1Disciplines orientées vers la conception, l’ergonomie et le design sont régulièrement amenés à cohabiter, voire, ponctuellement, à collaborer (Simon & Bassereau, 2007 ; Naël, 2010 ; Bazzaro, Charrier, & Sagot, 2012 ; Guerlesquin, 2012 ; Lenté, Berthelot, & Buisine, 2014 ; Charrier, 2016 ; Gourlet, 2018 ; Bonnardot, 2021 ; Dejean, 2021 ; Daanen, 2022). Ce compagnonnage s’organise autour de points d’accroche variés (notions, méthodes, objectifs). Ainsi en est-il de la notion d’expérience utilisateur, devenue omniprésente dans la pratique du design numérique en France, et objet de recherche travaillé depuis plusieurs années dans le domaine de l’ergonomie francophone comme élargissement voire dépassement de la notion centrale d’activité (Cahour, Salembier, & Zouinar, 2016). Malgré quelques références communes aux écrits de Norman (2013), ou plus marginalement aux travaux de Varela (Varela, Maturana, & Uribe, 1974) sur l’enaction (Escobar, 2018), le niveau d’analyse et la nature des modes d’appréhension de cet objet d’étude par les deux disciplines diffèrent sensiblement.
2Dans le monde du design, c’est le développement des outils digitaux et du Design Thinking qui introduit en France la notion d’expérience utilisateur, qui reste encore aujourd’hui utilisée en agence sous sa forme anglophone « UX Design » pour « User Experience Design ». Considéré comme un levier pour concevoir des services (numériques) plus adaptés aux usagers, le design d’expérience utilisateur s’est très vite développé chez des designers praticiens sans qu’ils y aient été réellement formés, sans consensus de définition ni fondement théorique particulier. La première définition de l’expérience utilisateur qui fait date dans le champ du design est proposée par Daumal (2015) : « La perception et le ressenti d’un individu qui utilise un système dans le contexte d’une interaction humain-machine ». On voit clairement ici que la définition est intrinsèquement liée au développement des outils numériques et de l’IHM, avec une focalisation sur la dimension hédonique de l’expérience, sur son caractère « mémorable » et sur la création de valeur ajoutée.
3Le développement de cette pratique apparaît comme une réaction plurielle au développement du marché des outils numériques pour le grand public. Premièrement, un marché digital très concurrentiel et en développement rapide induit une recherche de l’exceptionnel et le besoin de se démarquer de ses concurrents (« innovation de rupture »). Deuxièmement, on observe un développement des services numériques très contraint par la technique et des designers qui cherchent à développer leur créativité formelle au-delà de ce que permet le support. Enfin, on constate une orientation technocentrée du développement numérique, où paradoxalement les besoins humains, traditionnellement au cœur du processus de design, semblent avoir été oubliés. C’est durant cette période que se propage en France la notion de design « centré usager », jusque-là considéré comme pléonastique par les designers qui par essence se définissent comme « humanistes » (Papanek, 1971) et voient le design comme « un facteur d’humanisation aux technologies » (Fréchin, 2008, p. 257).
- 1 On ne pourra manquer ici de faire le rapprochement avec la distinction classique entre processus co (...)
4Aujourd’hui, les contours de la pratique du design d’expérience utilisateur sont plus lisibles. Elle s’enseigne en école d’arts et de design, est répertoriée dans des ouvrages de référence généralistes (Norman, 1988, 2013 ; Vial, 2010) et fait l’objet de travaux de recherche (Hatchuel, 2018 ; Minvielle & Minvielle, 2010). Dans son ouvrage Le design d’expérience, scénariser pour innover, Hatchuel (2018) revient ainsi sur la notion d’expérience en design. Elle distingue : 1) « ce que l’on vit » (un ensemble de processus d’interactions cognitives et émotives entre un individu et son contexte de vie) ; 2) « ce que l’on a retenu » (la reconstruction de l’histoire vécue a posteriori) et 3) « sa mise en relation avec la somme de nos expériences passées pour aller de “ce qu’on a vécu” à “ce qu’on en tire” » (Hatchuel, 2018, p. 38). Elle fait également référence au designer Ian Coxon (2006) qui distingue deux types d’expériences1 : 1) l’expérience authentique (incarnée, indiquant une forme de disponibilité et d’attention) et 2) l’expérience inauthentique (« machinale », que l’on fait sans en prendre conscience). L’objectif du designer serait donc d’atteindre l’expérience authentique, qui favorise la présence (la conscience de ce que l’on vit), l’unité (l’identification de l’expérience comme unique) et la mémoire.
5Le design d’expérience utilisateur est considéré comme une pratique sensible, qui demande des connaissances multiples : humaines et sociales (comprendre le comportement humain, sur le plan cognitif notamment), techniques (comprendre l’étendu des possibles qu’offrent les outils, numériques notamment), économiques (comprendre les besoins du marché) et plastiques (comprendre l’impact des formes, couleurs et matières sur l’usage et l’expérience d’un artefact, outil ou service).
6En ergonomie de tradition francophone, l’intérêt porté depuis plusieurs années à la notion d’expérience visait initialement à intégrer le point de vue de l’acteur sur son activité, dans sa dimension comportementale, cognitive mais également émotionnelle. L’expérience peut ici être définie comme « ce qui est vécu subjectivement par les sujets en action, et qui recouvre le flux des actions, pensées, émotions, et perceptions qui se produisent en situation à un instant donné, au cours d’une activité et sont conscientisées ou conscientisables par l’acteur » (Cahour, Salembier, & Zouinar, op. cit.). Les travaux de Vermersch (1994) et de Theureau (2002) ont joué un rôle essentiel dans l’évolution des analyses axées sur l’expérience vécue par les individus au cours de leur activité en insistant notamment sur la nécessaire focalisation de l’attention de l’analyste sur l’expérience à un moment spécifique de l’activité. Ces approches questionnent ainsi ce qui a été réalisé, pensé, perçu et ressenti dans une situation particulière et à un instant précis, plutôt que de s’intéresser à ce qu’un acteur fait généralement dans un contexte donné. Bien qu’elles ne rompent pas complètement avec les cadres d’analyse plus conventionnels centrés sur l’activité, elles ont contribué à enrichir notablement les pratiques en ergonomie, par la systématisation des modalités de documentation de l’expérience vécue et par l’ancrage dans un arrière-plan théorique solide, d’inspiration essentiellement phénoménologique (sartrien pour Theureau et husserlien pour Vermersch).
7Au-delà d’une illustration de la collaboration disciplinaire possible entre design et ergonomie, l’objectif principal de cet article est de questionner le rapport à la notion d’expérience sous l’angle de ses modalités de visualisation, en lien avec un projet de recherche en design informé par les modèles et les méthodes de l’ergonomie de tradition francophone et de l’anthropologie cognitive (Bonnardot, 2021). Cette réflexion s’appuie sur un cas d’étude : la modélisation graphique de l’expérience à partir du modèle analytique du « récit réduit » (Haradji, 2021 ; Poizat & San Martin, 2020), tel que défini dans l’approche cours d’action, et sa contribution à l’anticipation d’expériences utilisateur probables d’une situation de partage d’énergie entre voisins. Ce cas d’étude constitue un support à une réflexion plus générale sur l’impact de la représentation des données d’activités sur le travail du chercheur.
8De multiples modalités de représentation de l’expérience utilisateur ont été proposées. On pourra citer notamment : la mise en perspective des transcriptions textuelles et de l’enregistrement vidéo, trié et codé par le biais d’une interface numérique (Aubert & Prié, 2005) ; la mise en graphe de l’évaluation par les utilisateurs de la qualité de l’expérience d’usage perçue d’un artefact (Karapanos, Zimmerman, Forlizzi, & Martens, 2010) ; le storyboarding et la bande dessinée (Dumesny & Bationo, 2022), comme support de communication au sein d’une équipe de conception (Lenté, Berthelot, & Buisine, 2014) ou comme outil pour l’intervention ergonomique à différents niveaux (observation, compréhension, analyse, conception et diffusion) (Gentiletti, Fréjus, Bourmaud, & Decortis, 2019).
- 2 La designer Angélique Schlick formalise un parcours utilisateur. Elle utilise un modèle sous forme (...)
9En rendant les idées « plus tangibles, la complexité plus lisible et l’alternative plus partageable », la visualisation joue ainsi un rôle crucial dans la conception de services (Diana, Pacenti, & Tassi, 2009). Considérant l’expérience, principalement, comme ce qui est ou a été vécu d’un point de vue émotionnel et cognitif, les designers retranscrivent l’observation qu’ils font de ces éléments sous forme de storyboard (récit), de photomontages (images), de cartographies d’écosystèmes (cartographie), et de parcours utilisateur (flux). Dans le cadre d’une observation de terrain, les parcours utilisateur font figure d’autorité : designers comme cabinets de consulting spécialisés en Design Thinking semblent avoir en partie cristallisé l’ensemble de la méthode de conception centrée utilisateur autour de cet outil.2
10Les formes prises par ces parcours utilisateur sont variées, mais un examen plus précis met en évidence une structure normée : elles sont linéaires, se découpent en étapes, superposent des informations d’expérience (émotionnelle, cognitive) avec des informations liées à l’interaction avec des humains ou des artefacts, et encadrent le tout avec des éléments de contexte. Ce qui change, ce sont les choix formels, qui améliorent ou facilitent la lisibilité de ces mêmes typologies d’informations. À chaque nouveau projet, la représentation de l’expérience est susceptible de suivre la direction artistique choisie, et se matérialise sous une nouvelle forme (typologie de croquis, organisation des éléments dans la page, choix des couleurs et matières), mais on remarque que la structure n’évolue que très peu. Cette apparente diversité témoigne en réalité d’une difficulté pour le designer de s’extraire des normes et codes graphiques d’autres disciplines : la frise chronologique est utilisée pour l’analyse historique, le volant d’inertie pour représenter l’énergie cinétique, la présentation en tableau est une version retravaillée des tableaux de traitement de données quantitatives.
11Dans la partie qui suit, nous nous attarderons plus longuement 1) sur des dispositifs synthétiques de représentation de l’expérience utilisateur recourant à des modèles de graphe et reposant sur des questions pré-définies et 2) sur des dispositifs de représentation à visée plus compréhensive, intégrant un modèle théorique explicite de l’expérience.
12En partant du postulat que l’expérience est composée de dimensions multiples et que la dimension temporelle joue un rôle structurant, Kujala et al. (2011) proposent de représenter graphiquement l’évolution de la relation entre un utilisateur et un produit dans le temps en s’appuyant sur « une méthode de dessin de courbe » qu’ils nomment UX curve (courbe UX). Selon la typologie de la visualisation de données proposée par Grandjean (2022), le graphe linéaire est habituellement utilisé pour des données statistiques, dans le cadre de démonstrations. L’expérience est ici appréhendée du point de vue de la mesure : on considère que les usagers sont capables de juger positivement ou négativement leur expérience vécue. L’objectif est bien celui d’une démonstration (démontrer l’évolution de la qualité perçue de l’expérience à travers le temps).
13L’outil graphique est également un support de médiation pour la récolte de données. Lors du développement de l’outil UX curve (Figure 1), Kujala et al. (2011) proposent un détournement de l’utilisation classique du graphe linéaire, en demandant aux usagers d’ajouter par écrit, à chaque étape, les raisons de cette évaluation (plus ou moins positive). L’objet graphique final comporte alors deux typologies de signes qui cohabitent (graphique et textuelle) et deux typologies de données (quantitatives et qualitatives). L’objet graphique est alors d’une part enrichi (permettant de croiser différentes typologies de données et donc de gagner en signification), et d’autre part plus flexible (il laisse à l’utilisateur la possibilité de renseigner une plus grande diversité d’émotions et perceptions).
Figure 1 : Exemple de courbe UX tracée par un utilisateur (Kujala et al., 2011).
Figure 1: An example of a UX Curve drawn by a user (Kujala et al., 2011)
14À la suite de Kujala et al. (2011), Karapanos, Martens et Hassenzahl (2012) ont conçu un outil d’enquête (I-scale) dont l’objectif est de favoriser la reconstruction rétrospective de l’expérience vécue d’un produit au fil du temps. Partant du postulat que la mémoire qu’ont les usagers de leur expérience importe plus que ce qui s’est réellement passé, les auteurs cherchent à analyser l’évolution de l’expérience d’un produit dans le temps et distinguent approche constructive où l’on suppose que la reconstruction de l’expérience arrive dans un ordre chronologique, et approche à décompte de valeur où l’on suppose que l’usager se rappelle d’une émotion générale liée à l’expérience, mais pas ses détails exacts.
15Chacune de ces deux approches est déclinée en une version différente de l’outil : la première version propose de procéder par ordre chronologique, en démarrant l’analyse dès le début de la relation avec l’objet (approche constructive) ; la seconde propose de commencer par une information liée à l’affect, au moment où l’émotion a changé (approche à décompte de valeurs). Les deux approches s’appuyant sur des postulats très différents, on pourrait s’attendre à voir une traduction graphique propre à chacune de ces déclinaisons : la première mettant particulièrement en valeur la notion temporelle, la seconde mettant en valeur l’émotion et la notion de changement. On voit pourtant sur la Figure 2 que les auteurs utilisent deux représentations identiques pour les deux versions de l’outil.
Figure 2 : Mise en graphe des deux approches de reconstruction d’expérience utilisées avec l’outil i‑scale (Karapanos, Martens, & Hassenzahl, 2012).
Figure 2: Plotting of the two experience reconstruction approaches used with the i‑scale tool (Karapanos, Martens, & Hassenzahl, 2012)
16Les auteurs portent leur attention sur les données d’expérience, sur l’utilisation d’un graphe comme outil de recueil de données, mais pas sur la forme du graphe en lui-même. On remarque que le format du graphe linéaire semble être considéré comme un outil « neutre » et à ce titre non questionné : le choix d’utilisation d’un même format de graphe pour représenter deux réalités différentes semble répondre à des impératifs de communication plus qu’à un intérêt d’analyse.
- 3 Drucker utilise ici le terme plus général d’Humanités (Humanities).
17Dans l’ensemble du travail conceptuel qu’elle mène depuis plus de vingt ans, et synthétisé dans un ouvrage récent (Drucker, 2020), la théoricienne des Humanités Numériques Johanna Drucker met en exergue le fait que les chercheurs en sciences humaines3 utilisent la visualisation pour valoriser le fruit de leurs recherches (sous forme de diagrammes, graphiques et tableaux), sans leur accorder la valeur interprétative que leur mise en image renferme. Pour le dire autrement, le travail interprétatif de mise en forme des données est occulté dans leur formalisation finale :
« Les dimensions interprétatives de l’activité ayant mis en forme les données sont rendues invisibles, non pas tant parce qu’elles sont cachées mais simplement parce qu’on ne peut pas les voir – elles sont absentes et rien n’en porte la trace. » (Drucker, 2020, p. 14)
18Comme l’explique Grandjean (2022), cela crée une forme d’incohérence, dans la mesure où le processus de production de la donnée n’est pas celui pour lequel ces visualisations ont été conçues :
« La visualisation de données en sciences humaines et sociales, par exemple, aura beau utiliser des codes graphiques qui la rendront quasi identique à une visualisation statistique produite par des chercheurs en sciences de la vie, elle ne consiste pas en la représentation du résultat d’une manipulation expérimentale, d’une observation au moyen d’un appareillage ou d’un processus mathématique conceptuel. » (Grandjean, 2022, p. 3)
19Cette dimension interprétative des données a été initialement mise en valeur par Bertin (1977), dans ce qu’il appelle « la graphique » (qu’il oppose au graphisme) : un outil qui permet de « mieux décider » en permettant de « mieux comprendre » les données, par leur mise en forme visuelle.
20Bertin distingue ici deux formes d’intervention graphique : la graphique de traitement, et la graphique de communication. La graphique de traitement s’attache à trouver le langage graphique de traitement de données adapté à la problématique et au jeu de données disponibles. Cela revient à choisir une construction graphique, transcrire les données et les simplifier pour « faire apparaître les relations, c’est-à-dire l’information cherchée ». C’est à ce moment-là que les données sont interprétées, en prenant en compte l’information interne (les groupements de données révélés) et l’information externe (la nature du problème traité et son contexte d’ancrage). Pour Bertin, cette interprétation conduit à la prise de décision, et celle-ci peut prendre trois formes : a) conduire à l’action, b) conduire à la reprise de l’étude pour revenir à la première option (l’action), ou c) communiquer les conclusions de l’étude à d’autres. La graphique de traitement est en lien direct avec les problématiques de l’étude et les hypothèses posées, elle fait pleinement partie du processus interprétatif, et oriente de fait les conclusions que l’on en tire. La graphique de communication s’appuie sur de premières interprétations : on sait ce que l’on veut montrer, et on choisit la manière la plus pertinente de le mettre en valeur, pour le communiquer. Contrairement à la « graphique de traitement », elle n’est donc pas exhaustive, elle doit permettre de répondre aux questions que l’on se pose en suivant un impératif de simplicité. Elle permet la superposition d’informations complexes et la lisibilité de cette complexité pour tous, mais soulève des problèmes de sélectivité (Bertin, 1977).
21Drucker (2020) pour sa part souligne que la structure des données visualisée n’est que trop rarement questionnée par le chercheur en sciences humaines, qui l’utilise comme outil de communication uniquement, alors même qu’il utilise ces tableaux comme supports à son travail analytique. Elle propose en ce sens le concept d’interprétation modélisante, où l’expression graphique est utilisée comme mode principal de production de connaissance, et non comme l’expression secondaire de données préexistantes. Ce concept induit qu’il existe un échange réciproque entre les données et leur affichage, et qu’une expression graphique peut être utilisée « pour exposer – ainsi que pour créer – un modèle d’activité interprétative » (Drucker, 2020, p. 15). Elle soulève également que les chercheurs en sciences humaines utilisent pour tout type de données (quantitatives ou qualitatives) des techniques de représentation issues d’autres champs disciplinaires (diagrammes, tableaux ou cartes par exemple). Partant de ce constat, elle exprime le besoin de repenser la diversité des formes graphiques de visualisation de l’information dans les champs de recherche en sciences humaines, afin qu’elles permettent « d’exprimer l’ambiguïté, la contradiction, la nuance, le changement et d’autres aspects de considération critique » (Drucker, 2020, p. 15) afin de permettre une analyse plus fine des données.
22Dans le champ de la recherche en design, cette question de la visualisation comme outil de compréhension et d’analyse des données de recherche est (ou devrait) être centrale puisque toute recherche produit de la donnée, et que tout designer se préoccupe des problématiques de conception et de formalisation. Ces éléments de réflexion amènent à se poser la question du choix et de l’utilisation d’un modèle de représentation des données d’expérience utilisateur, et de la place qu’il est susceptible d’occuper dans le processus d’analyse.
23Si l’on reprend le postulat heuristique de Drucker, proposer une interprétation modélisante de l’expérience à des fins d’analyse consiste à créer une relation étroite entre le cadrage théorique de l’analyse et le graphe qui rend compte des données d’observation sur l’expérience vécue. C’est ce que propose l’approche du cours d’action : le graphe représente ici une description intrinsèque de l’activité, c’est-à-dire la signification que les acteurs attribuent à leurs actions, raisonnement, sentiments, etc. Le graphe est l’expression de cette dimension théorique.
« Confronté au protocole qu’il prétend représenter, un graphe permet de juger de l’adéquation observationnelle et de l’adéquation descriptive des notions théoriques qu’il traduit graphiquement » (Theureau & Jeffroy, 1994, p. 68).
24Le statut des graphes dans l’analyse apparaît très tôt dans les écrits de Pinsky et Theureau (1987). Si l’inspiration initiale provient des graphes de résolution de problème de Newell et Simon au début des années 1970, très rapidement et très radicalement les auteurs s’en sont éloignés du fait de la construction théorique qu’ils proposaient avec le cours d’action (par exemple la nature des données d’observation, la description intrinsèque de l’expérience, etc.). Le graphe, pour ces auteurs, est au centre du processus d’analyse, et sa construction se concrétise à travers un mouvement dialectique entre théorie, modèle analytique et données. Le graphe « n’est pas un produit final, mais l’outil d’une heuristique et d’une adéquation descriptive » (Pinsky & Theureau, 1987, p. 49). Le graphe traduit donc graphiquement les hypothèses théoriques et notions du cours d’action, et il permet également de le questionner. Il représente (voir Figure 3) la continuité de l’activité du point de vue d’un opérateur, et les changements d’action ou d’orientation qu’il met en œuvre tout au long de son activité. L’axe temporel est vertical (l’activité se lit de haut en bas) et l’axe des séries est horizontal (série de 1 à 9). On peut ainsi lire l’activité de l’acteur en suivant la ligne noire continue. Cette mise en graphe permet une bonne visibilité de la navigation de l’activité de l’acteur entre les séries identifiées, il permet en ce sens une bonne lisibilité des formes d’organisation globales de l’activité.
Figure 3 : Exemple de graphe d’analyse en structures significatives (Pinsky & Theureau, 1985).
Figure 3: Example of an analysis graph focused on meaningful structures (Pinsky & Theureau, 1985)
25Guibourdenche (2020), dans le cadre d’un travail sur l’analyse longitudinale de l’appropriation, mobilise également les concepts du cours d’action afin de proposer une « modélisation analytique-synthétique ». Il propose trois focales pour 1) modéliser une expérience individuelle d’un système de gestion d’énergie, 2) apprécier la valence positive/négative de l’expérience et 3) modéliser dans le temps l’évolution de l’appropriation du système. Pour chacune de ces focales, l’auteur propose un format de représentation graphique qui correspond à ce qu’il veut analyser.
26Dans l’exemple ci-dessous (voir Figure 4), l’auteur, après avoir modélisé l’interaction de l’utilisateur avec le système, associe des valeurs (allant de +2 à -2) à des réussites/difficultés que rencontrent et verbalisent les utilisateurs (schéma de gauche de la Figure 4). Cette évaluation de la qualité de l’interaction est ensuite présentée sous forme d’un radar représentant à un instant t l’évaluation des différents critères d’appropriation (schéma de droite de la Figure 4).
27Cette représentation rentre parfaitement dans le cadre d’une graphique de traitement : la représentation graphique fait partie du processus d’analyse de l’auteur, lui permet de comparer des éléments et de mettre en valeur certaines informations qu’il lui était difficile de dégager sans les visualiser. C’est la valeur heuristique qui est principalement visée : la vocation première de ces graphes n’est pas la communication mais l’analyse.
Figure 4 : Deux représentations des phénomènes d’appropriation d’un système technique associé à un service (Guibourdenche, 2020).
Figure 4: Two representations of the appropriation of a technical device associated with a service (Guibourdenche, 2020)
28Poret (2015), dans un travail d’analyse d’un collectif transverse, aborde la question du traitement des demandes clients liées à la commercialisation des contrats d’électricité. Ses travaux s’appuient sur les apports croisés de l’approche instrumentale et du cours d’action. Elle modélise et met en graphe différents cas de traitement de demande client. Dans le schéma ci-dessous (Figure 5), elle explicite sa démarche visant à comparer la modélisation graphique de l’activité de différents conseillers clients (approche du cours d’action).
Figure 5 : Représentation du cours d’action de plusieurs acteurs et mise en évidence de traits typiques (Poret, 2015).
Figure 5: Representation of the course of action of several actors and the identification of typical features (Poret, 2015)
29L’auteure cherche alors à identifier des régularités/variabilités de l’activité qui lui permettront ainsi de documenter les instruments de l’acteur en situation (approche instrumentale). La mise en graphe joue ici un rôle clé pour l’analyse et pour la comparaison des activités individuelles.
- 4 Pour Theureau, « une histoire se constitue à partir d’un élément surgissant à un moment donné, e (...)
30Dans une recherche menée dans le domaine de la production d’énergie nucléaire sur la caractérisation d’un artefact de coordination (le cahier de quart) par différents acteurs, Daanen (2022) a proposé une mise en graphe de données d’observation et de verbalisation qui repose sur la notion d’« histoire » (Theureau & Jeffroy, 1994)4. Les histoires identifiées ont fait l’objet d’une formalisation graphique (Figure 6) qui vise à rendre compte de l’enchaînement des préoccupations successives de l’acteur observé, en lien avec les autres intervenants et les dispositifs sociotechniques mobilisés. Cette représentation graphique « permet d’une part de rendre compte de la réalité temporelle de chacune de ces préoccupations et d’autre part de révéler leurs successions et/ou imbrications » (Daanen, 2022).
Figure 6 : Représentation graphique de l’enchaînement des préoccupations successives d’un acteur (Daanen, 2022).
Figure 6: Graphic representation of the sequence of an actor’s successive commitments (Daanen, 2022)
31Les différents exemples présentés ci-dessus proposent des représentations graphiques de différents aspects de l’expérience vécue. Ils s’appuient sur des objets théoriques divers, des méthodes d’observation, de captation et de reconstitution de l’expérience qui diffèrent en fonction de l’objet d’étude. Ainsi, suivant le concept d’interprétation modélisante proposée par Drucker (2020), ces exemples illustrent le lien existant entre cadre théorique, démarche d’analyse et mise en graphe. La représentation graphique de ces éléments est modélisante et prend pleinement part à l’analyse de l’expérience. Pour autant, ces exemples sont essentiellement centrés sur la description/modélisation d’activités individuelles. Nous présentons ci-dessous les choix de modélisation et de visualisation qui nous permettent de décrire et d’analyser une dimension plus collective de l’activité.
32Par nos travaux, en design et ergonomie, nous nous situons résolument dans une logique de « graphique de traitement » et d’« interprétation modélisante » de l’expérience utilisateur. Dans cette section, nous présenterons en premier lieu un cas d’étude relatif à l’expérience collective de partage d’une énergie renouvelable produite localement (Bonnardot, 2021). Dans le cadre de cette étude, une représentation graphique de l’expérience vécue a été produite, sur la base d’un modèle analytique dont nous expliciterons les règles. Pour finir, nous présentons quelques résultats relatifs à l’étude présentée, liés à l’organisation du partage d’énergie.
33La diversification et la décentralisation à venir de la production d’énergies renouvelables entraînent une modification de nos rapports individuels et collectifs à la production et consommation d’électricité. Dans ce contexte sociotechnique inédit, et dans une perspective de conception de services adaptés aux besoins de ses futurs utilisateurs, la recherche présentée vise la production de données d’expériences probables du partage d’électricité locale. Elle repose principalement sur un dispositif de simulation ludique et participative conçu par le design et l’ergonomie. Située à l’échelle d’un quartier, la simulation permet à quatre participants de venir jouer un rôle : celui de producteur, stockeur ou consommateur d’électricité (produite via un panneau photovoltaïque).
34L’immersion dans ce rôle permettant la projection dans une situation aujourd’hui inexistante est contrebalancée par un ancrage dans le réel : les consommations électriques simulées sont celles de chacun des participants, sur la journée de la veille. Elles sont matérialisées sous la forme de vignettes contenant une photographie en noir et blanc de différents appareils (voir Figure 7). Chaque vignette indique la consommation en électricité de l’appareil représenté (1, 2 ou 3 points verts). Les vignettes sont positionnées sur un plateau représentant une journée (celle de la veille), découpée en tranches horaires prédéfinies.
Figure 7 : Exemple de disposition des consommations électriques d’un participant à l’expérimentation.
Figure 7: Example of a participant’s electricity consumption layout
35L’expérience est conduite par un Maître du Jeu, et repose sur un support inspiré des jeux de plateau (voir Figure 8). Celui-ci est constitué d’éléments multiples : une roue qui permet de choisir un horaire de manière aléatoire, un plateau collectif qui permet à chaque participant de se positionner dans le quartier et de mettre en valeur son statut, des cartes météo qui sont à tirer au sort, une batterie de stockage individuel d’électricité renouvelable, un plateau individuel de consommations électriques, des vignettes de consommations (également visibles sur la Figure 7), des jetons d’électricité (les bleus correspondent à la production d’électricité centralisée sur le réseau national, et les verts à l’électricité produite localement à l’aide de panneaux photovoltaïques), et des jetons d’or faisant office de monnaie d’échange.
Figure 8 : Éléments du dispositif.
Figure 8: Elements of the system
De haut en bas et de gauche à droite : roue d’horaire, plateau collectif de positionnement dans le quartier, cartes météo, batterie de stockage individuel d’électricité renouvelable, plateau individuel de consommations électriques, jetons d’or, vignettes de consommations électriques
From top to bottom and left to right: timetable wheel, collective neighborhood positioning board, weather cards, individual renewable electricity storage battery, individual electricity consumption board, gold tokens, electricity consumption stickers
36L’objectif des participants est double : individuellement, ils doivent consommer plus d’énergie produite localement que d’énergie issue du réseau centralisé ; collectivement, le groupe doit s’assurer que toute l’énergie potentiellement produite localement est consommée. Volontairement, aucune consigne n’est donnée quant aux modalités de partage de l’électricité produite localement entre les participants : elle peut être donnée, empruntée, vendue, louée… c’est à eux de décider de l’organisation qui leur convient.
37C’est cette dynamique d’activité collective qui est observée et analysée, lors d’ateliers participatifs d’une durée de trente minutes. Les vingt premières minutes sont dédiées à la simulation, l’objectif étant de générer des interactions les plus naturelles possibles entre les participants. Au cours des dix minutes restantes et à l’issue de la simulation, l’animateur de l’atelier (Maître du Jeu ou MJ) conduit un entretien re-situant individuel et collectif avec les participants (Rix & Biache, 2004). Celui-ci se découpe en trois phases : 1) renvoi de chaque participant à son expérience individuelle de simulation, 2) retour sur certaines interactions précises entre les joueurs, 3) ouverture de la discussion sur la capacité individuelle et collective à se projeter dans la situation simulée. Ce dispositif a été mis en œuvre lors de la Biennale du Design de Saint-Étienne en 2019. Il a servi de support à seize sessions d’expérimentations d’une quarantaine de minutes chacune (soit un peu plus d’une dizaine d’heures d’enregistrement vidéo), mobilisant soixante participants non sélectionnés, la plupart ne se connaissant pas.
38Cette étude de cas nous a permis d’articuler nos contributions en design et ergonomie pour la conception de cette simulation : conception du support de simulation dans ses différentes composantes, définition du protocole de récolte des données (audio et vidéo), définition du modèle analytique et analyse des données d’expérience. L’intérêt résidait également dans le besoin de rendre compte d’une expérience collective pour aborder la question du partage d’énergie.
39L’analyse que nous proposons doit nous permettre de comprendre les dynamiques d’actions et de décisions des joueurs afin d’identifier des intérêts, des freins et de possibles formes d’organisation à mettre en œuvre pour le bon fonctionnement d’un futur système de partage d’énergie à l’échelle locale (visée de conception). En nous appuyant sur l’objet théorique cours d’action (voir Poizat & San Martin, 2020 ; Theureau & Jeffroy, 1994), nous décrivons l’expérience comme « le flux des actions, pensées, émotions et perceptions sensorielles qui apparaissent au cours d’une activité spécifique dont une personne est soit consciente à ce moment-là, soit peut être rendue consciente par la suite de manière réflexive, au cours d’un entretien par exemple » (notre traduction, Cahour, Salembier, & Zouinar, 2016, p. 279). De cette définition, il découle que nous nous focalisons sur ce qui est significatif pour un acteur dans son activité : nous cherchons à décrire l’activité dans ses continuités, ses ruptures, ses changements d’orientation, etc. en restant au plus près de l’expérience vécue. Pour cela, et dans la lignée des travaux de Theureau et Pinsky sur la représentation graphique, nous avons réalisé une analyse en structures significatives qui se définit autour de deux notions complémentaires (Haradji & Faveaux, 2006, p. 74) :
-
La notion d’unités significatives pour l’acteur. L’analyse que nous réalisons s’attache à mettre en évidence des cohérences d’actions, de communications, d’interprétations, etc. qui sont significatives pour l’acteur ;
-
La notion de récits réduits. L’analyste peut dégager des unités significatives élémentaires (USE) et d’autres unités significatives plus larges, les englobant. Un récit réduit correspond donc à un enchaînement d’unités significatives plus ou moins larges présentant ainsi, sous forme de récit, une description de l’organisation globale de l’activité de l’utilisateur.
40L’analyse en structures significatives que nous présentons ci-dessous cible le point de vue du Maître du Jeu. Cette orientation dans l’analyse se justifie par la vision globale de la situation qui est la sienne et qui dépasse les particularismes de chaque acteur du groupe. De plus, de par son rôle, le MJ n’est pas acteur de la coordination entre les différents participants lors du partage d’énergie, il en est un observateur direct. Également, d’un point de vue pratique, il n’était pas possible de faire une analyse du collectif à partir du point de vue de chaque participant : leur présence sur le stand était seulement ponctuelle (environ 30 minutes simulation comprise). Le point de vue du Maître du Jeu est formalisé par l’analyste à partir du visionnage et de l’écoute des enregistrements vidéo et sonores des sessions de simulation. Il s’appuie également sur l’expérience vécue telle que conscientisée lors des entretiens re-situants réalisés en fin de simulation. Ces informations sont complétées par les éléments de prise de notes post-sessions réalisées par le Maître du Jeu.
41Comme indiqué précédemment, l’analyse en structures significatives est construite autour des notions d’unités significatives et de récits réduits. Nous avons alors décrit plusieurs sessions de simulation sous forme de récits réduits (RR) composés chacun d’unités significatives élémentaires (USE), de séquences et de séries toutes considérées comme significatives du point de vue du Maître du Jeu (MJ). Pour cela, nous avons procédé par étapes successives, décrites ci-dessous en suivant un exemple.
42La première étape est celle de la transcription des données. Celles-ci sont horodatées en suivant le déroulement de l’activité, au plus proche de ce qui est dit et fait par chacun des acteurs. Dans l’exemple présenté (Figure 9), on voit ainsi à la dixième minute un échange verbal entre deux participants.
Figure 9 : Première étape de l’analyse. Horodatage du déroulement de l’activité des acteurs.
Figure 9: First step in the analysis. Time-stamping player activity
43La seconde étape est celle du découpage de la transcription en USE. Une USE est un ensemble de perceptions, actions, émotions, etc. qui ont une cohérence de signification pour le MJ et dont on est en mesure de déterminer le début et la fin. L’unité suivante n’a pas la même cohérence du point de vue de la signification qu’il lui attribue. Sur l’exemple (Figure 10), on voit que la dernière information de la transcription « elle fait des réserves » n’est pas considérée par le MJ comme faisant partie de la même USE
Figure 10 : Seconde étape de l’analyse. Découpage de la transcription en USE.
Figure 10: Second step of the analysis. Breakdown of the transcription into USE
- 5 La codification suivie est la suivante : 1) on identifie qui parle ou agit, 2) on interprète ce qui (...)
44Les USE sont ensuite nommées afin d’expliciter la signification. Nommer une USE est une contribution à l’analyse, une étape de la formalisation par le texte. Pour cela, et afin de mener une analyse rigoureuse, une codification constante est suivie pour toute l’analyse5. Ce qui donne ici (Figure 11) : « F2 accepte finalement l’offre de H de stocker 3 jetons d’énergie verte ; H est étonné ; elle se justifie par son manque d’argent ». Chacun de ces éléments d’analyse traduit le point de vue du Maître du Jeu : l’étonnement du participant H et la justification proposée par le participant F2 sont l’expression de la compréhension de la situation par le MJ.
Figure 11 : Seconde étape de l’analyse. Nommage des USE.
Figure 11: Second step of the analysis. Naming the USE
45La troisième étape correspond à l’identification de séquences. La séquence correspond à une ou plusieurs USE qui abordent une même thématique. Tout comme pour les USE, l’analyse consiste à borner les séquences et à les nommer. La figure 12 permet de voir l’enchaînement de trois USE, regroupées en deux séquences : du point de vue du MJ, il y a une continuité entre les deux premières USE, mais une rupture avec la troisième (arrivée d’un nouvel interlocuteur, modification des postures des participants, modification de l’issue attendue de l’échange). Le nommage d’une séquence doit apporter un gain de signification relativement aux nommages des différentes USE qui la composent.
Figure 12 : Troisième étape de l’analyse. Identification de séquences.
Figure 12: Third step of the analysis. Identification of sequences
- 6 Série n° 1 : Présentation et suivi des règles du jeu
Série n° 2 : Assurance de l’équilibre et de la (...)
46La dernière étape de constitution du RR (récit réduit) est celle de l’identification de séries (Figure 13). Les séries se distinguent des USE et séquences car elles permettent de mettre en évidence une continuité significative entre des éléments espacés dans le temps. Dans le cadre du présent cas d’étude, quatre séries ont été identifiées qui rendent compte de l’organisation globale de l’activité du MJ : les trois premières concernent l’activité du MJ dans la gestion du jeu (règles, sérénité, explications), tandis que la dernière concerne sa perception de l’activité individuelle et collective des participants6.
Figure 13 : Quatrième étape de l’analyse. Identification de séries.
Figure 13: Fourth step of the analysis. Series identification
47Enfin, ces résultats d’analyse sont confrontés aux huit autres sessions transcrites mais non analysées. Cela permet de vérifier si elles infirment ou confirment les catégories formées ou si elles apportent des compléments d’informations nécessaires à l’analyse. Cette dernière étape d’analyse permet la généralisation des résultats.
48La mise en graphe du RR est un outil d’analyse souvent mobilisé dans le cadre du cours d’action, mais principalement pour rendre compte d’une expérience individuelle. Or, l’objet d’étude sur le partage d’énergie nécessite que nous explicitions la dimension collective telle que la comprend le MJ.
49Nous avons distingué quatre séries dans la section précédente : les trois premières (présentation et suivi des règles ; maîtriser la sérénité des échanges ; expliquer des notions liées à l’énergie) sont centrées sur l’objectif du MJ qui est de gérer le déroulé du jeu. La quatrième, en revanche, concerne le suivi de l’activité collective par le MJ. La volonté de mieux comprendre cette dynamique collective induit de a) mettre en valeur les interactions entre les dynamiques individuelles du MJ (séries n° 1, 2 et 3) avec celle du groupe de participants (série n° 4) ; et b) du point de vue du MJ, de caractériser les dynamiques individuelles et collective au sein même de la série n° 4. Nous proposons pour cela de développer une « graphique de traitement » pour rendre compte de cette dimension collective perçue par le MJ.
- 7 De plus, toujours sur la partie graphique, une USE est marquée par un trait horizontal violet conti (...)
50Pour cela, nous reprenons le RR textuel présenté dans la section précédente (partie gauche de la figure 14) et nous le complétons par une représentation graphique (partie droite de la Figure 14). Les bornages des USE et séquences du RR textuel se retrouve dans la partie graphique et l’association des deux ouvre sur de nouvelles possibilités d’interprétation pour l’analyste. Dans cette partie graphique, les trois premières colonnes représentent les séries qui concernent l’activité de gestion du jeu par le MJ, tandis que la colonne de droite représente l’activité individuelle et collective des joueurs telle qu’il la perçoit. La distinction entre les séries n° 1, 2 et 3 et la série n° 4 est volontairement accentuée par un trait plus épais7.
Figure 14 : Mise en graphe du récit réduit. Récit réduit textuel et récit réduit graphique pour modéliser l’expérience du MJ.
Figure 14: Drawing the graph of the reduced narrative. Reduced textual narrative and reduced graphical narrative to model the GM’s experience
51Cette mise en graphe textuelle et graphique n’est pas sans conséquence en termes d’analyse : elle organise et fixe visuellement la perception du chercheur sur ses données et le graphe permet une meilleure lisibilité des séries.
- 8 Les données implémentées dans le graphe sont nommées en se basant sur des rubriques (onze en tout), (...)
52Ce gain de signification de la partie droite du graphe résulte tout d’abord de la nomenclature utilisée8. De plus, le gain de signification va résulter du traitement graphique de cette partie droite du graphe. Différentes caractéristiques de l’interaction ou de l’action collective sont alors codifiées :
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Les représentations graphiques des actions individuelles et collectives : un fond blanc renvoie à une action individuelle, un groupe partiel est représenté par un fond hachuré tandis qu’une action entièrement collective est représentée par un fond violet. Ce choix graphique de coloration du fond permet la superposition d’informations supplémentaire en rajoutant, par exemple, du texte ;
-
Les interactions entre joueurs sont également codifiées. Les flèches en violet foncé indiquent une interaction entre les séries n° 1, 2 et 3, avec la série n° 4, tandis qu’une flèche en violet pâle indique une interaction entre participants, au sein de la série n° 4 (Figure 15) ;
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Les alliances entre joueurs sont marquées graphiquement et textuellement. Le codage couleur pour définir un groupe est complété par un niveau de signification supplémentaire, d’une part graphiquement en ajoutant un cercle, et d’autre part textuellement en nommant la coopération mise en œuvre (par exemple, entraide sur le stockage ou bien définir une organisation [Figure 16].
Figure 15 : Visualisation des interactions entre séries. La flèche indique ici une action de gestion du jeu en direction du collectif de joueurs.
Figure 15: Visualising interactions between series. The arrow indicates a game management action directed at the group of players
Figure 16 : Coopération totale [partie gauche du schéma] ou partielle [partie droite] dans le collectif de joueurs.
Figure 16: Total cooperation (on the left) or partial cooperation (on the right) in the group of players. The text specifies the type of cooperation
53La mise en valeur de l’action collective est représentée graphiquement par 1) la caractérisation d’une activité collective ou non (couleur de fond de case), 2) la nature des échanges (les flèches), la nature des actions collectives en cours (choix de dénomination), et 3) la présence de sous-groupes clairement identifiés (le cercle d’alliance entre participants). La Figure 17 reprend les différentes codifications définies pour le RR graphique.
Figure 17 : Modèle de grille de mise en graphe des RR et légende.
Figure 17: RR graphing grid template and legend
54Cette recherche nous a permis de produire différents types de résultats : 1) un ensemble de critères pour l’appropriation d’une situation de partage d’énergies renouvelables à l’échelle locale, 2) l’émergence de typologie d’organisation collective et 3) une meilleure connaissance de l’appropriation et compréhension des rôles de stockeur et de producteur endossés par les participants. Cela permet une meilleure visibilité : de ce qui est maîtrisé et connu des participants (l’autoproduction et l’autoconsommation d’électricité, par exemple), des points de frictions probables (une retenue à l’utilisation de systèmes techniques perçus comme non recyclables, par exemple). Ces résultats sont issus des différentes phases d’analyse précédemment décrites, dont le graphe fait partie intégrante. Nous nous focalisons dans cet article sur les typologies d’organisation qui ont émergé pour gérer le partage de l’énergie locale.
55Quatre typologies d’organisation collectives ont émergé lors de la simulation : l’organisation non coopérative d’individus isolés, l’organisation en collectif partiel, l’organisation en collectif autonome et l’organisation en collectif accompagné d’une entité tierce. Nous les détaillons ci‑dessous.
56La Figure 18 illustre le fait que les participants échangent individuellement et ponctuellement les uns avec les autres (le fond hachuré indique une formation en groupe partiel). Deux simulations illustrent ce type d’organisation pour qui l’investissement, la production, le stockage et la consommation d’électricité d’origine renouvelable sont envisagés de manière individuelle. Ce groupe s’appuie sur une organisation économique basée sur un système d’offre et de demande. Les participants, dans ces deux simulations, souhaitent pourtant éviter une grande instabilité des prix de l’énergie et prônent l’établissement de règles régulant en partie les prix. Nous considérons qu’il s’agit ici d’une organisation non coopérative d’individus isolés.
Figure 18 : Organisation en groupes d’individus isolés.
Figure 18: Organisation into groups of individuals
57La Figure 19 témoigne de moments où les participants forment une alliance. Cette alliance apparaît régulièrement, dans plusieurs récits réduits, et prend des formes différentes. Elle se manifeste parfois entre les mêmes participants de manière récurrente, parfois lors d’un échange de groupe, parfois lors d’un échange en groupe partiel. Il apparaît systématiquement que cet échange entre deux ou trois participants met de côté le reste du groupe, avec qui les échanges ne sont pas de même nature (par exemple lors d’une relation de voisinage entre parents et enfants). Lors de l’analyse, ce phénomène est identifié comme une forme d’organisation collective : l’organisation en collectif partiel.
Figure 19 : Organisation en collectif partiel.
Figure 19: Organisation into partial collectives
58L’organisation en collectif autonome (Figure 20) est issue de l’analyse de certaines sessions où les participants effectuent tous les échanges de manière collective. Une organisation en collectif partiel (situation précédente) n’est pas perçue comme équitable et certains groupes expriment la volonté de créer un collectif autonome, qui induit une mise en commun de l’investissement, de la production et du stockage de l’électricité d’origine renouvelable dans le but d’optimiser le système et ainsi limiter la consommation d’énergie en provenance du réseau.
Figure 20 : Organisation en collectif autonome.
Figure 20: Organisation in autonomous groups
59L’organisation en collectif accompagné d’une entité tierce (Figure 21) est issue de l’observation dans de multiples sessions, où l’on observe une porosité entre les trois premières séries (qui correspondent à l’activité de gestion du jeu par le MJ), et la quatrième (qui correspond à l’activité collective des participants). Dans ces situations, les participants expriment le besoin d’un accompagnement du collectif dans la régulation des échanges et dans l’optimisation du rapport entre production et consommation. L’ambition de l’organisation en collectif accompagné est d’optimiser collectivement la production et la consommation d’énergie renouvelable locale. Les membres de cette organisation visent l’équité entre toutes les parties et souhaitent éviter les conflits entre voisins, ne souhaitent pas particulièrement l’indépendance du réseau énergétique centralisé, mais souhaitent favoriser le développement des énergies d’origine renouvelable à l’échelle locale.
Figure 21 : Organisation en collectif accompagné par un tiers.
Figure 21: Organisation as a collective supported by a third party
60Finalement, l’analyse de l’activité est une contribution à la connaissance des besoins probables dans une situation de partage d’énergie renouvelable à l’échelle locale : on identifie un besoin de confiance et d’équité, qui repose sur un contexte socio-économique donné et une cohérence entre les valeurs individuelles et les valeurs collectives. Sur cette base, ce travail d’analyse a permis de produire des recommandations pour la conception de services adaptés à de futures organisations énergétiques à l’échelle locale, comme le besoin d’une bonne communication (entre les membres du collectif, et avec l’entité régulatrice et technique) ou le besoin d’un accompagnement sur les plans techniques et organisationnels.
61Les exigences quant au format et à la structure des modes de représentation graphique varient selon les usages qui en sont faits. Les dimensions privilégiées ne seront ainsi pas les mêmes selon que l’on se trouve dans une situation dans laquelle la prise d’information rapide et fiable prime sur toute autre considération (dans le contexte d’activités nécessitant une prise de décision rapide notamment), ou que l’on se donne comme objectif de supporter efficacement un travail d’analyse plus réflexive, moins sensible à des contraintes temporelles extrêmes. Dans le premier cas, un soin particulier sera donné à la compatibilité du couplage entre représentations externes (graphiques) et processus cognitifs de relativement bas niveau, contraints par les caractéristiques neurophysiologiques du système visuel humain (Ware, 2008). Dans le second cas, on se focalisera sur la capacité de la représentation graphique à mettre en évidence des éléments signifiants pour l’analyste. Le choix du mode de représentation induit en effet des possibilités de raisonnement différentes (Zhang & Norman, 1995).
62En ergonomie, la fonction des représentations graphiques de l’activité est traditionnellement envisagée de deux points de vue complémentaires (Guérin, Laville, & Daniellou, 1997). Elles constituent tout d’abord un outil pour l’analyste et ont pour fonction principale de rendre compte des informations jugées pertinentes, et à ce titre recueillies lors de phases d’observation plus ou moins systématiques. Elles constituent également un support à l’interaction avec les différentes parties prenantes impliquées dans l’intervention ou le projet (les opérateurs, les commanditaires, les membres de l’équipe de conception, etc.). Les propriétés d’un mode de représentation graphique de l’activité et de l’expérience peuvent donc être évaluées en référence à ces deux registres fonctionnels.
63On peut identifier différents critères permettant de juger de l’opérationnalité du mode de représentation utilisé lors d’une documentation de l’expérience (Guibourdenche & Salembier, 2017 ; Ware, 2008). Par exemple :
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La capacité à faciliter chez l’analyste la construction de points de vue synthétiques qui n’épuisent pas la recherche de significations locales ;
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La facilitation dans l’identification de patterns révélateurs de phénomènes significatifs ;
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L’équilibre entre parcimonie et complétude ; la possibilité de ménager un équilibre entre économie des représentations (fondées par exemple sur des instantanés de l’expérience vécue pris à intervalles réguliers) et richesse narrative sur la nature polymorphe de l’expérience ;
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La restitution de la dynamique de l’expérience vécue sur des empans temporels différents ;
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La possibilité d’articuler données graphiques et données textuelles ;
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L’intelligibilité des représentations pour la co-construction de sens par les différents acteurs concernés.
64Nous avons eu recours dans le cas d’étude présenté à la représentation graphique de l’analyse en structures significatives proposée initialement par Pinsky et Theureau (1985). Dans quelle mesure l’adoption de cette approche nous a-t-elle permis, dans le contexte de ce cas d’étude, de tenir compte de certains des critères énoncés ci‑dessus ?
– Articulation des composantes graphique et textuelle
65Nous nous sommes appuyés, dans un premier temps, sur l’analyse en récits réduits qui vise également une analyse en structures significatives et dont les règles de construction sont explicites (voir Theureau & Jeffroy, 1994). Le récit réduit, par sa dimension textuelle et organisée (USE, séquence, etc.), apporte une première lecture sur l’expérience du Maître du Jeu, et s’articule avec une composante graphique.
– Prise en compte de la dimension collective de l’expérience
66Afin de rendre compte de la dimension collective de l’expérience (Battarbee, 2003), nous avons ensuite articulé la composante textuelle à une partie graphique dédiée à la dimension collective du jeu telle que la comprend le MJ. La vue plus détaillée et graphiquement augmentée de la série n° 4 répond à cet objectif d’analyse. La double nature du graphe (textuel et graphique) est intéressante de ce point de vue : le récit réduit textuel décrit l’expérience du MJ (dimension collective comprise) et le récit réduit graphique met en valeur cette dimension collective. Il est ainsi possible de mettre en évidence les moments d’activité collective, les interactions entre acteurs ainsi que la dynamique de constitution ponctuelle de sous-groupes, motivée par des objectifs et des intérêts communs.
– Restitution de la dynamique de l’expérience vécue
67L’association de ces deux dimensions du graphe permet d’identifier rapidement et dans son ensemble la dynamique d’expérience de l’acteur (récit réduit textuel) et, par des allers-retours entre textuel et graphique, de toujours permettre à l’analyste de situer une dimension particulière de l’analyse dans la dynamique globale de l’expérience vécue de l’acteur.
68Ce graphe en récit réduit textuel et graphique s’inscrit donc bien dans une démarche d’interprétation modélisante et de graphique de traitement. Finalement, en tant que graphe du cours d’action, il vaut par sa définition et son application de règles systématiques d’analyse, son exhaustivité dans la capacité à rendre compte des données, sa fécondité dans la production de nouveaux modèles et enfin son extension possible, graphiquement et théoriquement, à des corpus de données différents (Theureau, 2004).
– Représentation graphique et collaboration
69Le designer praticien qui s’approprie la notion d’expérience avec un regard de « formalisateur » utilise des représentations graphiques qui sont avant tout un support au processus de conception. Ces formalisations doivent permettre la récolte de données, l’analyse, mais aussi la restitution de l’analyse à un tiers (dans une perspective de co-conception avec des parties prenantes ou avec le client). Le graphique constitue ainsi, pour reprendre une des fonctions heuristiques identifiées par Tabouret (1975, cité par Scaletsky, 2003) dans le domaine de l’architecture, le lieu de la première proposition du concepteur.
70On peut avancer que le travail de mise en graphe réalisé dans cette étude est de l’ordre de la « graphique de traitement » au sens de Bertin ou de l’interprétation modélisante au sens de Drucker. Les choix de mise en graphe font partie intégrante du processus d’analyse et sont étroitement informés par des orientations théoriques explicites. La définition de typologies d’actions, la mise en possibilité de superposer certaines typologies d’information, la volonté de doubler certaines informations, pour les rendre plus visibles ou pour les préciser : tout cela participe nécessairement du geste analytique. Les représentations graphiques utilisées sont également, pour reprendre les termes de Drucker, un « dispositif rhétorique » qui structure des arguments plus que des faits. Dans le cas de l’étude présentée ici, il est nécessaire de rappeler que tout cela est réalisé à partir du point de vue du MJ tel que l’analyste est en mesure de le comprendre (principe de l’interprétation modélisante). S’appuyant sur ce graphe, on soulève à l’analyse des éléments qui n’étaient jusque-là que des hypothèses, comme la récurrence des moments d’alliance entre participants.
71La structure des modes de représentation utilisés dans cette étude (en particulier celle du parcours utilisateur) est normée, tandis que les formes finales proposées sont calquées sur des modélisations issues d’autres disciplines (histoire, sciences de gestion, etc.). Ce manque de créativité dans les formes de représentations de la donnée soulève potentiellement un manque d’appropriation de ces modes de représentation par le design, et l’on peut se demander pourquoi, puisque la forme est un objet d’étude central pour la discipline (Cross, 2006 ; Bihanic, 2015 ; Vial, 2015).
- 9 Pour cet auteur, les représentations graphiques « fonctionnent comme des catalyseurs, qui aident à (...)
72De ce point de vue, la collaboration entre ergonomie, psychologie de l’activité et design est susceptible d’ouvrir de nouvelles voies de représentation graphique de l’expérience vécue, qui pourraient faciliter l’expression d’un vécu émotionnel, dans la continuité du point de vue exprimé par Zuboff (1988)9. On a ainsi vu apparaître récemment des propositions de formalisation hybrides entre pratique de design et restitution d’observations ethnographiques. Anne Bationo-Tillon par exemple a exploré avec la designer Rose Dumesny des formats de restitution de chroniques dynamiques d’expériences de parcours muséaux (Bationo-Tillon & Dumesny, 2023). L’objectif est ici de restituer « la coexistence des rapports sensibles et analytiques à l’œuvre d’art et son évolution au cours de la durée de la rencontre. (avec l’œuvre) » (p. 245). Le procédé mis en œuvre est classique en design : le récit s’appuie sur un storyboard considéré comme un outil de narration (diachronique et réaliste), mais l’expérience sensible est restituée de manière abstraite, proposant dès lors un nouveau mode de représentation, propre au sujet d’analyse (Figure 22).
Figure 22 : Modalité alternative de représentation de l’expérience vécue (Bationo‑Tillon, 2017).
Figure 22: An alternative way of representing lived experience (Bationo‑Tillon, 2017)
73La possibilité de décrire des contenus d’expérience par une image matérielle (dessin, peinture, modelage) n’est pas une idée nouvelle. Elle a notamment été soulignée par Wittgenstein dans sa proposition d’une conception philosophique de l’expérience vécue (Wittgenstein, 1989) qui, comme le souligne Jean-Jacques Rosat, permet de :
« décrire le cours d’une expérience, son début, sa fin et toutes ses variations d’intensité, au moyen d’un diagramme ou bien verbalement : comment une colère éclate brusquement ou monte progressivement, comment un son d’abord à peine audible peut devenir tonitruant, comment une impression visuelle rouge peut devenir bleue en passant par toute la gamme des violets, etc. » (Rosat, 2003, p. 3).
74Un point critique de l’argumentation de Wittgenstein réside ici dans la co-existence possible entre description langagière et recours à une image matérielle du contenu d’expérience. On retrouve cette idée de complémentarité des descriptions diagrammatique et langagière dans le mode de représentation mise en œuvre pour la restitution de la dynamique de l’expérience dans l’étude présentée dans cet article.
75La chaîne de traitement qui conduit de l’expression d’un contenu d’expérience par un sujet à sa reformulation par un tiers sous la forme d’une représentation imagée n’est pas sans poser question. La qualité de la restitution de son expérience par le sujet est en effet ici tributaire de sa compétence linguistique (et incidemment de celle de l’analyste qui l’aide à mettre une expérience en mots). Elle dépend ensuite de la capacité du designer à en produire une représentation imagée qui met en évidence les points pertinents pour l’analyste, notamment de faciliter la comparaison, la superposition, la diversité, la nuance et la lisibilité, afin de permettre un gain de signification à l’analyse. Mais dans certains cas, l’écart entre « représentation d’artiste », qui donne l’occasion à son auteur d’exprimer une sensibilité personnelle, et représentation au plus près de l’expression par le sujet de son expérience vécue peut être tel que le lien entre les deux devient inintelligible (et donc non reproductible) pour un tiers. La plus-value de l’apport du designer devient donc ici sujette à discussion, même si l’importance de la composante esthétique de la représentation ne peut être niée, en ce qu’elle « offre des façons de penser, de voir, de comprendre » (Drucker, op. cit., p. 100) qui permettent potentiellement de dépasser les limites des pratiques standardisées et appauvrissantes de visualisation des données.
76Face au constat d’un manque de diversité des modes de représentation de l’expérience utilisateur par le design, qui renvoie à la question plus générale de limites des modes de visualisation actuels pour l’interprétation des données, les réflexions présentées dans cet article constituent une tentative pour comprendre l’influence de la mise en graphe sur l’analyse des données d’expérience, et plus indirectement sur la conception.
77Inspirée des travaux de Drucker sur la notion d’interprétation modélisante, et reprenant la distinction entre « graphique de communication » et « graphique de traitement » introduite par Bertin, l’étude présentée propose une démarche de mise en graphe de données relatives à l’expérience de sujets agissant dans une situation d’expérimentation à visée exploratoire. À la fois témoin de la diversité des pratiques et d’une appropriation encore partielle de la mise en graphe par les chercheurs, l’approche proposée illustre le fait que la forme du graphe dépend directement des fondements théoriques sur lesquels s’appuie l’analyse (ici issus de l’ergonomie et de l’anthroplogie cognitive), et que la représentation graphique doit pouvoir l’accompagner, l’appuyer et la mettre en valeur. La mise en graphe participe ici pleinement de l’analyse : elle permet directement la mise en visibilité de certains aspects marquants de l’activité (comme la formation de différentes typologies de collectifs). En ce sens, on peut avancer que la schématisation qui s’appuie sur les mêmes hypothèses théoriques que le récit réduit rédigé s’inscrit dans sa continuité et fait pleinement partie de l’analyse de l’activité. Cette mise en graphe constitue donc bien une graphique de traitement au sens de Bertin (1977), et participe du processus d’interprétation modélisante tel que décrit par Drucker (2020).
78Cette réflexion est utile dans un cadre de recherche, mais peut également l’être dans le cadre d’une conduite participative de conception de service en design où, comme nous l’avons vu, la récolte, l’analyse et la restitution des données d’expérience utilisateur reposent majoritairement sur l’outil unique de « parcours utilisateur ». Cela pose également la question des limites d’une systématisation des représentations, qui permet d’assurer une cohérence dans l’usage au fil du temps et de faciliter le dialogue avec les diverses parties prenantes d’un projet, mais qui limite potentiellement l’analyse à un cadre systématique au lieu de s’adapter à la réalité de l’expérience analysée, dans sa diversité et sa complexité.