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Simuler les activités pour développer les pratiques professionnelles : le cas de la formation à la manutention des patients

Simulating activities to develop professional practices: training in patient handling
Dorothée Malet et Tahar-Hakim Benchekroun

Résumés

Cet article s’intéresse à la formation et au développement des pratiques de manutention des patients basée sur le concept de « soin de manutention » et non sur une approche biomécanique. Cette formation est fondée sur une pédagogie socioconstructiviste et intègre la simulation avec jeu de rôles comme outil d’apprentissage et de développement des pratiques professionnelles. Elle propose aux professionnels de construire et de tester des modes opératoires sans risque pour le patient, autorisant ainsi l’expression de la créativité dans le soin. La liberté offerte à l’expression des uns et des autres lors des debriefing donne la possibilité de mettre en débat le métier, mais également d’évoquer la réalité professionnelle. Si la simulation est appréciée par les soignants comme un intermède dans le travail réel, elle est également un outil pertinent pour favoriser l’expression sur l’action, socle de l’analyse réflexive. Les moments d’échanges et de débats nourrissent le sens du métier et se révèlent un outil de construction du collectif. Cette approche didactique peut favoriser la transformation des pratiques professionnelles et devenir source de développement pour les individus et les organisations.

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Notes de la rédaction

Acticle soumis le 09/03/2015, accepté le 16/11/2015

Texte intégral

1Dans le prolongement d’une réflexion globale débutée au fil d’une longue expérience de terrain en tant que soignante, formatrice et enfin ergonome dans le secteur du soin, le lien entre « manutention-soin » et santé des soignants est apparu fondamental tout au long de ce parcours. Pour développer cette réflexion et en faire un objet de recherche, une collaboration entre les deux auteurs de cet article a été menée sur la formation à la manutention des patients comme soin, basée sur une méthodologie intégrant simulation, debriefing et autoconfrontation. Le dispositif de formation a été conçu dans le cadre d’une politique de prévention des troubles musculo-squelettiques dans un établissement médico-chirurgical privé d’Ile de France de 160 salariés. L’objectif de cet article est de proposer une alternative aux formations classiques dans le domaine de la manutention des patients.

2Dans un premier temps, nous présenterons le contexte général en matière de prévention dans le secteur du soin et les formations à la manutention des patients. Nous aborderons ensuite les étapes de la construction de la démarche pédagogique puis nous exposerons notre méthodologie de recherche en précisant son cadre théorique. À partir des situations choisies dans cet article, nous présenterons les résultats les plus pertinents à discuter. Enfin nous conclurons sur les apports et les perspectives d’une approche innovante en matière de formation à la manutention des patients.

1. Contexte de la recherche

1.1. Santé des soignants et formation

  • 1 CRAMIF : Caisse Régionale d’Assurances Maladie Ile de France

3La santé des soignants est un sujet récurrent abordé au travers de nombreuses études. En 2009, en Ile de France, selon la Caisse Régionale d’Assurances Maladie, le secteur du soin a connu une sinistralité identique à celle des bâtiments et travaux publics en termes d’accidents de travail liés à la manutention manuelle. En 2011, ce secteur arrive en seconde position pour le nombre de TMS reconnu (chiffres CRAMIF1). Toujours en 2011, une étude américaine de l’American Nurses Association (ANA) met en évidence l’augmentation des troubles musculo-squelettiques chez les soignants, et ce, malgré l’implantation conséquente de dispositifs techniques d’aide à la manutention. Il semble qu’en matière de prévention les efforts ne soient pas à la hauteur des enjeux ou, tout au moins, qu’ils ne soient pas en adéquation avec les besoins. Les réponses apportées se déclinent essentiellement en termes de formation. Or, il apparait que les formations type « gestes et postures » et, d’une façon plus générale, les formations proposant une approche biomécanique et comportementale se révèlent peu efficaces en matière de prévention (Martin & Gadbois, 2004 ; Teiger, 2002) du fait, entre autres, de l’insuffisance de prise en compte de la réalité du travail et des activités mobilisées. Or la conception de situations de formation nécessite l’identification des caractéristiques des situations de travail pour permettre le déroulement de l’activité productive qui favorisera l’activité constructive (Olry, & Vidal-Gomel, 2011, p. 126).

  • 2 Le rôle propre de l'infirmier est défini par le décret 2004-802 du 29 juillet 2004, dans l'articl (...)

4Concernant la manutention des patients, elle reste largement considérée comme une tâche coûteuse physiquement, ingrate, voire ennuyeuse pour certains (Kneafsey, 2007). Elle demeure peu visible (Molinier, 2008), donc peu encline à permettre aux soignants d’y trouver une source d’estime de soi favorable à leur développement (Malet, & Benchekroun, 2012). Pourtant ce qui est dénommé « manutention de patient » contribue au confort et à la sécurité de la personne soignée et couvre des soins comme l’installation du patient dans une position en rapport avec sa pathologie ou son handicap, le lever du patient, l’aide à la marche en dehors des techniques de rééducation… autant de tâches identifiées dans l’article R.4311-5 du Code de la Santé Publique comme relevant du rôle propre2 de l’infirmier ou de l’infirmière. Ce rôle propre se révèle être une source potentielle de reconnaissance, de satisfaction pour les professionnels : il permet de développer leur sentiment d’autonomie (Lheureux, 2010). À l’instar de tout soin, la manutention peut être appréhendée comme source potentielle de créativité ainsi selon Hesbeen « le soin est œuvre de créativité » (1999, p. 12). Elle constitue « un acte dont la complexité mobilise différentes sphères biomécanique, cognitive, relationnelle et subjective » (Malet, & Benchekroun, 2012, p. 4). Or les formations classiques n’intègrent pas ces différentes dimensions et se limitent principalement aux aspects biomécaniques et comportementaux avec, bien souvent, peu de différences entre « manutention de charge inerte » et « manutention des patients ». Pourtant cette approche multidimensionnelle semble porteuse de perspectives intéressantes pour le soignant et le patient.

5Comment un dispositif de formation peut-il répondre à cette approche ? Que peut apporter un outil comme la simulation ? Comment créer des espaces de discussion centrés sur le travail et le réel des activités, déployées ou non, par les participants à la formation ? La simulation « grande échelle » à caractère écologique nous semble un outil en capacité d’instruire ces différentes questions et de les rendre objets manipulables par les protagonistes de la formation. Elle possède ce pouvoir de créer les conditions de débat au sein du collectif, notamment lors du debriefing, permettant le développement des compétences dans et par l’action (Pastré, 2001). Ce développement doit pouvoir s’inscrire dans la durée pour permettre au soignant de faire un travail « bien fait », source de reconnaissance pour l’individu (Clot, 2010).

1.2. Historique du dispositif de formation

6En 2008, 71 % des soignants de l’établissement ont répondu à une étude interne : 27 aides-soignantes, 29 infirmières et 6 brancardiers. Des effets délétères du travail ont ainsi été mis en évidence : 3 soignants sur 4 se plaignaient de douleurs lombaires, et ce, quelle que soit la tranche d’âge. Concernant les douleurs de l’épaule, 1 professionnel sur 2 exprimait des difficultés, mais ils étaient 3 soignants sur 4 chez les plus de 45 ans.

7Une analyse de l’activité des soignants a permis d’identifier les situations sollicitant particulièrement épaule et rachis lombaire. Les formations classiques étant plutôt axées sur les problèmes rachidiens, il convenait de concevoir un dispositif pédagogique adapté. Son contenu sera présenté sommairement dans le paragraphe suivant.

8La formation proposée s’appuie sur une approche socioconstructiviste et organise des situations d’apprentissage pour favoriser une co-construction des savoirs grâce aux interactions entre apprenants (Vigotsky, 1985). Ainsi, par cette approche, l’émergence de nouveaux savoirs et savoir-faire deviendront source de débats pour requestionner les pratiques au sein du collectif de formation. Dans cette perspective, la démarche didactique va s’articuler autour de la mise en scène de pratiques professionnelles lors des séances de simulation et de debriefing favorables à l’analyse réflexive. Compte tenu du statut hybride de la formatrice-ergonome-actrice-chercheure et face à l’impossibilité de tenir tous les rôles en même temps, des choix quant au positionnement à adopter ont été opérés. Ainsi, lors de la 1ère phase c’est le rôle de la formatrice-animatrice qui a été privilégié. Ensuite durant les simulations, c’est l’actrice qui a pris le relais pour encourager l’ensemble des protagonistes à jouer véritablement le « jeu ». Entre les simulations, la formatrice-animatrice gérait le déroulement et enfin durant les debriefings, afin de ne pas interférer dans les débats, c’est plutôt le rôle d’ergonome-chercheure qui a été privilégié malgré les sollicitations vaines des soignants pour obtenir parfois des avis de la formatrice-soignante. Cette dernière posture a été tenue durant les debriefings présentés dans la contribution.

2. Cadre théorique

2.1. Formation et développement des compétences

9La formation « tout au long de la vie » constitue un thème récurrent avec des dispositifs réglementaires variés. Ainsi par exemple depuis le 1er janvier 2015, le Compte Personnel de Formation (CPF) remplace l’ancien Droit Individuel Formation (DIF). Dans le secteur de la santé, depuis 2013, les professionnels médicaux et paramédicaux doivent répondre à une obligation annuelle de formation au titre du DPC (Développement Professionnel Continu). Au niveau national, mais également international, le développement tout au long de la vie fait l’objet de mesures régulières, pourtant il semble que les contenus « ne soient pas toujours pertinents pour favoriser le développement des compétences […]les temps qui sont consacrés aux activités constructives et aux activités métafonctionnelles, y compris en formation, tendent à se réduire » (Delgoulet, & Vidal-Gomel, 2013, p. 29).

10Or, la formation reste le moyen principal pour favoriser la construction des connaissances (Weill-Fassina, & Pastré, 2004) et développer des compétences en situation de travail. Leplat (2000, p. 56), en se fondant sur la psychologie cognitive, parle de la compétence comme « système de connaissances (au sens le plus général) qui permet d’engendrer l’activité qui réussit ». Lacomblez (2001) discute l’intérêt de l’analyse du travail dans la conception des programmes de formation professionnelle. L’apport de connaissances dans la formation favorise le développement des compétences qui permet d’effectuer le travail. Toutefois une formation ne peut se limiter à son contenu pédagogique.

2.2. Place de la simulation en formation

11La simulation est couramment utilisée dans les projets de conception, de conduite de projet (Maline, 1994), mais elle constitue également un outil pour l’apprentissage. (Weill-Fassina, & Pastré, 2004). La conception des simulations pour la formation passe par une identification de la situation professionnelle de référence issue de l’analyse de l’activité (Olry, & Vidal-Gomel, 2011) pour permettre l’élaboration du scénario constituant la « description narrative d’un enchaînement d’actions... se déroulant dans des conditions et un contexte organisationnel hypothétiques » (Maline, 1994, p. 70). La simulation en santé correspond à « l’utilisation d’un matériel…, de la réalité virtuelle ou d’un patient standardisé pour reproduire des situations ou des environnements de soin, dans le but d’enseigner des procédures diagnostiques et thérapeutiques et de répéter des processus, des concepts médicaux ou des prises de décision par un professionnel de santé ou une équipe de professionnels. » (Chambre des représentants USA, 111 th congress 02-2009 cité par Granry, J.C., & Moll, MC., 2012, p. 7). Dans le cadre de cette recherche, la simulation est construite autour de l’approche du patient standardisé.

12Comme le soulignent Béguin et Pastré (2002), dans la situation de simulation, le sujet poursuit un mobile et cherche à donner un sens à son action. Les soignants explorent par cette méthode la possibilité de tester différentes solutions envisageables dans un espace-temps privilégié qu’est la formation. Il s’agit d’explorer ainsi une diversité de modes opératoires. Les soignants sont invités à jouer leur propre rôle selon un scénario proposé. Placés en co-présence, les protagonistes des scénarii donnent à voir et à entendre leurs activités individuelles et collectives. Ils créent ainsi des interactions multiples et multimodales à la fois entre eux et les ressources environnementales (Benchekroun, 2000), mais également entre eux et l’assistance. L’interprétation laisse une part importante à l’appropriation et à l’improvisation. Il ne s’agit pas en effet pour les soignants de reproduire à l’identique des gestes prescrits lors de la seconde journée de formation, mais bien d’intégrer ou non de nouveaux savoirs et savoir-faire issus de la formation.

2.3. Debriefing, autoconfrontation individuelle et activité réflexive

13Lorsque les séances sont enregistrées, les simulations produisent des supports permettant d’aborder ce que Samurçay (2005) qualifie de troisième phase de la simulation. Cette étape favorise l’analyse réflexive des participants par un retour sur l’activité. Placés à distance de la tâche, les opérateurs peuvent se « concentrer sur les connaissances et compétences qu’ils mettent en œuvre en cours d’activité » (Mollo, & Nascimento, 2013, p. 211). Ils peuvent ainsi devenir « analystes de leur propre activité ou de celle d’autrui… et découvrir un savoir implicite et d’autres façons de faire » (ibid.). Le développement des compétences ne peut donc se limiter à un apprentissage par l’action, il nécessite également un apprentissage par l’analyse de l’action (Weill-Fassina, & Pastré, 2004). Cette attitude réflexive met en jeu un double processus exposé par Schön (1994). Tout d’abord la réflexion dans l’action qui permet de réagir en situation imprévue puis la réflexion sur l’action source d’une analyse a posteriori sur le déroulement de l’action, ses effets donneront des savoirs d’expérience (Perrenoud, 2001).

14Cette activité d’analyse peut ainsi s’effectuer de différentes manières. Dans le cadre de ce travail de recherche, deux méthodes ont été mises en œuvre :

  • le debriefing à chaud le jour de la simulation (Benchekroun, & Hervé, 2008),

  • l’autoconfrontation individuelle quelques semaines après pour susciter une activité réflexive des opérateurs (Mollo, & Falzon, 2004) et accéder aux logiques qui sous-tendent l’action (Mollo, & Nascimento, 2013).

3. Méthodologie de la recherche

3.1. Déroulement de la formation

15La temporalité du dispositif est présentée sur le schéma 1.

Schéma 1 : Temporalité de la session de formation. 
Diagram 1: Training session temporality

Schéma 1 : Temporalité de la session de formation. Diagram 1: Training session temporality
  • 3 Déplacement : changement de position, passage d’un point à un autre.

16La première phase (J1) est essentiellement théorique : notions sur la prévention, sur l’anatomie-physiologie avec une place particulière pour l’épaule. Ce dernier point permet d’aborder les situations de sur-sollicitation de l’articulation pour le soignant, mais également pour le bénéficiaire, introduisant ainsi le risque de maltraitance. Les notions de manutention, de rôle propre sont également évoquées durant cette journée. Enfin les soignants, à partir de leurs propres déplacements3, vont « apprendre » à en identifier les différentes phases pour prendre conscience des difficultés que peuvent parfois rencontrer les patients en situation.

17La seconde journée (J2) se déroule environ 2 semaines après la première. Elle est consacrée à la présentation des outils d’aide à la manutention disponibles dans l’établissement. Des mises en situation pédagogiques autour du soin de manutention sont proposées avec ou sans les outils d’aide.

18La dernière journée (J3) se déroule plusieurs mois après et s’appuie sur l’organisation de simulations. Cette phase sera détaillée dans le paragraphe suivant.

1917 soignants, répartis sur les 3 groupes, ont débuté la formation et 11 l’ont suivi dans son intégralité. Les retours dans les services, entre les journées de formation, ont pour objectif de permettre aux soignants la confrontation des nouveaux savoirs au réel.

20La méthodologie se décline en deux volets complémentaires : un volet quantitatif et un volet qualitatif. Seul le volet qualitatif sera développé dans ce travail, en particulier la présentation des simulations, des débriefings et des analyses et résultats qui en découlent. Concernant le volet quantitatif qui ne sera pas développé dans cet article, il a été réalisé sur la base de 2 questionnaires et parmi ses résultats essentiels on note une transformation des pratiques suite à la seconde journée de formation (Malet, 2014).

3.2. Déroulement des séances de simulation

21Le second volet qualitatif construit sur la base de simulations, avec jeux de rôles et debriefing, organisées la 3ème journée entre 6 et 12 mois après le début de la formation. Quatre auto-confrontations individuelles sont venues compléter le dispositif. Elles ont été réalisées environ 1 mois après les simulations.

22Dans le cadre de cet article, 2 journées de simulation sont présentées. Une autorisation d’enregistrement a été recueillie de manière formelle. Certaines règles de fonctionnement sont édictées : critiques constructives et bienveillantes, pas de jugements de valeur… Au total, 11 soignants ont participé aux simulations :

  • Groupe 1 : 1 infirmière et 5 aides-soignants dont 1 homme

  • Groupe 2 : 5 infirmières.

23Les participants sont issus des différents services : cardiologie, chirurgie, unité de soins intensifs en cardiologie (USIC) et urgences. L’ancienneté des diplômes s’échelonne de 2 à 39 ans.

24Le choix de la personne pour jouer le rôle de la patiente fait l’objet d’un compromis entre les moyens à disposition et l’intention pédagogique. Cette personne doit improviser en respectant le cadre fixé par, entre autres, les capacités de la patiente. Par ailleurs la « patiente », sur le second scénario, doit exploiter la moindre opportunité de tomber pour susciter le débat lors du debriefing autour de la conduite à tenir en cas de chute. Pour cela les conditions de la chute doivent être crédibles. Enfin, dernier point, la séance ne doit pas générer d’accident. Le rôle a été tenu par la formatrice ce qui a permis semble-t-il de faire oublier sa présence aux apprenants tout en attribuant un caractère « ludique » à l’exercice. Un effet collatéral positif de ce compromis dans le choix de la patiente n’avait pas été anticipé : des éléments imperceptibles par la caméra ont été identifiés du fait de la position « au cœur de l’action » de la formatrice-actrice.

25Concernant l’organisation spatiale, la simulation se déroule dans une chambre double du service de chirurgie transformée en chambre simple pour la journée (photo 1). Cette chambre est équipée d’un lit et de l’ensemble du mobilier habituel permettant ainsi une scénarisation la plus proche du réel. Les soignants sont alors véritablement immergés dans « leur univers ». Des chaises sont mises à disposition pour les « spectateurs » en dehors de l’espace délimitant la chambre individuelle. La simulation présentée est construite comme une situation complète de soin : le soignant se retrouve dans un contexte proche de la réalité avec la nécessité d’effectuer toutes les étapes du soin de l’entrée dans la chambre à la sortie.

26Les séances de simulation font l’objet d’enregistrements vidéo. Les caméras sont disposées selon le schéma 3. Un marquage au sol délimite la surface d’une chambre individuelle (pointillés rouges).

Photo 1 : Chambre. Schéma 2 : Emplacement des caméras. 
Photo 1: Room. Diagram 2 : Camera location

Photo 1 : Chambre. Schéma 2 : Emplacement des caméras. Photo 1: Room. Diagram 2 : Camera location

27Lors des 2 séances, les consignes sont identiques. Chacun des groupes est divisé en 2 sous-groupes. Au sein d’un même sous-groupe, les professionnels jouent le même scénario. Pour ne pas influencer leur choix de mode opératoire, ils ne deviennent spectateurs qu’après avoir joué leur scène. Les stagiaires « non acteurs » restent dans la chambre comme « spectateurs ». Ils ne doivent pas intervenir, sauf s’ils sont sollicités par le soignant « acteur » pour l’aider. Dans ce cas, ils tiennent le rôle d’un étudiant de 1er année effectuant son premier stage de façon à laisser l’initiative des choix opératoires au soignant principal. Les rôles entre acteurs et spectateurs sont inversés dans le scénario suivant : les acteurs deviennent spectateurs et inversement. Chaque membre du groupe est acteur dans une situation. Afin d’éviter toute possibilité d’anticipation, le soignant découvre le scénario à son entrée dans la chambre. Les différentes séquences sont identifiées de 1 à 6 pour le groupe 1 et de A à E pour le groupe 2. Les soignants sont ainsi invités à jouer leur propre rôle dans une situation imposée.

282 scénarios ont été élaborés avec une soignante absente lors de ces journées. Ils sont construits pour tenter d’identifier les modalités de construction du soin, les priorités dans l’élaboration du mode opératoire, les éventuels freins à l’incorporation des nouveaux savoirs. Chaque scénario présente une situation identifiée comme étant cohérente pour les soignants, mais pas forcément habituelle.

  • 4 Redon : dispositif de drainage aspiratif permet le recueil des suintements lymphatiques et /ou hé (...)
  • 5 EVA : l’échelle visuelle analogique constitue un outil d’auto-évaluation de la douleur du patient (...)

Scénario 1 : Mme MURE 70 ans, 1.60 m, 70 kg est hospitalisée en chirurgie. Elle a été opérée ce matin d’une prothèse de hanche droite suite à une chute dans sa maison de retraite. Elle est également immobilisée au niveau de l’avant-bras gauche. Elle est restée une semaine en traction avant d’être opérée. L’intervention s’est bien passée. La patiente est remontée de la salle de réveil voici 2 heures : elle est perfusée au niveau de l’avant-bras droit, à un redon4Son EVA5 était à 4 au retour en chambre, les prochains soins sont planifiés dans 2 heures… La patiente a glissé au fond de son lit et se plaint d’être mal installée.

29La patiente présente une déficience à la fois du côté droit et du côté gauche, ce qui peut présenter une difficulté pour la mobilisation selon le mode opératoire choisi.

Scénario 2 : Mme PRUNE, 70 ans, 1.60m, 88kg, a été hospitalisée en cardiologie pour un bilan suite à des douleurs thoraciques. Elle est arrivée avec le SAMU il y a 4 jours. Le bilan cardiologique ne montre aucune anomalie. Toutefois la patiente présente une asthénie importante qui doit être explorée dans les prochains jours. Il est 11h00, elle est encore au lit et attend avec une grande impatience l’aide d’une soignante pour s’installer au fauteuil.

30Dans cette situation la difficulté se situe plutôt du côté de l’évaluation des capacités de la personne pour anticiper une éventuelle chute.

4. Résultats

31La simulation, en permettant aux soignants d’expérimenter de nouveaux modes opératoires, explore le champ des possibles dans des conditions proches du réel, sans risque pour le patient puisque la reconstitution a lieu en dehors des services. La simulation se transforme ainsi en activité productive de connaissances et des savoirs d’actions.

4.1. Développer la créativité pour produire connaissances et savoirs d’action

32Lorsque les soignants ont opté pour l’introduction du drap de rehaussement dans le 1er scénario, une diversité de mode opératoire a été donnée à voir. Des constantes sont relevées : les soignantes effectuent le soin à 2, se positionnent de part et d’autre du lit. Cependant le positionnement de leurs mains et l’usage qui en est fait varient selon les opérateurs.

  • Dans la séquence 3, la soignante accompagne le déplacement en plaçant ses mains, après une brève hésitation, sous le bras du patient. Elle pose sa main et accompagne le mouvement sans produire d’efforts (photos 2 et 3). Elle effectue une sorte de « guidage ».

Photos 2 et 3 : Séquence 3. 
Photos 2 and 3: Sequence 3

Photos 2 et 3 : Séquence 3. Photos 2 and 3: Sequence 3
  • Dans la séquence B, les soignantes empoignent le drap de rehaussement comme si elles utilisaient une alèse classique pour rehausser le patient.

Photo 4 : Séquence B. 
Photo 4: Sequence B

Photo 4 : Séquence B.  Photo 4: Sequence B
  • Enfin, dans la séquence A, les soignantes positionnent chacune une main au niveau de l’omoplate, l’autre au niveau du bassin du patient. Les mains se trouvent ainsi entre le drap de rehaussement et le patient avec, pour objectif, de faire glisser le patient vers la tête du lit.

Photo 5 : Séquence A. 
Photo 5: Sequence A

Photo 5 : Séquence A.  Photo 5: Sequence A

33Les modes opératoires décrits témoignent d’une diversité de pratiques. Concernant la pose de la main sous le bras de la patiente (photos 2 et 3 - séquence 3), la soignante expliquera lors de l’autoconfrontation qu’elle avait hésité ne sachant « plus trop où mettre ses mains » : avant elle plaçait ses mains au niveau axillaire, mais, au cours de la formation, elle a réalisé que ce type de prise pouvait être délétère pour le patient. Le debriefing de cette séquence a donné l’opportunité à une autre soignante de revenir sur le positionnement de ses mains lors de « sa » séquence sur ce même scénario :

« Et là moi quand je t’ai remontée (en s’adressant à la patiente – formatrice)… j’aurais dû mettre ma main plus là, sous les omoplates » dit-elle tout en mimant le geste.

34L’observation de la prestation réalisée par sa collègue vient donc réinterroger ce qu’elle avait donné à voir lors d’une séquence précédente.

35Lors de la séquence B (photo 4), les professionnelles vont utiliser l’outil comme s’il s’agissait d’une alèse standard, c’est-à-dire en effectuant un soulèvement plutôt qu’un glissement de la patiente. Dans la séquence A (photo 5), les soignantes effectuent le rehaussement en s’inspirant du mode opératoire proposé lors de la seconde journée de formation, c’est-à-dire en insérant leurs mains entre le patient et l’outil pour effectuer un glissement. Enfin dans la séquence 3, l’utilisation des capacités de la patiente suffit au rehaussement, la main de la soignante accompagne seulement le mouvement. Les consignes données et les qualités de glisse du drap ont permis le déplacement.

36Outre le type de prises, un autre aspect témoigne de la diversité des modes opératoires mis en œuvre par les soignants. Ainsi, lors des séances de simulation sur le premier scénario du groupe 2, 3 modes opératoires différents ont été observés lors de la phase de placement du drap. La situation est identique : intervention chirurgicale au niveau d’une hanche et plâtre au niveau du membre supérieur controlatéral. Les modalités d’introduction du drap sont différentes : soit sur le côté, soit par le bas, soit par la tête. Cette diversité de pratiques a donné lieu à des échanges et une soignante conclut :

« C’est ça qui est rigolo : 3 techniques différentes avec le même... euh ustensile… la personne elle est remontée les 3 fois... dans les 3, moi, j’ai préféré la méthode à B ».

37La possibilité de prendre un temps pour observer des collègues effectuer un soin et ensuite en débattre n’est pas fréquente dans les situations réelles. La simulation permet d’observer les activités déployées lors du soin pour en débattre a posteriori.

4.2. Susciter des interactions pour provoquer l’action collective

38Lors de la présentation de la journée, une consigne est donnée aux « soignants-spectateurs » : ne pas intervenir lors des simulations. Or, dès qu’une difficulté se présente, des interactions entre le soignant et le public se mettent en place et les spectateurs deviennent acteurs :

  • soit le soignant-acteur cherche un soutien dans le public. Ainsi dans la séquence 3, la soignante se trouve désemparée face à la situation. Elle hésite au moment de latéraliser la patiente pour glisser le drap, elle se tourne vers le public :

« on n’a pas fini…..alors là on a un souci… ».

39Ce moment lui permet à la fois de réfléchir à haute voix, mais elle adresse également un message aux autres pour partager la difficulté.

  • soit le public intervient spontanément et va jusqu’à prendre la main. Dans la séquence 6, alors que la patiente vient de chuter, la soignante reste muette. Une personne du public se lève spontanément en disant :

« Vous êtes dans la mouise !... allez hop lève-malade ».

40Puis elle se lève, va chercher le lève-malade pour relever la patiente et dirige dès lors les opérations tout en expliquant le mode opératoire choisi à l’ensemble de l’assistance. Les échanges suscités pour faire face collectivement aux difficultés permettent la construction de nouvelles connaissances et l’expérimentation de modes opératoires élaborés au sein de ce collectif de formation. La simulation permet la mise en discussion et la confrontation des modes opératoires simulés avec les savoirs et savoir-faire forgés par l’expérience du quotidien.

41Lors du debriefing à chaud, le réel arrive à émerger dans les débats. Une aide-soignante du service de cardiologie établit un lien avec son expérience du terrain. Elle expose les faits suivants :

« Quand c’est un PM (pacemaker), qu’ils (comprendre : les patients) ne peuvent pas nous aider…, on leur demande qu’ils replient leurs jambes et qu’ils nous aident, on ne va pas chercher le drap de rehausseur….Y’a un bras qui est valide pour la potence »

42Elle va sortir du scénario, en l’espèce le cas de la patiente de chirurgie orthopédique, pour évoquer les situations dans lesquelles elle est amenée à effectuer des rehaussements de patient. Elle explique comment utiliser les capacités du patient compte tenu de sa pathologie. Cette évocation apporte des informations génériques aux autres soignants sur les capacités potentielles des patients en cardiologie porteurs d’un pacemaker.

43Le debriefing permet par ailleurs aux soignants de partager certaines difficultés lors de la mise en œuvre de nouveaux modes opératoires dans la réalité du quotidien. Les freins sont principalement liés à la diversité des pratiques des collègues. Une aide-soignante explique :

« … Ça dépend de certaines collègues avec P. (infirmière) pas de problèmes on a les mêmes méthodes, mais avec J (infirmière) c’est plus compliqué ».

44Ainsi les modes opératoires que certains voudraient intégrer après la formation se heurtent à la résistance de collègues conduisant parfois à des tensions entre professionnelles. Cet aspect ne sera pas développé dans l’article, il reste néanmoins essentiel pour la suite de la démarche.

4.3. Susciter des débats autour des pratiques professionnelles

45Le debriefing permet également les débats sur le métier autour des critères du « travail bien fait ». La représentation n’est pas toujours partagée, ainsi ces débats donnent parfois lieu à certaines confrontations. Lors de la séquence 6 (scénario 2), le soignant dès la fin de la projection de la vidéo analyse son activité simulée : « ben c’est parfait hein ! ». Or ses collègues n’abondent pas dans ce sens :

« Mais tu lui as expliqué ce que tu allais lui faire ? Parce que la pauvre là ! J’ai cru que tu prenais un sac à patates ! ».

46Ce que ses collègues ont vu ne semble pas correspondre à leurs critères du soin : l’autonomie de la personne n’a pas, selon elles, été suffisamment préservée et encouragée dans ce qui a été donné à voir. Or, le collègue concerné répond en ciblant les pratiques de ses collègues d’une façon générale :

« Non, mais y’en a (comprendre “des patients”) qui veulent pas justement (comprendre : faire par eux-mêmes), quand tu les prends, surtout quand vous les prenez à 2... pour les mettre au fauteuil. … donc vous savez même plus de quel côté elle est tirée… ».

47Dans la première partie du verbatim, le soignant justifie son choix à partir d’une généralisation de situations rencontrées. Selon lui, les patients préfèrent être soulevés, maintenus comme lui le fait. Dans la seconde partie il opère une généralisation, mais cette fois sur les pratiques de ses collègues féminines. Il juge leur pratique dangereuse : les soignantes, selon lui, manquent de coordination dans l’exécution des transferts à deux. Ainsi les soins réalisés en binôme seraient, toujours selon lui, préjudiciables au patient.

48En fait, les critères du « travail bien fait » retenus sont différents en fonction des professionnels. Pour ce soignant l’efficacité et la sécurité sont prioritaires, la sécurité étant limitée dans ce cas au risque de chute. Cependant, selon ses collègues, l’autonomie de la personne et le confort sont à privilégier. Lors de l’autoconfrontation individuelle le soignant reprendra après le visionnage de la séquence :

« Ben c’est bien, y’a rien à dire, c’est parfait »... ».

Il poursuit en expliquant :

« Je m’attends toujours à ce que les patients tombent, alors je les prends bien ».

49Son objectif est donc d’éviter, à tout prix, une chute quitte à porter la patiente et à se mettre dans une situation à risque pour sa propre santé et sa sécurité.

4.4. Transformer pour revitaliser l’approche de la manutention des patients

50La simulation, le debriefing donnent aux soignants l’opportunité d’une analyse rétrospective de leur activité. Le soin de manutention semble à présent appréhendé différemment comme l’expriment certains verbatims. Il semble imposer un temps de reflexion avant l’action :

« Avant tu fonçais, maintenant tu réfléchis » ou

« Maintenant il y a une démarche de réflexion qui n’est plus la même » ou encore

« Avant on n’avait pas besoin de réfléchir ».

51La formation par la simulation semble favoriser la réflexion pour transformer les représentations des professionnels sur la manutention des patients. Il aurait été intéressant d’interroger plus précisément les soignants sur cette réflexion : à partir de quels éléments cette réflexion est-elle lancée ? Quelle est la plus-value de cette réflexion pour le soignant et pour le patient ?

52Par ailleurs il semble qu’une prise de confiance en soi, pour aborder l’activité réelle, puisse apparaitre suite à l’acquisition des nouvelles ressources. Ainsi, lors de l’autoconfrontation individuelle, une aide-soignante, qui avait été arrêtée plusieurs années suite à un problème de santé, explique :

« Maintenant je fais des tâches que je ne faisais pas avant… Quand je voyais les gens, quand j’ai repris, je me disais oh la la mais maintenant… même plus peur ».

53Depuis la formation cette soignante explique avoir modifié ses pratiques au quotidien. Elle a transposé aux situations réelles des modes opératoires suggérés par la formation. La construction de nouvelles pratiques élargit le champ des possibles et autorise certains soignants à aborder le soin de manutention différemment.

54Parfois cette transformation reste mystérieuse pour la soignante elle-même jusqu’à ne pas réussir à comprendre. Une aide-soignante expliquera lors d’un retour d’expérience informel suite à l’utilisation du lève-malade :

« Je ne sais pas ce qui s’est passé dans ma tête »

55Elle explique avoir eu recours à l’outil spontanément pour relever une patiente après une chute alors que ses collègues étaient occupés. Pourtant jusqu’alors elle était réfractaire à l’utilisation du lève-malade. Or il lui a semblé que, dans la situation, elle n’avait pas d’autre alternative pour faire face.

56Enfin, au cours d’un entretien informel, une infirmière expliquera :

« Je me suis vraiment rendu compte que… euh... tu peux mobiliser quelqu’un en utilisant un maximum ses capacités et toi en en faisant le moins possible. Les ¾ et demi du temps, il le fait et tu ne le touches pas… et à partir de là, ça m’a ouvert sur le reste ».

57Il semble que la conception du soin de manutention comme une activité de collaboration avec le patient permette au professionnel d’appréhender son rôle autrement. Cette « prise de conscience » semble être pour certains un point de départ à la transformation des pratiques professionnelles.

5. Discussion

58Cette contribution porte sur l’intérêt d’un dispositif de formation intégrant simulation et debriefing. Le contenu pédagogique de la première journée de formation n’est pas développé, pour autant son influence ne semble pas neutre dans les résultats obtenus. Il serait intéressant de pouvoir vérifier cette hypothèse en faisant varier le programme de la première journée de formation.

5.1. Favoriser l’analyse réflexive par la formation

59Une jeune infirmière explique au début de la formation :

« Moi j’ai eu un prof qui m’a dit en cours : une infirmière, ça panse avec un a, mais ça ne pense pas avec un e ».

60Ce témoignage laisse entrevoir la mesure du chemin à parcourir dans le besoin de reconnaissance, de valorisation de la profession. L’approche par le soin de manutention, avec cette notion du soin au cœur de l’apprentissage, impose une analyse préalable pour construire un acte de soin à partir de la singularité de la situation. Les résultats obtenus attestent d’une transformation de pratiques à l’issue de la formation.

61Selon Hubault (2009, p. 101) « l’opérateur » doit comprendre et répondre, autrement dit « agir » et pas seulement « faire » (registre de l’opération) : son travail est une « activité de pensée ».... ». La formation, en sollicitant un processus d’analyse avant et pendant le soin, en sollicitant ses ressources cognitives ne place pas le soignant au rang de simple exécutant ou répétiteur d’une technique et contribue à rendre le travail plus visible.

62Selon Molinier (2008, p. 129) « la mise en visibilité de la complexité… peut conduire à la réappropriation de l’estime de soi et à plus de respect de la part d’autrui ». Cette mise en lumière de la complexité du soin, la nécessité d’analyser pour agir et non faire, apporte au soin de manutention une autre dimension. Selon Davezies (1991), les nouvelles trouvailles sont nécessaires pour continuer à éprouver du plaisir. En créant les espaces pour tester de nouveaux modes opératoires et débattre du métier lors de la journée de simulation, en initiant une analyse réflexive des pratiques, la formation contribue au développement de l’individu.

5.2. Construire de nouvelles ressources

63Les effets délétères de la manutention sur la santé des professionnels ne sont pas ignorés des soignants et affectent par voie de conséquence la qualité des soins. La prévention des risques professionnels peine à intégrer les réalités des pratiques professionnelles. Les conséquences des maladies professionnelles ou des accidents du travail sont souvent vécues comme une sorte de fatalisme avec des témoignages parfois édifiants :

« Si on se fait mal, c’est qu’on fait mal » ou encore un sentiment de devoir subir « On n’a pas le choix ».

64L’histoire de la profession n’est sans doute pas étrangère à ces points de vue.

65La formation, telle qu’elle est construite, réinterroge le soignant sur son vécu professionnel face aux réalités des situations. La mise en évidence de certaines pratiques identifiées comme étant délétères lui offre l’opportunité de les reconsidérer. Cette prise de conscience constitue un véritable « catalyseur » de la transformation des pratiques. Selon Holzkamp (2004), cité par Grotlüschen (2005) « Il n’y a d’apprentissage intentionnel, c’est-à-dire voulu et planifié, que si le sujet apprenant à lui-même des raisons d’apprendre ». Ainsi le sujet s’autorise à réinterroger ses pratiques pour les transformer s’il réalise qu’elles sont contraires à ce qu’il pensait qu’elles étaient. Les valeurs restent au cœur de la dynamique de transformation avec notamment la question centrale du patient. Une soignante, lors de l’autoconfrontation individuelle, déclare que ce qui l’a le plus marqué :

« C’est l’histoire de faire mal ». À la question « mais c’est des choses que tu savais avant la formation ? », elle répond « sur moi-même oui… mais sur le patient, pas forcément... ».

66Toutefois selon certains, ces pratiques délétères peuvent être tolérées, mais de façon exceptionnelle, quand :

« on ne peut vraiment pas faire autrement ».

67La « prise de conscience », bien qu’indispensable, ne peut se suffire à elle-même, encore faut-il donner les moyens, les outils au soignant pour lui permettre de construire un soin en cohérence avec ses valeurs.

5.3. Débattre du métier : entre créativité et besoin de reconnaissance

68La formation crée un espace réflexif indispensable pour la mise en débat des solutions gestuelles utilisées par chacun. (Lémonie, & Chassaing, 2013). La visualisation de sa propre prestation, de celles des autres permet comparaisons, débats jusqu’à permettre à certains de s’étonner. La diversité de modes opératoires témoigne de la part de créativité dans le soin. Comme l’écrit Hesbeen (1999) « le soin est œuvre de création guidée par cette capacité d’inférence que développe les professionnels... » (p. 12) et « aucune théorie, aucun modèle ne peut contenir la singularité, la richesse de l’être » (p. 13). Cette créativité favorise l’estime de soi, se transforme en source de reconnaissance (Malet, & Benchekroun, 2012). Or selon Pastré (2004), la reconnaissance précède la compétence, la quête de ce besoin de reconnaissance va donc inciter l’opérateur a bien faire donc à développer des compétences, une forme de cercle vertueux peut ainsi s’installer car la question de la reconnaissance est omniprésente dans le travail. L’opérateur cherche en effet à soumettre son « agir » au jugement de l’autre pour alimenter cette dynamique de la reconnaissance (Dejours, 2000), pour prévenir la souffrance qui peut surgir lorsque l’individu n’arrive plus à se reconnaître dans ce qu’il fait (Clot, 2010).

69Toutefois l’« œuvre de création », pour reprendre Hesbeen, alimente la controverse sans aboutir forcément à un consensus. Comme le souligne Caroly (2010, p. 94), « le travail collectif n’est pas toujours un soutien dans l’activité ». Il freine parfois les possibilités de mises en œuvre de nouvelles pratiques lors du retour dans les services. Cependant le temps de formation permet le plus souvent, semble-t-il, de construire un collectif de formation qui pourra devenir une ressource de retour dans l’activité réelle. La relation d’entraide, de soutien lors des simulations a permis aux uns et aux autres de se mettre en scène sous le regard des autres. Cette relation d’échange permettra de construire des liens facilitant la circulation des informations, les apprentissages (Alter, 2009). Les espaces de débat organisés au cours de la formation sont l’occasion pour les soignants de construire des ressources à partir de l’analyse réflexive de leur pratique. Ces espaces sont plus que jamais indispensables dans une perspective de développement d’autant que les temps d’échanges, y compris ceux dédiés aux transmissions entre équipes, tendent à disparaitre du fait des organisations avec, par exemple, le travail en douze heures.

5.4. Retour d’expérience sur la multiplicité des rôles pour l’ergonome

70Des arbitrages quant au positionnement se sont révélés indispensables tout au long de la formation comme cela a été exposé précédemment. Concilier objectifs de formation et objectifs de recherche s’est révélé complexe parfois, compte tenu du fait, entre autres, que certains apprenants sont d’anciens collègues. Ainsi, au fil de la journée de simulation, notamment lors du debriefing des dernières séances, il est devenu de plus en plus difficile de ne pas mélanger les rôles : la formatrice puis la soignante se sont invitées sournoisement dans les débats. Il est en effet devenu impossible de soutenir l’effort de mise à distance : ces séances n’ont pas été exposées dans cet article. L’activité de la « formatrice », lors de la phase du debriefing nécessiterait sans doute une analyse plus précise ce qui n’est pas l’objet de cet article. Animer un dispositif de formation intégrant simulation et debriefing demande des compétences qui, a certains moments, se sont révélées limitées. Cependant les connaissances acquises lors de cette expérimentation permettront d’aborder d’autres expériences similaires plus sereinement avec, entre autres, une préparation plus fine du debriefing, en l’occurrence un travail précis sur les objectifs de la séquence à analyser.

71Concernant la suite de la démarche au sein de la structure, elle se poursuit avec l’accompagnement sur le terrain des formés, l’extension de la formation aux non-formés et aux brancardiers pour harmoniser les pratiques entre professionnels. La dernière journée de formation avec simulation et debriefing fait désormais partie du cursus alors qu’initialement elle avait été conçue dans le cadre de cette recherche pour évaluer des transformations issues des deux premières journées.

72Enfin l’expérience témoigne d’une possibilité de mettre en œuvre un outil comme la simulation dans de petites structures aux moyens limités en l’occurence sans centre de formation dédié, comme cela peut exister sur des établissements plus importants. La limite de l’utilisation de la simulation se situe sans doute au niveau de la formation des intervenants particulièrement pour le debriefing qui revêt un caractère essentiel pour l’apprentissage (Pastré, 2005).

6. Conclusion

73Le dispositif de formation au soin de manutention, en intégrant la simulation avec jeu de rôles, permet aux professionnels de tester des modes opératoires sans risque pour le patient, favorisant ainsi la créativité dans le soin. Le soin de manutention est rendu « plus visible », apportant parfois au soignant l’opportunité de s’étonner de ses propres performances. L’approche présentée offre une possibilité de (re)trouver une certaine estime de soi, de redécouvrir le « prendre soin », cœur du métier en s’appuyant sur le concept de rôle propre. L’élargissement du champ des possibles parvient à redonner du pouvoir d’agir aux professionnels. Les moments d’échanges et de débats nourrissent le sens du métier et se révèlent un outil de construction du collectif. Lors des debriefing les soignants peuvent évoquer la réalité professionnelle : l’activité réelle s’invite ainsi dans l’activité simulée.

74Il convient cependant de poser la question des formations à la manutention des patients de façon plus large. Elles semblent encore trop souvent abordées comme un exercice de reproduction d’une gestuelle standardisée, exercice axé sur la prévention du risque rachidien et déconnecté de la réalité du travail. Les formations ne devraient-elles pas intégrer l’ensemble des composantes du geste : le geste composé, construit, situé, investi (Chassaing, 2006) pour favoriser l’apprentissage et permettre le développement des individus ? La prise en compte de l’aspect multidimensionnel se révèle indispensable (Malet, & Benchekroun, 2012) d’où la question de la qualification du formateur : doit-il plutôt être expert de la biomécanique ou expert du rôle propre… puisque le soin de manutention relève du rôle propre ?

75Enfin la question de la transposition des nouvelles connaissances dans le réel ne peut se dédouaner du poids de l’organisation, du collectif. C’est pourquoi la formation doit s’intégrer dans une démarche globale de prévention. L’implication des décideurs est essentielle pour offrir aux professionnels ces espaces de formation et de débat indispensables au développement, à l’autonomie des personnes et conserver au travail sa « fonction possible d’opérateur de santé » (Clot, 2010).

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Bibliographie

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Notes

1 CRAMIF : Caisse Régionale d’Assurances Maladie Ile de France

2 Le rôle propre de l'infirmier est défini par le décret 2004-802 du 29 juillet 2004, dans l'article R. 4311-3 : Dans ce cadre, l'infirmier ou l'infirmière a compétence pour prendre les initiatives et accomplir les soins qu'il juge nécessaires conformément aux dispositions des articles R. 4311-5 et R. 4311-6. Il identifie les besoins de la personne, pose un diagnostic infirmier, formule des objectifs de soins, met en œuvre les actions appropriées et les évalue. Il peut élaborer, avec la participation des membres de l'équipe soignante, des protocoles de soins infirmiers relevant de son initiative. Il est chargé de la conception, de l'utilisation et de la gestion du dossier de soins infirmiers. "

3 Déplacement : changement de position, passage d’un point à un autre.

4 Redon : dispositif de drainage aspiratif permet le recueil des suintements lymphatiques et /ou hémorragiques après une intervention

5 EVA : l’échelle visuelle analogique constitue un outil d’auto-évaluation de la douleur du patient. Les résultats s’échelonnent de 0 à 10 : 0 étant l’absence de douleur et 10 la plus grande douleur imaginable par le patient

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Titre Schéma 1 : Temporalité de la session de formation. Diagram 1: Training session temporality
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Pour citer cet article

Référence électronique

Dorothée Malet et Tahar-Hakim Benchekroun, « Simuler les activités pour développer les pratiques professionnelles : le cas de la formation à la manutention des patients »Activités [En ligne], 13-1 | 2016, mis en ligne le 15 avril 2016, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/activites/2717 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/activites.2717

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Auteurs

Dorothée Malet

CMC les Fontaines, 54, boulevard Aristide Briand,
77000 Melun – dorothee.malet@laposte.net

Tahar-Hakim Benchekroun

Conservatoire National des Arts et Métiers, Centre de Recherche sur le Travail et Développement (CRTD), 41, rue Gay Lussac,
75005 Paris – tahar-hakim.benchekroun@cnam.fr

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