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L’image animée comme artefact dans le cadre méthodologique d’une analyse clinique de l’activité

Daniel Faïta

Résumés

Le recours à des représentations filmiques des situations de travail est devenu récurrent aujourd’hui en analyse de l’activité. Cela soulève une série de problèmes dont deux catégories au moins méritent d’être examinées avec soin. Il convient en premier lieu de s’interroger sur le statut du film en tant que représentation supposée immédiate des actes de travail à soumettre à l’étude. Les rôles respectifs des chercheurs / experts et des opérateurs dans le choix des séquences retenues, dans les actes éventuels de découpage et d’assemblage, les prérogatives du réalisateur, etc., offrent autant d’exemples de fausses évidences masquant en fait un ensemble d’arbitrages plus ou moins conscients. D’un autre côté, la diffusion croissante du cadre méthodologique de l’autoconfrontation croisée, emprunté aux diverses recherches se réclamant de la clinique de l’activité, ne laisse pas de susciter d’autres interrogations. Ces travaux, outre l’utilisation du film vidéo, cumulent d’autres difficultés potentielles, liées à l’organisation des situations d’ « activité sur l’activité » par le milieu associé à la recherche et dans la recherche : les interactions chercheurs – opérateurs, la production discursive de ces mêmes opérateurs en référence à l’image de leur travail, sans oublier la nature et la vocation des objets médiatiques obtenus en fin de processus. On se propose de dégager un certain nombre d’éléments permettant d’avancer la réflexion sur ces objets complexes, en se référant prioritairement à la théorie dialogique ébauchée par Bakhtine, par l’intermédiaire de quelques concepts majeurs.

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Notes de la rédaction

Article reçu le 23 juin 2006 accepté pour publication le 4 mai 2007

Texte intégral

1Toute activité humaine – l’activité de travail, pour ce qui nous intéresse ici – oppose à ceux qui l’étudient des obstacles nombreux et substantiels. L’illusion de pouvoir soumettre à l’étude un objet directement prélevé par l’observation, ou toute autre méthode de recueil de données, n’est pas l’un des moindres. Commentant la critique par Vygotsky (1997) du «  dogme de l’expérience immédiate  », Clot souligne combien le comportement effectif n’est qu’une infime part de ce qui est possible. «  L’homme est plein, à chaque minute, de possibilités non réalisées. Or, ces possibilités écartées – qui ne sont pas accessibles directement, ni pour le sujet ni pour son interlocuteur –, n’en continuent pas moins d’agir. (…) c’est seulement par des moyens détournés qu’on peut s’y mesurer  » (Clot, 2004, p. 7). Il est donc nécessaire de créer les conditions permettant non pas de faire émerger ou se révéler ces dimensions cachées, mais de mettre en œuvre «  des dispositifs techniques permettant aux sujets de transformer leur expérience vécue d’un objet en objet d’une nouvelle expérience vécue (Vygotsky, 1925), afin d’étudier le passage d’une activité dans l’autre  » (Clot, ibidem). Il s’agit, en d’autres termes, de faire en sorte qu’une collaboration entre acteurs et chercheurs ouvre une voie différente vers la connaissance par le «  redoublement de l’expérience vécue  ».

2On se contentera de signaler brièvement combien cette vision critique, argumentée d’un point de vue psychologique, englobe en fait une masse importante d’autres questions, touchant principalement aux dimensions langagières et symboliques des échanges, au terme desquels intervient la production de nouveaux objets soumis à la réflexion. Laissant arbitrairement de côté tout un pan de problématique lié à l’expression du vécu et de l’expérience professionnelle, on s’attachera à élucider une question épineuse : quel est le statut des produits de ces «  redoublements  » de l’expérience, et quelles caractéristiques majeures distinguent les processus aboutissant à leur réalisation, en premier lieu l’implication dans l’élaboration du «  dispositif technique  » des différents opérateurs associés ? On centrera particulièrement cette contribution sur l’exemple de la réalisation de films vidéos dans le cadre de la situation dite d’«  autoconfrontation  », conçue à l’occasion d’une étude sur la sécurité dans les transports ferroviaires (Faïta, & Clot, 1996 ; Faïta, 1997), et depuis lors largement diffusée.

3La démarche clinique en analyse du travail postule la nécessité de rendre ceux qui s’y associent sujets de leur propre expérience. Rompant en cela avec les méthodes fondées sur la sollicitation directe (ou médiatisée) de l’expérience de travail, au moyen de techniques privilégiées, comme les différentes techniques d’entretien ou de verbalisation sollicitée, on s’attache à susciter un rapport instaurant un «  dialogue à plusieurs niveaux  » (Faïta, & Vieira, 2003) dans lequel les participants, qu’ils soient chercheurs‑observateurs ou protagonistes du procès de travail étudié, orientent leur activité de connaissance vers les situations de travail constituées en objets de cette réflexion.

4C’est précisément de ce parti pris que découle une série de problèmes dont on retiendra les deux principaux : il s’agit en premier lieu de la volonté de substituer à la relation asymétrique entre chercheurs et sujets celle de partenariat dans la «  co-analyse  ». Cela conduit les adeptes de ce cadre méthodologique, dont l’auteur de ces lignes, à impulser un mouvement de «  décontextualisation - recontextualisation  » consistant à distinguer, parmi une multitude d’autres possibles, un fragment de situation de travail qui sera ensuite soumis à la réflexion a posteriori des protagonistes, dans une situation seconde où ce moment de leur propre travail effectué deviendra l’objet d’une activité critique de redécouverte, d’appréciation, de commentaire. Il va de soi qu’un tel parti pris impose une reconsidération globale des rapports entre chercheurs, acteurs, et objet, dès le moment initial du processus. Sans confondre pour autant les rôles respectifs des protagonistes associés par la démarche, la question du choix des situations à soumettre à ce travail de co-analyse ne saurait y échapper, sous peine de perpétuer un rapport inégal, générant des esquives volontaires ou non vis-à-vis des aléas et difficultés opposées par les situations réelles. Les opérateurs doivent donc jouer un rôle déterminant – sans qu’il s’agisse de substituer une hégémonie à une autre – dans la détermination des séquences de leur travail susceptibles d’être soumises au processus. Ils doivent pouvoir en mentionner l’importance ou l’intérêt, en fonction de leur position vis-à-vis des objectifs de l’étude et c’est vraisemblablement à ce moment, essentiel, que s’amorcent à la fois une réflexion intime sur leurs propres pratiques et un début de dialogue avec le chercheur.

5La question, faussement anodine, du recueil et de la manipulation de ces actes de travail, fixés sur un support-vidéo en l’occurrence, mais de nature éventuellement différente - et réexaminés à loisir, pâtit sans aucun doute d’une double ignorance : celle d’une naïveté savante pour laquelle l’image fixe ou animée n’est que la pellicule – sans jeu de mots – sous laquelle «  frémit  » un réel fourmillant d’événements et de péripéties masqués par les dimensions physiques, massives, du travail montré : ce que l’on voit. Celle, différente, du dédain professé ou implicite des techniciens – éventuels virtuoses – de l’image, pour qui la syntaxe filmique, outillée de ses savoirs et affranchie des contraintes de l’espace et du temps, est seule digne de construire un discours générateur de sens. Sans excès particulier de langage, on semble se trouver pris entre la platitude du document brut, tel qu’une caméra de surveillance pourrait à la limite nous l’offrir, et l’élaboration d’un projet de «  filmer le travail  », avec son écriture et ses mises en scènes…

Un «  entre – deux  » raisonné

6Entre les deux, il y a place pour la construction d’objets présentant la caractéristique commune d’offrir en spectacle des moments de travail représentés (au sens de figurés, matériellement et symboliquement) par les actions, conduites et postures des opérateurs en activité. Du plus simple au plus réfléchi, en écartant d’emblée le problème élémentaire posé par le fait que tout prélèvement d’image relève en soi du choix de celui qui l’opère, cet acte de construction consiste à détacher – au minimum – un ou des moments de la continuité dont ils participent.

7La question primordiale concerne donc le statut de cet objet primaire. En quoi consiste-t-il ? Qui, parmi le «  milieu associé à la recherche  » opérateur, chercheur, commanditaire, est détenteur des critères susceptibles d’évaluer au mieux la pertinence de choix effectués ? Sa nature effective a jusqu’alors fait l’objet d’évitements, voire d’impasses, de la part de ceux – et l’on endossera volontiers ici une part de cette responsabilité – qui dans le domaine de l’analyse de l’activité se réclament de la tradition des «  méthodes indirectes  » (Vygotsky, 1925/1994), et plus encore de la théorie dialogique de Bakhtine. En s’épargnant pour l’instant l’épineux débat suscité par les manipulations des «  rushes  » et les prérogatives que s’arrogent ceux et celles qui y procèdent, fussent-ils les mieux intentionnés, peut-on simplement éluder la question en laissant entendre que le film vidéo d’une séquence constitue en quelque sorte un objet doté d’une existence naturelle ? Qu’il est possible de le prélever par un geste simple de découpage, dans un continuum d’images parmi lesquelles des marques identifiables de début et de fin signaleraient la place qu’il occupe, permettant de l’en détacher sans autres conséquences ?

8Dans les faits, les séquences retenues pour faire office de représentations réalistes du vécu des sujets confrontés sont de nature extrêmement variable. Elles dépendent parfois d’une unité de temps caractéristique de l’activité de travail observé, de son découpage en séquences clairement identifiées ou en moments successifs correspondant à des phases distinctes de cette activité. Dans ce cas, l’idée semble s’imposer d’une naturalité intrinsèque de la suite d’images projetées, comme si la relation de celle-ci à la réalité observable correspondante allait de soi.

9Dans d’autres cas, la représentation filmique réalisée ne coïncide pas avec le découpage en séquences de l’activité de travail, ni forcément l’ordre dans lequel elle donne à voir les images successives avec l’ordre réel des actions. Il s’agit principalement de cas de figure où l’observation et le recueil d’images sont étalés sur une durée importante, ou lorsqu’à l’instigation des opérateurs associés à la recherche, et au terme d’une mise en travail collective de leurs points de vue plusieurs séquences disjointes ont été recueillies, traitées séparément et assemblées. Le film soumis à l’autoconfrontation résulte alors d’un montage, de choix successifs, théoriquement opérés en concertation, mais restant finalement l’apanage de ceux qui, détenteurs du matériel et du logiciel, exécutent les gestes techniques au terme desquels est obtenu le document exposé aux sujets concernés. À ce moment du processus, c’est la représentativité du film en référence à la durée réelle des situations de travail, à la continuité temporelle des actes et de leurs successions qui pose problème.

Un rapport dialogique global

10Le second des deux motifs de réflexion envisagés ici est constitué par la conception du rôle du chercheur-observateur et la façon dont il est effectivement joué. Celles-ci diffèrent probablement selon l’objet que se donne l’activité scientifique engagée. Sans déroger au principe de base suivant lequel ce processus de connaissance n’est pas dissociable d’une démarche visant à refaire de leur «  travail un objet de pensée pour ceux qui en formulent la demande  » (Clot, & Faïta, 2000, p. 8), il peut en effet s’agir de favoriser l’émergence de manifestations associées aux épreuves psychiques affrontées par les sujets au cours de l’activité de travail, comme c’est le cas dans la pratique de la clinique de l’activité en psychologie du travail. L’accent peut en revanche être mis sur le travail de mise en mots par les opérateurs de leur vécu, de leurs savoirs en actes, des modes opératoires concrets qu’ils mobilisent pour atteindre leurs objectifs, ce qui correspond plutôt à ma pratique. Sans négliger, par excès de naïveté, que l’une et l’autre vision se recoupent assurément, on est néanmoins en présence de positions engendrant des stratégies et des conduites sensiblement différentes. Je privilégie pour ma part une conception faisant du chercheur le guide du processus, qu’il a préalablement conçu et organisé, tout en l’engageant dans un travail d’instigation et d’appui à la maîtrise par les opérateurs des outils langagiers et symboliques de médiation entre eux-mêmes et leur propre activité.

11Rappelons à ce propos les termes dans lesquels on concevra le rapport dialogique «  à plusieurs niveaux  » caractérisant le processus d’autoconfrontation (Faïta, & Vieira, 2003). À la situation de travail initiale, extraite du passé professionnel récent des opérateurs, répond une situation ad hoc, créée pour que s’initie une activité d’un nouveau type, au cours de laquelle ceux-ci se confrontent à l’image de leurs actions passées. Chacun s’engage donc, au cours de cette première phase, dans un dialogue avec lui-même dans le cadre duquel il justifie, évalue, ses propres actes, s’en étonne éventuellement et en construit une vision nouvelle, argumentée par la vision à distance qui est la sienne et le rapatriement de ces mêmes actes dans la situation actuelle.

12La première phase, généralement qualifiée d’autoconfrontation «  simple  », est suivie de l’autoconfrontation dite «  croisée  », au cours de laquelle le sujet se voit confronté à l’évaluation par un pair de ses actes de travail aussi bien que de ses commentaires. C’est au cours de cette phase initiale qu’est mise à l’épreuve sa capacité à trouver les moyens de mettre en discours non seulement les actes qu’il se voit accomplir, mais aussi ce qui précède, conditionne ces actes, les explique ou explique qu’ils s’accomplissent de telle façon et non d’une autre.

13On formalisera très schématiquement ce cadre méthodologique comme suit, avant de préciser plus loin les rapports dynamiques entretenus par les différentes phases et configurations :

Processus d’autoconfrontation

Visionnage de la séquence filmée (situation de travail initiale)
en présence du chercheur

Commentaire de la séquence par l’intéressé, engagement du rapport dialogique à deux niveaux (situation initiale / actuelle ; opérateur / chercheur)

Confrontation à un pair à propos du film ainsi que du discours produit
Développement d’un rapport dialogique à plusieurs niveaux

Validation et appropriation collective du produit final de ce processus

14L’idée d’un dialogue composite, au cours duquel une situation d’action, qualifiée de primaire, fournit à la fois le contexte et l’objet d’une nouvelle activité semble justifiée. Ce qui importe est alors le fait que ce «  contexte  » n’est pas seulement un ensemble de références, «  ce dont on parle  », mais surtout une part déterminante de ce que les opérateurs font de ce qu’ils voient au moment où ils le voient. On entend par là le fait que les actes de travail saisis par le film ne sont pas seulement prétexte à commentaire ou explication dirigés vers autrui, mais prennent sens d’une façon souvent insoupçonnée, jusqu’alors, par leurs propres auteurs. Cela explique que les discours produits par les sujets ne soient jamais seulement la contrepartie verbale ou l’explicitation des actes visualisés. Cela explique également que la coïncidence en temps de l’image et du discours soit impossible à obtenir : un sujet sollicite toujours l’arrêt du défilement des images pour intervenir à propos de sa situation de travail. Il éprouve presque toujours le besoin de faire place à ce «  concentré d’histoire qu’est chaque situation d’activité  » (Schwartz, 2001, p. 735) : ce qui s’est déjà passé, déjà fait et qui justifie ce que l’on voit, ce qui doit advenir ensuite et impose aux actes telles caractéristiques, ce qui pourrait être fait autrement, par d’autres ou par le sujet lui-même…

Une «  paire de lunettes  » pour voir le non visible : le cas de la professeure d’Arts Plastiques

15On retiendra, à l’appui de ce qui précède, l’exemple d’un cas concret extrait des travaux d’une chercheuse membre de notre équipe, engagée dans l’analyse de l’activité de travail des enseignants, en l’occurrence des professeurs d’Arts. Il s’agit d’un moment parmi d’autres du rapport dialogique entre deux professeures, dont E.L. qui s’est engagée dans une recherche sur les composantes du «  métier  » de professeur. Elles échangent dans le cadre d’un processus d’autoconfrontation «  simple  », correspondant exactement à ce moment où un sujet agissant visionne le film vidéo de son travail dans une situation d’échange verbal avec autrui, et s’engage à ce propos dans une nouvelle activité. Le début du document vidéo en question permet de voir la professeure dans sa classe, dans la phase initiale du cours. Les actes, les gestes, les paroles apparaissant et reproduits dans le film sont réappropriés dans la situation présente par la personne qui les a accomplis dans le passé. Tels qu’ils sont reconstruits dans les discours des interlocuteurs, ils prennent sens dans un système différent : ce qu’incorporent les objets, les actes langagiers et non langagiers, les pratiques, comme «  sens  » participant à l’avancement de l’activité, fait l’objet d’une réappropriation, d’une transformation et d’un développement dans et par les échanges et les productions discursives des interlocuteurs. Dans le même temps, cette transformation révèle certaines dimensions cachées des situations d’action, particulièrement ce que nous avons nommé «  organisateurs  » et «  préoccupations  » des sujets.

Tu n’es pas le prof de maths…

1E.L. : Tu es assise sur le bureau, tu le fais souvent ?

2P2 : Ah, oui… Je m’assieds où je peux, rarement sur ma chaise de bureau. Donc je vais me poser un petit peu, aux moments de pause qui sont rares… Je ne suis pas persuadée d’être assise… Je ne m’assiérais jamais sur le bureau ! Je suis juste calée.

3E.L. : Tu te places comme ça pour voir tout le monde ?

4P2 : Euh… Un mécanisme d’approche aussi je crois ! Tu vois, au lieu d’être derrière mon bureau, ce qui n’aurait pas de sens, je ne vois pas pourquoi j’y serais d’ailleurs ! Je me mets plus près d’eux, plus avancée vers eux. C’est terrifiant un bureau. Et puis il faut savoir que c’est une salle qui sert à d’autres cours : Maths, Histoire-Géo, etc, donc ça va le leur rappeler… Ici, c’est pas nécessairement la classe d’Arts Plastiques. pour eux ! Donc ce dispositif du bureau central, (…) ça ne va pas du tout… Donc rien que symboliquement, ne pas se mettre derrière le bureau, ça veut dire…

5E.L. : Que tu n’es pas le prof de Maths ?

6P2 : Voilà ! C’est pas grand-chose comme décalage, c’est un mètre… Mais j’y suis très rarement derrière le bureau…

16Sans procéder à une analyse systématique de ce fragment, présenté au titre d’illustration du propos, on soulignera :

  • les marques de suspension du jugement présentes dans le discours de P2 («  je ne suis pas persuadée d’être…  » ; «  un mécanisme d’approche aussi je crois  »…) traduisant, à l’occasion de la situation créée par E.L., une prise de conscience des caractéristiques non formalisées de ses conduites ;

  • des indices matériels forts de sa préoccupation majeure : être identifiée comme professeur d’arts plastiques, et donc produire au travers des attitudes, de l’usage des objets et de l’espace, les marques de cette identité.

17Le processus offre la possibilité à la personne de se saisir des dimensions globales de sa propre activité et de redonner sens aux gestes accomplis dans un nouveau contexte, celui de l’espace discursif ouvert dans le cadre de l’échange verbal, tout en exprimant certaines déterminations fortes, qui ne l’auraient peut-être jamais été en dehors des enchaînements discursifs («  c’est terrifiant un bureau  »).

18Les énoncés 2P2 et 4P2 témoignent à ce sujet d’un développement manifeste. Entre le constat formulé en réponse à l’observation de E.L. (Ah oui…) et la conclusion sur ce point (…symboliquement, ne pas se mettre derrière le bureau ça veut dire…), on assiste à un crescendo de la prise de conscience par la personne de la portée des actes et des attitudes présentés par le film. Successivement, elle passe de la constatation (je m’assieds ou je peux), à la justification (me poser… aux moments de pose qui sont rares) pour en venir à une première rupture du glissement thématique dans lequel elle s’était engagée : celle-ci se manifeste par la contestation de la partie précédente de son discours, jusqu’alors enchaîné sur celui d’E.L. (…je ne suis pas sûre d’être assise…). Elle conclut cette phase en fournissant les marques catégorisant de façon formelle sa position (je ne m’assiérais jamais…).

19La situation actuelle devient alors le théâtre d’un événement au sens propre, puisqu’au-delà de la rupture survenue c’est un véritable abandon du thème précédent qui se matérialise : il n’est plus question de commodité, de pause, ni même de suspendre l’argumentation consacrée à ce type d’objets. C’est la question du «  sens  » qui émerge, sens des choix qui, à travers les conduites et les attitudes manifestent les préoccupations fondamentales de la personne.

20Il est assez clair dans ce cas que la mise en confrontation des deux situations, l’une filmée, antérieure, et l’autre actuelle, d’échange verbal, produit un effet favorisant grâce auquel le processus dialogique se déploie au-delà des limites circonscrites par les conduites des interlocutrices. Comme on l’a indiqué précédemment, des faits ou des caractéristiques incorporés par celles-ci échappent à la sphère du simple commentaire pour, lorsqu’ils sont relevés par le sujet, prendre rang parmi les éléments manifestant dans la situation initiale les préoccupations trouvant dans celle de l’autoconfrontation le terrain propice à leur développement : dans ce cas, c’est de l’identité professionnelle à conquérir et à défendre qu’il s’agit.

21On observe comment ce simple document, faisant l’objet du dialogue et donnant à voir pendant les quelques minutes la disposition du lieu de travail et les postures des participants, suffit à mettre en évidence les enjeux de l’épreuve. Les remarques de la chercheuse au sujet de la posture de P2 relèvent en effet du constat, de la mise en mots d’une évidence apparente : les positions relatives des objets et des acteurs de la scène lui suggèrent en effet le discours tenu. Un bureau n’est pas une chaise, et le fait de voir ce détournement opéré fonctionne très normalement comme un organisateur attendu de l’échange, du moins du début de celui-ci. Cependant, le choix opéré, qui a consisté à interrompre le déroulement du film à ce moment, et donc à découper une séquence parmi d’autres, engendre des conséquences directes sur la façon dont la personne confrontée s’en empare pour donner sens à sa propre activité.

22Cela nous fait dire que la situation actuelle dialogue alors avec la situation passée (Faïta, & Vieira, 2003), et que le sujet confronté dialogue en différé avec lui-même comme avec d’autres interlocuteurs absents ou imaginaires (Amigues, Faïta, & Saujat, 2002). De notre point de vue, centré d’abord sur la dimension langagière et symbolique des activités de travail, le visionnement d’une situation d’action qui l’implique par un sujet agissant, la perception des discours qui enveloppent et supportent celle-ci, ne sont donc pas réductibles au simple rapport entre une nouvelle activité et les événements antérieurs et extérieurs qui la motivent. Il ne s’agit pas, du moins pas seulement – et c’est peu dire dans ce cas – d’une pause ou d’un détour réflexif prenant pour objet les actes de l’opérateur concerné. Le film, objet de ce visionnement, fonctionne aussi, et peut être essentiellement, comme outil d’investigation pour ces opérateurs, confrontés à leurs propres choix, épreuves, réussites ou échecs professionnels. On entend par là qu’il offre des moyens insoupçonnés d’interpréter en les revivant des situations concrètes les impliquant et de les transformer, en ce sens que les mêmes protagonistes ne les revivront plus de la même façon, fussent-elles identiques.

23On identifiera l’image filmique au «  thème  » bakhtinien : «  système de signes dynamique et complexe qui s’efforce de coller de façon adéquate aux conditions d’un moment donné de l’évolution  » (Bakhtine – Volochinov, 1977, p. 143). L’opérateur voyant, c’est-à-dire découvrant, les gestes de cet autre qui est lui-même en action dans un vécu antérieur, travaille à se comprendre à travers ces gestes reproduits à l’écran. Cette compréhension n’est rien d’autre que la préparation d’une réponse à «  l’énoncé  » qu’il reçoit sous la forme de cet «  ensemble de signes  », et qui de toute manière débordera assurément du simple rapport dénotatif, c’est-à-dire de mise en mots a posteriori des actes verbaux et non verbaux qu’il découvre. L’expérience de ces mises en relation répétées entre situations, milieux de travail et opérateurs individuels, délivre à ce sujet des enseignements objectifs : les sujets agissants confrontés au film de leur activité de travail s’engagent fréquemment dans le commentaire mais délaissent systématiquement ce genre de discours – plus ou moins vite – dès lors que la situation re-vécue les pousse à agir à partir d’elle après avoir symboliquement agi sur eux.

24Le sujet autoconfronté s’engage dans une phase débutant par un dialogue entre les deux situations : la situation d’origine et la situation actuelle. Le rapport que l’on définit ainsi tient à ce que les sujets doivent s’imposer une re-qualification de leur relation à eux-mêmes comparable à l’activité que n’importe qui déploie pour comprendre les actes et les discours d’autrui, afin d’y répondre par une activité adaptée, des mots, des signes, des signaux. En d’autres termes encore, comme c’est le cas dans l’exemple proposé plus haut, le discours produit en réponse à ces interrogations véhiculées par les situations vécues en différé et ce que l’on y découvre de soi-même en action est porteur de ce travail complexe de «  compréhension active  » (Bakhtine, 1984), fait d’interprétation, de réaction, puis d’action.

L’autoconfrontation et ses phases théoriques

  • 1 Ce tableau, ainsi qu’un autre fragment, est repris de l’article de Faïta et Vieira cité en bibliogr (...)

25Avant de pousser plus avant la réflexion engagée, on reprendra le fil interrompu de la présentation ci-dessus. Le tableau suit qui propose une vision formelle de la configuration créée afin d’offrir au processus d’autoconfrontation les lieux et moments des développements qu’il suscite1.

Tableau 1 : Nature et caractéristiques des productions théoriques réalisées à chaque étape de l’autoconfrontation croisée.
Table 1 : Nature and characteristics of theoretical production carried out during each step of crossed self-confrontation

Phase

Nature

Caractéristiques

Film

Images de l’activité première

Sélection de séquences homogènes, strictement comparables pour chaque participant, choisies et montées en fonction de la connaissance par le chercheur de l’activité et des situations de travail.

Autoconfrontation 1°

Production par chacun des protagonistes d’un discours (texte). Interaction sujet autoconfronté-chercheur.

Discours/texte produit en référence à l’activité observée. Ouverture d’un espace aux commentaires du sujet, au-delà du discours descriptif/explicatif et des réponses aux questions du chercheur.Développement de la situation.

Autoconfrontation 2°

Production discursive contextualisée (rapport à la phase précédente). Instauration d’un rapport dialogique enrichi et complexifié entre les 2 sujets participants sous le contrôle du chercheur

Cette phase intègre deux niveaux de référence : à l’activité initiale filmée et montée, ainsi qu’au contexte discursif offert par le premier niveau d’autoconfrontation (2ème source).
Ainsi, les phases d’interaction entre participants, entre participant et chercheur, et les références de chacun à lui-même en dehors du processus d’interaction, peuvent être rapportées aux deux sources antérieures.

Retour au milieu de travail.

Production de l’objet (résultant de l’ensemble des phases) aux fins de mise en patrimoine en réponse à la demande initiale (ou au projet).

L’objet s’autonomise par rapport aux phases de production. Il peut en être fait plusieurs usages : support d’échanges consécutifs dans le milieu de travail, formation, etc.

Appropriation différée de l’objet par l’équipe de recherche.

Analyse spécifique de l’objet produit.

Implications conceptuelles, méthodologiques, épistémologiques. L’objet lui-même, sous tous les angles d’approche, comme les rapports dessinés entre les stades de sa production, deviennent de nouveaux objets de recherche. Le lien entre les phases, les continuités préservées pendant l’action, l’interface activité/discours, sont soustraits à l’épreuve de la vie.

26L’essentiel réside dans le fait que deux types de rapport dialogique se superposent : celui initié entre les phases film, autoconfrontation 1, et par ailleurs autoconfrontation 2 ou «  croisée  ». La différence entre les deux mérite d’être explorée sous l’angle de ce qui est introduit par le chercheur, ou l’intervenant initiateur du processus, en tant qu’objet initial de référence.

Le film, texte et artefact

27Le parti pris, argumenté ci-dessus, de considérer le film d’une situation de travail comme composante de la dimension dialogique du processus d’autoconfrontation, nous conduit à lui accorder le statut de texte. Il s’agit d’abord d’un objet achevé, au sens où l’entend Bakhtine, dans la mesure où il résulte du concours d’un ensemble d’activités dont il manifeste l’aboutissement, ou encore la «  position  » identifiable de ceux qui l’ont produit et réalisé. Pour autant, ces derniers ne peuvent prétendre avoir conféré à leur objet une manière de «  faire sens  » et une seule, conforme à leurs intentions. Il est toujours possible, voire probable, que le ou les destinataires découvrent une façon différente, non prévue ou imprévue, de considérer l’objet qu’on leur offre. Il est encore plus certain que le film «  parle  » à ceux et celles qu’il fait voir en action de façon décalée par rapport à ce qu’il semble montrer ou vouloir dire. Dans ce cas le «  sens  » en est «  porté tout autant sinon plus par les mouvements du discours que par le sens des énoncés  » (François, 2005, p. 80). On entend par là le fait que c’est aussi au contraste entre ce qu’a voulu montrer ou énoncer le réalisateur (l’auteur) et ce qu’il a produit in fine comme objet, que les opérateurs peuvent réagir, opposer des contre propositions dont émergent un «  sens  » éventuel. On est dans tous les cas, et c’est ce qui importe, dans le cadre d’une relation d’interprétation. Le dialogue, en d’autres termes, se nourrit de ce qui se transforme plus que de ce qui s’offre à l’analyse en tant qu’objet définitif.

28Le film est donc un texte en ce sens que «  l’acte humain est un texte potentiel et ne peut pas être compris (en qualité d’acte humain distinct de l’action physique) hors du contexte dialogique de son temps (dans lequel il figure au titre de réplique, position de sens, système de motivation)  » (Bakhtine, 1984, p. 316). De manière formellement identique au texte entendu de façon littérale, produit de l’activité d’écriture supposant un auteur, il y a donc également dans ce cas «  rencontre de deux textes : celui qui est tout fait (le produit achevé – DF) et celui qui s’élabore en réaction au premier. Il y a donc rencontre de deux sujets, de deux auteurs  » (Bakhtine, ibidem, p. 315).

29Le fait de considérer le film d’une situation de travail comme un texte, «  réel ou potentiel  », a pour conséquence majeure d’en modifier l’orientation, en tant qu’acte signifiant, et donc d’en déplacer les effets. Sa pertinence n’est pas à rechercher uniquement dans la façon dont s’agencent ses composantes internes, dans ce qu’il donne à voir par le moyen des significations résultant de sa structuration. En tant que texte – énoncé ou objet symbolique – il constitue, dès lors qu’il est achevé, le point de départ d’un autre texte. L’achèvement de l’activité productive de son ou ses auteurs, l’identification de leur «  position  », est le point de départ d’une activité de l’autre, le sujet récepteur, interprétant, qui à partir de lui dirige cette activité vers un objet différent. Il est important en effet de bien noter comment, dans la situation créée à cet effet le texte résultant de «  l’activité sur l’activité  » du sujet, ce texte second qui réagit au premier, ou encore au «  sens porté par les mouvements du discours  » (François, ibidem), ne se constitue pas en référence à un objet inchangé, représenté par le film visionné ou supposé tel.

30Le mouvement, en effet, ne se résume pas à parler différemment d’une même chose, mais se déploie dans la production d’un texte se rapportant différemment à un objet qu’il transforme. En s’emparant de ce qui est montré et dit, en l’occurrence par eux-mêmes, de leur travail, les opérateurs autoconfrontés se livrent à une véritable recatégorisation, expriment de façon différente en tout ou partie leurs rapports à l’objet de ce travail, aux moyens, aux modes opératoires, et les transforment donc de manière sensible. L’exemple du bureau dans la situation proposée ci-dessus est flagrant : «  c’est terrifiant un bureau  » pourrait témoigner de l’irruption d’un genre de discours incident (provocation, ironie, délire) alors qu’il est seulement porteur de l’activité en développement de la professeure sur l’image de son activité initiale dont elle transforme un élément central. C’est ce mouvement complexe que nous avons qualifié de «  triple développement  », pour caractériser l’activité par laquelle, dans cette situation, les sujets développent à la fois l’objet, la situation, et eux-mêmes en tant que sujets agissants (Clot, & Faïta, 2000).

31Le film, ou texte, est donc cette «  paire de lunettes  » grâce à laquelle les opérateurs se voient offrir la possibilité de regarder différemment des objets qu’ils croyaient connaître, ou de regarder des objets différents à partir de cette connaissance, s’ils ne la remettent pas en cause. Toutes proportions gardées, nous utiliserons la métaphore prêtée à Proust par Deleuze : «  Traitez mon livre comme une paire de lunettes dirigée sur le dehors. Si elles ne vous vont pas, prenez-en d’autres, trouvez vous-même votre appareil, qui est forcément un appareil de combat  » (Deleuze, 1972.).

32La «  paire de lunettes  », métaphorique ou non, mérite d’être regardée comme un artefact, cette catégorie que Rabardel définit «  pour désigner de façon neutre toute chose finalisée d’origine humaine  ». Ajoutant que cet artefact peut avoir «  le statut d’instrument lorsqu’il est le moyen de l’action pour le sujet  » (Rabardel, 1999, p. 245). Il nous paraît nécessaire d’examiner cette hypothèse : les actes d’intervention ou de recherche que l’on produit en organisant la confrontation entre des sujets agissants et l’une ou l’autre vision structurée de leur activité consisteraient d’abord à fournir à ces sujets des outils, appropriables en tant qu’instruments ou moyens d’action pour le sujet dans cette nouvelle activité consistant à reconcevoir et transformer leur activité initiale. Auquel cas en quoi et comment de tels instruments orientent-ils l’«  activité sur l’activité  » ?

Les mots et les images : des outils ?

33On a utilisé ci-dessus les termes de «  médiateur  » et «  médiation  » pour référer à l’activité du chercheur dans le cadre de l’autoconfrontation, autant qu’au statut des «  outils  » langagiers et symboliques. Il n’est pas certain que le recours à de telles catégories soit dépourvu d’ambiguïté.

34La première pourrait résulter de l’idée suivant laquelle les «  mots  », suivant la commodité terminologique en usage, constitueraient l’équivalent langagier des outils en ce qu’ils contribueraient les uns comme les autres à «  l’activité médiatisée  ». Rabardel, en notant que l’intelligence pratique et l’usage du signe ne peuvent opérer indépendamment l’une de l’autre (p. 244), écrit à ce propos que si l’outil est dirigé vers la transformation des objets, le signe est quant à lui le moyen de l’activité interne. Il se réfère à Vygotsky pour ranger le signe parmi «  les moyens grâce auxquels l’homme oriente et contrôle son propre comportement  », ce qui en fait «  l’instrument psychologique  » par excellence. Ce rappel nécessaire nous met à l’abri des errements objectivistes d’une pragmatique quelque peu élémentaire, pour laquelle les «  actes de langage  » se confondraient un peu trop schématiquement avec l’action exercée sur le milieu et l’interlocuteur, si ce n’est les objets. Il importe en fait de souligner que tout énoncé achevé, ensemble de signes linguistiquement homogène ou non (on entend par là qu’une part plus ou moins grande peut être accordée à d’autres procédés énonciatifs, non linguistiques), impose une épreuve à ceux qui le reçoivent et entreprennent d’y répondre. Ceux-ci doivent en effet orienter leur travail de compréhension vers l’élucidation des rapports entretenus par cet énoncé avec ce à quoi il se réfère, en même temps que vers le contraste entre ce qui est dit ou signifié et ce qui aurait pu l’être ou l’a déjà été à ce propos. S’il est indéniable qu’existent des contraintes en matière d’interprétation de la parole, à savoir ce qui fait que l’on ne saurait comprendre certaines choses que d’une façon et une seule, il n’en reste pas moins que la plage de variation offerte à l’interprétation reste de loin la plus importante. L’épreuve n’est pas moins considérable pour le sujet – locuteur, celui dont la posture consiste à s’interroger sur les moyens dont il dispose pour dire et construire sa position tout en évaluant l’adéquation à la tâche de ces mêmes moyens.

35François note bien que «  quelqu’un qui ne dirait que l’expérience interne de ce qu’il ressent comme je serait amené à un mode de discours bien bizarre  » (François, 1998, p. 210). Aucun d’entre nous n’est préservé de ces moments de «  crise du je  » où celui-ci se demande d’où lui vient ce qu’il pense, «  où il éprouve qu’il y a discours de l’autre en lui  » (François, ibidem). Le langage serait donc cette activité dont les oppositions minimalistes entre langue et parole, code et énonciation, ne fourniraient qu’une métaphore extrêmement réductrice. Les signes, les moyens symboliques de signifier, exercent une médiations certaine entre l’individu et le milieu auquel il s’adresse, mais après s’être prêtés à celle qui s’impose entre le sujet et lui-même.

36D’un autre côté, le rôle du chercheur, régulateur du processus, ne saurait être sans plus de précisions rangé sous l’étiquette de la médiation. On peut sans doute concevoir ce rôle comme celui de «  facilitateur  » dans la prise de conscience de leur propre capacité d’analyse par les sujets autoconfrontés. Sans doute une telle position est-elle parfaitement défendable, mais elle fait la part trop belle à la mutation supposée de l’opérateur présumé naïf en «  praticien réflexif  » (Schön, 1994) grâce à l’action médiatrice du spécialiste… C’est faire bon marché, nous semble-t-il, du substrat dialogique déjà mentionné, à savoir la mise en rapport des deux situations : situation initiale, filmée, et situation «  d’activité sur l’activité  ». Il y a certes et d’abord contraste entre les deux, promotion de la première en objet traité par et dans la seconde. Mais il y a surtout «  contextualisation  » de l’une au bénéfice de l’autre, et donc continuité entre le «  sens  » donné par des opérateurs à ce qu’ils voient et perçoivent de ce qu’ils font, que d’autres font avec eux, et ensuite la conception d’autres manières de produire et d’appréhender ce même sens et aussi, par conséquent, d’autres manières de faire. Comme on l’a signalé, il est courant que des opérateurs, professeurs, etc., associés aux processus pour lesquels ils se portent volontaires, s’engagent pour commencer dans le commentaire et la justification de leurs choix et de leurs actions, avant de s’étonner de ces mêmes choix et de les remettre en question. Mais ces remises en causes sont toujours initiées à partir d’un embryon déjà présent dans les actes ou paroles produits dans la situation montrée. Il y a reprise et développement, et non mutation au sens de rupture irréversible entre un vécu et un futur de l’activité. En d’autres termes, et comme on l’a déjà formulé, le film n’est pas seulement l’objet de référence, comme l’on pourrait le présumer, mais le catalyseur potentiel d’une expression attendant que se matérialise une instance autorisant son émergence, porteuse du développement à plusieurs niveaux envisagé ci-dessus. En d’autres termes, et pour référer une fois encore à Vygotsky, la pensée se manifeste lorsque la situation lui offre l’occasion de se manifester par la mise en mots qu’elle génère. Le processus se déclenche non parce que l’on rend, par l’intervention extérieure, les sujets indépendants de leur travail, mais bien au contraire parce qu’on leur offre le moyen efficace de s’en imprégner plus et mieux, avec des outils nouveaux leur permettant de considérer leur propre implication d’une façon inédite, puis de s’engager dans une activité nouvelle par laquelle ils prennent leurs distances avec ce vécu initial.

37Le développement des sujets associés commence par une libération de leurs façons de voir, d’entendre, et donc de travailler à comprendre les actes qu’ils accomplissent dans leur environnement et leur milieu de travail. Cela pose donc de manière très précise un certain nombre de questions au sujet, précisément, des choix effectués en matière de conception et de mise à disposition de ces outils.

L’objet final produit au terme de l’autoconfrontation un «  artefact social  » ?

38La question du statut du produit final des activités conjointes que l’on a décrites et analysées se pose au terme du processus. Prenant la forme d’un mixte d’images et de discours, il s’agit indubitablement d’un objet ayant vocation à prendre place parmi les pièces incitant le milieu de travail récipiendaire, incluant les acteurs du processus comme les commanditaires de l’intervention, à prolonger le travail engagé, à remettre en question les visions antérieures de l’activité de travail, tout comme à devenir un nouvel objet d’analyse, révélateur de traits significatifs de la réalité observée.

39Dans tous les cas, et cette remarque s’impose si l’on considère les rôles variés que l’on peut faire jouer aujourd’hui à un tel produit (projection de films d’autoconfrontation devant des milieux de travail différents de ceux des acteurs, voire dans des classes ou autres groupes en formation), il est essentiel de bien considérer que le type d’«  activité sur l’activité  » engendré par le processus d’autoconfrontation est forcément, soumis à des lois spécifiques, tributaire de genres différents mobilisés dans l’action.

40En tant que chercheurs, il est important de mesurer comment nous créons les conditions d’émergence de cet objet qui nous échappe et nous dépasse au terme de sa réalisation. Il devient un texte que l’on peut transmettre et manipuler, porteur de sens concrets pour ceux qui font partie de la situation de production et générateur de significations rencontrées (ou recherchées, au stade de la conceptualisation), pour ceux qui entretiennent avec l’activité initiale un rapport matériel et temporel indirect, tels les chercheurs autres que ceux de l’équipe initiale ou les formateurs utilisant les autoconfrontations comme des documents vidéos.

41De ce fait, un utilisateur sans lien avec la situation initiale ni le processus, peut à tout moment ouvrir des parenthèses énonciatives, initier des modalités disjointes de mise en sens, en d’autres termes engager à propos de l’objet qu’il a en mains des formes d’interprétation ou d’exégèse indépendantes de l’activité primitive de co-élaboration et de co-analyse. C’est le risque encouru par tout travail d’élaboration d’un texte à partir/sur un autre texte, ce que l’on a qualifié plus haut de dialogue entre le premier niveau d’activité (activité initiale), et le second, niveau de l’autoconfrontation, activité sur l’activité. Il importe donc de ne pas laisser se dissoudre la relation complexe entre les phases du processus d’autoconfrontation, énonciation à partir d’une autre énonciation, mise en discours dans une situation différente, hors du cadre tracé par le premier rapport. Il faut veiller à maintenir ces liens plus ou moins ténus, les marques persistantes du discours d’origine. Dans ce cas, le rapport dialogique initial, entre film de la situation initiale et discours de chaque sujet dans l’autoconfrontation primaire, n’est jamais annulé. Il reste plus ou moins repérable ou sous-jacent dans la suite du processus, d’une façon assez similaire à la persistance du discours rapporté dans le discours d’un narrateur. Bakhtine note à ce propos que dans l’énoncé du narrateur, l’énonciation primitive est intégrée à l’unité propre de la composition nouvelle, par le jeu de règles syntaxiques, stylistiques et compositionnelles. Elle conserve cependant, au moins sous une forme rudimentaire, l’autonomie primitive du «  discours de l’autre  » sans que celle-ci puisse être pour autant totalement appréhendée.

42L’analyste a la charge de ne pas laisser dissoudre le lien avec la situation primaire, l’activité de premier niveau. Cela le contraint sans doute à se livrer à un exercice délicat, consistant à maintenir, mentalement, une activité de réflexion parallèle à l’activité discursive des acteurs autoconfrontés. Ne pas y réussir, en revanche, fait courir le risque de voir se rompre la continuité entre les différentes phases, et par conséquent disparaître le lien reliant l’une à l’autre ces différentes phases de «  l’activité sur l’activité  ». L’objet autoconfrontation croisée, peut alors ne plus être que ce qu’en font les «  micro-genres  » disciplinaires, les préconçus analytiques véhiculés dans la situation par des chercheurs préoccupés par la construction de leur seul point de vue. Le sens de la relation construite s’annule alors.

43Le maintien de ces continuités, à la charge de l’observateur, tient au fait que l’autoconfrontation en tant que processus par lequel seront captées les relations dialogiques à la frontière entre discours et activité, ne peut se conclure sous la seule forme de films et d’interactions enregistrées. Le dialogue, pris comme activité langagière, n’est pas seulement une suite d’énoncés. Il est producteur de rapports entre actions réciproques qui orientent et structurent les activités respectives des sujets, débouchant en l’occurrence sur la troisième phase.

44La pratique de l’autoconfrontation n’est pas d’ailleurs consensuelle, et la polémique, comme genre de discours, fournit les instruments stimulant le processus. Celui-ci, on le constate dans la plupart des cas, ne reste pas dans le commentaire mais s’oriente vers des formes de controverses entre pairs, bien entendu, mais parfois, auparavant, entre le sujet en autoconfrontation simple et lui-même, dialoguant avec un texte matérialisé par les images et discours qui le contraignent à mettre ses paroles en concordance avec ses actes. On a alors une chance de capter les thèmes représentatifs du sujet, véhiculés par son discours intérieur et émergeant dans ces circonstances.

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Bibliographie

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Notes

1 Ce tableau, ainsi qu’un autre fragment, est repris de l’article de Faïta et Vieira cité en bibliographie.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Daniel Faïta, « L’image animée comme artefact dans le cadre méthodologique d’une analyse clinique de l’activité »Activités [En ligne], 4-2 | octobre 2007, mis en ligne le 15 octobre 2007, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/activites/1660 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/activites.1660

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Auteur

Daniel Faïta

U.M.R. ADEF – Université de Provence, Aix en Provence
d.fait@wanadoo.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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