquelle ? Comment cette situation est-elle arrivée ? Quelles conséquences ? Dans quelles situations es-tu amené(e) à reprendre le véhicule en conduite manuelle4 ? À appuyer sur le bouton d’arrêt d’urgence ? À klaxonner ? À déroger aux prescriptions ? ». Là encore, nos relances inspirées d’explicitations visaient à mettre en lumière les valeurs en acte, les conflits de valeurs et les arbitrages des accompagnants : « Y-a-t-il des situations qu’il est aujourd’hui difficile de gérer, où tu es obligé(e) de faire un compromis ? Des situations où il t’est impossible de bien faire, où tu dois faire des choix ? Comment tu fais pour faire un choix ? Comment les classes-tu par ordre d’importance ? Raconte moi comment cela s’est passé ? Et là tu as ressenti quoi à ce moment-là ? Tu t’es dis quoi ? Tu as crains quoi ? Visé quoi ? ». Puis, au fur et à mesure de l’identification des situations critiques, nous interrogions les accompagnants sur leur rapport à ces situations singulières (cf. chapitre 4.1 des résultats). Voici un exemple de questionnements singuliers : « Est-ce qu’il t’est arrivé d’être confronté à la fermeture automatique des portes alors que des passagers sont susceptibles de monter éminemment dans la navette ? Comment réagis-tu à ce moment-là ? Que ressens-tu ? ».
29Ces entretiens composites ont été menés auprès de 19 accompagnants :
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9 accompagnants au cours de l’expérimentation du Campus universitaire.
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1 accompagnant au cours de l’expérimentation du Centre de recherches industriel.
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3 accompagnants au cours de l’expérimentation du Congrès.
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6 accompagnants au cours de l’expérimentation de la Technopole.
30Les entretiens duraient au minium 25 minutes (un accompagnant qui finissait son service sur le site du Campus) et pouvait s’étendre sur plusieurs jours (pour l’accompagnant du Centre de recherches industriel). Sur le site du Congrès, les entretiens ont pu être perturbés par l’affluence plus importante des passagers et les interventions plus nombreuses des accompagnants.
31Les situations critiques identifiées ont été répertoriées, dans le tableau 1, ci-dessous, où sont indiqués les sites concernés.
Tableau 1 : les situations critiques rencontrées par les accompagnants.
Table 1 : critical situations encountered by the supervisors
32Quatorze situations critiques ont été identifiées.
33Treize d’entre elles ont été observées sur le Campus, 10 sur le Centre de recherches, 6 sur le site du Congrès et 10 sur la Technopole.
34Six situations critiques sont communes à l’ensemble des expérimentations. Ce sont les situations critiques suivantes :
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Fermeture automatique des portes devant le passager.
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Passagers non francophones.
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Hésitation du passager à la montée.
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Usager sur la voie.
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Usager défiant la sécurité de la navette.
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Dysfonctionnement des navettes.
35La mise en place du service présente donc, pour tous les sites, des problèmes de gestion de montée des passagers, de dysfonctionnements des navettes, de langues des passagers et d’obstructions des voies de circulation.
36La gestion de la montée des passagers reste une problématique classique des transports collectifs de manière générale, notamment dans des environnements ouverts.
37Les situations d’obstruction des voies témoignent probablement à la fois d’un déficit d’intégration de la navette et de ses besoins dans les choix de circulation et d’infrastructure sur les sites et d’un déficit de communication auprès des usagers antérieurement présents et dont les activités doivent continuer avec ou malgré ce nouveau service. Des situations de déchargements de véhicules, de stockages de poubelles, etc. ont ainsi été rencontrées. Les sites existants n’ont pas été conçus pour gérer les besoins spécifiques des navettes sur ces aspects.
38Les développements futurs des véhicules permettront certainement de régler une partie significative des dysfonctionnements des navettes. Néanmoins, on peut considérer que des pannes continueront malgré tout de se produire.
39Les sites du Campus et de la Technopole sont tous deux concernés par la situation « présence d’obstacles potentiellement non détectables ». Cela peut s’expliquer par leur proximité avec des zones d’habitations (animaux domestiques) et de pleine nature (animaux sauvages). La présence d’une bouche d’égout mal refermée sur la voie fut aussi un cas rencontré.
40Le site du Congrès est le seul à être concerné par la situation « file d’attente » d’une part, et à ne pas être concerné par les « demandes hors des zones de montée/descente » et la « présence d’obstacles sur la trajectoire » d’autre part. Les files d’attentes peuvent s’expliquer par la nature et la durée de l’expérimentation (démonstration lors d’un Congrès international rassemblant 12 000 participants sur 5 jours5). L’absence de demandes hors des zones de montée/descente pourrait d’abord s’expliquer par la présence d’autres personnes dans la navette (pour ne pas gêner les autres voyageurs, les passagers n’osaient peut-être pas demander de monter ou descendre hors des arrêts). L’architecture du site qui était composée de deux zones d’activité (le Palais des Congrès et le Parc des Expositions), où avaient pu être positionnés les deux arrêts, l’explique sans doute également. Il y avait donc peu d’intérêt à descendre en cours de trajet. Nous n’avons pas noté d’obstruction de voie par des obstacles physiques, sur le site du Congrès. Ceci peut s’expliquer par le fait que la voie de circulation était dédiée et qu’un vigil surveillait l’entrée du site en permanence.
41Les sites du Campus et du Centre de recherches partagent 3 situations critiques.
42La situation critique « déclenchement systématique du klaxon » est liée à la présence d’obstacles fixes (végétation, trottoirs) aux abords de la voie de circulation. Cette situation devient perturbante lorsque d’autres usagers du site réalisent dans ces zones des activités que le klaxon peut gêner. Du fait de l’architecture de la voie sur les sites du Congrès et de la Technopole, le klaxon ne s’y déclenchait systématiquement en aucune zone.
43Les « dépassements dangereux » rencontrés sont liés au fait que les voies de circulation sur les sites du Campus et du Centre de recherches sont partagées avec d’autres véhicules à moteur et que la vitesse des navettes ne dépassait jamais les 12 km/h. Les dépassements peuvent être dangereux lorsque le conducteur du véhicule à moteur n’a pas anticipé ces aspects liés à la navette :
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L’accélération automatique de la navette : lors d’un démarrage, après un virage ;
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Le manque de visibilité, qui empêcherait le conducteur du véhicule de détecter un obstacle potentiel ;
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Le périmètre de sécurité défini par les capteurs lidars (si un véhicule passe trop près de la navette, celle-ci s’arrête brusquement) ;
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Le fait que la navette s’apprête à tourner à gauche (actuellement les clignotants ne se déclenchent qu’au moment où les roues tournent).
44En ce qui concerne la situation « conditions environnementales difficiles », elle est très liée aux moments de l’expérimentation : il est probable que sur une année entière, tous les sites soient exposés à des contraintes environnementales et climatiques. La nature ou l’intensité de ces contraintes devraient toutefois être soumises à une relative variabilité en fonction des contextes et des zones géographiques.
45Enfin, du fait de contraintes architecturales, le Campus et la Technopole étaient jalonnés de « tronçons à voie unique » (c’est-à-dire des pans de parcours trop étroits pour permettre le croisement de deux véhicules), partagés avec d’autres véhicules susceptibles de les croiser (voitures, camions, cyclistes).
46Sept valeurs ont pu être identifiées par l’analyse des expériences vécues des accompagnants en situations critiques. Pour nommer ces valeurs, nous avons essayé d’être les plus fidèles possibles à la manière dont les interviewés ont exprimé leurs expériences vécues, à ce qui « valait » pour eux aux moments où ils vivaient les situations critiques. Ces valeurs sont ici classées de 1 à 7, selon le critère du nombre décroissant d’accompagnants les ayant évoquées.
471. La valeur « sécurité » a été exprimée par la totalité des accompagnants à travers leur sentiment de responsabilité vis-à-vis de la de la sécurité du matériel et des personnes :
On n’est pas à l’abri qu’un vélo nous percute dans le virage car on ne fait pas de bruit et qu’ils ne s’attendent pas à nous voir là.
Oui, je regarde certainement plus souvent à certains endroits, comme au démarrage, car souvent les gens ne nous entendent pas partir et peuvent être devant […] au début de la ligne droite aussi car ça me permet de voir s’il n’y a rien qui gêne.
482. La valeur « fiabilité du service » a également été mise en avant par l’ensemble des accompagnants. En effet, ils ont reconnu se sentir « mal à l’aise » ou encore « frustrés » lorsque le service perdait en fiabilité notamment du fait d’incidents techniques :
Déjà qu’on ne va pas très vite et qu’on ne passe pas souvent, si en plus un jour sur deux il y a une navette qui ne démarre pas c’est pénible.
Parfois la navette s’arrête brusquement et on a des personnes à l’intérieur.
Alors quand c’est des touristes ça va, mais quelqu’un qui est pressé ça la fout mal.
La fiabilité du service a aussi été évoquée en écho aux passages non réguliers des navettes aux arrêts et aux manques d’information des usagers des sites vis-à-vis des horaires de passage des navettes :
Les gens nous reprochent de ne pas savoir quand on va passer aux arrêts.
493. La valeur « utilité du service » a été évoquée par 17 des 19 accompagnants. Ceux n’ayant pas évoqué cette valeur œuvraient sur l’expérimentation du Congrès où, seul l’un des 3 accompagnants a manifesté accorder de la valeur à l’utilité du service. Sur le site du Congrès, les 5 jours d’expérimentation avaient davantage une fonction de démonstration des navettes autonomes que de mise en place d’un service de transport « utile aux usagers du site ». Sur les autres sites, un sentiment de « frustration » a été évoqué en écho à la faible affluence du service :
C’est trop lent, les gens préfèrent passer par l’esplanade, et du coup une journée comme ça on regarde l’heure, on s’ennuie.
On doit toujours justifier pourquoi la navette est aussi lente, que c’est une expérimentation, que l’on privilégie la sécurité pour le moment, mais du coup les gens ne la prennent qu’une fois, pour essayer.
504. La valeur « satisfaction des passagers » a été exprimée par 17 des 19 accompagnants qui disent apprécier les retours positifs des passagers ainsi que la dimension sociale de leur métier. Cette dimension sociale renvoie à l’accueil des passagers à bord des navettes, au fait de répondre à leurs questions, de les rassurer lorsqu’ils en expriment le besoin ou encore d’apprécier « avec l’expérience » si le passager a envie de discuter ou non :
Oui je pense que la plupart des gens sont contents qu’on soit là, on les aide à passer un bon moment, on rigole avec eux, on répond à leurs questions, on dédramatise quand il y a un petit souci…
Un des accompagnants du Campus et un des accompagnants du Congrès n’ont pas mentionné cette valeur sans que nous ne sachions vraiment expliquer pourquoi.
515. La valeur « respect des procédures » a été également mise en avant par nos investigations. En effet, 10 des 19 accompagnants interrogés à propos de l’importance pour eux de respecter les procédures qui leur étaient transmises, répondaient par l’affirmative ; associant généralement à cette valeur, celle de la sécurité précédemment évoquée : « normalement on n’a jamais à intervenir manuellement sur la conduite de la navette » ; « s’il y a des procédures c’est qu’il y a une raison ». Les 9 autres accompagnants (4 sur le Campus, 4 sur la Technopole et 1 sur le Centre de recherches) étaient plus partagés dans leurs réponses : « des fois il vaut mieux ne pas respecter la procédure ». Nous remarquons notamment que cela concerne 4 des 6 accompagnants sur la Technopole. Les accompagnants de la Technopole étaient plus « autonomes » du fait de la rare présence des concepteurs sur le site et d’un exploitant qui, d’après des analyses que nous ne pourrons développer dans cet article, accordait beaucoup d’importance à la fiabilité, à l’utilité du service, à la satisfaction des passagers et à la « non gêne des autres usagers du site ». A contrario, tous les accompagnants du Congrès ont souligné l’importance pour eux de respecter les procédures. Nous faisons l’hypothèse que la sensibilité des accompagnants du Congrès à cette valeur, pourrait tenir au fait qu’ils faisaient partie de l’équipe du concepteur. S’ils jouaient le rôle d’accompagnants lors de cette expérimentation, ils tenaient d’autres fonctions dans l’équipe de conception de la navette le reste de l’année, contrairement aux accompagnants des autres expérimentations qui étaient des intérimaires.
526. La valeur « non gêne des autres usagers du site » a été évoquée par 10 des 19 accompagnants. L’expérience vécue met en lumière des formes de gênes vis-à-vis des autres usagers des sites. Par exemple, lorsque plusieurs véhicules suivaient la navette sans pouvoir la dépasser, faisant ainsi perdre du temps à leurs conducteurs :
Ça a un côté désagréable de sentir qu’on gêne les autres personnes, parce qu’on n’avance pas et qu’ils ne peuvent pas doubler. On voit qu’on les embête. Du coup on sourit, on s’excuse…
Des sentiments de colère sont également apparus aux moments de régulations de situations critiques et à l’encontre de certaines catégories d’usagers du site précédemment cités :
Avec l’école d’architecture c’est tendu, on ne se parle pas.
Oui, il y a des gens qui nous jettent des regards noirs, parce qu’on leur a supprimé des places de parking, parce qu’on ne s’arrête pas aux passages piétons…
Les 3 accompagnants du Congrès, 3 accompagnants du Campus et 3 accompagnants de la Technopole n’ont pas évoqué cette valeur, estimant avoir la priorité par rapport aux autres usagers des sites.
537. La valeur « besoin de contrôle » a été évoquée par 10 des 19 accompagnants interviewés qui reconnaissaient une absence de confiance de leur part vis-à-vis des comportements des navettes :
Même si je sais que la navette va s’arrêter si elle rencontre un obstacle, ça me rassure de voir ce qu’il y a devant moi.
Il peut arriver que la navette détecte une personne mais pas l’inverse. Par exemple, une fois un vélo nous a percuté dans un virage alors que la navette avait pilé automatiquement, mais l’arrêt et le klaxon sont arrivés trop tard.
Là par exemple, la navette se serait arrêtée juste devant le camion et on aurait bloqué la circulation, moi j’anticipe et je stoppe avant […] dans un sens je suis plus intelligente qu’elle !
543 accompagnants du Campus, 4 accompagnants de la Technopole et 3 accompagnants du Congrès, n’ont pas évoqué cette valeur ; ce qui représente respectivement 1/3, 2/3 et la totalité des accompagnants sur ces sites. La meilleure visibilité ainsi que les voies dédiées sur les sites de la Technopole et du Congrès pouvaient limiter la perception de dangerosité et donc le besoin de contrôle de la part des accompagnants. Sur le Congrès les accompagnants, salariés du concepteur, avaient avant tout une fonction « commerciale » (expliquer le fonctionnement des navettes, leur histoire) et non de « régulation » (une de leurs collègues, supervisait le service depuis l’extérieur des navettes). L’accompagnant du Centre de recherches que nous avons pu interroger à différentes périodes de l’expérimentation a, quant à lui, évoqué le besoin de contrôle uniquement pendant les premières semaines de l’expérimentation. Ainsi, nous pourrions faire l’hypothèse qu’avec la montée en expertise, le besoin de contrôle diminue, la confiance dans le véhicule augmente. Nous faisons aussi l’hypothèse que d’autres facteurs influencent ce besoin de contrôle comme par exemple : l’architecture du site (visibilité), le fait que la voie soit partagée avec d’autres usagers, les conditions météorologiques.
55Ainsi, les valeurs « sécurité », « fiabilité du service », « utilité du service » et « satisfaction des passagers » sont présentes chez la totalité ou la quasi-totalité des accompagnants.
56Les valeurs « respect des procédures », « non gêne des autres usagers du site » et « besoin de contrôle » sont évoquées par environ la moitié des 19 accompagnants. Cela semble être lié notamment à des spécificités comme le faible contrôle du respect des procédures (c’est-à-dire la grande autonomie des accompagnants), le statut des accompagnants vis-à-vis de leur employeur (les salariés seraient plus engagés que les intérimaires), le sentiment chez les accompagnants d’être prioritaires sur les autres usagers, le niveau d’expertise des accompagnants (les novices auraient moins confiance dans la navette), ou encore les natures et durées des expérimentations qui influencent le flux de passagers. Bien sûr d’autres facteurs plus transversaux aux différents sites peuvent venir accentuer l’impact de ces éléments.
57La construction des expériences vécues par les accompagnants a permis d’identifier de quelle manière ces valeurs étaient mobilisées dans chacune des situations critiques : quelles valeurs sont préservées ou sacrifiées en fonction de la réponse comportementale de l’accompagnant face à la situation critique ?
58Nos résultats nous ont amenés à classer les situations critiques en deux catégories :
-
Les situations critiques qui amenaient (les accompagnants) à choisir entre plusieurs réponses possibles mettant en balance, de façon équilibrée (pas plus de 2 valeurs d’écart entre le nombre de valeurs préservées par la réponse et le nombre de valeurs sacrifiées), le nombre de valeurs préservées et sacrifiées (Tableau 2). Ces situations imposaient, par conséquent, un arbitrage difficile entre des valeurs à préserver et celles à sacrifier.
-
Les situations critiques qui amenaient les accompagnants à choisir entre plusieurs réponses possibles mettant en balance, de façon déséquilibrée (plus de 2 valeurs d’écart), le nombre de valeurs préservées et sacrifiées (Tableau 3). Ces situations semblaient inviter, par conséquent, à un arbitrage « plus évident » entre plusieurs valeurs à préserver et une valeur à sacrifier.
Tableau 2 : Situations critiques amenant des arbitrages entre des valeurs numériquement équilibrées.
Table 2 : critical situations leading to arbitrations between numerically balanced values
Situations critiques
|
Réponses des accompagnants
|
Valeurs préservées par les accompagnants
|
Valeurs » sacrifiées » par les accompagnants
|
Sites sur lesquels les réponses ont été constatées
|
Fermetures automatiques des portes
|
Les accompagnants laissaient agir l’automate, parfois en faisant un signe, en s’excusant auprès des passagers potentiels restés à quai
|
Respect des procédures
Fiabilité du service
Utilité du service (des passagers et les passagers potentiels attendant aux autres arrêts)
Satisfaction (des passagers et les passagers potentiels attendant aux autres arrêts)
|
Utilité du service (pour les passagers restés à quai)
Satisfaction (des passagers restés à quai)
Besoin de contrôle
|
Tous
|
Les accompagnants activaient le mode manuel pour maintenir les portes ouvertes ou appuyaient sur le bouton pour rouvrir les portes
|
Besoin de contrôle
Utilité du service (pour les passagers entrant)
Satisfaction (des passagers entrants)
|
Respect des procédures Fiabilité du service
Utilité du service (des passagers et passagers potentiels attendant aux autres arrêts)
Satisfaction (des passagers et passagers potentiels attendant aux autres arrêts)
|
Tous
|
Demande de montée / descente de la navette hors des arrêts prévus
|
Les accompagnants refusaient la demande de montée/descente hors des arrêts prévus. Ils rappelaient et justifiaient la procédure et/ou ils s’excusaient auprès des demandeurs
|
Respect des procédures
Fiabilité du service
Utilité du service (des passagers et les passagers potentiels attendant aux autres arrêts)
Sécurité
|
Utilité du service pour les demandeurs Satisfaction des demandeurs
Besoin de contrôle
|
Campus Centre de recherches
Technopole
|
Les accompagnants acceptaient la demande de montée/descente. Ils s’assuraient que celle-ci ne présentait pas de danger, ne gêne personne. Puis ils arrêtaient manuellement la navette et ouvraient les portes.
|
Utilité du service pour les demandeurs
Satisfaction des demandeurs
Besoin de contrôle
|
Respect des procédures
Fiabilité du service
Utilité du service (des passagers et les passagers potentiels attendant aux autres arrêts)
Sécurité
|
Campus
Centre de recherches
Technopole
|
Passagers non francophones
|
Les accompagnants tentaient de s’exprimer avec plus ou moins d’aisance et de réussite en anglais
|
Satisfaction des passagers
|
Besoin de contrôle
Sécurité
|
Campus
Technopole
|
Les accompagnants ne conversaient pas avec les passagers non francophones
|
Besoin de contrôle
Sécurité
|
Satisfaction des passagers
|
Campus Technopole
|
Obstacles physiques sur la trajectoire
|
Les accompagnants reprenaient le pilotage de la navette en « mode manuel » pour contourner l’obstacle
|
Utilité du service
Fiabilité du service
Satisfaction des passagers
Besoin de contrôle
|
Respect des procédures
Non gêne des autres usagers
|
Campus
Centre de recherches
Technopole
|
Déclenchement systématique du klaxon dans certaines zones du tracé
|
Les accompagnants laissaient la navette fonctionner de façon autonome et ignoraient la nuisance sonore que la navette générait
|
Respect des procédures
|
Non gêne des autres usagers
Besoin de contrôle
|
Campus Technopole
|
Les accompagnants laissaient la navette fonctionner de façon autonome et s’excusaient auprès des usagers
|
Respect des procédures
|
Besoin de contrôle
Non gêne des autres usagers
|
Campus Technopole
|
Les accompagnants shuntaient les sécurités des navettes dans cette zone du parcours pour couper le klaxon
|
Non gêne des autres usagers
Besoin de contrôle
|
Respect des procédures
Sécurité
|
Campus
Technopole
|
Usager du site sur la voie
|
Les accompagnants avertissaient l’usager par une action sonore (klaxon)
|
Sécurité
Utilité du service
Fiabilité du service
Besoin de contrôle
|
Non gêne des autres usagers
Satisfaction des passagers (qui parfois étaient gênés par le klaxon)
|
Tous
|
Les accompagnants laissaient la navette fonctionner de façon autonome
|
Respect des procédures
|
Sécurité
Utilité du service
Besoin de contrôle
|
Tous
|
Croisement d’un autre véhicule sur un tronçon unique
|
Les accompagnants laissaient la navette fonctionner de façon autonome
|
Respect des procédures
|
Non gène des autres usagers
Besoin de contrôle
|
Campus
Technopole
|
Les valeurs « fiabilité du service », « utilité » du service, « satisfaction » et « sécurité » étaient plus ou moins préservées en fonction de la conduite adoptée par le pilote de l’autre véhicule
|
Les accompagnants arrêtaient la navette et laissaient passer l’autre véhicule, si besoin en effectuant une marche arrière de la navette
|
Non gène des autres usagers
Besoin de contrôle
Sécurité
|
Respect des procédures
Fiabilité du service
Utilité du service
|
Campus
Technopole
|
Usagers défiant la sécurité de la navette
|
Les accompagnants feignaient de s’amuser de ce comportement
|
Non gêne des autres usagers
|
Utilité du service
Fiabilité du service
Sécurité
|
Tous
|
Les accompagnants faisaient remarquer aux usagers les perturbations générées par leurs comportements
|
Utilité du service
Fiabilité du service
Sécurité
|
Non gêne des autres usagers
|
Congrès
|
Dépassements dangereux
|
Les accompagnants anticipaient ces déplacements et reprenaient la navette en mode manuel
|
Sécurité
Besoin de contrôle
Non gêne des autres usagers
|
Respect des procédures
|
Campus
Centre de recherches
|
Les accompagnants laissaient la navette fonctionner de façon autonome
|
Respect des procédures
|
Sécurité
Besoin de contrôle
Non gêne des autres usagers
|
Campus
Centre de recherches
|
Files d’attente
|
Les accompagnants refusaient la montée à des passagers potentiels dès lors que 9 personnes se trouvaient à bord de la navette
|
Sécurité
Respect des procédures
Fiabilité du service
|
Satisfaction (des usagers restés à quai)
Utilité (pour les usagers restés à quai)
|
Congrès
|
Obstacles potentiellement non détectables sur la voie
|
Les accompagnants stoppaient la navette à l’approche de l’obstacle
|
Sécurité
Besoin de contrôle
|
Fiabilité du service
Utilité du service
|
Campus
Technopole
|
Les accompagnants laissaient la navette fonctionner de façon autonome
|
Fiabilité du service
Utilité du service
|
Sécurité
Besoin de contrôle
|
Campus
Technopole
|
Dysfonctionnements des navettes
|
Les accompagnants tentaient d’intervenir sur les navettes pour rétablir leur fonctionnement
|
Respect des procédures
Utilité du service
|
Fiabilité du service
|
Tous
|
Les accompagnants sollicitaient une aide extérieure pour tenter de réparer la panne
|
Respect des procédures
Utilité du service
|
Fiabilité du service
|
Tous
|
Les accompagnants maintenaient le service malgré le dysfonctionnement
|
Utilité du service
Satisfaction des passagers
Fiabilité du service
|
Respect des procédures
Sécurité
Non gène des autres usagers du site
|
Campus
Technopole
|
Les accompagnants suspendaient le service
|
Respect des procédures
Sécurité
Non gène des autres usagers du site
|
Utilité du service
Fiabilité du service
Besoin de contrôle
Satisfaction
|
Tous
|
Conditions environnementales difficiles
|
Les accompagnants tentaient d’intervenir sur les navettes
|
Respect des procédures
Utilité du service
Besoin de contrôle
|
Fiabilité du service
|
Campus
Centre de recherches
|
Les accompagnants maintenaient le service malgré les conditions environnementales difficiles
|
Utilité du service
Satisfaction des passagers
Fiabilité du service
|
Respect des procédures
Sécurité
Non gène des autres usagers du site
|
Centre de recherches
|
Les accompagnants suspendaient le service
|
Sécurité
Non gène des autres usagers du site
|
Utilité du service
Fiabilité du service
Besoin de contrôle
Satisfaction
|
Campus
Centre de recherches
|
59L’analyse des valeurs en acte préservées et sacrifiées dans les deux premières situations critiques (fermeture automatique des portes et demandes de montée/descente de la navette hors des arrêts prévus) révèle un conflit entre des valeurs relatives au respect des procédures, à la fiabilité du service, à l’utilité et à la satisfaction du plus grand nombre d’une part, et des valeurs relatives à la satisfaction d’un besoin particulier de certains usagers d’autre part.
60Ces situations deviennent difficiles à arbitrer pour les accompagnants lors des périodes de faible affluence. En effet, pour les accompagnants, la fiabilité, l’utilité et la satisfaction du plus grand nombre, tout comme le respect des procédures visant à les préserver, perdent de leur sens lorsque très peu de passagers utilisent le service. Ainsi, à certaines autres conditions (absence de danger, absence de concepteur, non gêne des autres usagers du site, faible affluence), la satisfaction d’un besoin particulier d’usagers peut être privilégiée. Nous remarquons aussi de possibles conflits intrinsèques à une valeur. Par exemple, lors de la fermeture automatique des portes, les valeurs « utilité du service » et « satisfaction » peuvent concerner à la fois les passagers dans la navette, les passagers restés à quai et ceux qui attendent potentiellement aux arrêts suivants. En fonction du comportement des accompagnants, ces valeurs paraissent préservées vis-à-vis de certains acteurs et sacrifiées vis-à-vis d’autres.
61Bien que des passagers non francophones aient embarqué dans les navettes sur les 4 sites, cette situation a été qualifiée de critique uniquement lorsque les accompagnants n’étaient pas tous bilingues, ce qui fut le cas sur les sites du Campus et de la Technopole. Du fait de la concentration nécessaire à l’interaction dans une langue étrangère non maîtrisée par l’accompagnant, la capacité de ce dernier à être attentif à l’environnement de la navette se trouve significativement réduite.
62Les 4 situations suivantes sont liées à la présence d’obstacles sur la trajectoire : des obstacles physiques ou humains (véhiculés ou non). La navette n’était pas, en 2015 et 2016, capable de dévier de sa trajectoire de façon autonome. Or, les concepteurs tenaient à ce que les accompagnants n’interviennent pas sur la conduite des navettes, sauf en cas d’urgence.
63Pour limiter les effets de ces 4 situations critiques, les accompagnants usaient de stratégies :
-
D’anticipation : ils pouvaient avertir les usagers de leur présence avec le klaxon, ou encore couper certaines sécurités des navettes ;
-
De régulation : ils s’excusaient auprès des usagers, ils leurs expliquaient la procédure ;
-
Ou de contournement : ils reprenaient la navette en conduite manuelle.
-
Dans ces 4 situations, la valeur « respect des procédures » s’opposait à d’autres valeurs.
64Dans le cas du croisement d’un autre usager sur un tronçon unique, les accompagnants pouvaient aussi compter sur la conduite de cet usager. Par exemple, il pouvait espérer que l’usager comprenne que la navette était autonome, qu’il fasse preuve de civisme et ne soit pas trop pressé. Le choix de respecter, ou non, la procédure était influencée par un certain nombre de facteurs. En effet, au moment des analyses d’expériences vécues, les accompagnants nous ont, par exemple, expliqué percevoir et prendre en compte « l’humeur », le degré d’attention de l’usager leur faisant face sur le tronçon unique, ou encore le niveau du tronçon unique où avait lieu le croisement : « le véhicule le plus avancé sur le tronçon est généralement prioritaire » nous a dit, par exemple, un accompagnant.
65Sur l’ensemble des sites, des usagers ont défié la sécurité de la navette. Cette situation mettait en défaut l’utilité, la fiabilité du service et la sécurité, voire ponctuellement la satisfaction des passagers (dans d’autres cas les passagers s’amusaient de cette situation). Aussi, sur le site du Congrès, nous avons observé une accompagnante faire remarquer aux usagers les perturbations générées par leurs comportements ; ce qui a eu pour effet de sacrifier la valeur « non gêne des autres usagers du site ». Face à cette situation de défi de la sécurité, les accompagnants des autres sites préféraient feindre un amusement. Nous faisons l’hypothèse que la « non gêne des autres usagers du site » prenait plus de valeurs dans cette situation, pour plusieurs raisons : d’abord parce que les accompagnants étaient « jeunes » (la moyenne d’âge était de 27 ans sur l’ensemble des expérimentations et de 35 ans sur le site du Congrès). Ensuite parce que cette situation avait, d’après les accompagnants, majoritairement lieu en début d’expérimentation (et qu’il était important pour eux, à ce moment-là, de se « construire une bonne image sur le site pour attirer les usagers »). Enfin, parce qu’au moment où les accompagnants pouvaient réagir, les valeurs d’utilité, et de fiabilité du service étaient déjà sacrifiées ; la sécurité n’avait pas été atteinte ; il ne leur restait donc, dans l’immédiat, que la non gêne des autres.
66La situation de gestion des files d’attentes n’a été observée que sur l’expérimentation du Congrès. Nous ne pouvons néanmoins pas affirmer qu’elle n’ait pas existé sur les autres sites lors des premiers jours d’expérimentation ou lors d’événements particuliers.
67Sur le site du Congrès, la gestion des files d’attentes était facilitée par la présence d’hôtesses.
68Dans les situations de dysfonctionnements des navettes (liées à la technique ou aux conditions météorologiques), le degré de réussite de la régulation entreprise par les accompagnants impactaient la préservation ou le sacrifice de certaines valeurs, comme l’utilité du service, la satisfaction des passagers, la fiabilité du service ou la non gène des autres usagers du site : « si je solutionne la panne en 30 secondes, ça va, les passagers sont cools ; par contre si je galère, les gens sortent, je me fais klaxonner par les voitures, je stresse à fond ». Cet exemple illustre le fait que, dans certaines situations, le poids des valeurs est dynamique. D’ailleurs, dans ces deux situations critiques, plusieurs types de comportements pouvaient se succéder : les accompagnants tentaient d’intervenir sur les navettes, puis ils sollicitaient une aide extérieure, puis ils suspendaient le service.
69Dans ces situations, les comportements des accompagnants étaient influencés par : leurs compétences techniques (savoir identifier et réparer un dysfonctionnement), la présence ou l’absence de passagers dans la navette, ou encore la nature du dysfonctionnement.
Tableau 3 : Situations critiques amenant des arbitrages entre des valeurs numériquement déséquilibrées.
Table 3 : critical situations leading to arbitrations between numerically unbalanced values
- 6 Les accompagnants du Congrès et de la Technopole n’ont jamais eu à descendre de la navette pour dép (...)
Situations critiques
|
Réponses des accompagnants
|
Valeurs préservées par les accompagnants
|
Valeurs » sacrifiées » par les accompagnants
|
Sites sur lesquels les réponses ont été constatées
|
Usager du site sur la voie
|
Les accompagnants reprenaient la conduite en « mode manuel » pour dépasser l’usager
|
Sécurité
Utilité du service
Fiabilité du service
Non gêne des autres usagers
Besoin de contrôle
|
Respect des procédures
|
Campus
Centre de recherches
Technopole
|
Croisement d’un autre véhicule sur un tronçon unique
|
Les accompagnants arrêtaient la navette puis, après accord avec le conducteur de l’autre véhicule, ils réenclenchaient la marche avant de la navette
|
Fiabilité du service
Besoin de contrôle
Satisfaction
Sécurité
|
Non gène des autres usagers
|
Campus
Technopole
|
Obstacles physiques sur la trajectoire
|
Les accompagnants n’intervenaient pas et laissaient la navette bloquée derrière l’obstacle en attendant que cet obstacle soit déplacé (la navette n’était pas, en 2015 et 2016 capable de dévier de sa trajectoire apprise, de façon autonome)
|
Respect des procédures
Sécurité
|
Utilité du service
Fiabilité du service
Satisfaction des passagers
Besoin de contrôle
Non gêne des autres usagers
|
Campus
Centre de recherches
Technopole
|
Les accompagnants descendaient de la navette pour déplacer eux-mêmes l’obstacle
|
Utilité du service
Fiabilité du service
Satisfaction des passagers
Besoin de contrôle
Non gêne des autres usagers
|
Respect des procédures
Sécurité
|
Campus
Centre de recherches6
|
Hésitation d’un usager à la montée
|
Les accompagnants engageaient la conversation avec l’usager hésitant pour identifier la nature des hésitations (peur d’utiliser la navette, incertitude quant à sa façon de fonctionner, sa gratuité, sa destination) et y répondaient de façon circonstanciée pour que le passager utilise le service
|
Utilité du service
|
Fiabilité
Respect des procédures
Utilité du service (pour les passagers déjà à bord et les passagers potentiels attendant aux autres arrêts)
Satisfaction (des passagers déjà à bord et les passagers potentiels attendant aux autres arrêts)
|
Campus
Centre de recherches
Technopole
|
Les accompagnants ne prêtaient pas attention à l’usager et poursuivaient le service
|
Fiabilité du service
Respect des procédures
Utilité du service (pour les passagers déjà à bord et les passagers potentiels attendant aux autres arrêts)
Satisfaction (des passagers déjà à bord et les passagers potentiels attendant aux autres arrêts)
|
Utilité du service
|
Tous
|
70Quatre situations critiques ont amené les accompagnants à opter pour un comportement mettant en balance des valeurs numériquement déséquilibrées.
71Les résultats du Tableau 3 nous amènent à dresser deux constats majeurs :
-
Dans certaines situations une ou deux valeurs semblent prendre un tel poids qu’elles peuvent amener à en sacrifier 4 ou 5 autres (qui, dans cette situation ont certainement beaucoup moins de poids). Par exemple, lors de « l’hésitation d’un usager à la montée », dans un contexte de faible affluence, où personne n’est encore entré dans la navette, où l’accompagnant pense peu probable que des passagers potentiels l’attendent aux arrêts suivants, cet accompagnant peut prendre le temps de convaincre un usager d’utiliser le service. L’affluence importante sur le site du Congrès pourrait ainsi, en partie expliquer, que les accompagnants n’aient pas prêté attention aux usagers et aient systématiquement poursuivi le service.
-
Dans certaines situations, des valeurs sont en balance nettement défavorable, ce qui explique leur sacrifice par les accompagnants. Ce constat pourrait, en prenant l’exemple de la situation de dépassement manuelle d’un usager sur la voie, amener le concepteur à se demander pourquoi la valeur « respect des procédures » s’oppose de façon aussi déséquilibrée aux valeurs que les accompagnants tentent de préserver.
72Grace aux analyses des expériences vécues par les accompagnants des navettes de transport autonomes, nous avons recensé 14 situations critiques. Six de ces situations critiques étaient communes à l’ensemble les sites alors que les 8 autres ont été seulement observées sur certains sites (Tableau 1).
73Au cours de leurs expériences des situations critiques, les accompagnants mobilisaient 7 valeurs : « sécurité », « fiabilité du service », « utilité du service », « satisfaction des passagers », « respect des procédures », « non gêne des autres usagers du site », « besoin de contrôle ». Les 4 premières valeurs ont été évoquées par la totalité ou la quasi-totalité des accompagnants, et les 3 dernières par environ la moitié d’entre eux.
74En fonction de l’arbitrage opéré par les accompagnants, certaines valeurs étaient plus ou moins préservées ou sacrifiées. La balance numérique des valeurs n’explique pas toujours les comportements adoptés. Les circonstances peuvent en effet conduire les accompagnants à privilégier un nombre bien plus faible de valeurs par son choix.
75Le nombre de réponses possible des accompagnants varie en fonction des situations critiques :
-
Pour une situation critique, une seule réponse a été identifiée.
-
Pour 6 situations critiques, 2 réponses différentes ont été identifiées.
-
Pour 6 situations critiques, 3 réponses différentes ont été identifiées.
-
Et pour une autre situation critique, 4 réponses ont été identifiées.
76Il n’y a pas n’y a pas de lien évident entre le nombre de réponses différentes et les sites. Le fait que le seul accompagnant au Centre de recherches puisse, face à une même situation critique, adopter des réponses différentes ne permet pas non plus de conclure à un poids évident et systématique de l’effet accompagnant.
77Plusieurs travaux ont mis en lumière l’importance de comprendre l’expérience vécue dans le but de rendre plus performants les systèmes complexes (Norros, & al., 2014 ; Savioja, & al., 2013, Theureau, 2003), y compris dans le domaine du transport (Filippi, & Theureau, 1993). Poignet et Poisson (2015), qui ont analysé la conception de robots médicaux (robots conçus pour l’assistance aux gestes médicaux et chirurgicaux), montrent que la prise en compte de l’activité des chirurgiens pour concevoir ces robots a été restreinte à des observations techniques, de mesures des mouvements, des angulations ; et donc très éloignée des méthodologies d’analyse évoquées dans le présent article. Les robots médicaux semblent, par ailleurs, d’après Poignet et Poisson, représenter des marges de progrès tant en termes de fiabilité qu’en termes d’acceptation et d’autonomie. L’originalité de notre étude relève ici de l’intérêt des expériences vécues par des accompagnants pour la conception d’un système de transport sans accompagnant.
78Les analyses des expériences vécues déployées dans le présent projet de conception, ont montré que les accompagnants mettaient en place des actions complexes d’anticipation, régulations et de contournement des situations critiques ; actions que la technologie n’est aujourd’hui pas capable de gérer de façon autonome. Par exemple, ils avertissaient les usagers de leur présence avec le klaxon, ils shuntaient les sécurités des navettes pour éviter les déclenchements intempestifs du klaxon dans certaines zones de parcours, ils s’excusaient auprès des usagers, leurs expliquaient certaines procédures pour atténuer de possibles mécontentements, ils reprenaient la navette en conduite manuelle pour contourner des obstacles.
79Face aux différentes situations, et notamment les situations critiques qui leur imposent un arbitrage, les accompagnants mobilisent des valeurs, que la prescription leur fournit plus ou moins explicitement, et qu’ils s’adressent à eux-mêmes. Les 7 valeurs que nos analyses ont permis de mettre en lumière sont probablement relatives à des critères d’acceptation du service par les passagers. En effet, l’on retrouve parmi ces valeurs, celles que la littérature scientifique avait déjà identifiées comme caractéristiques de l’acceptation des services de transport, à savoir : la sécurité (Anderson, & al., 2016 ; Wybo, 2010), la fiabilité et l’utilité (Quiguer, 2013). La satisfaction des utilisateurs est également un critère historique dans les théories de l’acceptation (Brangier, Hammes-Adélé, & Bastien, 2010). Il apparaît donc légitime que l’on retrouve la valeur « satisfaction des passagers » chez les accompagnants.
80Ainsi, la présence de ces 4 valeurs (sécurité, fiabilité, utilité, satisfaction des passagers) aux 4 premières places des valeurs majoritairement citées par les accompagnants, semble confirmer le fait que ces derniers intègrent, de façon privilégiée, dans leur activité, l’enjeu d’acceptation du service par les passagers.
81Les autres valeurs révélées par nos analyses d’expériences vécues indiquent toutefois que l’enjeu d’acceptation du service par les passagers, n’est pas le seul à être intégré par les accompagnants, à leur activité. En effet, la valeur « respect des procédures » (sur laquelle nous reviendrons dans la partie 5.2) illustre le fait que les accompagnants intègrent également à leur activité les prescriptions, les demandes, les valeurs d’autres catégories d’acteurs que sont le concepteur et les exploitants. Aussi, il apparait difficile de compter sur la disparition des accompagnants pour que les conflits de valeurs disparaissent dans toutes les situations. L’influence des concepteurs et des exploitants sur l’activité des accompagnants mériteront d’ailleurs de faire l’objet d’analyses fines lors de la suite de nos recherches.
82De même, la valeur « non gêne des autres usagers du site » semble confirmer les dimensions sociale, collective et systémique de l’acceptation décrite par Bobillier-Chaumon (2013, 2016). L’acceptation d’une nouvelle technologie dans un système sociotechnique complexe n’impliquerait donc pas uniquement les utilisateurs de cette technologie mais l’ensemble du tissu social du système. Enfin, l’activité de certains accompagnants est empreinte de la valeur « besoin de contrôle ». Selon Csikszentmihalyi (2000) et Bandura (2001) la perte du sentiment de contrôle pour l’utilisateur pourrait dégrader son expérience, et donc limiter son acceptation de la technologie. Il serait donc intéressant, dans la suite de cette recherche-action, d’identifier de façon systématique, les situations dans lesquelles les accompagnants attribuent de la valeur au besoin de contrôle.
83Selon nous, la prise en compte des valeurs mises en lumière par nos travaux apparaît porteuse d’enjeux forts du point de vue de l’acceptation du service de transport par navette autonome.
84Nous voudrions souligner ici trois enjeux essentiels :
-
Le premier est relatif à l’existence de conflits de valeurs. Nos résultats montrent, en effet, que certaines situations critiques auxquelles est exposé le service, ne permettent pas aux accompagnants de satisfaire conjointement l’ensemble des valeurs qui les animent et qui influencent l’acceptation du service. Du point de vue de la conception, cette nécessité d’arbitrer entre des valeurs en conflits devra être instruite par le concepteur. Si, comme l’écrivent Caroly et Weil-Fassina (2007, p. 307) : « les situations critiques sont des situations épineuses dans lesquelles les agents doivent résoudre ces conflits au prix de différents risques », et que les systèmes sociotechniques ne peuvent échapper à l’émergence de situations critiques, l’automate (si on le lui confie) devra être en mesure d’opérer des arbitrages in situ. Les débats publics actuels autour des véhicules autonomes ont d’ailleurs commencé à s’emparer de cette question7.
-
Le deuxième est lié au caractère situé des arbitrages. Les systèmes de valeurs des accompagnants ne semblent pas, d’après nos analyses, présenter une hiérarchie universelle des valeurs, qui serait indépendante des contextes. Les hiérarchisations au sein des systèmes de valeurs des accompagnants semblent se rejouer « en acte ». Si cette hiérarchisation dynamique était facteur d’acceptation, donc souhaitable, comment l’automate pourrait-il la reproduire ?
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Enfin le troisième enjeu est lié au caractère temporel de l’appropriation d’une technologie (Rabardel, 1995 ; Quiguer, 2013) et de son acceptation (Bobillier-Chaumon, 2013). Du fait des conditions d’accès au terrain présentées ici (entre une semaine et 4 mois, et à des moments variables de la mise en service) cette dimension temporelle de l’acceptation n’a pas été étudiée au cours de cette recherche. Les valeurs des accompagnants sont, elles aussi, probablement dynamiques. En effet, les résultats du paragraphe 4.2. montrent que l’accompagnant du Centre de recherches que nous avons pu interroger à différentes périodes de l’expérimentation a évoqué le besoin de contrôle uniquement pendant les premières semaines de l’expérimentation. Nous pouvons faire l’hypothèse que l’importance de cette valeur a diminué progressivement. Cette hypothèse est étayée par les travaux de plusieurs auteurs (Caroly, & Weill-Fassina, 2004 ; Bourgeois, Albarello, Barbier, & Durand, 2013) qui ont montré que la montée en expertise des opérateurs s’accompagnait d’une évolution de leurs systèmes de valeurs, et impactait leurs arbitrages en situations critiques. Du point de vue de la conception du système autonome, il pourrait être pertinent d’analyser l’évolution des systèmes de valeurs des accompagnants en fonction de leur niveau d’expertise. Par conséquent, les phases des expérimentations que nous avons étudiées influencent probablement en partie nos résultats.
85Lors de l’analyse des résultats présentés ici, nous avons produit des hypothèses quant à la nature des déterminants à l’origine des arbitrages effectués par ces accompagnants. L’identification plus précise de ces déterminants pourrait conduire à de nouvelles questions utiles à l’étude de l’acceptation des nouvelles technologies
86En ce qui concerne les déterminants individuels, l’évolution de l’expertise des accompagnants mériterait une étude plus approfondie, du point de vue des arbitrages opérés, de leur contribution à l’acceptation.
87Les déterminants sociaux sont relatifs à la prise en compte d’un tissu social complexe de la part des accompagnants (les passagers, les autres usagers du site, les exploitants, les concepteurs), qui semblent intégrer les attentes ou besoins d’autres acteurs pour opérer des compromis. Afin de limiter les conflits de valeurs à venir, il pourrait être pertinent d’analyser, en amont des implantations du futur service autonome, l’activité des autres usagers du site et les contraintes de l’exploitant. Nous avons également vu à travers nos résultats, que certaines situations pouvaient s’avérer critiques socialement, comme la montée et la descente des navettes en période forte affluence. La présence de personnel sur les quais ou dans la navette lors des pics de fréquentation pourrait alors être testée.
88Des déterminants techniques, organisationnels, architecturaux, environnementaux (par exemple les conditions météorologiques) sont aussi identifiés. Nos résultats ont ainsi amené le concepteur à travailler à l’amélioration des capacités communicationnelles des navettes avec les usagers. Le concepteur songe, par exemple, à la mise en place d’un écran tourné vers l’extérieur et informant les usagers du site qu’elle s’apprête à s’arrêter, à redémarrer, à tourner, qu’elle est en service, qu’elle peut accueillir des passagers, ou non. Des applications smartphone sont aussi en conception pour améliorer l’utilité et la fiabilité du service (les utilisateurs sauront précisément l’heure à laquelle la navette passera, ils pourront même commander sa venue). La capacité de la navette à fonctionner dans des conditions météorologiques dégradées, ou encore à contourner un obstacle de manière autonome, sont d’autres perspectives techniques, dont on peut penser qu’elles contribueront à limiter la survenue de certaines situations critiques.
89Les expérimentations que nous avons pu analyser étaient toutes inscrites dans une temporalité limitée. Si elles ont duré de 3 jours à plusieurs mois, dans tous les cas, aucune n’avait pour objectif d’aboutir à une implantation durable du service. Les aménagements des sites pour accueillir le service de transport ont ainsi été limités. Certains de nos résultats invitent à anticiper les implantations futures afin de tenter de limiter la survenue des situations critiques liées au manque de visibilité, à la présence d’obstacles, au dépassement par d’autres véhicules, aux stationnements en double-file (qui passeraient également par l’activation de leviers inhérents à la communication, à la signalétique).
90Les progrès probables à venir évoqués plus haut pourront certainement permettre d’éviter certaines situations critiques, et donc les conflits de valeurs associés (ou tout du moins limiter la fréquence de leur survenue). Seule, une approche multifactorielle de l’introduction du service de transport autonome permettra de réduire significativement ces conflits de valeurs. Les expérimentations que nous avons analysées étaient certainement davantage tournées pour les concepteurs vers la fiabilisation du véhicule, et non la conception d’un service performant. C’est pourtant bien l’ensemble qui semble au bout du compte compter dans l’acceptation de la nouvelle technologie.
91Nous avons montré que le fait de confier aux accompagnants, durant la phase d’implantation, certaines fonctions destinées à devenir automatisées pouvaient servir l’optimisation de la conception du système autonome. Les arbitrages des accompagnants en situations critiques révèlent certains impensés des phases antérieures de la conception. L’allocation de fonctions entre l’homme et la machine (Villame, 2004 ; Morel, Chauvin, Rossi, & Berruet, 2008 ; Judas, 2015) mériterait donc d’être étudiée de manière dynamique, progressive. Si la présence des accompagnants s’est ici imposée au concepteur pour des raisons juridiques et de performances insuffisantes de la technologie, nous pourrions étudier dans de futurs travaux l’utilité de concevoir (et donc d’optimiser) la place de l’humain dans la conception de systèmes autonomes destinés à s’en passer.
92Dans les années 2013 à 2016, le concepteur des navettes autonomes affirmait la « disparition imminente » des accompagnants et une gestion autonome du service. Toutefois, au regard des résultats de la présente recherche, et en écho aux travaux d’ergonomie sur le thème de la place de l’humain dans la gestion systèmes sociotechniques complexes (Hoc, 1996 ; Amalberti, 2001 ; Clot, 2008 ; Daniellou, Boissieres, & Simard, 2010), ce positionnement initial des concepteurs semble devoir évoluer pour permettre la réussite du projet.
93En effet, d’après ces travaux, il apparaît que la performance de tout système sociotechnique complexe repose à la fois sur des dimensions réglées et des dimensions gérées.
94Les dimensions réglées consistent à : « éviter toutes les défaillances prévisibles par des formalismes, règles, automatismes, mesures et équipements de protection, formations aux “comportements sûrs”, et par un management assurant le respect des règles » (Daniellou, Boissière, & Slimard, 2010, p. 4).
95Quant aux dimensions gérées, elles correspondent à : « la capacité d’anticiper, de percevoir et de répondre aux défaillances imprévues par l’organisation. Elle repose sur l’expertise humaine, la qualité des initiatives, le fonctionnement des collectifs et des organisations, et sur un management attentif à la réalité des situations et favorisant les articulations entre différents types de connaissances utiles à la sécurité » (ibid.).
96La dialectique « réglé/géré », bien que développée originellement autour de la sécurité (Amalberti, 2001), apparaît transposable aux autres critères de performance d’un système sociotechnique complexe, comme la qualité (Falzon, 2013), ou la fiabilité (Neboit, Cuny, Fadier, & Ho, 1990) ; et donc probablement, par inférence, à l’acceptation (Anderson, & al., 2014 ; Wybo, 2010).
97C’est ainsi que Falzon et al. (2013, p. 7-8) parlent de « qualité réglée », « qualité gérée » et « qualité raisonnée », à propos des activités de service, de supervision ou encore de gestion de trafic :
« la gestion de conflits via les arbitrages raisonnés vise simultanément la recherche de la qualité du service rendu aux bénéficiaires (qu’il s’agisse de contribuables, de patients ou de passagers) et la performance de l’organisation, en termes d’efficacité, de sécurité, de justice ou de minimisation du coût. La qualité du travail est donc la résultante d’ajustements, de compromis, d’optimisations entre critères de sécurité, de performance et d’équité. […] La qualité gérée n’est pas seulement le comblement des lacunes de la qualité réglée ou la réponse à des violations à la qualité réglée. C’est aussi un jugement sur la pertinence, dans des circonstances données, de l’application de la qualité réglée et la conception et la mise en œuvre d’un arbitrage raisonné permettant l’atteinte du meilleur niveau de qualité possible dans le contexte particulier. Cet arbitrage peut conduire à s’éloigner très notablement du prescrit au point d’être parfois transgressif […] Il est illusoire de penser tout pouvoir prévoir et l’intervention humaine est une nécessité pour assurer la fiabilité, la qualité, la performance ».
98Clot (2008), en décrivant les processus d’automatisation du métro parisien, avait ainsi montré que la disparition des conducteurs du métro n’entrainait pas une intégration de l’ensemble de leurs actions à la conception de l’automate, mais un transfert d’une grande partie de ces actions vers d’autres régulateurs humains qui étaient les superviseurs : « les régulateurs qui vont se trouver dans le poste de commande central devront assurer plusieurs des fonctions que les conducteurs assument aujourd’hui » (p.2).
99Ceci pose donc, selon nous, plusieurs questions pour la suite du projet de conception d’un service de transport par navettes autonomes, voire même pour la conception des véhicules autonomes d’une manière générale :
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D’abord quelles seront les typologies d’aléas, les situations critiques, qui pourraient mettre en péril la fiabilité d’un tel système autonome et la sécurité en particulier ?
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Ensuite, quelle seront les parts de sécurité et fiabilité réglables par avance ? C’est-à-dire qu’est-ce qui, parmi les difficultés de fonctionnement rencontrées par le service aujourd’hui, pourrait être réglé demain à travers des éléments de conception techniques ou procéduraux ?
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Une fois que les leviers inhérents aux dimensions réglées auront été actionnés, quelles ressources humaines auront la mission d’assurer la dimension gérée du service et de quels moyens disposeront elles ?
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Enfin, comment le système (partiellement) autonome tiendra-t-il cette tension nécessaire entre les différents critères de performances ? Pour ne pas concevoir par exemple, un système ultrasûr qui ne soit pas utile. Le passage qui s’impose durant la conception d’un modèle d’une sécurité totale à celui d’une sécurité acceptable augmente les coûts et durées des projets. La question de l’acceptation du service pose plus fondamentalement la question de l’acceptation (sociale, juridique, etc…) des modèles de performances qui président aux choix de conception du service.
100Au cours de quatre expérimentations menées en 2015 et 2016, nous avons pu analyser les conflits de valeurs dans l’expérience vécue en situations critiques ainsi que les arbitrages réalisés par les accompagnants des navettes de transport autonome. Ces arbitrages apparaissent multi déterminés : les contextes singuliers semblent conduire à des arbitrages variables. Ils sont aussi situés : les comportements adoptés révèlent une hiérarchisation dynamique des valeurs.
101Ces analyses montrent l’importance des actions des accompagnants présents à bord des navettes, dans la gestion de la sécurité, de l’utilité du service et plus généralement dans les processus d’acceptation d’un service de transport par navettes autonomes en conception.
102L’analyse des systèmes de valeurs en acte des accompagnants a révélé des besoins ainsi que des leviers d’acceptation, d’autonomisation et plus généralement de conception du service de la technologie autonome.
103Les analyses menées posent également la question du caractère réellement « autonome » du futur service. En effet pour proposer un service accepté socialement dans un environnement complexe et donc exposé à de nombreuses variabilités, il apparaît incontournable d’impliquer l’homme en tant que régulateur. Or aujourd’hui que ce soit dans le cadre d’un service de transport en commun autonome ou même dans le cadre de conception de la plupart des systèmes autonomes, la place de l’humain apparait sous-estimée.