Lhuilier D., & Waser A-M. Que font 10 millions de malades ?
Lhuilier D., & Waser A-M. (2016) Que font 10 millions de malades ? Toulouse : Éditions Érès, 340 p.
Texte intégral
1Voici un ouvrage dense, rédigé à partir de trois recherches-actions dirigées par Dominique Lhuilier et Anne-Marie Waser. La première soutenue par l’ANR sur le sida-VIH et les hépatites virales portant sur le travail et l’emploi à l’épreuve de la maladie chronique. La seconde soutenue par l’institut national du cancer portant sur le retour à l’emploi de travailleurs atteints de cancer. La troisième réalisée sans financement, avec le concours de la permanence d’accès aux soins de santé de l’Hotel-Dieu de Paris.
2Une courte introduction situe d’emblée l’importance d’instruire avec précision la question des rapports entre les travailleurs handicapés et/ou atteints d’une maladie chronique et leur situation au regard de l’emploi et surtout du travail. Le nombre de travailleurs concernés, environ un quart de la population en âge de travailler, est le moindre des arguments. À l’inverse des apparences laissant penser que ce nombre serait en soi une menace pour l’équilibre financier des régimes assurantiels, accentuant ainsi la disqualification que subissent ces travailleurs, l’analyse de leurs activités montre les façons dont ils construisent des compromis entre l’agir et le subir pour aboutir à un modus vivendi entre désirs et possibles. Il y a là un gisement inexploité de créativité et d’initiatives qui pourrait bien inspirer les partenaires sociaux et les politiques pour régler les problèmes du travail ordinaire. Il faut pour cela commencer par sortir de la clandestinité les « malades au travail ». C’est l’ambition réussie de ce livre qui donne massivement la parole à ceux qui d’ordinaire en sont privés.
3Suivent cinq chapitres et la conclusion. Le premier chapitre, « Vivre avec une maladie chronique », examine les principales difficultés que la maladie chronique ou le handicap impose à des sujets dont l’activité professionnelle s’inscrit toujours dans un système d’activités. Les propos méthodiquement recueillis par les chercheurs confirment s’il en était besoin ce constat établi par Georges Canguilhem que la maladie n’est pas perte d’une norme mais allure de vie réglée par des normes vitales dépréciées. Ils disent comment le diagnostic et l’annonce de la maladie sont diversement reçus par les sujets, mais que presque toujours la question de la mort cesse d’être abstraite pour infiltrer les interstices que le système d’activités ne peut plus combler. Les traitements proposés dépendent de la pathologie, leur efficacité est variable et surtout les effets secondaires sont très différents si bien que leur observance dépend de nombreux paramètres. Mais pour tous, la guérison n’est en aucun cas un retour à la situation antérieure tant sur le plan psychique que somatique. C’est que chaque sujet s’engage dans un travail de santé allant au-delà de la simple observance du traitement, consistant à accroître les ressources vitales pour combattre la maladie, en confrontation avec le savoir médical, mais aussi en puisant des ressources auprès du milieu associatif qui permet grâce aux échanges avec des pairs de ne pas être happé par le face-à-face médecin-malade. Tous ces efforts produisent des effets sur les trajectoires professionnelles. Si l’arrêt de travail permet d’orienter les ressources propres du sujet contre la maladie, il risque à plus ou moins brève échéance d’organiser la vie autour des empêchements. Ainsi, la reprise du travail est toujours l’horizon temporel des sujets. Mais, nous disent-ils, elle ne peut pas signifier un retour à la situation antérieure. Le désir de reprendre le travail le dispute à la crainte de se confronter à un milieu devenu étrange. Vivre et travailler avec une maladie chronique impose un travail de reconstruction pour dompter la figure de la mort et réévaluer sa propre vie.
4Le second chapitre, « En deçà de la pauvreté. Insécurités sociales et sanitaires, stratégies de survie », rend compte de l’activité des personnes en situation de précarité sanitaire. Avec l’expérience, le personnel de la PASS de l’Hôtel-Dieu parisien a appris à identifier les ressources potentielles permettant d’associer le malade au nécessaire travail de santé pour combattre l’agent pathogène autant que la désocialisation qui le menace en permanence. La précarité sociale amplifie les manifestations fonctionnelles des pathologies dont la forme clinique peut de ce fait être déroutante pour le médecin peu formé à cette clinique. Le traitement aussi doit tenir compte de ces situations sociales dégradées à cause de la difficulté à se procurer les médicaments, à suivre le rythme circadien de la prise médicamenteuse, à revoir le malade pour surveiller l’évolution. Les migrants, surtout s’ils n’ont pas de situation administrative stable, ont bien plus de mal à s’inscrire dans un travail de santé indispensable du fait de l’obstacle de la langue, de la culture, du dédale des démarches administratives. Si bien que certains voient dans leur maladie un instrument potentiel pour sortir de l’enfermement. Contre ces dangers, les diverses associations leur offrent la possibilité de mettre entre parenthèses une histoire personnelle compliquée, parfois dramatique, et de restaurer un tant soit peu un pouvoir d’agir mis à mal par la précarité et la maladie.
5Le troisième chapitre, « les milieux de travail », est composé de trois monographies concernant une entreprise de nettoyage, une entreprise de commerce et une agence de travail intérimaire de taille internationale. À partir des contraintes multiples de ces entreprises et des analyses qu’en font les salariés, le chapitre montre comment les travailleurs opèrent des compromis pour concilier ces contraintes avec l’impératif de la préservation de soi. On voit particulièrement bien comment ces salariés dégagent des marges de manœuvre dans leur activité et son organisation. Ce qui ne va pas sans contradictions avec les impératifs de gestion de l’emploi que doivent affronter les directions de ces entreprises qu’elles disent vouloir « humaine ».
6Le quatrième chapitre, « maladies chroniques et construction de projets », questionne l’impact de la maladie sur la façon dont les personnes se projettent dans l’avenir. Pour un malade, envisager l’avenir peut sembler une chimère. Pourtant le travail de santé dont nous parlent les personnes qui ont participé à l’enquête montre que le projet peut devenir l’instrument qui en soutenant le désir de vie supporte la créativité et la normativité des malades. Instrument de santé, il favorise la reprise du travail et la réinsertion sociale, puissants facteurs s’opposant à la maladie. Ces malades qui renouent avec le travail nous disent combien la subordination devient plus intolérable et comment par mille moyens il est possible de lui porter contradiction. Là encore, l’étayage collectif s’avère décisif comme en atteste l’expérience des clubs MCA (maladies chroniques et activités).
7Le dernier chapitre, « les voies de la transformation », s’arrête sur le renouvellement de la pensée des rapports entre soins, maladie et guérison afin de la dégager d’une conception victimaire centrée sur les déficits. Il s’agit de reconnaître le malade, qu’il travaille ou non, comme un sujet acteur de sa propre vie transformée par l’évènement qu’est pour lui la maladie. Les clubs MCA mis en place par les chercheurs visent à agir sur les ressources et les freins du retour ou du maintien dans l’activité de travail et d’en évaluer les effets. L’action a permis aux participants d’entrer dans un processus visant la transformation des sujets et de leur milieu pour mieux vivre en santé. La maladie percute le système des activités du sujet. Face à ce bouleversement, l’échange d’expériences en favorisant le transfert de savoir-faire d’une sphère d’activité à l’autre est un atout sur le chemin de la guérison. Le travail dans ces groupes est avant tout un travail de personnalisation avec d’autres. Être obligé de bien faire les choses permet de s’oublier dans l’activité, de prendre plaisir en tenant à distance les questions de finalité. Soumettre aux autres le récit de son travail de santé permet de se réapproprier son histoire personnelle. Le travail dans ces groupes est soucieux de la singularité pour mieux contrer l’individualisation et l’exclusion qui accompagnent la maladie et la souffrance.
8La conclusion reprend les éléments essentiels des trois recherches. Elle revient sur le travail de santé qui est l’effort de reconquête d’une nouvelle allure de vie porté par des forces de recréation de liens aux autres et à soi-même que des forces de déliaison menacent en permanence. Les échanges dans les groupes montrent que le social, fait de contraintes et de ressources, est présent dans les situations les plus banales. En régénérant le sujet, le système d’activité régénère aussi les normes sociales et l’institué.
9Ce livre intéressera au premier chef les psychologues du travail, les sociologues du travail, les ergonomes et les médecins du travail. Mais au-delà de ces spécialistes, il retiendra l’intérêt d’un public bien plus vaste. On pense particulièrement aux médecins dont la formation en faculté de médecine n’aborde pas ou peu l’effet du précariat sur les formes cliniques des maladies les plus courantes, sur la prise en charge et la surveillance de ces malades. Les médecins du travail, dont la loi travail en discussion au parlement compliquerait la mission si elle était finalement votée, auront l’occasion de se convaincre que le cœur du métier est bien de faire du travail soigné l’instrument du développement de la santé. Ayant à l’esprit ce constat que fait Georges Canguilhem : « La santé d’après la guérison n’est pas la santé antérieure. La conscience lucide du fait que guérir n’est pas revenir aide le malade dans sa recherche d’un état de moindre renonciation possible, en le libérant de la fixation à l’état antérieur », le médecin du travail saura faire du travail l’instrument pour seconder les efforts du travailleur malade afin d’atteindre un état de moindre renonciation.
Pour citer cet article
Référence électronique
Gabriel Fernandez, « Lhuilier D., & Waser A-M. Que font 10 millions de malades ? », Activités [En ligne], 13-2 | 2016, mis en ligne le 15 octobre 2016, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/activites/2900 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/activites.2900
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