1Cette étude répond à une demande d’une usine de fabrication de boissons gazeuses située au Brésil. La demande porte sur les plaintes des salariés par rapport à la santé et sur le taux élevé d’absentéisme. En effet, il s’agit d’un travail à fort caractère physique (manutention et port de charges lourdes), réalisé sur des longues périodes (12 h/jour) et contraint par la cadence de la chaîne de production. Ce contexte peut entraîner plusieurs conséquences sur la santé physique et mentale des travailleurs. Parmi ces conséquences, l’une d’elles attire particulièrement l’attention dans les statistiques de l’absentéisme : les Troubles Musculo-Squelettiques (TMS).
2Malgré diverses études sur le sujet, les TMS sont encore largement présents dans les entreprises. Ainsi, plusieurs auteurs cherchent à développer de nouveaux points de vue afin d’élargir les modèles de compréhension de son apparition. De la même manière, la présence de facteurs de risque dans les entreprises induit les opérateurs à développer des mécanismes de défense, individuels et collectifs, afin de faire face à ces situations. Dans l’entreprise où nous avons réalisé l’étude, la rotation des postes a été une des solutions trouvées afin de réduire la pénibilité au travail. Prévue pour fonctionner à effectif constant, la rotation prescrite a été vite mise en défaut par les opérateurs en cas de grande fatigue ou absentéisme. Nous faisons ainsi l’hypothèse que la mise en place officielle de la rotation semble ne pas avoir eu l’effet attendu : nous imaginons que cette rotation, puisqu’elle demande des ajustements constants, peut favoriser l’augmentation de la charge de travail notamment en augmentant l’exposition aux tâches pénibles. D’autre part, les taux de plaintes et d’absentéisme sont toujours élevés parmi les opérateurs étudiés. Ceci nous conduit à interroger ce type d’organisation du travail.
3L’objectif de cet article est de présenter les écarts entre la rotation prescrite, prévue par l’entreprise et la rotation réelle, mise en place par les opérateurs de manière autonome, ainsi que tout un ensemble des stratégies collectives afin de faire face à pénibilité au travail, de protéger leur santé et d’assurer la production. La recherche s’inscrit ainsi dans le cadre théorique qui discute des rapports entre l’activité collective et le développement des compétences des opérateurs, de la réélaboration des règles, de la préservation de la santé, de l’émergence des stratégies et de nouvelles façons d’agir dans le travail. Dans cette perspective, Caroly (2010) nous montre que l’activité collective et la réélaboration des règles donnent des ressources pas seulement pour la production et la santé, mais aussi pour la réorganisation du travail.
4Maladie professionnelle reconnu la plus répandue en France, les Troubles Musculo-Squelettiques apparaissent aujourd’hui comme des pathologies « tenaces » et « résistantes à la prévention » (Bourgeois, Lemarchand, Hubault, Brun, Polin, Faucheux et al., 2000). Clot et Fernandez (2005) définissent les TMS comme un ensemble d’affections des tissus mous périarticulaires des membres (muscles, tendons, gaines, synoviales, vaisseaux, nerfs) survenant après une hypersollicitation de ces structures, le plus souvent par répétition d’un geste pathogène. Encore selon ces auteurs, les TMS provoquent des douleurs et leur traitement est en général difficile, nécessitant la suppression des gestes qui provoquent la surcharge mécanique.
5Les facteurs déclenchants des TMS sont largement étudiés. L’approche classique les lie directement aux surcharges résultant des modifications biomécaniques. Néanmoins, plusieurs auteurs (Aptel & Hubault, 2005 ; Coutarel, 2004 ; Coutarel et al., 2003 ; Falardeau & Vézina, 2004 ; Lima, 2000) montrent que les facteurs de risque basés uniquement sur une approche biomécanique du geste sont discutables et que des facteurs psychosociaux et organisationnels sont aussi à mettre en relation avec l’occurrence des TMS.
6Certains auteurs comme Daniellou (1998) et Coutarel (2004) lient la venue des TMS non seulement à un dysfonctionnement du corps, mais principalement à un dysfonctionnement de l’entreprise.
7La rotation des postes de travail est souvent implantée comme l’une des tentatives de la part des gestionnaires pour trouver une solution aux problèmes de la surcharge de travail auprès des opérateurs. Coutarel, Daniellou et Dugué (2003) soulignent que la rotation est très souvent présentée comme une « solution organisationnelle miracle » au problème des TMS.
8Pour Vézina (2005, p. 13), une personne au travail fait de la rotation lorsqu’« elle change de poste selon un ordre cyclique et un rythme préétabli ». Tout changement de poste, cependant, nécessite un temps de micro-apprentissage, quelle que soit la compétence de l’opérateur. Ce temps varie selon les opérations à effectuer et selon les individus. Une rotation trop rapide, qui n’aurait pas pris en compte ce temps de micro-apprentissage, aurait au moins deux conséquences néfastes : les opérateurs sont constamment en difficulté et la production n’atteint jamais son rendement maximum. (Vézina, 2005, op. cit.).
9Avoir du temps pour l’apprentissage d’une nouvelle tâche c’est avoir des marges de manœuvre pour la réaliser. Ainsi, lorsque l’on pose la question de la mise en place de la rotation au sein d’un groupe de travail, celle-ci ne peut pas être dissociée de la question de l’augmentation de la marge de manœuvre des opérateurs dans la mise en place de la rotation (Vézina, 2003a).
10Certains auteurs (Coutarel, Daniellou, & Dugué, 2003 ; Vézina, 2005) montrent aussi que si la rotation n’est pas mise en place en respectant certaines règles, les TMS peuvent même augmenter. La rotation est une forme d’organisation du travail qui peut être intéressante en termes de prévention des TMS, mais qui peut aussi, au cas où un certain nombre de conditions ne seraient pas réunies, augmenter la probabilité d’apparition de cette pathologie (Coutarel, Daniellou, & Dugué, 2003). Vézina (2005) montre, enfin, que ce sujet est complexe, car les différentes applications de la rotation peuvent être très variées, rendant difficile la comparaison des résultats entre les études faites sur l’effet de la rotation sur la santé.
11Diverses recherches (Assunção, 1998 ; De la Garza & Weill-Fassina, 1995) ont mis en évidence le rôle central des activités collectives dans les systèmes techniques, en termes de performance, de santé, de sécurité et de fiabilité. Pour protéger leurs santés, les opérateurs développent des stratégies qui visent à prévenir la douleur et/ou la fatigue (Chassaing, 2006). Ces stratégies peuvent consister en la diminution des gestes, la réduction des efforts ou la protection des parties du corps qui sont douloureuses. Au niveau collectif, les opérateurs peuvent réorganiser la répartition du travail, dans le souci de protéger ceux qui sont déjà atteints par les maladies professionnelles (Assunção, 1998).
12Pour pouvoir mettre en place ces régulations, la possibilité d’avoir des marges de manœuvre est essentielle. Coutarel (2004) montre qu’il n’existe pas de définition établie, mais que la notion de marge de manœuvre conserve un « lien entre la santé et le contrôle de chacun sur sa situation de travail ». La notion de régulation est donc « intimement liée » à celle de marge de manœuvre.
13Le concept de marge de manœuvre peut être compris en distinguant : d’une part, les situations de travail qui offrent aux opérateurs, dans le déploiement de leur activité, la possibilité d’utiliser une diversité de modes opératoires pour réaliser la tâche demandée, et, d’autre part, les situations de travail qui sont très déterminées du point de vue des modes opératoires possibles (Vézina, 2003 b).
14Différents auteurs (Coutarel, Daniellou, & Dugué, 2003 ; Vézina, 2003a ; Daniellou, 2003) s’accordent à dire que la configuration spatiale est le premier élément de l’augmentation de la marge de manœuvre. Sous une même cadence, l’augmentation de l’espace de chaque opérateur dans la chaîne leur permet d’anticiper ou retarder leurs actions en cas de besoin sans empiéter sur la zone réservée à leurs collègues.
15Pour que les opérateurs aient donc des possibilités de régulation visant à assurer l’efficacité du travail, il faut qu’ils aient la possibilité d’augmenter leurs marges de manœuvre, tant temporelles que spatiales. Coutarel (2004) soutient cette affirmation en disant que les possibilités de régulations au travail augmentent lorsque la marge de manœuvre des opérateurs augmente également.
16Afin de pouvoir discuter du processus de régulation mis en œuvre par les opérateurs, il faut définir les notions d’astreinte et de contrainte, qui sont centrales dans la compréhension de la charge de travail. Selon Falzon (2004), la contrainte est déterminée par la tâche et correspond à son niveau d’exigence. L’astreinte résulte du couplage entre les contraintes de la tâche et les ressources de l’opérateur. Si l’astreinte est ressentie comme forte ou pénible par l’opérateur il tentera de modifier ses manières de faire ou ses stratégies pour l’alléger. Lorsqu’un travailleur n’a pas de marge de manœuvre suffisante pour modifier le travail dans le but de maintenir le bon fonctionnement du système, les possibilités d’adaptation du corps aux exigences du travail peuvent être rendues difficiles et son état interne finit par être perturbé, freinant ou empêchant les processus de régulation interne. C’est à partir de ce moment-là que les pathologies peuvent survenir (Falzon, 2004, op. cit.).
17L’objectif d’un groupe qui travaille collectivement est principalement celui de réguler la charge de travail en interne (Assunção, 1998). Leplat (2006) envisage le groupe de travail comme un « système auto-actif » dans lequel l’activité dépend des caractéristiques du groupe, des caractéristiques de la tâche à accomplir, ainsi que de l’association entre les deux caractéristiques. L’auteur souligne que le collectif peut se protéger en réorganisant en interne les tâches de manière à réétablir un équilibre des charges de travail individuelles lorsqu’un opérateur se rend compte de la surcharge de ses collègues. Néanmoins, pour que cette régulation collective soit possible il est nécessaire que l’équipe dispose d’un certain degré de marge de manœuvre et d’autonomie pour pouvoir s’écarter de certaines règles (Caroly, 2010).
18Selon Vézina (2003b) les régulations sont la façon dont l’individu, au travers de l’activité, fait face et gère les variabilités rencontrées dans la situation de travail. Par conséquent, les possibilités de régulations visant à assurer l’efficacité du travail augmentent lorsque la marge de manœuvre des opérateurs augmente également.
19Leplat (2006) montre que quand les travailleurs sont les régulateurs d’un système, ils font appel à différentes actions, modes opératoires et stratégies pour atteindre un même objectif, redéfinissant ainsi constamment les objectifs de la tâche en objectifs propres, dans l’intention de maintenir le fonctionnement du système auquel il fait également partie.
20Une équipe qui s’autorégule, pourtant, peut redéfinir ses propres objectifs aussi bien que les moyens pour les atteindre, tant par la répartition des tâches entre les membres que par la façon de les effectuer. L’autorégulation collective est enfin un facteur de flexibilité qui permet au groupe de s’adapter aux bouleversements et imprévus de la situation de travail.
21L’entreprise fabrique des boissons gazeuses en bouteilles ou en canettes. Elle est composée de six lignes de production qui fonctionnent 24 heures par jour. L’unité étudiée, localisée à Belo Horizonte, Brésil, possède 2.522 employés directs et environ 650 prestataires de service, qui approvisionnent 10,35 millions de consommateurs à travers 71 500 clients.
22La ligne de production sélectionnée pour cette étude, dénommée « Ligne 1 », présente le plus grand nombre de plaintes de l’entreprise, liées principalement à la répétitivité, aux douleurs ressenties par les opérateurs au niveau du dos et des épaules. Ces facteurs sont associés, selon les opérateurs, à la nature même du travail physique important et à la monotonie dans le travail. La ligne 1 comprend 84 opérateurs qui travaillent en alternant 12 heures de travail d’affilée pour 36 heures de repos. Il existe ainsi quatre groupes de travail (deux la journée et deux le soir), chacun comptant 21 opérateurs. Ces groupes de travail sont responsables d’une production d’environ 360 caisses/heure (soit 4 320 bouteilles) pendant l’hiver et d’environ 540 caisses/heure (6 480 bouteilles) pendant l’été.
23Pour cette étude, nous avons sélectionné un sous-groupe d’opérateurs qui réalise les tâches considérées comme les plus lourdes, notamment celles de chargement et déchargement manuel de caisses de boisson, et où les taux d’absentéisme sont les plus importants. Les opérateurs de ce sous-groupe sont appelés « Assistants de Production ». Ils sont 6 au total, dont l’un est nommé « leader » par la direction. Celui-ci est toujours le plus expérimenté et possède un rôle de faire passer la communication de l’encadrement vers le groupe et vice versa.
24En tout, quatre équipes de six opérateurs (n = 24) ont été étudiées, l’objectif étant d’analyser le mécanisme de rotation, d’identifier les surcharges subies par les opérateurs et les stratégies utilisées par eux pour y faire face.
- 1 Dans ce travail les termes “Palettisation Manuelle” et “Dépalettisation Manuelle”, ayant les initia (...)
- 2 Les débits de boissons retournent souvent les bouteilles vides sans en avoir ôté les pailles util (...)
25Dans la réalisation de leurs tâches, les assistants se partagent 6 postes de travail appelés « Dépalettisation Manuelle (D1 et D2) », « Palettisation Manuelle »1 (P1 et P2), « Rangement des Palettes (RP) » et « Paille (Pa) »2 ou « Nettoyage (N) » en fonction du type de bouteille produite. (Voir Figure 1).
26Les assistants qui occupent les postes D1 et D2 sont responsables de la dépalettisation manuelle (ou déchargement), c’est-à-dire de rattraper les caisses de bouteilles vides de la palette et les placer sur le convoyeur supérieur. Ces caisses contiennent 12 bouteilles vides chacune, avec un poids variable selon la taille des bouteilles contenues : 9 kg (petite bouteille), 12 kg (bouteille moyenne) ou 15 kg (grande bouteille). Les assistants qui occupent les postes P1 et P2 sont responsables pour la palettisation (ou chargement) manuelle, c’est-à-dire récupérer les caisses de bouteilles pleines du convoyeur inférieur et les placer sur la palette. Ces caisses contenant 12 bouteilles pleines pèsent 11 kg (petite bouteille), 21 kg (bouteille moyenne) ou 28 kg (grande bouteille). Chaque assistant est responsable individuellement de la constitution de sa propre palette, que cela soit aux postes de palettisation ou dépalettisation.
Figure 1 : Les postes de travail des opérateurs de production.
Figure 1 : The workstations of the production operators
27Ci-dessous, un tableau récapitule les tâches des opérateurs en fonction du poste de travail.
Tableau 1 : Nombre des postes de travail et tâches réalisées.
Table 1 : Number of workstations and tasks carried out
28Concernant l’espace de travail, les opérateurs disposent d’un espace de 55 centimètres de largeur, limité par deux convoyeurs d’un côté et par des palettes de l’autre côté. Quand ils sont au complet, les palettes comportent 4 couches de caisses de bouteilles et arrivent à 1,6 mètre de hauteur. Le convoyeur supérieur, à 1 mètre de hauteur du sol, sert à conduire les caisses de bouteilles vides vers l’intérieur de la ligne productive, tandis que le convoyeur inférieur, à 60 centimètres du sol, sert à amener les caisses de bouteilles pleines de la ligne de production vers les opérateurs de la Palettisation Manuelle.
29Les assistants de production font une rotation entre leurs postes de travail. Selon le directeur de production, celle-ci a été mise en place en 1993 par l’entreprise comme moyen de réduire la pénibilité et l’absentéisme. Lorsque l’effectif est stable, la rotation est réalisée en binômes toutes les 30 minutes. Comme le groupe est composé de 6 opérateurs, 3 binômes sont constitués (cf. Figure 2).
- 3 Les postes de la « Paille » et du « Nettoyage » ne fonctionnent jamais en même temps. Cela varie (...)
30Le premier binôme, identifié dans la photo ci-dessous par le numéro 1, se compose de deux opérateurs qui sont responsables de la dépalettisation manuelle des caisses. Le deuxième binôme, identifié par le numéro 2, est constitué par deux opérateurs responsables de la palettisation manuelle des caisses. Le troisième, identifié par le numéro 3, se compose d’un assistant chargé du rangement des palettes et d’un autre chargé soit d’enlever les pailles de l’intérieur des bouteilles, soit de faire le nettoyage de la ligne3.
31La rotation prescrite a lieu de la façon suivante : toutes les 30 minutes, le binôme 1 avance vers le binôme 2 ; le binôme 2 se dédouble, l’un des opérateurs allant vers le poste d’enlèvement de la paille et l’autre vers le rangement des palettes ; le binôme 3 avance vers le chargement manuel (Figure 2).
Figure 2 : Rotation prescrite par l’entreprise quand l’effectif est stable.
Figure 2 : Rotation prescribed by the company when the workforce is stable
32Les méthodes utilisées ont été essentiellement qualitatives, combinant des observations in situ, des entretiens, des techniques de confrontation et l’usage d’un questionnaire. En réalité, le choix méthodologique de ce travail a été fait en faveur de méthodes qui encouragent les opérateurs à parler et à réfléchir sur leurs activités. Ceci a été important, car d’une part ils ne disposent pas d’espaces dédiés à cela, et d’autre part, nous avons vite eu le sentiment qu’ils ont des points de vue divergents sur la représentation qu’ils ont de leur travail, le considérant tantôt « simple » et « facile », tantôt « exigeant » et « difficile ». Ainsi, diverses techniques d’analyse ont été développées et ont eu comme objectif :
-
de décrire les mécanismes de rotation prescrite et réelle ;
-
d’identifier les types et les raisons des stratégies collectives implantées ;
-
d’identifier les conséquences du travail sur la santé des opérateurs et les moyens utilisés pour minimiser les contraintes ;
-
de mettre en discussion les contraintes et les conditions de réalisation du travail.
33La présente étude a utilisé le Nordic Musculoskeletal Questionnaire (NMQ) adapté, composé de 22 questions portant sur toutes les articulations du corps et certaines habitudes de vie. Plusieurs études empiriques ont été réalisées à partir de ce questionnaire (par exemple Bergqvist, Wolgast, Nilsson, & Voos, 1995 ; Toomingas, Theorell, Michesen & Nordemar, 1997). Dans notre cas, le but était d’identifier les principaux symptômes musculo-squeletiques manifestés par les assistants et de comprendre les douleurs ressenties, en le mettant en rapport avec l’analyse de l’activité.
34De façon à approcher différents groupes d’assistants, le questionnaire a été appliqué à deux moments distincts : décembre 2009 et juin 2010. Dans les 6 mois entre les passations, l’entreprise a vécu le départ et le remplacement de 7 assistants (soit un turn-over de 29 % du groupe).
35Le questionnaire a été rempli volontairement par tous les assistants de chacun des quatre groupes (deux la journée et deux le soir) présents sur place. Ainsi, 24 personnes ont répondu lors de la première passation et 24 lors de la deuxième, pour un total de 48 questionnaires.
36Une première analyse des données a eu pour objectif d’identifier les caractéristiques et le profil de cette population aux deux moments de la passation. Ensuite, nous avons analysé l’évolution de certaines variables, sélectionnées auparavant, dans les deux groupes. La distribution des questionnaires a été complétée par les observations de l’activité.
37Les observations ont porté sur les assistants de production de la ligne 1 de chacun des 4 groupes présents et avaient pour but d’identifier les types de rotation mis en place et les stratégies adoptées par les assistants pour essayer de minimiser les surcharges dans la ligne de production.
38Des observations ouvertes ont été réalisées, ayant pour objectif de comprendre les processus techniques et les tâches confiées aux opérateurs, mais aussi d’observer les stratégies mises en œuvre par ces derniers, et de recueillir leurs commentaires (Guérin, Laville, Daniellou, Duraffourg, & Kerguelen, 1997). Il s’agissait d’avoir une compréhension globale du processus, de l’enchaînement des tâches, de la rotation et des régulations effectuées.
39Des observations systématiques ont également été réalisées dans l’objectif d’affiner et d’objectiver les données recueillies au préalable. Elles visaient à :
-
identifier les stratégies et leurs objectifs en contexte ;
-
identifier les particularités et les différences entre les rotations à effectif constant et à effectif réduit.
40La technique utilisée a été le papier-crayon aussi bien que la prise de photos et des enregistrements vidéo des 6 postes de travail en moments différents de la journée.
41Les observations ont été réalisées entre décembre 2009 et juin 2010. Au total on compte 9 jours d’observations ouvertes (environ 4 heures par jour) et 11 jours d’observations systématiques (environ 4 heures par jour).
42Les observations nous ont permis de voir les types de rotation adoptés (différentes de celles prescrites par l’entreprise) et la diversité des stratégies utilisées pour se protéger et protéger les collègues contre les surcharges provoquées par une longue journée de travail (12 heures). Par la suite, les informations recueillies ont été validées par les différents acteurs via les entretiens et les techniques de confrontation.
43Des entretiens individuels avec les opérateurs et l’encadrement ont eu lieu également afin de compléter les informations obtenues pendant la phase d’observation. Toutes les entrevues ont été enregistrées et retranscrites intégralement.
44Auprès des assistants de production, les entretiens se sont déroulés pendant les pauses-déjeuner, les pauses-café ou les pauses programmées en amont, l’objectif étant de recueillir des informations par rapport aux contraintes et aux stratégies adoptées, aussi bien que de valider certaines données acquises durant les observations et la passation du questionnaire. Ainsi, 12 entrevues ont été réalisées avec des assistants des 4 groupes de travail, d’une durée moyenne de 40 minutes.
45De plus, des entretiens avec des encadrants et des « acteurs clés » ont été également menés. Les « acteurs clés » sont les employés les plus anciens ayant débuté leurs activités comme assistants de production de la ligne 1 à l’époque où la rotation a été implantée. Deux employés (actuellement dans des fonctions d’animateurs de proximité) correspondaient à ce profil. Chaque entretien a duré 90 minutes environ. La participation de ces acteurs a été fondamentale pour comprendre les raisons des stratégies et la force du collectif de travail. Les entretiens auprès de l’encadrement ont été complétés par des rencontres d’environ 40 minutes avec le Médecin du Travail, l’Ingénieur de la Sécurité, le Responsable des Ressources Humaines et le Directeur de la production. En plus d’avoir accès aux indicateurs liés à la population au travail, le but de ces entretiens était de comprendre les représentations de ces acteurs sur le système de rotation et les stratégies des opérateurs.
46Les techniques d’auto-confrontation et allo-confrontation ont été également utilisées, l’objectif étant d’observer comment, via les changements d’équipes, les contraintes liées à l’activité étaient intégrées et s’inséraient dans une dimension collective du travail. Les « stratégies du collectif » ont été le thème central de ces réunions. Les interventions du chercheur lors des confrontations servaient à guider la discussion sous l’angle d’une comparaison des gestes, actions et organisation entre les opérateurs filmés. Ainsi, chacun des groupes a débattu à propos de l’impact des stratégies sur le collectif et sur les activités.
47Toutes les sessions de confrontations ont été réalisées dans une pièce séparée du secteur productif, au moment des pauses (déjeuner ou café) ou de pauses programmées en amont et négociées avec l’encadrement. Les enregistrements ont été réalisés pendant l’embouteillage de la bouteille moyenne, pour que de cette façon le poste de la Paille, utilisé comme une ressource par les opérateurs dans certaines stratégies, puisse également être observé dans les confrontations, en plus des postes de Palettisation, Dépalettisation et Rangement des Palettes.
48Dans l’application de ces techniques, les assistants ont regardé un ou plusieurs films de leurs collègues, selon leur disponibilité. Les tournages ont été réalisés par le chercheur et des images éditées auparavant ont été présentées pendant environ 10 minutes. Les participants ont été invités à verbaliser ce qu’ils voyaient et pouvaient également manipuler le matériel vidéo (en l’arrêtant ou en le rembobinant). Toutes les sessions ont été enregistrées sur bande sonore et retranscrites postérieurement. Les séquences vidéo utilisées dans les séances étaient liées à certaines stratégies de coopération entre eux et les tentatives d’avoir des pauses pendant la journée de travail. Ces séances ont permis aux assistants de réfléchir et d’acquérir des connaissances détaillées de leur propre activité, ainsi que de discuter des représentations des membres du groupe et de partager leur savoir-faire.
49Lors des séances, nous avons commencé par la technique d’auto-confrontation individuelle. Cette technique a été mise en œuvre en décembre 2009, avec 4 assistants (un assistant de chaque groupe), chaque session ayant une durée d’environ 30 minutes. Les auto-confrontations individuelles visaient non seulement comprendre les différences observées entre les films, mais aussi à identifier la nature et l’origine des connaissances techniques utilisées par les assistants.
50Dans un deuxième temps, ont été réalisées les allo-confrontations collectives. Cette technique confronte les participants avec les activités des collègues qui sont absents. Selon Mollo et Falzon (2004), l’allo-confrontation permet la verbalisation des participants sur l’activité réalisée par les collègues et favorise une grande prise de conscience de sa propre activité avec le regard de l’autre. Trois séances d’environ 30 minutes d’allo-confrontation collective ont été réalisées, chacune avec les 6 assistants du groupe. Ensuite, l’assistant dont l’activité avait été commentée fut confronté aux représentations de ses collègues, suite à leurs observations concernant ses activités dans la vidéo.
51Les premiers résultats des questionnaires nous montrent que les assistants sont jeunes et ne restent pas longtemps dans la fonction, le plus ancien (le leader) ayant 12 mois d’ancienneté. Environ 69 % d’entre eux ont entre 20 et 24 ans (le plus âgé ne dépasse pas 35 ans) et la majorité du groupe actuel est depuis 3 à 7 mois en fonction (voir Graphe 1).
Graphe 1 : Âge et ancienneté des assistants de production.
Graph 1 : Age and seniority of production assistants
- 4 Dans les résultats du questionnaire nous avons considéré comme TMS les douleurs et symptômes liés (...)
52Les questionnaires nous montrent aussi que les résultats liés aux TMS4 sont similaires pour les deux passations et que dans un groupe de 24 assistants, 22 (ou 91 %) se sont plaints de douleurs ou d’inconforts pendant le dernier mois. Les résultats révèlent des douleurs récentes (pendant le dernier mois) au niveau : du rachis lombaire (87,5 %), d’une ou deux épaules (58,3 %), de la région des bras (41,6 %) et des genoux (29 %). Le médecin du travail était un acteur très important pour éclairer et confirmer ces données.
53La faible permanence dans la fonction se confirme dans les données de turn-over obtenues auprès du Département de Ressources Humaines (DRH) de l’entreprise. En 2009, la ligne 1 a eu le plus grand nombre d’abandons en nombre absolu (18) ainsi qu’en pourcentages (60 % du groupe a démissionné). Le motif des démissions selon le DRH est le « débranchement actif », c’est-à-dire que l’assistant quitte son poste par sa propre volonté.
54Les résultats des premières observations ont attiré notre attention quant aux types de rotation adoptés par les opérateurs, très souvent différents de ceux prescrits par l’entreprise. Les observations ouvertes nous ont donné l’occasion de comprendre les détails du système de rotation et les stratégies mises en place par les assistants (Tableau 2).
Tableau 2 : Grille de récapitulation des observations ouvertes.
Table 2 : Summary of the open observations
55À partir des techniques de confrontation, nous avons eu l’occasion de préciser l’ensemble des stratégies mises en œuvre dans la situation de travail. Compte tenu du contexte productif et organisationnel, les opérateurs ont développé certaines habiletés et stratégies de façon à essayer de gérer collectivement une partie des contraintes auxquelles ils sont exposés. Tout cela est régi par le leader du groupe, qui à ce moment était dans la fonction depuis 12 mois. Nous nous apercevons que le leader n’a pas seulement la tâche prescrite de faire passer les messages entre le groupe et l’encadrement, mais aussi celle de gérer les stratégies mises en place par les assistants de production. Par la suite, seront exposées les stratégies et d’autres données issues surtout des analyses des entretiens et des techniques de confrontation.
56Les opérateurs emploient différents modes opératoires afin d’essayer de diminuer l’exposition à la palettisation manuelle, la tâche considérée comme le plus difficile du point de vue de la surcharge de travail. Cela arrive dans deux contextes particuliers :
-
lors de l’absence d’un assistant du groupe : le groupe de 6 personnes peut subir les absences d’un ou même deux assistants pour des raisons diverses. Dans ce cas, les opérateurs dans la ligne changent systématiquement le type de rotation mis en place.
-
lors de pics de production liés à la variabilité saisonnière : il existe des moments particuliers dans l’année où la production augmente considérablement, mais le groupe reste avec le même nombre d’opérateurs. Ainsi, les travailleurs demandent une aide externe à cette ligne. Ils cherchent, auprès de l’encadrant de proximité, la présence d’un opérateur de plus, venu d’une autre ligne de production.
57Ces deux types de situation sont considérés comme « critiques » par les travailleurs à cause de l’augmentation de la charge de travail interne au groupe. Pour y faire face, ils trouvent des régulations internes et externes au groupe via la mise en place d’un type de rotation particulier (non prescrite) et par l’augmentation du nombre d’assistants. Ci-dessous, ces deux types de stratégies adoptées sont détaillés.
58Les assistants changent le type de rotation prescrite quand il y a des absences dans le groupe. En effectuant d’autres formes de rotation, ils essayent de diminuer le temps de permanence sur les postes de déchargement et principalement de chargement, considéré comme le plus lourd. Cela arrive lors de l’absence d’un ou de deux opérateurs dans le groupe.
59En cas d’absence d’un opérateur, le poste de rangement de palettes est supprimé et la rotation ne fonctionne plus en binôme, mais en file indienne. Le temps de rotation est réduit de 30 minutes à 15 minutes. De cette façon, les opérateurs diminuent également le temps d’exposition directe dans le chargement de poids, de 2 heures à une heure. Cependant, en cas absence de deux opérateurs, la situation est dégradée et la marge de manœuvre est réduite : la rotation fonctionne à nouveau en binômes et le temps de rotation revient à 30 minutes. Puisqu’il y a seulement 4 opérateurs (au lieu de 6), une hiérarchie des postes est définie : seuls les postes de déchargement et de chargement des caissons sont maintenus, le chargement étant considéré comme la tâche la plus « lourde ». La Figure 3 schématise les deux systèmes de rotation, avec l’absence d’un ou de deux opérateurs.
Figure 3 : Les stratégies utilisées lorsque des assistants sont absents.
Figure 3 : The strategies used when assistants are absent
60Les mois les plus chauds du Brésil sont concentrés entre octobre et mars. À ce moment, la consommation et par conséquence la production de boissons gazeuses sont considérablement augmentées. La production de la ligne 1, concentrée à 360 caisses par heure dans l’hiver peut arriver à 540 caisses par heure entre octobre et mars, et surtout à la fin de la semaine (entre jeudi et vendredi).
61Ces périodes sont considérées comme « critiques » par les opérateurs qui se sentent incapables de produire au niveau attendu par la direction. Ainsi, les assistants peuvent demander et obtenir l’aide d’un opérateur issu d’une autre ligne de production. À ce moment, l’animateur de proximité va chercher dans les autres 5 lignes de production s’il y a quelqu’un de disponible. Ainsi, un 7e opérateur intègre le binôme de la Palettisation pendant une ou deux heures de travail. C’est aussi une façon de diminuer le temps individuel et, donc, l’exposition à la charge manipulée. Si les postes ont un opérateur de plus, le nombre total de caisses assemblées est divisé par trois opérateurs au lieu de deux, comme habituellement (voir Figure 4). Nous n’avons pas étudié l’impact de l’absence de cet opérateur remplaçant dans sa ligne d’origine.
Figure 4 : Présence de trois opérateurs dans le chargement au lieu de deux comme normalement.
Figure 4 : Presence of three operators in the loading area, instead of the usual two
62Les opérateurs élaborent des stratégies diverses pour se protéger les uns les autres. Dans un environnement de production contraignant, où les assistants évoquent ne pas pouvoir compter sur la hiérarchie pour régler certains problèmes, les membres du groupe font corps et déploient des stratégies basées sur la confiance, l’entraide et la solidarité. Cela est plus évident dans deux situations particulières :
-
lorsqu’un membre du groupe ne se sent pas bien physiquement : dans ce cas, après un échange avec les membres du groupe, le leader peut décider de le mettre dans un poste plus léger, tel le rangement la Paille.
-
lorsque, dans la Dépalettisation les assistants déchargent des caisses d’un ancien modèle : ces types de caisses sont considérées plus lourdes ou difficiles à porter et de ce fait, les opérateurs décident de la décharger les deux au même temps.
63Ces deux situations sont expliquées ci-dessous.
64Il existe des situations où le travailleur ne se sent pas bien physiquement, en général à cause d’un mal au dos, mal aux épaules ou mal à tête. Dans cette situation, l’opérateur en question peut être retiré de la rotation pendant un moment et replacé dans des postes « doux », considérés comme étant moins pénibles : c’est le cas du poste d’enlèvement des pailles. De cette façon, la rotation est modifiée, fonctionnant en file indienne, et n’inclut pas le poste supprimé (voir Figure 5). Normalement c’est le leader qui évalue la situation. Après un échange avec celui qui ne se sent pas bien, le leader peut décider de le mettre dans le poste de la paille et par conséquence changer la rotation pendant quelques instants. Après récupération par l’assistant concerné, le système revient comme avant.
Figure 5 : Stratégie de supprimer quelqu’un de la rotation.
Figure 5 : Strategy of removing a person from the rotation
65La dépalettisation se déroule habituellement de façon que les assistants effectuent l’activité séparément, chacun avec une palette, comme déjà décrite auparavant. Cependant cette configuration est modifiée selon le type de caisse qui arrive du marché. Les caisses les plus anciennes sont plus basses et ont une « prise » plus lisse que les caisses neuves. Du fait de leur faible hauteur, les assistants ont plus de difficulté à les saisir et à les déposer, puisqu’ils doivent réaliser une flexion plus importante de la colonne afin d’exécuter l’activité. En plus de cela, la « prise » lisse provoque plus d’accidents, car les caisses glissent plus fréquemment. La combinaison de ces caractéristiques crée des situations de malaise parmi les assistants, qui préfèrent les éviter. De cette façon, lorsque le chariot apporte une palette contenant des caisses anciennes, les deux opérateurs qui se trouvent dans le déchargement se répartissent les mêmes caisses anciennes de la palette, au lieu d’exécuter le travail chacun sur une palette, comme c’est le cas habituellement. C’est une façon de s’entraider face à ces caisses plus inconfortables (voir Figure 6).
Figure 6 : Déchargement de caisses anciennes à gauche et nouvelles à droite.
Figure 6 : Unloading old boxes (left) and new boxes (right)
66Les opérateurs utilisent certaines stratégies pour obtenir des pauses dans la journée. Dans 12 heures de travail, les assistants ont la pause-déjeuner (d’une heure) et la pause-café (d’environ 15 minutes) comme pauses officielles. Cependant ils régulent afin de pouvoir profiter d’autres moments de pauses pendant la journée, afin d’avoir du temps de récupération de la fatigue.
67Dans cet objectif, ils peuvent mettre en œuvre deux types des stratégies :
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les assistants de la dépalettisation peuvent chercher à gagner de l’espace dans le convoyeur supérieur : quand ils ont plus d’espace dans le tapis, ils peuvent le remplir avec plus de caisses et, ainsi, gagner une brève période de pause jusqu’au moment où les caisses seront toutes amenées vers la ligne.
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les assistants peuvent également chercher à assembler une palette tout seul : au lieu de chacun s’occuper de sa propre palette comme d’habitude, ils peuvent s’accorder pour que seulement un d’entre eux assemble la palette pendant que le collègue du binôme prend une pause.
68Ci-dessous ces deux stratégies sont détaillées.
69Lorsqu’il y a un espace suffisant sur le tapis roulant supérieur, les assistants de la dépalettisation poussent un ensemble de caisses dans le sens contraire du tapis. Une fois cela effectué, ils peuvent profiter d’un plus grand espace sur le tapis et le remplir avec autant de caisses que possible. De cette façon, le tapis est entièrement rempli de caisses, et il met quelques secondes pour se vider à nouveau. Cette période est utilisée comme une micro-pause par les assistants qui s’assoient sur les palettes pour se reposer. Les photos ci-dessous cherchent à montrer le moment durant lequel l’assistant pousse les caisses dans le sens contraire du tapis et le gain d’espace obtenu pour poser un maximum de caisses possible.
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Figure 7 : Les assistants profitent de l’espace du tapis roulant pour gagner des micro-pauses.
Figure 7 : The assistants take advantage of the space on the treadmill to gain micro-breaks
71En général, les opérateurs du chargement se partagent les caisses qui arrivent dans la ligne, de façon à ce que chacun d’eux en prenne deux à la fois et assemble sa propre palette. Toutefois, une négociation peut avoir lieu à l’intérieur du binôme, qui ne se partage alors plus les caisses : seulement un d’entre eux assemble la palette tandis que l’autre se repose. Quand la palette est sur le point d’être achevée, les assistants inversent la situation, de façon que celui qui a assemblé la palette prenne une pause pendant que celui qui était en pause assemble la palette. La Figure 8 montre un assistant assemblant tout seul la palette (à droite), tandis que le collègue (à gauche) prend une pause et se nettoie le visage à l’aide d’un mouchoir.
Figure 8 : Seulement un assistant assemble la palette tandis que l’autre prend une micro-pause.
Figure 8 : Only one assistant assembles the pallet, while the other takes a micro-break
72On note la diversité des stratégies utilisées par les opérateurs pour se protéger les uns et les autres et pour essayer de gérer les surcharges de travail. Les observations systématiques nous ont amenés à comprendre précisément les objectifs des stratégies adoptées et dans quel contexte elles sont mises en place. Le tableau 3 nous montre un récapitulatif de toutes ces stratégies et les objectifs des opérateurs pour les utiliser.
Tableau 3 : Grille de récapitulation d’observations systématiques.
Table 3 : Summary of the systematic observations
Stratégies adoptées
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Contexte
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Objectifs
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Verbalisation correspondante
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Modifier le type de rotation
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Absence d’un ou de deux assistants
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Diminuer le temps de chargement
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« Quand on a des absents la charge de travail ici augmente considérablement. À ce moment, on change la rotation pour réduire le temps dans les postes de chargement »
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Obtenir l’aide de quelqu’un
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Lorsque les assistants se sentent très fatigués
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Diminuer le temps de chargement
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« De fois, à la fin de la journée on demande à l’animateur de nous aider, en faisant venir 1 personne en plus »
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Enlever quelqu’un de la rotation
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Quand un employé ne se sent pas bien (mal au dos ou douleurs dans les bras)
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Protéger quelqu’un
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« S’il y a quelqu’un qui a très mal au dos par exemple, on le laisse en dehors de la rotation, soit au poste de la paille, soit au poste du nettoyage »
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Dépalettiser la même palette
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Lorsque le chariot apporte une palette contenant des caisses de bouteille anciennes
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Aider le collègue du binôme
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« Les caisses anciennes nous obligent à pencher beaucoup plus le corps. Au-delà de ça, la prise n’est pas bonne. C’est pour ça que, quand il arrive une caisse ancienne, on la partage ensemble pour aider les un les autres. On est tous d’accord avec ça ».
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Profiter de l’espace du tapis supérieur pour remplir autant de caisses que possible
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Lorsque les assistants trouvent de la place sur le tapis supérieur
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Rester plus temps en pause
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« Quand on peut, on remplit le tapis le maximum possible. Lorsque nous faisons ça, il nous reste plus de temps pour nous détendre en peu jusqu’au moment de la reprise de l’activité ».
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Faire une palette tout seul tandis que l’autre prend une pause
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Lorsque les assistants se sentent fatigués
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Rester plus de temps en pause
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« On joue avec ça. D’abord je fais une palette tout seul. Après c’est mon double qui le fait. Ça c’est bien pour se détendre plus de temps »
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73La discussion des résultats de ce travail cherchera à mettre en rapport le contexte du marché dans lequel l’entreprise est insérée, son évolution et l’impact chez les opérateurs de production, le rapport entre les gestes et les mouvements adoptés avec les stratégies mises au point, l’environnement productif contraignant et les marges de manœuvre, en plus des considérations à prendre pour mettre en place un projet de prévention durable des TMS dans l’entreprise.
74Dans le début des années 1990, l’entreprise est dans un contexte de fort absentéisme et de plaintes de douleurs de la part des opérateurs qui travaillent à la chaîne. La Direction décide ainsi d’implanter un système de rotation de postes de travail, ayant pour but d’une part d’encourager la polyvalence et l’entraide entre postes et d’autre part de réduire et de prévenir l’apparition de TMS.
75Certains auteurs (Coutarel, Daniellou, & Dugué, 2003 ; Falardeau et Vézina, 2004) considèrent toutefois difficile de préciser si la rotation des postes représente un moyen de prévention des TMS. L’effet de l’application de la rotation, selon les conditions de sa mise en place, peut être contraire à celui attendu. Une fois appliquée, la rotation peut induire les travailleurs à mieux supporter les contraintes de travail, en retardant l’apparition des leurs symptômes. La mise en œuvre de la rotation qui ne respecte pas un certain nombre de conditions court donc le risque d’amplifier l’apparition des TMS. Nos hypothèses de recherche vont dans ce sens, comme énoncé en introduction.
76Il est donc important de revenir sur le contexte de la rotation et les causes potentielles des TMS dans la ligne de production. L’augmentation productive vécue par l’entreprise ces dernières années a entraîné de nombreuses conséquences sur la situation de travail : augmentation de l’absentéisme, augmentation du turn-over global, augmentation des plaintes des assistants concernant les douleurs et les surcharges de travail. Dans le contexte actuel, le groupe peut être amené à produire jusqu’à 540 caisses de bouteilles pendant la haute saison (l’été). Sachant que l’opérateur reste normalement 30 minutes dans la Dépalettisation et ensuite 30 minutes dans la Palettisation, nous pouvons estimer que, dans un créneau d’une heure, chaque opérateur manipule environ 1180 caisses avec un poids qui varie entre 9 et 28 kg pour chaque caisse de bouteille. Ces chiffres nous aident à comprendre les taux d’absentéisme, turn-over et plaintes concernant cette ligne.
77Ainsi, les résultats obtenus dans cette étude confirment de la plupart des nos hypothèses initiales. En effet, nous avions une hypothèse que la rotation pourrait contribuer à l’augmentation de la charge de travail, du fait qu’elle augmente l’exposition des assistants à des tâches pénibles. Dans ce cas, les résultats soutiennent en partie seulement cette hypothèse en nous montrant une situation plus nuancée. En effet, la conséquence la plus importante de l’augmentation de la production et de la réduction des espaces de travail est la réduction de la marge de manœuvre. Les assistants de production sont insérés dans des petits espaces et, en même temps, subissent un effet de contrôle temporel rigide, avec une activité dépendante de la cadence imposée par le tapis roulant, qui a considérablement augmenté les dernières années et que les assistants n’ont pas la possibilité de diminuer. La marge de manoeuvre devient alors réduite surtout pour les opérateurs qui occupent les postes de la Palettisation et de la Dépalettisation.
78Malgré les essais de la hiérarchie, on s’aperçoit, quelque temps après la mise en place de la rotation, que ce système n’a pas pu empêcher les taux élevés d’absentéisme ou de plaintes de douleurs et malaises présents sur cette ligne. Au contraire, la ligne 1 provoque les plaintes de douleurs et de malaises les plus nombreuses, ainsi que les plus hauts taux d’absentéisme et turn-over dans l’entreprise depuis la mise en œuvre de la rotation jusqu’au moment de la recherche. De cette manière nous pourrions imaginer que la mise en place de la rotation, au lieu de réduire les TMS, a favorisé leur apparition.
79Si une de nos hypothèses initiales suggère que la rotation pourrait donc favoriser l’apparition des TMS chez les assistants, nous ne pouvons pas complètement l’étayer, car il serait nécessaire d’étudier le contexte de la « non-rotation », ou le contexte avant son implantation. Malgré nos efforts de trouver de chiffres représentatifs auprès du DRH sur l’environnement productif avant que le système de rotation soit implanté, nous ne connaissons pas le contexte productif de cette époque. L’entreprise n’a pas de chiffre de plaintes, de douleurs ou d’inconfort, ou même des taux d’absentéisme, avant la mise en place de la rotation prescrite au début des années 1990. Cela rend inconnu le contexte antérieur au moment de l’implantation de ce système et par conséquent, il nous est impossible d’affirmer avec certitude que la rotation favorise l’apparition des TMS chez les assistants de production da la ligne 1.
80Dans un contexte organisationnel extrêmement rigide, comme celui de l’entreprise étudiée, les assistants de production ne peuvent chercher de l’aide qu’auprès d’eux-mêmes. Les assistants ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour faire face aux contraintes et pour éviter une dégradation plus importante de leur santé. De ce contexte émerge un environnement fortement régi par le sentiment de collaboration et coopération mutuelle. Dejours, Abdouchelli et Jayet (1994) affirment que « devant une attitude provocatrice, les employés peuvent se mettre en position d’agents actifs au lieu de victimes passives pour gérer les stratégies défensives » (ibid., p. 128).
81De cette façon, ils modifient certaines règles prescrites par l’entreprise, adoptent d’autres systèmes de rotation, cherchent à prendre des pauses, protègent les collègues et sont protégés par eux, favorisent les collègues avec des pauses pour qu’eux-mêmes puissent prendre des pauses, développent des moyens d’aide et de collaboration mutuelles. Vézina (2003b) déclare que le travail collectif est l’un des moyens d’augmenter la marge de manœuvre et par conséquent de préserver la santé.
82Les assistants changent l’organisation entre eux au fur et à mesure qu’ils travaillent, en fonction de leurs besoins propres. La notion du groupe et du collectif est donc forte entre eux. Coutarel, Daniellou et Dugué (2003) parlent de la notion d’équité et du collectif. Selon eux, ces notions ne doivent pas revêtir le masque de l’égalité temporelle. L’équité dans la rotation, c’est l’entraide, le tutorat, la possibilité de changer de poste quand le besoin en est ressenti à l’intérieur du collectif. Les assistants développent des stratégies collectives pour faire face aux contraintes existant dans l’activité.
83Il est important de souligner que l’organisation du travail permet que les assistants de production de la ligne 1 aient la possibilité d’assurer la gestion de leur propre rotation et qu’ils aient une certaine autonomie pour le développement des stratégies. Cependant, cette autonomie est seulement présente, car les taux de production ne sont pas modifiés en fonction des stratégies mises en place. Pour maintenir le flux de production attendu par la direction, les assistants et l’encadrement se basent sur deux références : ne pas avoir des caisses de bouteilles pleines accumulées dans le tapis inférieur et ne pas laisser s’accumuler plus d’une palette à vider sur le début de la ligne (dans le cas de la dépalettisation). Ainsi, les stratégies sont mises en place par les opérateurs en respectant toujours ces repères. S’il n’y a pas de caisses de bouteilles pleines accumulées dans le convoyeur inférieur et s’il n’y a pas plus d’une palette de caisses de bouteilles vides en attente au début de la ligne, l’encadrement « ferme les yeux » à l’application des stratégies par les assistants.
84Nous devons prendre en compte également d’autres aspects dans les résultats. D’abord, nous pouvons nous demander comment, dans un contexte de turn-over aussi élevé, les collectifs subsistent et les règles élaborées par le collectif se transmettent et perdurent. La réponse à cette question repose sur trois acteurs-clés : le leader, l’assistant de production qui a changé de ligne et l’encadrant de proximité. Le transfert de savoir-faire se fait de ces trois manières détaillées ci-dessous :
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Via le leader : il est toujours le plus expérimenté. Au moment où notre étude a été réalisée, le leader avait 12 mois d’ancienneté dans la fonction d’assistant de production. Sachant que la majorité reste entre 3 et 7 mois dans cette fonction, plusieurs individus sont entrés et sortis du groupe tandis que leader est resté. C’est à lui qu’incombe le rôle principal de transmettre les stratégies à ceux qui arrivent.
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Via les assistants qui ont changé de ligne productive : certains assistants ont réussi à rester dans l’entreprise et à changer de ligne de production. Au moment de cette recherche, il en avait 4 dans cette situation. Ils sont souvent sollicités par l’encadrement de proximité pour donner un « coup de main » dans la ligne, surtout dans les moments où il y a des nouveaux.
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Via l’encadrement de proximité : comme discuté antérieurement, l’encadrement « ferme les yeux » pour la plupart des stratégies développées, puisque les opérateurs arrivent à maintenir les objectifs de production fixés par la direction. L’animateur de proximité prend connaissance des stratégies seulement quand cela l’arrange, comme dans les changements de rotation lors d’absences des assistants ou dans la sollicitation d’un assistant d’autre ligne lors de « pics de production ». Ainsi, l’encadrant de proximité participe également de la transmission du savoir-faire.
85Un autre point important concerne la relation entre les stratégies et l’absentéisme. L’entreprise a mis en place la rotation, entre autres, comme un moyen de réduire l’absentéisme. Néanmoins, les taux d’absentéisme et les plaintes sont encore trop élevés, comme indiqué précédemment. Dans ce contexte, un système complexe de stratégies est mis en place par les assistants de production, maximisant les possibilités d’exécution du travail et valorisant, surtout, les formes de coopération entre eux. Cependant, l’application de ces stratégies n’est pas suffisante pour éviter ces hauts taux d’absentéisme et de plaintes. En dépit de cela, les assistants les utilisent toujours, du fait que les objectifs de ces stratégies vont au-delà des tentatives de minimiser les surcharges. Ces objectifs peuvent être liés à la gestion des douleurs ressenties ou même comme moyen de maintenir le travail en fonctionnement par les assistants. Dejours, Abdouchelli et Jayet (1994) montrent que l’application des stratégies défensives est souvent nécessaire à la poursuite du travail. Caroly (2010) confirme également cela en nous montrant que la réélaboration des règles par le collectif du travail vise non seulement à réduire les contraintes, mais aussi à gérer les conflits d’objectifs et à trouver des moyens de réaliser un « travail bien fait ». Les résultats de l’étude réalisée par Falardeau et Vézina (2004) montrent que la rotation représente une solution trouvée par les employés pour « parvenir à se maintenir à leurs postes et à gérer leurs symptômes de douleur. »
86De cette façon, il semble que les stratégies mises en évidence dans notre étude visent non seulement à minimiser les douleurs et les taux de TMS, mais aussi à les gérer à l’intérieur des groupes, agissant comme une solution trouvée par les assistants pour maintenir les hauts taux de production, et pour qu’ils puissent eux-mêmes se maintenir à leurs postes.
87Au-delà du recueil de données sur le terrain, notre but avec ce travail est de sensibiliser les gestionnaires en vue du développement d’un projet de prévention durable dans l’entreprise de façon à venir en aide, à la fois aux employés et à l’entreprise elle-même. Les recherches sur le thème montrent que, pour permettre la construction de la santé au travail, il est nécessaire d’augmenter le nombre de stratégies opératoires disponibles pour les opérateurs et de permettre aux équipes de définir leurs propres activités collectives. Caroly (2010) évoque que le déploiement d’une recherche engagée sur les activités collectives en réponse aux contraintes du système amène à une réorientation des pratiques d’intervention en ergonomie vers de nouvelles perspectives. Il est nécessaire, aussi, d’encourager la diversité afin de permettre à chacun de développer des stratégies plus adaptées au contexte de travail, créant un compromis entre les contraintes, les objectifs fixés par l’entreprise, mais aussi par ceux fixés individuellement et par le collectif de travail.
88Le Brésil est encore dans une position où les conditions biomécaniques occupent, dans une grande partie des études ergonomiques, une place privilégiée par rapport à l’organisation du travail. Lima (2000) affirme, par exemple, que dans l’approche traditionnelle de l’ergonomie, l’activité de travail est réduite aux gestes et mouvements du corps humain et le travailleur est présent seulement en qualité d’objet. C’est pour cette raison, selon l’auteur, que l’on essaie de les éduquer à adopter des « postures correctes ». Dans ce même sens, lorsque Clot et Fernandez (2005) démontrent que l’hyper-sollicitation de l’organisme résulte de l’hypo-sollicitation de l’activité, ils questionnent la prééminence de la biomécanique du mouvement à partir de l’analyse psychologique de l’activité réelle.
89Les actions dans les entreprises ne peuvent se focaliser uniquement sur l’exposition physique ou biomécanique des opérateurs (Coutarel, 2004). Les entreprises brésiliennes basent encore beaucoup leurs actions sur l’analyse de gestes ou sur l’exposition biomécanique des opérateurs, tout comme sur les conditions d’aménagement physique du poste de travail. Beaucoup de ces actions provoquées par les professionnels de la santé eux-mêmes, en ce qui concerne le traitement ou la prévention des TMS, vont également dans ce sens. Vasconcelos (2007) confirme cela en disant que les professionnels de la santé au Brésil doivent chercher à comprendre les limites de l’utilisation du corps et les normes sociales du travail avant de s’occuper de la prescription de gestes et postures qui peuvent être loin de la réalité du travail. Cela peut générer des diagnostics précipités et des programmes erronés de combat aux TMS dans les entreprises.
90Pour que les entreprises développent des programmes de prévention efficaces, il est alors nécessaire d’aller au-delà de ces questions et de mettre en œuvre des programmes dans lesquels l’axe central soit orienté vers l’organisation du travail et dans le sens d’un élargissement de la marge de manœuvre des opérateurs (Bourgeois, Lemarchand, Hubault, Brun, Polin, Faucheux et al., 2000). Coutarel (2004) appuie cette affirmation lorsqu’il dit que, pour prévenir les TMS, il faut augmenter la marge de manœuvre des opérateurs et de l’encadrement. Il est important, selon l’auteur, d’offrir des « marges de manœuvre en conception », à savoir, donner de la marge de manœuvre aux travailleurs pendant le processus de conception. Daniellou (2005) montre aussi qu’une structure organisationnelle avec ces objectifs doit comporter 5 niveaux de cycles de régulation :
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programmes de formation qui permettent aux opérateurs d’intégrer les possibilités et les contraintes de l’activité à être réalisée ;
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marges de manœuvre qui permettent d’affronter les risques en temps réel ;
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des boucles de régulation qui permettent un retour d’expérience constant à partir des difficultés rencontrées par les opérateurs ;
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adaptations spécifiques lors de l’accueil des nouveaux dans le système, comme une préparation pour l’activité ;
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évaluations par les travailleurs et leurs encadrants sur les modifications de la structure organisationnelle du travail découlant de l’environnement concurrentiel de l’entreprise.
91L’étude des stratégies de recherche de marges de manœuvre, développées par les opérateurs, peut servir de germe à des transformations organisationnelles. Par exemple, l’utilisation par les opérateurs des espaces vides du tapis roulant pourrait être favorisée par une re-conception de celui-ci. Plus généralement, l’association des opérateurs à un processus de modification technique et organisationnelle apparaît comme un enjeu majeur, à condition qu’ils disposent de moyens pour prendre conscience, et discuter entre eux, des déterminants contraignants et des sources de développement de l’activité.