Ce travail a été financé par des subventions de l’Association nationale de la recherche et de la technologie (ANRT). Les auteurs tiennent à remercier la direction de la clinique privée et le personnel du service de pneumologie qui ont donné de leur temps pour participer à la recherche‑action.
- 1 Le trait d’union entre « recherche » et « action » symbolise une double intention (Dolbec & Prud’ho (...)
- 2 La recherche-action a été conduite juste avant la crise sanitaire de la Covid-19. Le dernier recuei (...)
1Ce travail s’inscrit dans le cadre d’une recherche-action1 en ergonomie conduite dans une clinique privée2. La direction de la clinique formule le souhait de (re)concevoir le système horaire en 2 x 12 h à destination des personnels soignants, pour répondre à l’augmentation de l’absentéisme et du turnover. Les données scientifiques confirment que dans le secteur hospitalier, les horaires de travail et les modalités de conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée sont des déterminants forts de l’absentéisme et de l’intention de quitter la profession (Battesti, 2009 ; Flinkman et al., 2008 ; Pollak & Ricroch, 2016 ; Tourangeau et al., 2010 ; Park, Park, & Hwang, 2019). Néanmoins, d’autres déterminants organisationnels sont identifiés depuis de nombreuses années, tels que la charge de travail (physique, émotionnelle, etc.) et son intensité, le travail sous fortes contraintes temporelles, le manque d’autonomie (Nyathi & Jooste, 2008 ; Estryn-Béhar, 2008 ; Estryn-Béhar, Van Der Heijden, Fry, & Hasselhorn, 2010 ; Pollak & Ricroch, 2017) ainsi que la trop faible part de relation, d’interaction et de collaborations professionnelles avec les cadres de proximité et les médecins (Zangaro & Soeken, 2007 ; Tourangeau et al., 2010 ; Cortese, 2012). La (re)conception ou modification des temps de travail atypiques – qu’elle passe par un allongement ou une diminution de la durée des postes de travail, par une modification du roulement, par la mise en place d’une semaine à quatre jours ou d’un poste de nuit, et/ou par une diminution de l’imprévisibilité – ne peut se limiter au seul changement du système horaire : elle est indissociable d’une réflexion sur la nature et les conditions du travail à réaliser et réalisé durant ces temps de travail.
2Ainsi, l’objectif de cet article est de proposer un cadre théorique et méthodologique capable de soutenir la (re)conception des temps de travail atypiques.
3Comme nous venons de l’indiquer et dans la lignée des travaux de Quéinnec (Corlett, Quéinnec, & Paoli, 1988, Gadbois & Quéinnec, 1984 ; Quéinnec, Teiger, & de Terssac, 1985, réédité en 1992, réimprimé en 2008 ; Gadbois, 1990 ; Barthe, 2016), nous considérons que la conception des temps de travail ne se limite jamais au seul changement du système horaire et qu’elle est indissociable d’une réflexion sur la nature et les conditions du travail concerné. Par exemple, le contenu du travail a des exigences spécifiques, qu’elles soient physiques, cognitives, émotionnelles ou temporelles, qui, lorsqu’elles sont trop intenses, peuvent aggraver les effets d’un système horaire donné. Inversement, les modalités des conditions du travail peuvent atténuer ces effets si des effectifs suffisants, par exemple, permettent des entraides au cours du poste, si des pauses peuvent être prises à des moments qui le nécessitent, si la souplesse des tâches donne des possibilités de régulation aux femmes et aux hommes travaillant à des horaires longs, de nuit ou plus généralement atypiques.
4Ainsi, les effets d’un système horaire sur la santé (troubles du sommeil, fatigue, stress, etc.), sur la vie personnelle et sociale (participation aux temps passés en famille, etc.) et sur le travail (performance, qualité, fiabilité, etc.) ne peuvent être appréhendés que dans une approche multifactorielle, globale et systémique (Barthe, 2016 ; Prunier-Poulmaire & Barthe, 2021). Ces impacts des temps de travail sont en effet déterminés par l’interaction de nombreuses dimensions qui composent la situation concernée (Figure 1) : les rythmicités biologiques programmées par l’horloge biologique, l’état de santé, le sommeil, l’âge, les rythmes de la vie sociale et familiale, le type de logement, les modes de transport. Ils sont également déterminés par des dimensions inhérentes au travail en lui-même, dans lesquelles on retrouve les contraintes et les possibilités de régulation de ce travail : le niveau d’autonomie, les possibilités d’entraide, le contrôle de la hiérarchie ou la disponibilité du matériel. Ces dimensions, qu’elles soient liées à l’individu concerné ou au travail à accomplir à ces temps de travail, évoluent tout au long de la vie active ; elles modifient le vécu du travailleur et son accommodation avec le système horaire.
Figure 1 : Approche multifactorielle et systémique des effets des horaires de travail (Barthe, 2016).
Figure 1: A multifactorial and systemic approach to the effects of working hours
5Il est à mentionner également que les effets d’un système horaire ne sont pas subis passivement par les travailleurs (Gadbois & Quéinnec, 1984 ; Toupin, Barthe, & Prunier-Poulmaire, 2013). Tout d’abord, ils sont bien souvent connus et acceptés dès l’entrée dans la profession. De plus, à certains moments de la vie, travailler en horaires atypiques peut être un choix qui s’accorde positivement à certaines dimensions de la situation (situation familiale, situation financière, expérience, etc.). Cela peut être un choix qui peut permettre, par exemple, un gain de temps pour soi ou pour s’occuper de ses proches (même si c’est souvent au détriment du temps de repos), un gain financier (lié à la prime du travail de nuit ou du dimanche), un environnement de travail plus calme et plus propice à l’apprentissage (Barthe, 2015). Enfin, que le système horaire soit choisi ou subi, les travailleurs développent des processus de régulation individuels et collectifs dans leur activité, pour gérer les aléas de la situation et maintenir un certain équilibre entre les dimensions qui la composent. Ces processus de régulation se révèlent dans la sphère du travail à des niveaux quantitatifs (ex. diminution des déplacements, des communications, des prises d’information) et qualitatifs (ex. modifications des modes opératoires, aménagement de courtes siestes) (Barthe, 1999 ; Barthe & Quéinnec, 2005 ; Le Bris, Tirilly, & Toupin, 2015 ; Toupin & Volkoff, 2007). Ils se révèlent aussi dans la sphère de la vie hors travail par des réorganisations des temps familiaux quotidiens (ex. avancée des repas, délégation de la garde des enfants), par le choix de loisirs individuels et modulables, par la planification de siestes (Gadbois, 2004 ; Prévost & Messing, 2001). C’est pourquoi la conception des temps de travail est une question extrêmement sensible qui est loin de reposer sur une solution unique, indéfiniment stable, transposable dans toutes les situations et adaptable à tous les individus (Quéinnec, Teiger, & de Terssac, 1985, réédité en 1992, réimprimé en 2008 ; Costa, Prunier-Poulmaire, & Barthe, 2013).
6Ainsi, toute modification du système horaire nécessite d’être anticipée, au regard des impacts qu’elle va nécessairement amener sur l’ensemble des dimensions identifiées, et accompagnée, afin de ne pas risquer de perturber les équilibres mis en place dans le travail et le hors-travail par les travailleurs. La prise en compte des dimensions composant la situation de travail est une condition incontournable pour concevoir un nouveau système horaire.
7Le fonctionnement et l’activité de l’humain en situation de travail doivent être intégrés dans tout projet de conception, et orienter les choix au cours de ce projet (Béguin, 2004, 2007). Il faut déjà établir un diagnostic le plus complet possible des caractéristiques de la situation de travail initiale. Dans la conception des temps de travail, ce diagnostic tient compte de trois temporalités : celles du système horaire, du travail et des travailleurs (Quéinnec, Teiger, & de Terssac, 1985, réédité en 1992, réimprimé en 2008). Il s’agit non seulement de repérer les « points de tension » de la situation initiale – auxquels la démarche de conception tentera de remédier – mais aussi les « points forts » à retenir dans la définition de la situation future, et qui sont en faveur de l’activité (Béguin, 2004).
8Sachant que la moindre transformation du système horaire est susceptible de perturber l’équilibre des dimensions composant la situation concernée, il est important que les solutions soient négociées avec la participation de tous les acteurs concernés pour choisir avec eux le compromis le plus acceptable (Quéinnec, Teiger, & de Terssac, 1985, réédité en 1992, réimprimé en 2008 ; Barthe et al., 2004 ; Barnes-Farrell et al., 2008). La participation peut être considérée comme une « forme de négociation implicite entre des acteurs qui détiennent des savoirs différents et qui occupent des positions stratégiques et professionnelles différentes » (Dugué, Petit, & Daniellou, 2010, p. 5). Ce sont les différentes logiques des acteurs qu’il s’agit de mettre en discussion, qu’elles soient issues des différents métiers ou encore des différentes équipes successives dans le cas du travail posté. Ceci leur donne l’occasion de découvrir les différences de représentations sur le travail et ses problématiques, de comprendre la réalité du travail des uns et des autres (exigences, difficultés, coûts, etc.) et de contribuer à la définition de la situation future (Petit & Dugué, 2013).
9Cela suppose de développer des outils capables de supporter l’intégration et les échanges de ces différents points de vue. Selon Darses (2009), le succès d’un processus de conception dépend de sa capacité à construire et maintenir un « espace référentiel commun », qui guide l’activité collective des acteurs de la conception. Cet espace référentiel commun implique d’abord les représentations mentales de tous les acteurs, c’est-à-dire leurs objectifs, les procédures qu’ils suivent, leurs connaissances, leurs contraintes et leurs stratégies. Dans un processus de conception collectif, l’espace référentiel commun ne se limite pas au partage et à la construction de ces représentations mentales, et nécessite également des représentations externes capables d’incarner la résolution collective du problème. Le processus de conception repose alors sur l’utilisation de représentations artefactuelles externes – comme des dessins, des plans ou des maquettes – qui en représentent les différentes étapes.
10Les connaissances de la situation de travail initiale, incarnées par le diagnostic, sont indispensables à la projection des solutions, mais insuffisantes pour anticiper leurs effets sur l’activité future (Daniellou & Béguin, 2004). La simulation du travail peut alors entrer en jeu. C’est une méthode utilisée pour aider les participants à projeter la situation future, les contraintes qu’ils pourraient y subir, et les marges de manœuvre qu’ils pourraient y gagner (Maline, 1994). Elle permet non seulement de confronter les solutions de conception à l’activité, mais aussi de confronter les différents « mondes » professionnels des participants (Daniellou, Le Gal, & Promé, 2014). Si la simulation s’oriente souvent vers une situation future à expérimenter, Bobillier Chaumon, Rouat, Laneyrie et Cuvillier (2018) précisent qu’elle peut aussi porter sur une situation passée pour nourrir et guider la (re)conception par des retours d’expérience, ou sur une situation actuelle à améliorer. Par ailleurs, la simulation peut être un moyen de prendre du recul sur l’action, et de l’appréhender de manière rétrospective. En se plaçant du point de vue de la formation, Béguin et Pastré (2002) indiquent que le fait de « débriefer » ou de commenter a posteriori son action sur le support de simulation favorise un retour réflexif. Un parallèle peut être fait avec la pratique réflexive (Mollo & Nascimento, 2013), qui renvoie à une « forme de réflexion sur l’action, menée en dehors du cadre fonctionnel immédiat, et permettant l’analyse critique individuelle ou collective d’une situation de travail singulière ou d’une famille de situations » (p. 209). Lorsqu’elle est collective, cette pratique réflexive se fonde sur la confrontation d’un groupe de professionnels à l’activité d’un ou plusieurs d’entre eux, qu’ils évoluent ou non dans le même domaine d’expertise ou à un même niveau hiérarchique.
11Un couplage de la conception d’un nouveau système horaire et de la simulation serait pertinent à plusieurs égards. Il permettrait de représenter, de façon globale et systémique, l’ensemble des dimensions composant la situation de travail : le système horaire mais aussi, par exemple, le contenu et les exigences du travail, les impératifs de la vie sociale et familiale, le trajet domicile-travail et le rythme de sommeil. En incarnant cet ensemble de dimensions par des représentations artefactuelles externes, le couplage de la conception du temps de travail et de la simulation faciliterait l’échange des différents points de vue portés par les participants. Il les aiderait à connaître et comprendre l’activité de chacun et à construire collectivement une représentation partagée de la situation de travail passée, actuelle ou future. Ce cadre théorique invite à développer un autre cadre plus méthodologique : celui de la simulation organisationnelle.
12Rappelons que lorsque c’est le temps de travail qui fait l’objet de la conception, c’est plus largement l’ensemble des dimensions composant la situation qu’il s’agit de requestionner : les dimensions liées à l’individu (comme son sommeil, sa vie familiale ou son trajet) et les dimensions liées au travail (comme ses exigences, ses contraintes et ses possibilités de régulation). Pour parvenir à représenter cet ensemble de dimensions, un couplage de la simulation organisationnelle (Daniellou, Le Gal, & Promé, 2014 ; Van Belleghem, 2012, 2018a, 2018b ; Barcellini, 2015) et de l’approche multifactorielle et systémique (Barthe, 2016) pourrait être pertinent. Même axée sur le système horaire, la démarche de conception va nécessairement porter sur l’organisation du travail, en plus de toutes les dimensions avec lesquelles le système horaire s’articule. Cela pose quelques défis au niveau du choix et de la construction des supports. En tant que méthode, la simulation peut faire appel à une grande diversité de supports qui ne présentent pas les mêmes avantages et inconvénients : cela peut être des plans, des schémas, des maquettes, des prototypes ou des simulateurs à échelle réelle (Béguin, 2004). La notion des « supports » est à rapprocher de celle des « objets intermédiaires » : ce sont les objets physiques que les acteurs du processus de conception créent, manipulent, discutent et transforment (Jeantet, 1998). À condition d’être communicables et échangeables entre les parties prenantes, ces objets intermédiaires permettent aux différentes professions de s’exprimer et de trouver un compromis (Vinck & Laureillard, 1995). Ils permettent, selon Jeantet (1998), de jouer trois rôles : objectiver tous les états de conception par lesquels passe « le produit », du besoin exprimé jusqu’à la définition de la solution (rôle de traduction) ; incarner une base de travail commune qui fige l’état provisoire du processus de conception (rôle de médiation) ; projeter les caractéristiques et produire des connaissances sur un produit qui n’existe pas encore (rôle de représentation). Les supports de simulation peuvent jouer le rôle d’objets intermédiaires, mais encore faut-il qu’ils soient bien choisis et construits, ce qui nécessite de respecter plusieurs exigences. À l’issue d’une formation d’ergonomes, Barcellini (2015) en a identifié au moins trois. Premièrement, les supports de simulation doivent être capables de représenter les dimensions de l’organisation qui font l’objet de la (re)conception (il peut s’agir du système horaire, mais pas seulement). Cela nécessite de repérer les règles de l’organisation modifiables et celles qui ne le sont pas. Deuxièmement, les supports doivent permettre aux participants qui les manipulent de modifier collectivement les dimensions de l’organisation qui font l’objet de la (re)conception. Cela nécessite de réfléchir à la taille et aux conditions de manipulation des supports, pour garantir un accès égal à chaque participant et créer ainsi une situation de collaboration. Troisièmement, les supports doivent permettre de simuler les dimensions de l’activité qui seront impactées par le changement. Cela nécessite d’attribuer un avatar à chaque participant, qui sera souvent une figurine dans le cas d’une maquette spatiale, mais qui sera plus symbolique (étiquette colorée, fil de laine, etc.) dans d’autres supports, dépendamment de ce qui fait l’objet de la conception. L’avatar permet au participant de mettre en mots son activité, notamment s’il utilise le pronom « je » suivi d’un verbe d’action qui peut être conjugué au passé, au présent ou au futur (Van Belleghem, 2018b).
13La simulation organisationnelle a pu être expérimentée dans plusieurs travaux, et les supports créés se distinguent selon les solutions de conception envisagées, les enjeux soulevés par le diagnostic et les situations à simuler. Nous identifions trois types de supports : les maquettes temporelles, les maquettes spatiales et les schémas mentaux. En lien avec les positionnements théoriques et méthodologiques présentés, ces trois types de supports peuvent permettre d’élargir la question du temps de travail en représentant le système horaire, les autres dimensions de la situation, et l’activité par laquelle elles s’articulent. Ces supports peuvent aussi contribuer à la construction d’un référentiel commun, en jouant le rôle d’objets intermédiaires qui s’adressent à une pluralité d’acteurs dont les manipulations et discussions vont permettre de partager les différents points de vue. Nous présenterons ces trois types de supports au travers d’exemples repérés dans plusieurs recherches‑actions.
14Les maquettes temporelles sont des supports de simulation visant à représenter le déroulement temporel du travail.
15Daniellou, Le Gal et Promé (2014) en ont conçu une pour vérifier la présence simultanée d’au moins deux travailleurs sur plusieurs opérations, dans une usine pétrochimique prévoyant une nouvelle organisation de travail. Le support était un grand tableau blanc, dont les lignes représentaient les travailleurs et les colonnes les périodes de temps. Les participants y collaient des étiquettes post-it pour représenter toutes les opérations à réaliser dans le cadre d’un scénario précis et annoncé par les ergonomes : par exemple une alarme indiquant la fuite d’un produit à 6 heures du matin. L’utilisation de cette maquette temporelle a permis d’anticiper que la future organisation de travail empêcherait les travailleurs de se rassembler simultanément lors des pauses collectives, celles-ci jouant un rôle important de synchronisation.
16D’autres supports de type maquettes temporelles ont été imaginés par les participants d’une formation d’ergonomes, pour projeter la création d’un poste de nuit sur la ligne de production d’une industrie agroalimentaire et représenter les périodes de coactivité « critiques » entre les opérateurs et les prestataires de nettoyage (Van Belleghem, 2018a ; Barcellini, 2015). La majorité des participants ont proposé des frises temporelles sur lesquelles étaient déroulées les actions des opérateurs concernés par ces changements d’horaires. Au-delà du caractère fictif de la simulation, les participants ont élaboré ensemble des stratégies pour répartir les tâches entre les opérateurs et les prestataires de nettoyage.
17Les maquettes temporelles venant d’être présentées ont plusieurs caractéristiques : elles représentent des périodes de temps, à travers des frises ou des tableaux, ainsi que la répartition des actions qui s’y déploient au fur et à mesure de leur déroulement, le plus souvent à travers des étiquettes de type post-it, et dont les couleurs peuvent différer pour représenter les différents postes. Ainsi, leur principale fonction est de représenter le déroulement temporel et simultané du travail de plusieurs personnes, dans la situation initiale ou future. Grâce à cette représentation, les acteurs participants peuvent non seulement situer les actions de chacun dans le temps, mais aussi visualiser comment elles s’articulent entre elles et comment (re)concevoir leur répartition ou leur planification.
18Les maquettes spatiales sont des supports de simulation visant à représenter l’organisation spatiale et le déroulement du travail.
19Un exemple est dans l’étude d’Andersen et Broberg (2015), conduite dans un hôpital où était prévue la construction d’un nouveau bâtiment pour le service ambulatoire. Le support des simulations était une maquette de table (table-top models) : plus précisément une affiche A0 où des figurines Lego et des boîtes en carton étaient disposées. Les figurines représentaient des patients et des professionnels de santé. Les boîtes en carton représentaient des salles, et la configuration des boîtes représentait celle des bâtiments. Une partie des participants étaient des personnes du service ambulatoire existant (médecins, infirmières et secrétaires). Ils étaient invités à simuler différentes prises en charge de patients selon plusieurs scénarios. Chaque scénario visait à explorer les tâches liées à la prise en charge des patients dans le contexte de l’aménagement existant des salles d’examen, et dans le contexte des aménagements futurs. À chaque participant était attribué un rôle (infirmière, secrétaire, médecin ou patient), une figurine Lego et un marqueur de couleur. Les participants déplaçaient ces figurines sur la maquette en fonction de chaque scénario, et dessinaient simultanément leurs mouvements avec le marqueur sur l’affiche A0. L’analyse de ces simulations s’est intéressée à toutes les séquences dans lesquelles les participants ont discuté ou réagi à d’éventuels défis ergonomiques futurs. Les résultats ont montré que ces séquences de discussion portaient surtout sur l’organisation de travail.
20Un autre exemple de maquette spatiale est identifié dans l’étude de Van Belleghem et Guerry (2016), pour simuler plusieurs scénarios d’organisation managériale dans une entreprise de vente par correspondance prévoyant la construction d’une nouvelle plate-forme logistique. Celle-ci était représentée par quatre maquettes représentant respectivement les quatre secteurs de production avec les futurs postes. Des briques Lego ont été utilisées pour jouer les flux de production. Des jetons-figurines ont été utilisés pour représenter les managers et leur équipe : chaque manager avait son avatar d’une certaine couleur et ses équipiers étaient représentés avec la même couleur. Ces simulations ont permis d’identifier que le scénario d’organisation préféré des managers ne pouvait fonctionner. Ils ont alors proposé une organisation alternative, ce qui a permis de faire émerger de nouvelles logiques managériales.
21Les maquettes spatiales venant d’être présentées ont plusieurs caractéristiques. D’abord, elles représentent l’environnement physique de travail à échelle réduite, sur une table autour de laquelle peuvent se tenir les participants. Ensuite, elles représentent les flux et les processus de travail, à travers des jetons, des briques, des figurines ou des trajectoires dessinées au marqueur. Enfin, elles représentent les travailleurs, à travers des avatars qui sont généralement des figurines. Ainsi, leur principale fonction est de représenter l’organisation spatiale et le déroulement d’un flux ou d’un processus de travail, avec l’organisation des tâches qu’il implique. Grâce à cette représentation, les acteurs participants peuvent vérifier la compatibilité d’une solution de conception, selon les contraintes organisationnelles qu’elle implique et qui se révèlent dans la mobilisation du support.
22Les schémas mentaux sont des supports de simulation visant à représenter des propositions organisationnelles qui ne nécessitent pas une approche temporelle ou spatiale.
23Deux exemples de ces supports sont présentés par Van Belleghem (2012) à la suite d’interventions menées avec d’autres ergonomes. Le premier exemple est tiré d’un projet organisationnel visant à fusionner deux structures d’accueil en une seule. La simulation s’est basée sur une maquette de type organigramme, sur laquelle les participants étaient invités à représenter et évaluer plusieurs scénarios d’affectations des agents dans les différents services. Ces services étaient représentés par des cercles de papier, tandis que les agents étaient représentés par des jetons-figurines, dont les couleurs différaient selon leurs compétences.
24Le deuxième exemple est tiré d’un autre projet organisationnel, visant à redéfinir le processus de traitement d’informations entre les différents services d’un quotidien de presse. La simulation s’est appuyée sur une maquette de type logigramme, sur laquelle les participants étaient invités à représenter les différentes tâches du processus ainsi que leurs liens d’interdépendance, pour évaluer plusieurs scénarios de traitement. Les tâches étaient représentées par des papiers de différentes formes (rectangles, losanges, ronds) et les liens par des bandes de papier de différentes couleurs.
25Si nous qualifions ces exemples de supports de « schémas mentaux », c’est parce qu’ils représentent des concepts plus abstraits de l’organisation de travail qui ne sont pas forcément définis à une échelle temporelle (par créneaux horaires) ou à l’échelle spatiale (dans l’espace physique de travail). Il peut s’agir de la répartition des tâches, des différents pôles d’une structure ou des relations d’interdépendance entre les travailleurs et les services. Du point de vue de leurs caractéristiques, ce sont généralement des supports sous format « papier », composés d’étiquettes cartonnées de différentes tailles, de différentes formes et/ou de différentes couleurs, sur lesquelles sont écrits des mots-clés ou sont collées des illustrations, et qui sont déplacées par les participants en fonction du processus de travail à simuler. Ainsi, leur principale fonction est de permettre aux acteurs de visualiser et de manipuler des concepts abstraits de l’organisation de travail. En utilisant des symboles et des codes visuels, ils peuvent faciliter la compréhension de l’organisation du travail et la projection de sa configuration future.
26Ce cadre sera introduit par une présentation de la situation de travail et des quatre différentes phases de la recherche-action. Le cadre sera ensuite précisé en faisant un « focus » sur la troisième phase de la recherche-action, qui consiste à simuler les solutions, et au cours de laquelle les supports ont été créés et utilisés pour animer plusieurs groupes. Ces supports de simulation seront présentés, d’abord de façon générale, puis de façon détaillée en distinguant les maquettes temporelles, les maquettes spatiales et les schémas mentaux. Chaque support sera abordé au travers d’une grille de présentation systématique, comprenant des éléments révélés par le diagnostic, des dimensions impactées par la ou les solutions d’aménagement, les fonctions anticipées du support, la façon de représenter les éléments impliqués (dimensions de la situation, déroulé du travail, pluralité des acteurs, etc.), les règles d’usage initiales du support et ses aboutissements réels.
- 3 Les soignantes de jour travaillaient uniquement le jour et les soignantes de nuit travaillaient uni (...)
27La recherche-action a été menée dans un service de pneumologie pouvant accueillir jusqu’à 18 patients souffrant de maladies respiratoires en phase aiguë ou chronique. La durée moyenne du séjour y est de six jours. Le personnel soignant est composé de six infirmières (quatre de jour, deux de nuit), six aides-soignantes (quatre de jour, deux de nuit) et deux hôtelières. Le personnel médical est composé de 11 pneumologues. Le service est sous la responsabilité d’une cadre hospitalière de jour et de deux cadres hospitaliers de nuit. Pour assurer la continuité du fonctionnement du service, c’est-à-dire 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, il y a deux équipes soignantes fixes3. Dans l’équipe de nuit, il y a une infirmière et une aide-soignante. Dans celle de la journée, il y a deux infirmières, deux aides-soignantes et une hôtelière.
Figure 2 : Schématisation des sept postes de soignantes qui se succèdent en continu dans le service, avec les horaires d’arrivée et de départ du service.
Figure 2: Diagram of the 7 caregiver shifts in continuous succession on the ward, with arrival and departure times
Les chiffres représentent les heures du cycle de 24 heures. Les arcs de cercle colorés représentent les postes : celui de l’hôtelière en lilas, ceux des aides-soignantes de jour en vert foncé et vert clair, ceux des infirmières de jour en jaune et orange, ceux de l’équipe de nuit en bleu foncé et bleu clair. Les carrés blancs correspondent aux horaires d’arrivée et de départ pour chaque poste.
The numbers represent the hours of the 24-hour cycle. The arcs of coloured circles represent the shifts: the receptionist’s shift in lilac, the day nurses’ shifts in dark and light green, the daytime nursing assistants’ shifts in yellow and orange, and those of the night shift in dark and light blue. The white squares correspond to the arrival and departure times for each shift.
28Comme le résume la Figure 2, les sept postes sont positionnés de façon à couvrir un cycle de 24 heures. Les postes des infirmières de jour (jaune et orange) et de nuit (bleu foncé) se chevauchent le matin et le soir, ce n’est pas le cas pour les postes des aides-soignantes de jour et de nuit. Les postes de l’infirmière de nuit (bleu foncé) et de l’aide-soignante de nuit (bleu clair) débutent et terminent aux mêmes horaires. Le poste de l’infirmière de nuit (bleu foncé) chevauche celui de l’infirmière de jour [tôt] (jaune) le matin pendant 15 minutes, de 6 h 55 à 7 h 10. Il chevauche celui de l’infirmière de jour [tard] (orange) le soir pendant 15 minutes, de 20 h 20 à 20 h 35. En revanche, le poste de l’aide-soignante de jour [tôt] (vert clair) débute à 7 h 15, soit cinq minutes après le départ de l’aide-soignante de nuit (bleu clair) à 7 h 10. Le poste de l’aide-soignante de jour [tard] (vert foncé) se termine à 20 h 15, soit cinq minutes avant l’arrivée de l’aide-soignante de nuit à 20 h 20.
29La recherche-action se décompose en quatre phases que le lecteur peut retrouver plus en détail dans nos publications antérieures (Cheyrouze, 2021 ; Cheyrouze & Barthe, 2023). Cet article se centrera sur la phase 3 : la simulation des solutions.
30En se basant sur l’analyse multifactorielle et systémique de la situation initiale (Barthe, 2016), plusieurs techniques de recueil ont été déployées pour établir un diagnostic de la situation initiale : une analyse de la documentation accessible, des observations, des questionnaires et des entretiens. Les résultats ont révélé quatre « points de tension » à prendre en compte pour améliorer la santé des personnels, la qualité des soins et la charge de travail durant les 2 x 12 heures. Premièrement, le flux des patients (entrées, sorties) était imprévisible et soumis à d’importantes contraintes temporelles. Deuxièmement, les tâches administratives et logistiques des soignantes dépendaient de l’heure de visite des médecins, qui était aléatoire. Troisièmement, il était difficile pour les infirmières et les médecins de se coordonner, car ils ne faisaient pas les visites ensemble et n’avaient pas de temps fixes pour discuter des patients. Quatrièmement, les infirmières et les aides-soignantes dépassaient leurs horaires officiels de prise et de fin de poste, pour rallonger ou créer le chevauchement jour-nuit dédié aux transmissions orales. En combinant ces points de tension avec la littérature, trois cibles d’amélioration ont été identifiées : la gestion du flux des patients, la collaboration entre les différentes professions et la fiabilité des transmissions orales, à partir desquelles onze solutions ont été imaginées. Elles étaient basées sur les résultats du diagnostic, sur la littérature scientifique et sur les propositions des soignants et des médecins formulées pendant les observations et les entretiens.
31Le diagnostic a été partagé avec les acteurs du service (soignantes, médecins et cadres) et les acteurs décisionnaires (soignantes, médecins, cadres, membres de la direction, délégués du personnel) à travers quatre groupes. Il s’agissait de valider les points de tension identifiés dans le diagnostic et d’amorcer une première discussion sur les solutions proposées pour améliorer la santé des personnels, la qualité des soins et la charge de travail.
32Onze solutions ont été validées pour la simulation : 1) avancer le poste de l’infirmière de nuit pour rallonger le chevauchement jour-nuit ; 2) avancer le poste de l’infirmière de jour « tôt » pour rallonger le chevauchement jour-nuit ; 3) décaler les postes des aides-soignantes pour créer un chevauchement ; 4) identifier les patients sortants la veille plutôt que le jour même ; 5) avancer le créneau des sorties ; 6) avancer l’obtention des courriers et des ordonnances de sortie ; 7) rétablir un ou plusieurs temps d’échanges entre les infirmières et les médecins ; 8) définir un horaire de passage pour les visites médicales du matin et de l’après-midi ; 9) avancer la pause déjeuner de l’hôtelière ; 10) créer un poste d’hôtelière supplémentaire ; 11) rétablir un ou plusieurs temps d’échanges entre les infirmières et les médecins. À travers huit « groupes-terrain » de quatre à treize participants, ces solutions ont été simulées avec les acteurs du service concernés : des soignantes (infirmières, aides-soignantes, hôtelières), des médecins, des cadres et/ou des secrétaires. Des supports de simulation différents ont été créés et utilisés pour animer chacun de ces huit groupes. Ils seront détaillés dans la partie suivante.
33Les solutions retenues ont été expérimentées dans le service pendant trois mois. Il s’agissait de vérifier si les solutions avaient pu se concrétiser, mais aussi d’évaluer leurs effets et l’ensemble de la démarche.
34Cette partie se centrera sur la troisième phase de la recherche-action, au cours de laquelle nos supports de simulation ont été créés et utilisés pour animer les groupes-terrain. Ces supports de simulation seront présentés de façon générale, puis de façon détaillée en distinguant les maquettes temporelles, les maquettes spatiales et les schémas mentaux.
- 4 Au total, la recherche-action a mobilisé dix-sept groupes, soit : un groupe-terrain et trois groupe (...)
35Les solutions ont été simulées avec les acteurs du service concernés dans huit4 groupes-terrain (phase 3). Afin d’intégrer l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail (Barthe, 2016) dans la création des supports de simulation, toutes les dimensions de la situation initiale, liées à l’individu et au travail, ont été étudiées. Parmi elles, six dimensions qui seraient impactées par les solutions ou qui en modifieraient les effets ont été identifiées à partir du diagnostic et de son partage avec les acteurs (phases 1 et 2). Côté travailleur, sont concernées les dimensions sommeil, vie familiale et sociale et trajet entre le domicile et le travail. Côté travail, sont concernés son contenu, ses possibilités de régulation ainsi que le système horaire (Figure 3). Ces dimensions ont été représentées dans les différents supports de simulation.
Figure 3 : Identification des dimensions (colorées) liées à l’individu et au travail impactées par les solutions projetées avec les supports de simulation organisationnelle, d’après l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail (Barthe, 2016).
Figure 3: Identification of the dimensions (coloured) linked to the individual and to the work impacted by the solutions projected with the organisational simulation supports, according to the multifactorial and systemic approach to working time
36Plusieurs supports de simulation ont été créés en fonction des solutions projetées, des dimensions impactées, des fonctions visées dans chaque séance et des enseignements tirés des séances précédentes. Ces supports ont été classés dans trois catégories inspirées de la littérature (Figure 4) : trois maquettes temporelles, deux maquettes spatiales et trois schémas mentaux.
Figure 4 : Supports créés pour simuler les solutions dans les huit groupes animés pendant la deuxième phase de la recherche‑action.
Figure 4: Supports created to simulate solutions in the 8 groups led during the 2nd phase of action‑research
- 5 Les groupes-terrain n° 2 et 3 ne sont pas mentionnés dans cet article, car leurs supports ne sont p (...)
37Les maquettes temporelles sont des frises chronologiques sur lesquelles les participants déplacent des postes, des tâches ou des curseurs. Elles ont été utilisées dans cinq groupes-terrain pour représenter les modifications du système horaire et leurs conséquences dans la répartition et la planification des tâches. Les maquettes spatiales sont des représentations du service à échelle réduite, sur lesquelles les participants déplacent des jetons et des figurines. Elles ont été utilisées dans deux groupes-terrain pour simuler plusieurs processus de travail dans le contexte du système horaire actuel et du système horaire futur : notamment l’identification des patients sortants, la visite des médecins et la gestion des flux de patients. Les schémas mentaux sont des représentations de raisonnement(s) reliées aux solutions, sur lesquelles les participants écrivent leurs idées. Elles ont été utilisées dans cinq groupes-terrain pour représenter les effets des solutions anticipés par les participants ainsi que les changements conditionnant leur concrétisation. Le Tableau 1 propose un récapitulatif des cibles d’amélioration (formulées dans le diagnostic), des solutions, des participants et des types de maquettes pour les groupes-terrain n° 1, 4, 5, 6, 7 et 85.
Tableau 1 : Récapitulatif des cibles d’amélioration, des solutions, des participants et des types de maquettes dans chacun des groupes‑terrain n° 1, 4, 5, 6, 7 et 8.
Table 1 : Summary of improvement targets, solutions, participants and types of model in each of field groups 1, 4, 5, 6, 7 and 8
38Les huit groupes-terrain ont été photographiés et enregistrés avec l’accord des participants. Les enregistrements ont été retranscrits. Deux groupes-terrain ont été filmés. Des « notes de terrain » étaient prises pendant et entre les séances. Une synthèse de chaque groupe-terrain a été reconstituée à partir d’une relecture des notes, d’une écoute des enregistrements et d’un visionnage des photographies et/ou des films.
39Les parties suivantes présenteront les supports de simulation de façon détaillée, en distinguant les maquettes temporelles, les maquettes spatiales et les schémas mentaux. Chaque support sera abordé à travers une grille de présentation systématique comprenant les points suivants :
[1] Les points de tension révélés par le diagnostic de la situation initiale et les solutions d’aménagement à projeter pour y répondre ;
[2] Les dimensions de la situation de travail susceptibles d’être impactées par les solutions d’aménagement projetées, et qu’il s’agit de représenter ;
[3] Les fonctions anticipées que doit remplir le support ;
[4] La description « matérielle » du support ;
[5] Les règles d’usage initiales du support, données aux participants en début de séance ;
[6] Les aboutissements réels du support, illustrés par des exemples de verbatim.
40Comme le montre le Tableau 1, l’animation des groupes-terrain n° 1, 5, 6 et 7 s’est basée sur l’association de deux types de supports différents, un seul ne suffisant pas toujours pour représenter à la fois l’ensemble des dimensions impactées par les solutions projetées et le déroulement du travail. Dans la présentation détaillée des supports, nous désignerons systématiquement lesquels étaient associés par deux.
41Une première maquette temporelle a été créée pour le groupe-terrain n° 1 (Figure 5), en association avec un schéma mental présenté plus loin (section 4.4).
[1] Le diagnostic montrait que les infirmières dépassaient leurs horaires officiels de prise et de fin de poste pour rallonger le chevauchement jour-nuit dédié à leurs transmissions orales. Après concertation, plusieurs acteurs décisionnaires (soignantes, cadres, médecins, direction, délégués du personnel) ont validé le rallongement du chevauchement à 30 minutes, uniquement pour les soirs et les matins des premières vacations travaillées. Pour l’obtenir, deux changements d’horaires ont été formulés : avancer le poste de l’infirmière de nuit de 15 minutes les lundis, mercredis et vendredis ; avancer le poste de l’infirmière de jour tôt de 15 minutes du lundi au samedi ;
[2] Ces changements d’horaires pouvaient impacter plusieurs dimensions : le système horaire, mais aussi le contenu du travail et ses possibilités de régulation, avec un décalage et une nouvelle répartition des tâches dans les heures précédant et suivant les horaires de début et fin de poste. La maquette temporelle du groupe-terrain n° 1 (Figure 5) visait donc à représenter trois dimensions de l’approche globale et systémique des temps de travail (Figure 6). Nous précisons que d’autres dimensions étaient représentées dans le schéma mental associé à cette maquette temporelle et qu’elles sont présentées plus loin (section 4.4) ;
Figure 5 : Maquette temporelle crée pour le groupe-terrain n° 1.
Figure 5: Temporal model created for field group n°1
Dimensions de l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail. Les dimensions colorées sont représentées dans la maquette temporelle du groupe-terrain n° 1.
Dimensions of the multifactorial, systemic approach to working time. Coloured dimensions are represented with the time model of field group 1
[3] La maquette temporelle devait représenter les changements d’horaires retenus par les acteurs décisionnaires, ainsi que le déroulement temporel et simultané du travail réalisé à chaque poste (infirmière, aide-soignante, hôtelière) avec ses aléas dans les heures précédant et suivant la relève de l’équipe de nuit par l’équipe de jour. Tenir compte de l’ensemble des postes sur le support alors que le changement d’horaires ne concernait que les infirmières visait à représenter la « coactivité » (Van Belleghem, 2018a ; Barcellini, 2015) entre les infirmières, les aides-soignantes et l’hôtelière ;
[4] Concernant la description « matérielle » du support, celui-ci s’est inspiré de la maquette temporelle de Daniellou, Le Gal et Promé (2014) et des maquettes temporelles présentées par Barcellini (2015) et Van Belleghem (2018a). Il s’agissait d’une frise temporelle horizontale au format A0, dont les lignes représentaient tous les postes de soignante et les colonnes des périodes de 30 minutes comprises entre 4 h 00 et 9 h 30 du matin. Ligne par ligne, le poste de chaque soignante était représenté par une bande de carton blanc. Le travail à réaliser était représenté par des étiquettes colorées contenues dans des enveloppes : une couleur correspondait à un poste occupé par une personne, et chaque poste avait sa propre enveloppe pour disposer de son avatar. Il y avait des étiquettes sur lesquelles les tâches à réaliser – identifiées grâce au diagnostic – étaient préalablement inscrites par la chercheuse-intervenante, et d’autres étiquettes vierges sur lesquelles les participants pouvaient inscrire d’autres tâches. Les aléas du travail étaient représentés par des étiquettes rouges vierges, sur lesquelles les participants pouvaient écrire un ou plusieurs mots‑clés ;
[5] Concernant les règles d’usage initiales du support, les participants devaient prendre l’enveloppe correspondant à leur poste et positionner les étiquettes de tâches – dont la couleur incarne l’avatar – sur la bande de carton blanc correspondante, sous la période de temps concernée. Ils pouvaient aussi rajouter des étiquettes de tâches ou des étiquettes d’aléas. À la suite de ces manipulations, la chercheuse-intervenante a proposé aux participants de projeter un changement d’horaire : avancer la fin du poste de l’infirmière de nuit de 15 minutes et projeter la situation future pour l’ensemble du personnel soignant, dans le créneau compris entre 4 h 00 et 9 h 30 du matin. Elle leur a proposé de faire coulisser vers la gauche (c’est-à-dire en arrière dans le temps) la bande correspondant au poste de l’infirmière de nuit – sur laquelle avaient été positionnées ses étiquettes de tâches – et d’en commenter les conséquences à partir de la maquette ;
[6] Parmi les aboutissements réels du support, la maquette temporelle s’est révélée insuffisamment détaillée (trente minutes) pour représenter les changements d’horaires avec précision. En revanche, elle a permis aux soignantes de nuit de « matérialiser » la réalité de leur travail et de la révéler à la cadre de jour. Pour simuler l’avancée de son poste, l’infirmière de nuit a commencé par coulisser la bande de carton blanc sur laquelle étaient disposées ses étiquettes de tâches (violettes). Le Verbatim 1 présente les verbatims qui suivent cette manipulation.
Verbatim 1 : Extraits des verbatims du groupe-terrain n° 1.
Verbatim 1: Extracts from the verbatim statements of field group 1
Inf. nuit : « Je finis plus tôt. OK, donc forcément, je décale tout. » [Elle décale la bande]
Aide-soig. nuit : « C’est-à-dire qu’au lieu de commencer le tour à 5 h 00, tu l’commences à 4 h 00 ! »
Inf. nuit : « […] Donc là on commencerait du coup entre 4 h 30 et 4 h 45, en fonction de la charge de nursings et de prépas blocs. »
Aide-soig. nuit : « Et certains patients vont encore râler, déjà à 5 h 00 ils râlent, c’est trop tôt… »
Cadre jour : « Non parce que forcément c’est toi qui commences [le tour des soins] plus tôt ? Il ne peut pas y avoir des choses que tu faisais, que du coup tu vas laisser à faire à celle qui arrive elle aussi plus tôt ? »
[…]
Aide-soig. nuit : « On ne peut pas se permettre d’enlever des choses qu’on fait nous, sur le tour du matin. Parce que les diurèses, on les fait parce qu’on est dans la chambre et qu’on fait des soins aux patients. »
Cadre jour : « Ça fait pas gagner du temps… ? »
Aide-soig. nuit : « Ça change rien. »
Cadre jour : « Et les soins de 6 h 00 ? »
Inf. nuit : « Bah les soins de 6 h 00, on passe déjà pour les constantes, c’est fait. »
Aide-soig. nuit : « La nuit, comme on fait tout en binôme, quand on rentre dans les chambres la nuit, on le checke dans sa globalité. Donc y a des choses que tu fais la nuit que tu peux pas rajouter aux filles de jour, c’est impossible. »
42En projetant l’avancée du poste de l’infirmière de nuit sur la maquette temporelle, les soignantes de nuit ont verbalisé deux conséquences sur la prise en charge des patients : avancer le dernier tour de soins et s’exposer au mécontentement des patients qu’il faudrait réveiller plus tôt. Pour éviter ces conséquences, la cadre de jour a proposé une nouvelle règle organisationnelle : déléguer des tâches du dernier tour de soins de la nuit à l’équipe de jour. Sa représentation s’est alors confrontée à celle des soignantes de nuit, qui lui ont expliqué les règles qu’elles avaient déjà développées dans leur propre activité pour réaliser le dernier tour de soins avec efficience et dans un souci de prise en charge globale du patient : travailler en binôme ; rassembler toutes les tâches en un seul passage dans la chambre ; avancer le tour des soins selon le niveau d’autonomie des patients, le nombre de patients à préparer pour le bloc opératoire, et le nombre de soins. La maquette temporelle, qui avait pour fonction de représenter le déroulement temporel et simultané du travail réalisé à chaque poste, illustrait cet ensemble de règles et confortait les propos des soignantes de nuit. En effet, celles-ci ont placé un grand nombre d’étiquettes sur la période temporelle précédant l’arrivée de l’équipe de jour, et ont choisi d’utiliser des étiquettes de la même couleur (violette) plutôt que d’utiliser deux couleurs différentes, ce qui représentait mieux le fait qu’elles travaillaient en binôme (Figure 5).
43Une seconde maquette temporelle a été créée pour le groupe-terrain n° 5 (Figure 7), en association avec un schéma mental présenté plus loin (section 4.4).
[1] Le diagnostic montrait que les aides-soignantes dépassaient leurs horaires officiels de prise et de fin de poste pour créer un chevauchement jour-nuit de cinq minutes dédié aux transmissions orales. Pour l’« officialiser », les acteurs décisionnaires ont validé la solution de modifier les horaires des aides-soignantes. Cinq scénarios d’horaires étaient proposés aux participants dont quatre construits par la chercheuse-intervenante et un par les aides-soignantes.
[2] La maquette temporelle (Figure 7) visait à représenter les postes d’aides-soignantes se succédant sur un cycle de 24 heures, avec les horaires actuels et les horaires futurs. Une seule dimension de l’approche globale et systémique des temps de travail y était représentée : celle du système horaire (Figure 8). D’autres dimensions étaient représentées dans le schéma mental associé et sont indiquées plus loin (section 4.4).
Figure 6 : Maquette temporelle crée pour le groupe-terrain n° 5.
Figure 6: Temporal model created for field group n°5
Dimensions de l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail. La dimension colorée est représentée avec la maquette temporelle du groupe-terrain n 5.
Dimensions of the multifactorial, systemic approach to working time. The coloured dimension is represented with the time model of field group 5
[3] La maquette temporelle devait représenter les postes et les scénarios d’horaires, avec les chevauchements jour-nuit qu’ils induiraient.
[4] Concernant la description « matérielle » du support, le format linéaire de la maquette temporelle du groupe-terrain n° 1 (Figure 5) n’avait pas permis de représenter la continuité des postes sur un cycle complet de 24 heures. Afin de représenter la continuité de la présence des aides-soignantes, celle du groupe-terrain n° 5 a été construite au format circulaire. En outre, la maquette temporelle du groupe-terrain n° 1 n’était pas suffisamment détaillée (trente minutes) pour représenter les changements d’horaires avec précision. De ce fait, celle du groupe-terrain n° 5 était détaillée à cinq minutes près. Les postes de toutes les aides-soignantes étaient représentés par des bandes de papier coloré (orange, vert et bleu).
[5] Concernant les règles d’usage initiales du support, les participants étaient invités à déplacer les bandes de papier coloré représentant les postes selon les horaires proposés dans chacun des cinq scénarios.
[6] Parmi les aboutissements réels du support, la maquette temporelle a permis aux participants de se représenter, dans chacun des scénarios, les moments et les durées des périodes auxquels il n’y aurait qu’une seule aide-soignante dans le service. Un exemple de verbatim est présenté ci-dessous (Verbatim 2).
Verbatim 2 : Extraits des verbatims du groupe-terrain n° 5.
Verbatim 2: Extracts from the verbatim statements of field group 5
Aide-soig nuit : « Oui parce que quand tu regardes, 6 h 50 à 8 h 15, l’amplitude horaire elle est assez conséquente entre l’AS de tôt et l’AS de tard donc tu te retrouves tout seul pendant cette période‑là. »
[…]
Aide-soig jour : « Et ça pose problème parce qu’en fait, si on a des patients à faire manger ça décale tout, parce que je ne pourrai pas les faire manger tout seul, on va les faire manger plus tard, et donc fatalement la relève qui est entre 8 h 45 et 9 h 15 va être décalée. »
44Dans cet exemple de verbatim, l’aide-soignante de nuit commente la durée relativement longue de la période où la première aide-soignante de jour reste seule jusqu’à l’arrivée de la seconde aide-soignante. L’aide-soignante de jour verbalise deux conséquences sur le travail : le retard de la prise des repas des patients et le retard des transmissions orales avec toute l’équipe soignante de jour. Au-delà de représenter les propositions d’horaires et les chevauchements jour-nuit qu’ils induiraient, la maquette temporelle a aussi permis de représenter les périodes de sous‑effectifs.
45Une troisième maquette temporelle a été créée pour le groupe-terrain n° 6 (Figure 9), en association avec une maquette spatiale présentée plus loin (section 4.3).
[1] Le diagnostic montrait que le flux des patients (entrées, sorties) était imprévisible et soumis à d’importantes contraintes temporelles. Pour en améliorer la gestion, les acteurs décisionnaires avaient validé la solution de « décaler » la pause déjeuner de l’hôtelière pour avancer le nettoyage des chambres. Or, la libération, le nettoyage et la préparation des chambres reposaient sur une étroite collaboration entre les aides-soignantes de jour et l’hôtelière ;
[2] La maquette temporelle visait à représenter les horaires actuels et futurs des aides-soignantes et des hôtelières, ainsi que l’avancée du temps. Une dimension de l’approche globale et systémique des temps de travail était représentée : le système horaire. D’autres dimensions étaient représentées dans la maquette spatiale associée, présentée plus loin (section 4.3).
Figure 7 : Maquette temporelle crée pour le groupe-terrain n° 6.
Figure 7: Temporal model created for field group n°6
Dimensions de l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail. La dimension colorée est représentée avec la maquette temporelle du groupe-terrain n° 6.
Dimensions of the multifactorial, systemic approach to working time. The coloured dimension is represented with the time model of field group 6
[3] La maquette temporelle devait représenter les horaires de début, de fin et de pause des postes des aides-soignantes de jour et de l’hôtelière, le déroulement du temps, ainsi que les scénarios d’horaires proposés spontanément pendant la séance pour avancer la pause déjeuner de l’hôtelière ;
[4] Concernant la description « matérielle » du support, la maquette temporelle était au format de nouveau linéaire : elle visait à représenter les horaires de travail sur une partie précise de la journée et non plus dans la continuité d’un cycle de 24 heures. Les horaires de l’hôtelière et des aides-soignantes de jour étaient représentés par des curseurs de couleur différente selon chaque poste. L’avancée dans le temps était représentée par un curseur de couleur rose ;
[5] Concernant les règles d’usage initiales du support, la cadre de jour a suggéré que les soignantes participantes commencent par « rejouer » la journée travaillée de la veille pour s’approprier la maquette, avant de projeter les scénarios d’horaires. Il était prévu que la cadre de jour déplace le curseur rose pour représenter l’avancée dans le temps ;
[6] Concernant les aboutissements réels du support, nous avons constaté que la cadre de jour verbalisait, à chaque fois qu’elle déplaçait le curseur rose, l’heure du moment « à jouer » et encourageait les soignantes à verbaliser ce qu’elles étaient en train de faire dans ce moment précis. La manipulation de ce curseur de temps a permis de « contextualiser » chaque action jouée. Des exemples de verbatim sont présentés ci-dessous (Verbatim 3).
Verbatim 3 : Extraits des verbatims du groupe-terrain n° 6.
Verbatim 3: Extracts from the verbatim statements of field group 6
Cadre jour : « Donc là c’est le matin, c’est 8 h 00. »
Aide-soig. jour : « C’est 8 h 00… avant la relève. »
Hôtelière : « Oui, avant la relève. »
[…]
Cadre jour : « Donc là il est 11 h 30, vous êtes en train de distribuer… »
Hôtelière : « Les repas… »
Cadre jour : « Les plateaux-repas. »
46Ces exemples de verbatim montrent que lorsque la cadre de jour annonce l’horaire du moment « joué » en manipulant le curseur rose de la maquette temporelle, les soignantes verbalisent les tâches associées à ce créneau : par exemple les transmissions orales de l’équipe soignante de jour et la distribution des plateaux-repas. Ainsi, la manipulation du curseur s’accompagne d’une verbalisation du contexte de travail.
47Une quatrième maquette temporelle a été créée pour le groupe-terrain n° 7 (Figure 11), en association avec une maquette spatiale présentée plus loin (section 4.3).
[1] Le diagnostic montrait que le flux des patients était imprévisible et soumis à d’importantes contraintes temporelles et que les tâches administratives et logistiques des soignantes – notamment la préparation des sorties de patients – dépendaient de l’heure de visite aléatoire des médecins. Dans cette séance, il s’agissait de projeter une avancée du créneau des sorties de patients, et une avancée de l’obtention des courriers et des ordonnances de sortie ;
[2] La projection des solutions devait tenir compte des horaires d’ouverture du secrétariat, la temporalité des secrétaires déterminant en partie celle de la préparation des documents de sortie (courriers, ordonnances). Cette maquette visait à représenter une seule dimension de l’approche globale et systémique des temps de travail : le contenu du travail ;
Figure 8 : Maquette temporelle créée pour le groupe-terrain n° 7.
Figure 8: Temporal model created for field group 7
Dimensions de l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail. La dimension colorée est représentée avec la maquette temporelle du groupe-terrain n° 7.
Dimensions of the multifactorial, systemic approach to working time. The coloured dimension is represented with the time model of field group 7
[3] La maquette temporelle devait représenter les horaires d’ouverture du secrétariat et le déroulement du temps ;
[4] Très semblable à celle du groupe-terrain précédent, la maquette était une frise temporelle sur laquelle devaient être positionnés des cartons violets représentant les horaires d’ouverture du secrétariat et un curseur jaune représentant l’avancée dans le temps ;
- 6 Cette fois, la cadre de jour n’avait pas la disponibilité pour s’investir dans l’animation de la sé (...)
[5] Concernant les règles d’usage initiales du support, il était prévu que la secrétaire déplace les cartons violets représentant ses horaires selon le jour de la semaine et que la chercheuse-intervenante déplace le curseur de temps6. La chercheuse-intervenante a proposé de simuler un lundi matin à partir de l’horaire habituel auquel les médecins commencent leurs visites ;
[6] Parmi les aboutissements réels du support, la manipulation du curseur de temps a encore permis de « cadrer » le créneau concerné par la simulation. Des exemples de verbatim sont présentés ci-dessous (Verbatim 4).
Verbatim 4 : Extraits des verbatims du groupe-terrain n° 7.
Verbatim 4: Extracts from the verbatim statements of field group 7
Cherch-inter : Donc je mets le curseur sur 8 h 30.
Méd : 8 h 30, nous on fait la visite au 3A’ (nom d’un service).
Cherch-inter : Vous les filles, où est-ce que vous êtes ?
Infirmière jour : Euh, à 8 h 30 transmissions.
Aide-soig. jour : Transmissions.
[…]
Cherch-inter : Donc là il est quelle heure à peu près ?
Méd : Euh je pense vers 10 h 00, ça doit être les heures hein…
Infirmière jour : Ouais. Le lundi, oui.
Cherch-inter : Donc C. (la secrétaire) vient d’arriver.
Méd : On arrive à la fin de la transmission, souvent.
Aide-soig. Jour : 10 h 00 par là.
48Ces exemples de verbatim montrent que lorsque la chercheuse-intervenante commente sa manipulation du curseur de temps en annonçant l’horaire du moment « joué », les participants verbalisent les tâches associées à ce créneau : par exemple l’état de progression de la visite médicale journalière, les transmissions orales de l’équipe soignante de jour et l’arrivée de la secrétaire. Comme dans la séance précédente, la manipulation du curseur s’accompagne d’une verbalisation du contexte de travail.
49Enfin, une cinquième maquette temporelle a été créée pour le groupe-terrain n° 8 (Figure 13).
[1] Le diagnostic montrait que le flux des patients était imprévisible et soumis à d’importantes contraintes temporelles et que les tâches administratives et logistiques des soignantes – notamment la préparation des sorties – dépendaient de l’heure de visite aléatoire des médecins. Dans cette séance, une solution était projetée : avancer le créneau des sorties, et plus précisément faire sortir des patients à 11 h 00 plutôt que 14 h 00.
[2] Ce changement organisationnel était susceptible d’impacter le contenu du travail et ses possibilités de régulation pour les soignantes, les cadres, les secrétaires et les médecins, avec un décalage et une nouvelle répartition des tâches conditionnant la sortie des patients. Cette dernière maquette visait donc à représenter deux dimensions de l’approche globale et systémique des temps de travail : le contenu du travail et ses possibilités de régulation.
Figure 9 : Maquette temporelle créée pour le groupe-terrain n° 8.
Figure 9: Temporal model created for field group 8
Dimensions de l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail. Les dimensions colorées sont représentées avec la maquette temporelle du groupe-terrain n° 8.
Dimensions of the multifactorial, systemic approach to working time. Coloured dimensions are represented with the time model of field group 8
[3] La maquette temporelle devait représenter tout le processus de travail conditionnant la sortie de patients à 11 h 00 plutôt que 14 h 00, autrement dit toutes les actions réalisées par les différents corps de métier (infirmières, aides-soignantes, hôtelière, médecins, secrétaires), nécessaires à la sortie d’un patient, parfois simultanées, et dépendantes les unes des autres.
[4] La maquette temporelle, au format linéaire, s’est inspirée des maquettes temporelles identifiées dans la littérature (Daniellou, Le Gal, & Promé, 2014 ; Barcellini, 2015 ; Van Belleghem, 2018a). Elle représentait trois périodes sur lesquelles s’étalait le processus de travail conditionnant les sorties de patients : la journée où sort la patiente « Madame X », la nuit qui précède, et la journée de la veille. Toutes les tâches qui conditionnaient la sortie de « Madame X » étaient représentées par des jetons. Par exemple : vérifier les résultats de sa biologie, lui commander une ambulance, l’aider à faire ses bagages… Chaque participant avait sa propre pochette de jetons, avec une planche de gommettes. Chaque métier était représenté par une couleur de gommette différente faisant office d’avatar, l’objectif étant aussi de représenter la « coactivité » de tous les corps de métiers impliqués dans la préparation des sorties de patients.
[5] En première partie de séance, chaque participant devait placer ses jetons sur la maquette temporelle, en y collant à chaque fois la gommette de son métier et en y inscrivant ses initiales pour pouvoir être réidentifié, et ce dans le cadre d’un scénario initial : « Comment permettre à Madame X de sortir à 11 h 00 ? ». En deuxième partie de séance, la chercheuse-intervenante a commenté a posteriori les manipulations de la maquette, qui représentaient tout le processus conditionnant la sortie de « Madame X », heure par heure. Dans la perspective d’un retour réflexif (Béguin & Pastré, 2002), elle demandait à tel ou tel participant d’expliquer ses manipulations antérieures de la maquette, autrement dit d’expliquer pourquoi il avait placé tel jeton à tel endroit.
[6] Parmi les aboutissements réels du support, nous avons constaté que les médecins s’en étaient saisis pour débattre des règles de leur travail. C’est au moment d’expliquer a posteriori leurs manipulations des jetons qu’ils ont pu confronter leurs façons d’anticiper les sorties de patients. Des exemples de verbatim sont présentés ci-dessous (Verbatim 5).
Verbatim 5 : Extraits des verbatims du groupe-terrain n° 8.
Verbatim 5: Extracts from the verbatim statements of field group 8
Médecin (D) : « Pour moi, un patient qui est sortant, il est sortant dès la veille au soir. Et le médecin qui passe le matin n’a plus qu’à vérifier qu’il ne s’est rien passé dans la nuit, avec le passage qu’on fait tous. »
[…]
Médecin (B) : « Même si moi, j’essaie de faire le courrier tôt l’après-midi la veille avant que les entrées arrivent, de toute façon je n’ai pas la biologie. Dans tous les cas il faut revenir sur le courrier pour le relire et le corriger, donc ce n’est pas quelque chose qui est envisageable… je pense que la bio de 6 h 00 du matin, de toute façon tu es obligée de relire le courrier… »
Médecin (D) : « ça on ne sera pas d’accord je pense. »
Médecin (C) : « Après, chacun fait comme il a l’habitude de le faire mais de toute façon je ne fais pas sortir un patient sans regarder sa bio, ses constantes, et sans jeter un coup d’œil au courrier. »
50Ces exemples de verbatim montrent que les médecins n’anticipent pas de la même façon la sortie des patients : l’un d’eux indique qu’il prend la décision la veille, alors que deux autres médecins indiquent confirmer la décision le jour même après avoir vérifié les résultats de la dernière biologie (6 h 00 le jour de la sortie) et le courrier adressé au médecin traitant et/ou au médecin de la structure qui accueillera le patient. Ici, le support invite les médecins participants à réfléchir et redéfinir collectivement les règles de leur pratique.
51Une première maquette spatiale a été créée à l’occasion du groupe-terrain n° 6 (Figure 15), en association avec la maquette temporelle présentée précédemment (section 4.2).
[1] Pour rappel, le diagnostic montrait que le flux des patients était imprévisible et soumis à d’importantes contraintes temporelles. Pour en améliorer la gestion, les acteurs décisionnaires avaient validé la solution de « décaler » la pause déjeuner de l’hôtelière pour avancer le nettoyage des chambres. Or, la libération, le nettoyage et la préparation des chambres reposaient sur une étroite collaboration entre les aides-soignantes de jour et l’hôtelière ;
[2] Le changement d’horaires de l’hôtelière allait impacter le contenu du travail et ses possibilités de régulation, ce que la maquette spatiale visait à représenter (Figure 16) ;
Figure 10 : Maquette spatiale créée pour le groupe-terrain n° 6.
Figure 10: Spatial model created for field group-n°6
Dimensions de l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail. Les dimensions colorées sont représentées avec la maquette spatiale du groupe-terrain n° 6.
Dimensions of the multifactorial, systemic approach to working hours. Coloured dimensions are represented with the spatial model of field-group n°6
[3] La gestion du flux de patients étant un processus complexe, impliquant un grand nombre de lieux et d’acteurs interdépendants, la maquette spatiale devait représenter les différentes salles du service (chambres, infirmerie, laverie, salle d’attente, etc.), les différentes personnes y travaillant (hôtelière, aide-soignantes, infirmières, cadre, médecins), les différents services où les médecins faisaient leurs visites, les patients sortants, les patients transférés d’un service ou vers un service, les patients entrants, les patients hommes, les patientes femmes, les tâches de l’hôtelière, des aides-soignantes, des médecins et des infirmières, le chariot des repas ;
[4] Concernant la description « matérielle » du support, celui-ci s’est inspiré des maquettes spatiales proposées dans l’étude d’Andersen et Broberg (2015) et celle de Van Belleghem et Guerry (2016). C’était un plan du service au format A0. Les travailleurs étaient représentés par des figurines Playmobil. Les patients étaient représentés par des jetons. Les sorties et les transferts de patients étaient représentés par des étiquettes : « S » pour sortie, « T » pour transfert. Les autres lieux de la clinique, interconnectés avec le service de pneumologie, étaient représentés par des carrés en papier. Les tâches et les outils des personnels soignants étaient représentés par des jetons illustrés : par exemple le chariot de ménages, de linge, de repas, etc. ;
[5] Concernant les règles d’usage initiales du support, il était prévu que les participants déplacent les figurines et les jetons pour « rejouer » la journée travaillée de la veille – en particulier les aléas survenus dans le flux de patients – avant de projeter les changements d’horaires de l’hôtelière.
[6] Parmi les aboutissements du support, la maquette a permis aux participants de simuler l’activité déployée dans la journée de la veille. Dans l’extrait de verbatim ci-dessous (Verbatim 6), ils rejouent le processus d’identification des patients sortants, à mesure que les médecins font leur visite dans le service.
Verbatim 6 : Extraits des verbatims du groupe-terrain n° 6 (première partie).
Verbatim 6: Extracts from verbatim reports from field group 6 (part 1)
Aide-soig. jour (1) : « Voilà, à mesure pof, elle sait que pof, le monsieur… il sortirait peut-être. » [déplace un jeton sur la maquette spatiale]
Cadre jour : « Donc là il est… 11 h 00. » [déplace le curseur sur la maquette temporelle]
Aide-soig. jour (2) : « Ah c’était sûr ! »
Aide-soig. jour (1) : « Qu’il sortirait ? »
Aide-soig. jour (2) : « Ah moi c’était sûr. »
Aide-soig. jour(1) : « Toi c’était sûr ? »
Aide-soig. jour (2) : « C’est le médecin, j’ai été voir. Tu m’as demandé “est-ce que c’est le médecin qui l’a dit ? Ou est-ce que c’est le patient ?” Je t’ai dit non, c’est le médecin qui l’a dit au patient. »
Hôtelière : « Moi aussi, j’ai dit que c’était le médecin qui l’avait dit. »
Cadre jour : « Allez 10 h 30 on va dire, on va être optimiste… »
Aide-soig. jour (2) : « Mais l’infirmière ne le sait toujours pas. »
Aide-soig. jour (1) : « Mais l’infirmière n’était pas au courant. »
Aide-soig. jour (2) : « Non. Parce qu’elle l’a su à la fin du tour. »
Cadre jour : « Le patient là, on dit qu’il sort. » [déplace un jeton sur la maquette spatiale]
52La manipulation de la maquette spatiale a permis aux participants de reconstituer tout un processus de travail collectif. L’extrait montre également que les participants s’expriment au passé composé ou au présent de l’indicatif, ainsi qu’à la première personne du singulier : des indices verbaux d’une véritable mise en mots de l’activité (Van Belleghem, 2018b).
53Dans la deuxième partie de la séance, plusieurs horaires ont été proposés spontanément par la cadre de jour et la chercheuse-intervenante pour avancer la pause déjeuner de l’hôtelière et, ce faisant, le nettoyage des chambres. Des extraits de verbatim sont présentés ci-dessous (Verbatim 7).
Verbatim 7 : Extraits des verbatims du groupe-terrain n° 6 (deuxième partie).
Verbatim 7: Extracts from verbatim reports from field group 6 (part 2)
Aide-soig. jour (1) : « Ben si elle part, le chariot n’est pas débarrassé… »
Hôtelière : « Il n’est pas débarrassé. »
Aide-soig. jour (1) : « Et les plateaux ne sont pas servis. »
Hôtelière : « Il y a toujours les plateaux dans les chambres. Et puis les cuisines viennent chercher à 12 h 45 le chariot, ils vont le trouver vide, ils font quoi ? »
Hôtelière : « Si on fait cette option-là, quand je remonte à 13 h 30, de toute façon je ne pourrai pas attaquer les chambres puisque je serai obligée de débarrasser tous les plateaux. Et les patients n’auront jamais leur café. »
Cadre jour : « Le problème ce n’est pas qu’elle [l’hôtelière] s’en aille, le problème c’est que du coup, la tâche qu’elle assurait ne peut pas être déléguée à quelqu’un d’autre, et du coup ça impacte sur toute l’organisation des services externes… qui sont en l’occurrence les cuisines. »
54Ces extraits de verbatim montrent que les participants se réfèrent à la journée de la veille qu’ils ont simulée pour évaluer la compatibilité des propositions d’horaires avec d’autres temporalités de la situation de travail : celle des autres services (la cuisine), celle du patient (temps nécessaire pour manger et pour dialoguer avec l’hôtelière) et celle de l’équipe soignante (une infirmière et une aide-soignante en pause déjeuner). Ici, la maquette spatiale et ses manipulations antérieures permettent de mettre les propositions d’horaires de l’hôtelière à l’épreuve de l’activité passée.
55Une seconde maquette spatiale a été créée pour le groupe-terrain n° 7 (Figure 17), en association avec une maquette temporelle présentée précédemment (section 4.2).
[1] Pour rappel, le diagnostic montrait que le flux des patients était imprévisible et soumis à d’importantes contraintes temporelles et que les tâches administratives et logistiques des soignantes – notamment la préparation des sorties – dépendaient de l’heure de visite aléatoire des médecins. Dans cette séance, il s’agissait de projeter une avancée du créneau des sorties de patients, et une avancée de l’obtention des courriers et des ordonnances de sortie ;
[2] La projection de ces solutions devait tenir compte de tous les lieux dans lesquels les médecins circulaient : leur cabinet (avec son secrétariat) et tous les services d’hospitalisation dans lesquels pouvaient se trouver leurs patients. Cette maquette visait à représenter le contenu du travail et les possibilités de régulation des médecins, mais aussi celui des secrétaires, des soignantes et de la cadre (Figure 18) ;
Figure 11 : Maquette spatiale créée pour le groupe-terrain n 7.
Figure 11 : Spatial model created for field group 7
Dimensions de l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail. Les dimensions colorées sont représentées avec la maquette spatiale du groupe-terrain n° 7.
Dimensions of the multifactorial, systemic approach to working hours. Coloured dimensions are represented with the spatial model of field group n°7
[3] La maquette spatiale devait représenter le service et le secrétariat, les différentes personnes y travaillant, les différents services où les médecins faisaient leur visite, les patients sortants, les patients transférés, les patients entrants, les patients hommes, les patientes femmes, les tâches des aides-soignantes, des médecins et des infirmières ;
[4] Concernant sa description matérielle, la maquette spatiale s’est inspirée de la littérature et de la maquette spatiale du groupe-terrain n° 6, mais visait à dépasser la seule représentation du service pour représenter aussi tous les autres lieux dans lesquels les médecins circulaient dans une journée. C’était un plan des quatre services où les médecins avaient des patients à voir. Ces derniers étaient représentés par des jetons. Les sorties de patients décidées par les médecins étaient représentées par des étiquettes codées « S » placées sur les jetons de patients. Pour les avatars, les acteurs internes (médecin, infirmière, aide-soignante, cadre, etc.) et externes (secrétaire, ambulancier, etc.) du service étaient représentés par des figurines Playmobil ;
[5] Concernant les règles d’usage initiales du support, il était prévu que les participants déplacent les figurines et les jetons pour « jouer » une matinée travaillée dans le scénario d’une avancée des sorties. La chercheuse-intervenante a proposé de simuler un début de matinée, un lundi, à partir de l’horaire auquel les médecins commençaient leurs visites.
[6] Parmi les aboutissements réels, la maquette spatiale a permis au médecin de verbaliser des règles et des contraintes de son propre travail. Des exemples de verbatim sont présentés ci-dessous (Verbatim 8).
Verbatim 8. Extraits des verbatims du groupe-terrain n° 7.
Verbatim 8: Extracts from verbatim reports from field group 7
Méd : « Toc ! Oup là… » [pose les figurines des médecins sur la maquette du service]
Cherch-int : « Vous êtes souvent par deux le lundi matin ? »
Méd : « Deux ou trois. Parce que du coup on fait le point du week-end, ce qui s’est passé le week-end, parce qu’il y en a un qui était de garde, ce n’était pas forcément nous. C. [médecin] elle, elle est en consultation le matin. »
[…]
Méd : « Ouais, alors après il y a juste… Nous on va voir le patient hein, pour savoir s’il va bien quand même. » [manipule avatar] « Parce que c’est très important. Et alors après nous on a des dictaphones, où on dicte les ordonnances. Alors avant, enfin j’sais pas si ça existe toujours, il y avait des supports dans les postes infirmiers, où on branchait le dictaphone, et ça envoyait directement le fichier au secrétariat. Sauf que ça, ça ne fonctionne plus. »
Infirmière jour : « Ouais. »
Cherch-int : « D’accord… »
Méd : « Donc maintenant on laisse notre dictaphone dans notre poche, on fait la visite des différents services, et à la fin de la visite, on le pose dans notre bureau, et du coup la transmission se fait de notre bureau. Donc ça prend du retard aussi, pour transmettre les… »
56Dans ces extraits de verbatim, le médecin qui manipule la maquette spatiale explique que les médecins de son équipe font la visite du lundi matin ensemble, pour réactualiser plus facilement leur représentation commune de l’état des patients depuis le vendredi. Il explique aussi que les dictaphones des médecins de son équipe ne sont plus compatibles avec les connecteurs USB de l’infirmerie, ce qui les empêche de transférer directement leurs dictées aux secrétaires qui pourraient les rédiger au fur et à mesure. Une nouvelle fois, cet extrait montre aussi que le médecin s’exprime au présent et à la première personne du singulier, ce qui souligne la mise en mots de son activité (Van Belleghem, 2018b).
57Le premier schéma mental a été créé pour le groupe-terrain n° 1 (Figure 19), en association avec une maquette temporelle présentée précédemment (section 4.2).
[1] Pour rappel, le diagnostic montrait que les infirmières dépassaient leurs horaires officiels de prise et de fin de poste pour rallonger le chevauchement jour-nuit dédié à leurs transmissions orales. Plusieurs acteurs décisionnaires ont validé le rallongement du chevauchement à 30 minutes, aux soirs et matins des premières vacations. Pour l’obtenir, deux changements d’horaires ont été formulés : avancer le poste de l’infirmière de nuit de 15 minutes les lundi, mercredi et vendredi ; avancer le poste de l’infirmière de jour tôt de 15 minutes du lundi au samedi ;
[2] Ces changements des horaires des infirmières étaient susceptibles d’impacter d’autres dimensions de la situation :
-
Le contenu du travail et ses possibilités de régulation, avec un décalage et une nouvelle répartition des tâches dans les heures précédant et suivant les horaires de prise ou de fin de poste ;
-
Le sommeil, avec un décalage des horaires du lever et du coucher ;
-
Le trajet, avec un décalage de la période de temps passé en voiture ou un changement des horaires des transports en commun empruntés ;
-
La vie familiale, avec un décalage de la période de disponibilité pour les repas ou le soin des enfants avant le départ pour l’école.
58Le schéma mental visait à représenter les effets des changements d’horaires sur ces différentes dimensions (Figure 20) ;
Figure 12 : Schéma mental pour le groupe-terrain n° 1.
Figure 12: Mental diagram for field group 1
Dimensions de l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail. Les dimensions colorées sont représentées avec le schéma mental du groupe-terrain n° 1.
Dimensions of the multifactorial, systemic approach to working hours. Coloured dimensions are represented with the mental diagram of field group n°1
[3] Le schéma mental devait représenter les conséquences concrètes qu’auraient les changements d’horaires des infirmières sur le contenu du travail, sur le trajet entre le domicile et le travail, sur le sommeil et sur la vie familiale ;
[4] Il s’agissait d’un panneau contre le mur, avec quatre pictogrammes représentant respectivement le travail et ses possibilités de régulation, le trajet, le sommeil et la vie familiale. Les conséquences positives des changements d’horaires pour chacune de ces dimensions étaient représentées par des étiquettes post-it jaunes, les négatives par des étiquettes roses.
[5] Concernant les règles d’usage initiales, il était prévu que quand un participant verbalisait une conséquence positive ou négative, elle était notée par la chercheuse-intervenante sur une étiquette post-it jaune ou rose et collée sous le pictogramme correspondant ;
[6] Parmi ses aboutissements réels, le schéma mental a permis de guider les infirmières dans la verbalisation de conséquences induites par les changements d’horaires proposés. Des exemples de verbatim sont présentés ci-dessous (Verbatim 9).
Verbatim 9 : Extraits des verbatims du groupe-terrain n° 1.
Verbatim 9: Extracts from verbatim reports from field group 1
Cherch-int : « Admettons qu’on adopte les horaires de l’infirmière de nuit. Quel impact positif sur la vie sociale et familiale ? »
Inf nuit : « Ça fait que je n’arrive pas à 9 h 00 chez moi, c’est très bien. Donc pas d’embouteillages le matin. Et j’arrive à une heure décente à la maison. Je peux faire un bisou à ma fille avant qu’elle aille à l’école, ça c’est bien aussi. »
Cherch-int : « Sur la santé, le rythme de sommeil ? »
Inf nuit : « Ben je pourrais me coucher plus tôt et dormir plus. »
Cherch-int : « Du lundi au samedi, l’infirmière en tôt commence à 6 h 40, et termine à 18 h 35. Alors on peut commencer par les impacts positifs, négatifs… »
Inf jour (A) : « Ben… 18 h 35, ça fait déjà partir dans les bouchons. »
Inf jour (B) : « T’aurais vraiment plus de bouchons à 18 h 35 qu’à 19 h 00 ? »
Inf jour (A) : « Ouais, bien sûr. »
Cherch-int : « À un quart d’heure près ? »
Inf jour (A) : « Ouais, c’est impressionnant. Personnellement j’habite à côté de [nom d’entreprise]. Et à partir de 18 h 00 c’est toutes les sorties de bureau, c’est l’heure où ça brasse. »
Cherch-int : « Au niveau santé, rythme de sommeil, ça change quelque chose ? »
Inf jour (B) : « C’est tôt, mine de rien c’est tôt quoi. Si tu viens de loin, c’est tôt quoi. »
Inf jour (A) : « Quand tu viens de loin, c’est tôt. »
Aide-soign : « Faut pouvoir se lever le matin. »
Inf jour (B) : « Voilà, mettre le réveil à 5 h 00 le matin… »
Cherch-int : « Partir à 18 h 35, en quoi ça vous semble compliqué ? Qu’est-ce qui vous fait avoir des doutes ? »
Inf jour (B) : « Parce que déjà, le 18 h 50, c’est toujours juste, alors j’imagine que le 18 h 35… voilà, ça sera très très juste. »
Cherch-int : « Pourquoi ? »
Inf jour (B) : « La charge de travail sur la journée, les entrées qui se font plus ou moins tard… entrées plus tard, ça veut dire relevées plus tard. Après on peut toujours essayer de s’avancer, mettons sur les entrées, tu les cath », tu les grippes, tu fais un bilan bio, tu fais une radio, tu fais tout avant qu’il arrive quoi le médecin. Nous souvent on fait ça, mais quand c’est pas toujours possible, des fois y a des patients qui arrivent, qui sont pas bien du tout donc on y passe du temps… »
59Ces extraits montrent que la chercheuse-intervenante, qui manipule le schéma mental et ses pictogrammes, encourage les participantes à verbaliser les conséquences des changements d’horaires sur chaque dimension de la situation. Pour l’infirmière de nuit présente à la séance, il s’agissait par exemple d’éviter les embouteillages du matin et d’avancer par conséquent l’horaire du retour à domicile, ce qui lui permettait de voir son enfant avant son départ à l’école, d’avancer son coucher et de dormir plus longtemps la journée. Pour une infirmière de jour au contraire, terminer plus tôt augmentait le risque d’embouteillages sur le trajet du retour au domicile. Une autre infirmière de jour a verbalisé une autre conséquence d’un poste débutant plus tôt : avancer l’heure du réveil, déjà précoce dans le cas où le domicile est éloigné. Enfin, les infirmières de jour ont souligné l’incompatibilité d’une avancée de la fin de leur poste avec la charge de travail liée aux entrées tardives de patients.
60Un second schéma mental a été créé pour le groupe-terrain n° 4 (Figure 21).
[1] Le diagnostic montrait que les infirmières dépassaient leurs horaires officiels pour rallonger le chevauchement jour-nuit, que le flux des patients était imprévisible et soumis à d’importantes contraintes temporelles, que tâches administratives et logistiques des soignantes dépendaient de l’heure de visite aléatoire des médecins, et qu’il était difficile pour les infirmières et les médecins de se coordonner, faute d’un temps d’échange verbal sur les patients. Pour améliorer la fiabilité des transmissions orales, une solution était projetée : avancer le poste de l’infirmière de jour. Pour améliorer la gestion du flux de patients, trois solutions étaient projetées : identifier les patients sortants la veille plutôt que le jour même, avancer le créneau des sorties et avancer l’obtention des courriers et des ordonnances de sortie. Pour améliorer la coordination des professions, deux solutions étaient projetées : rétablir un ou plusieurs temps d’échanges avec les infirmières et les médecins et définir un horaire de passage pour les visites médicales du matin et de l’après‑midi ;
- 7 Ces six solutions sont rappelées dans le Tableau 1.
[2] Le support visait à représenter l’impact de ces six solutions7 sur deux dimensions de la situation : le contenu du travail et ses possibilités de régulation pour les soignantes, les cadres et les médecins (Figure 22) ;
Figure 13 : Schéma mental créé pour le groupe-terrain n° 4.
Figure 13: Mental diagram for field group 4
Dimensions de l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail. Les dimensions colorées sont représentées avec le schéma mental du groupe-terrain n° 4.
Dimensions of the multifactorial, systemic approach to working hours. Coloured dimensions are represented with the mental diagram of field group 4
[3] Le schéma mental devait représenter les solutions à projeter pendant la séance, leurs conditions de réussite, les propositions opérationnelles et les conséquences identifiées par les participants en différenciant leur métier et leur équipe (jour ou nuit) ;
[4] Ce schéma mental s’est inspiré de l’organigramme et du logigramme présentés par Van Belleghem (2012). Les solutions à projeter étaient écrites sur des rectangles de papier rouges. Les conditions de réussite des solutions, énoncées par les participants lors des précédents groupes, étaient écrites sur des rectangles noirs. À ces conditions étaient associées des propositions concrètes, écrites sur des bulles blanches ;
[5] Concernant les règles d’usage et le choix des avatars, les participants devaient écrire sur des étiquettes post-it, avec leurs initiales, l’impact des solutions sur leur propre travail. Les étiquettes bleues étaient utilisées par les soignantes de nuit, les jaunes par les soignantes de jour, les roses par la cadre de jour et les vertes par les médecins. En deuxième partie de séance, la chercheuse-intervenante commentait les manipulations de la maquette, en demandant parfois à un participant particulier d’expliquer ce qu’il avait écrit sur une étiquette ;
[6] Parmi les aboutissements du support et concernant la solution d’avancer des sorties de patients, le schéma mental a permis de négocier collectivement ses modalités et ses conditions de réussite. Des exemples sont présentés ci-dessous (Verbatim 10).
Verbatim 10 : Extraits des verbatims du groupe-terrain n° 4.
Verbatim 10: Extracts from verbatim reports from field group 4
MED (A) : « Le lundi j’pense que c’est impossible. »
MED (B) : « Les gens qu’on hospitalise sur 48 h pour faire des examens, ils ne pourront pas partir le matin. »
MED (C) : « 11 h 00, 11 h 30, ça me paraît réalisable. »
IDE jour (A) : « Non mais même 13 h 00. »
IDE jour (B) : « 13 h 00 c’est bien. »
IDE (A) : « Tant qu’il n’y a pas d’examens à faire pour le patient qui sort à 11 h 00, c’est bon. »
IDE (A) : « Si tout est cadré, OK. »
61Deux médecins ont écrit des commentaires sur des étiquettes : « sorties le matin possible mais pas le lundi matin » et « prévoir des sorties le matin et non début d’après-midi dans l’absolu ». Dans les extraits de verbatim, ces mêmes médecins commentent à l’oral les conditions qu’ils ont déjà écrites sur le support : l’impossibilité de faire sortir des patients le lundi, mais la possibilité de faire sortir certains types de patients le matin : par exemple ceux qui sont hospitalisés 48 heures et ceux qui n’ont pas d’examens à passer le jour de la sortie. Les extraits montrent aussi que les infirmières se projettent davantage sur un horaire de sortie programmé en début d’après-midi (13 h 00) que sur un horaire programmé le matin tel que proposé par les médecins (11 h 00).
62Un troisième schéma mental a été créé pour le groupe-terrain n° 5 (Figure 23), en association avec une maquette temporelle présentée précédemment (section 4.2).
[1] Pour rappel, le diagnostic montrait que les aides-soignantes dépassaient leurs horaires officiels pour créer un chevauchement jour-nuit de cinq minutes. Afin de l’« officialiser », les acteurs décisionnaires ont validé la solution de modifier les horaires des aides-soignantes. Cinq scénarios d’horaires étaient proposés ;
[2] Ces changements d’horaires étaient susceptibles d’impacter le contenu du travail, le trajet entre le domicile et le travail, le sommeil et la vie familiale (Figure 24).
Figure 14 : Schéma mental pour le groupe-terrain n° 5.
Figure 14: Mental diagram for field group 5
Dimensions de l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail. Les dimensions colorées sont représentées avec le schéma mental du groupe-terrain n° 5.
Dimensions of the multifactorial, systemic approach to working hours. Coloured dimensions are represented with the mental diagram of field group 5
[3] Le schéma mental devait représenter les conséquences concrètes qu’auraient les changements d’horaires des infirmières sur le travail et ses possibilités de régulation, sur le trajet entre le domicile et le travail, sur le sommeil et sur la vie familiale ;
[4] Il s’agissait d’un schéma en « fleur » avec quatre « pétales » au format A0, pour représenter plus explicitement l’approche globale et systémique des temps de travail (Barthe, 2016). Sur chaque pétale était posé un pictogramme représentant une dimension de la situation de travail ;
[5] Concernant les règles d’usage initiales, les participants devaient inscrire eux-mêmes les conséquences de chaque scénario d’horaires sur des post-it et les coller sous le pictogramme correspondant. Un post-it jaune était une conséquence positive, un post-it rose une conséquence négative ;
[6] Le schéma mental a encouragé les participants à verbaliser les conséquences de chaque scénario d’horaires sur toutes les dimensions de la situation de travail : la vie familiale, le trajet domicile-travail et la prise en charge des patients (Verbatim 11).
Verbatim 11 : Des conséquences des changements d’horaires verbalisées pendant la manipulation de la maquette temporelle et du schéma mental : extraits des verbatims du groupe-terrain n° 5.
Verbatim 11: Consequences of schedule changes verbalized while manipulating the time model and mental diagram: excerpts from verbatim reports from field group 5
Aide-soig. nuit : « Moi j’habite le quartier, donc que ça soit 7 h 15, 7 h 00 ou 7 h 30… moi je suis dans les clous pour amener les gamins à l’école. […] Le 20 h 00 c’est pareil, avec un conjoint qui est au plus tard à 18 h 30 – 19 h 00 à la maison ça ne change rien pour moi. »
Aide-soig. jour : « Le soir j’rentre déjà tard, mais j’ai une vie de famille, c’est-à-dire que je vois mon conjoint, on passe la soirée ensemble et tout ça. Là, avec les autres horaires j’arriverai ENCORE plus tard, et on se verra pas, tous les soirs. »
Aide-soig. jour : « S’il y a des préparations de blocs elles passent à l’as. C’est sûr. On ne pourra pas. Parce qu’il y a tous les nursings, les installations pour les repas, et dans la foulée il y a les repas, les recoucher… »
Aide-soig. nuit : « Ils ont quasiment 1 h 30 de battement où ils sont seuls, donc les problématiques qu’il y aura le matin, se rencontrent le soir… »
Aide-soig. jour : « Tous les matins, je rate mon bus. […] je ne serai pas à l’heure. »
63Ces extraits de verbatim montrent que les aides-soignantes, guidées par les pictogrammes figurant sur le support, articulent les horaires de travail futurs avec d’autres dimensions. Ils les articulent avec des dimensions relatives à la vie familiale, comme les horaires de l’école des enfants et du travail du conjoint, et relatives au trajet, comme les horaires des transports en commun. Ils articulent aussi les horaires de travail futurs avec des dimensions relatives au contenu du travail, telles que le temps alloué pour la préparation des patients allant au bloc opératoire, pour les soins de nursing et pour les installations des patients pour les repas.
64Cet article visait à enrichir les connaissances en ergonomie sur la (re)conception des temps de travail atypiques, et à proposer un cadre théorique et méthodologique capable de l’outiller et d’en soutenir les grands principes.
65Nous commencerons par discuter l’intérêt d’adosser la méthode de la simulation organisationnelle à l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail, dans la perspective de concevoir ces derniers. Nous reviendrons ensuite sur les fonctions des différents types de supports de simulation créés : celles identifiées dans la littérature et celles découvertes à travers nos résultats. Puis, nous tenterons de nous réapproprier l’une des exigences relatives à la création de supports de simulation organisationnelle. Enfin, nous conclurons et proposerons plusieurs perspectives.
66Nous avons annoncé, dès l’introduction de cette étude, notre choix d’appréhender la conception des temps de travail dans une approche multifactorielle et systémique (Quéinnec, Teiger, & de Terssac, 1985, réédité en 1992, réimprimé en 2008 ; Barthe, 2016). Dans cette approche, les effets d’un système horaire donné, quel qu’il soit, dépendent de multiples dimensions en jeu dans la situation de travail. Côté travailleur, il peut s’agir de l’âge, de la présence d’enfants en bas âge dans la cellule familiale, de la distance entre le domicile et le travail, etc. Côté travail, ce sont bien entendu les paramètres du système horaire, mais également le contenu du travail et ses possibilités de régulation. Ces dimensions sont multiples et en interaction permanente. Certaines peuvent freiner les stratégies d’adaptation et de conciliation du travailleur, tandis que d’autres peuvent les faciliter. Appréhender la conception des temps de travail selon cette approche implique trois principes importants. Le premier rappelle que les effets d’un système horaire ne sont pas uniquement liés aux contraintes qu’il peut induire, comme travailler de nuit, le week-end ou en postes longs. Ces effets sont surtout liés à la diversité et à l’interdépendance des différentes dimensions qui composent la situation, et qu’il s’agit de prendre en compte dans la démarche de conception. Le changement d’une seule dimension peut impacter toutes les autres et bouleverser l’équilibre que les travailleurs s’efforcent de maintenir à travers leur activité. Le deuxième principe rappelle alors que tout projet de conception porté par l’ergonomie doit repérer et intégrer l’activité déployée par le travailleur dans la situation de travail initiale, et celle qu’il déploiera dans la situation de travail future (Béguin, 2004, 2007). Enfin, le troisième principe rappelle que chaque solution de conception est à négocier auprès de tous les acteurs, et ce dans une mise en discussion des différents points de vue qu’ils portent pour comprendre la réalité des uns et des autres (Quéinnec, Teiger, & de Terssac, 1985, réédité en 1992, réimprimé en 2008 ; Barthe et al., 2004 ; Barnes-Farrell et al., 2008 ; Petit & Dugué, 2013). La prise en compte de ces trois principes nécessite un cadre méthodologique particulier, capable d’incarner au moins trois éléments : le système horaire et les autres dimensions relatives à l’individu et au travail qui composent la situation ; l’activité déployée par les travailleurs dans la situation présente et future ; les différents points de vue des acteurs concernés par les changements, en vue de les mettre en discussion. Pour construire un référentiel commun, le cadre méthodologique implique le partage des représentations mentales portées par les différents acteurs, mais aussi l’utilisation de représentations artefactuelles externes – c’est-à-dire des supports – qui représenteront la résolution collective et progressive des problèmes de conception (Darses, 2009). En ergonomie, la simulation du travail est un dispositif qui a fait ses preuves (Maline, 1994 ; Daniellou, Le Gal, & Promé, 2014 ; Bobillier Chaumon, Rouat, Laneyrie, & Cuvillier, 2018) et qui repose justement sur un large panel de supports (Béguin, 2004). Or, la conception des temps de travail pose le défi de représenter des dimensions qui relèvent de l’organisation du travail, plus abstraites et ainsi plus difficiles à représenter sous une forme matérielle : il peut s’agir du système horaire pour notre cas, mais aussi du contenu et des possibilités de régulation du travail ainsi que des caractéristiques individuelles des travailleurs concernés. Le choix et la construction des supports posent alors une question cruciale : celle des objets intermédiaires qui incarneront les différents stades des solutions projetées, et que les acteurs vont pouvoir manipuler en vue d’exprimer leurs différentes logiques et de trouver un compromis acceptable (Jeantet, 1998 ; Vinck & Laureillard, 1995). Méthode expérimentée dans plusieurs travaux, la simulation organisationnelle (Daniellou, Le Gal, & Promé, 2014 ; Van Belleghem, 2012, 2018a, 2018b ; Barcellini, 2015) mobilise des supports qui peuvent remplir ce rôle et qui s’insèrent dans au moins trois catégories : les maquettes temporelles, les maquettes spatiales et les schémas mentaux. Fondée sur une approche multifactorielle et systémique des temps de travail mobilisée dès l’étape du diagnostic, notre démarche de conception s’emploie à tenir compte de l’ensemble des dimensions de la situation concernée, et à les incarner sur des supports de simulation d’une grande diversité. Pour créer des supports de simulation organisationnelle pertinents, l’originalité de notre étude repose sur une articulation de l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail en tant que modèle, et de la simulation organisationnelle en tant que méthode.
67Dans cette étude, trois types de supports de simulation ont été créés en s’inspirant de la littérature : des maquettes temporelles, des maquettes spatiales et des schémas mentaux. Des fonctions différentes se dégagent pour chacun des trois types de supports déployés.
68Les maquettes temporelles permettent d’incarner le système horaire dans sa version actuelle et dans ses versions futures et probables. Le pluriel est employé ici pour souligner la pluralité des solutions à proposer aux travailleurs. Rappelons que dans la conception des temps de travail, ces solutions sont présentées comme des options discutables et négociables entre les parties prenantes (Quéinnec, Teiger, & de Terssac, 1985, réédité en 1992, réimprimé en 2008 ; Barthe et al. 2004 ; Barnes-Farrell et al., 2008). Ainsi, une maquette temporelle doit pouvoir représenter ces différentes options, autrement dit les différents scénarios d’horaires possibles, afin d’éliminer ceux qui s’annoncent les plus en désaccord avec les autres dimensions de la situation. C’est par exemple le cas lorsque la maquette temporelle montre que les périodes de temps en sous-effectif sont trop longues (groupe-terrain n° 5). En plus de représenter les différentes versions du système horaire, les maquettes temporelles permettent également de représenter le déroulement temporel et simultané du travail de plusieurs personnes, dans la situation initiale ou future. Rappelons en effet que la conception des temps de travail ne se limite jamais au seul changement du système horaire et qu’elle est indissociable d’une réflexion sur la nature et les conditions du travail concerné (Corlett, Quéinnec, & Paoli, 1988, Gadbois & Quéinnec, 1984 ; Quéinnec, Teiger, & de Terssac, 1985, réédité en 1992, réimprimé en 2008 ; Gadbois, 1990 ; Barthe, 2016, Prunier-Poulmaire & Barthe, 2023). En matérialisant l’organisation de travail réelle des personnes, par exemple le fait de travailler en binôme la nuit (groupe-terrain n° 1) ou les façons d’anticiper les sorties de patients (groupe-terrain n° 8), les maquettes temporelles permettent aux participants de discuter et débattre des règles de leur travail. Sur ce type de support enfin, le fait de déplacer un curseur permet non seulement de représenter la progression dans le temps, mais aussi d’annoncer à tous les participants quel moment de l’activité ils s’apprêtent à jouer et de verbaliser le contexte de travail. En résumé, nos maquettes temporelles ont non seulement permis de représenter le déroulement temporel et simultané du travail de plusieurs personnes – comme dans de précédents travaux (Daniellou, Le Gal, & Promé, 2014 ; Van Belleghem, 2018a ; Barcellini, 2015) –, mais aussi de représenter le système horaire dans sa version actuelle et ses versions futures, ainsi que la progression dans le temps pour expliciter la période de travail qui fait l’objet de la simulation.
69Les maquettes spatiales, créées pour deux groupes-terrain, permettent quant à elle d’incarner l’organisation spatiale et le déroulement du travail, avec l’organisation des tâches que cela implique pour chaque acteur. L’intérêt de ces maquettes réside dans leur capacité à représenter les liens d’interdépendance entre les acteurs et les lieux. Il s’agit par exemple des infirmières dépendantes des décisions de sorties prises par les médecins (groupe-terrain n° 7), ou de l’hôtelière dépendante des livraisons des repas par le service de la cuisine (groupe-terrain n° 6). Les résultats montrent que dans le groupe-terrain n° 6, les participants se sont saisis de la maquette spatiale pour simuler l’activité de la veille et reconstituer tout un processus de travail collectif, notamment les sorties de patients. Si la simulation vise une situation future, elle peut également, si besoin, porter sur une situation de travail passée afin d’enrichir et guider la (re)conception grâce aux retours d’expérience (Bobillier Chaumon, Rouat, Laneyrie, & Cuvillier, 2018). Toujours dans ce groupe-terrain, les participants se sont également appuyés sur cette simulation de la journée de la veille pour évaluer plusieurs propositions d’horaires futures et les confronter au travail réel et ses diverses temporalités. Ceci confirme que la simulation peut aussi s’appréhender de façon rétrospective, en commentant et en réfléchissant a posteriori sur les manipulations et les représentations permises par le support, pour aboutir à une pratique réflexive (Béguin & Pastré, 2002 ; Mollo & Nascimento, 2013). Par ailleurs, les résultats des groupes-terrain n° 6 et 7 montrent que la saisie des avatars de type figurines ou jetons (groupe-terrain n° 6 et 7) s’articule avec l’usage du pronom « je » et de verbes conjugués au présent, ce qui souligne leur rôle facilitant pour la « mise en mots » de l’activité et de ses possibilités de régulation (Van Belleghem, 2018b). En résumé, comme dans de précédents travaux (Andersen & Broberg, 2015 ; Van Belleghem & Guerry, 2016), nos maquettes spatiales ont permis de représenter l’organisation spatiale et le déroulement d’un flux ou d’un processus de travail, sous différents angles temporels, avec les liens d’interdépendance entre les acteurs, les métiers et les lieux.
70Enfin, les schémas mentaux ont permis de représenter des concepts abstraits de l’organisation de travail qui n’étaient pas définis à une échelle temporelle (par créneaux horaires) ou spatiale (dans l’espace physique de travail). En effet, l’ensemble des dimensions de la situation de travail – issues de l’approche multifactorielle et systémique et impliquées dans toute transformation du système horaire (Barthe, 2016) – ont été plus aisées à représenter sous la forme de mots-clés ou d’illustrations, présentées dans un tableau à plusieurs colonnes (groupe-terrain n° 1), une fleur à plusieurs pétales (groupe-terrain n° 5) ou un logigramme aux éléments de diverses formes et couleurs (groupe-terrain n° 4). Sachant que nous revendiquions d’étendre la simulation organisationnelle à l’ensemble des temps de vie (Van Belleghem & Barthe, 2016), les représenter explicitement en toutes lettres ou avec des pictogrammes illustrés a montré aux participants que notre équipe de recherche s’engageait à les prendre en compte dans le processus de conception, et les a encouragés à verbaliser toutes les conséquences qu’ils anticipaient sur chacune de ces dimensions dans le cadre des transformations envisagées. En résumé, nos schémas mentaux ont permis – comme dans de précédents travaux (Van Belleghem, 2012 ; Van Belleghem & Guerry, 2016) – de représenter et de manipuler des concepts abstraits de l’organisation de travail, mais aussi d’aborder, de façon systématique et exhaustive, les dimensions du travail et du hors-travail impactées par les solutions d’aménagement.
71Ainsi, la diversité des supports proposés dans cet article a permis d’outiller la conception des temps de travail. Les différentes fonctions qu’ils ont pu jouer montrent qu’il peut être opportun d’en associer plusieurs types, comme cela a été fait dans plusieurs de nos groupes-terrain, et dans d’autres travaux (Daniellou, Le Gal, & Promé, 2014).
72Lorsque c’est le temps de travail – et donc l’organisation du travail – qui fait l’objet de la conception, le choix et la construction des supports de simulation nécessitent un niveau de créativité élevé (Van Belleghem, 2018b). Pour relever ce défi, nous proposons de nous réapproprier – à partir de nos résultats – l’une des trois exigences relatives à la création des supports de simulation organisationnelle. Comme le rappelle Barcellini (2015), les supports de simulation doivent pouvoir représenter les dimensions de l’organisation qui font l’objet de la (re)conception, ce qui nécessite de distinguer les règles de l’organisation modifiables de celles qui ne le sont pas. En tant que règles de l’organisation, les paramètres du système horaire à transformer ont besoin d’être représentés sur des supports de simulation visibles et précis. En témoigne l’évolution de nos maquettes temporelles : la première détaillée aux trente minutes n’étant pas suffisamment précise pour représenter les changements d’horaires se voit remplacée par une maquette détaillée aux cinq minutes dans le groupe suivant. Sachant que la transformation de n’importe quel paramètre du système horaire peut bouleverser l’ensemble des dimensions composant la situation de travail, ces dernières sont aussi à représenter de manière explicite et systématique. C’est ce que nous avons voulu représenter dans les schémas mentaux des groupes-terrain n° 1 et n° 5, avec des pictogrammes représentant le sommeil, le trajet ou la vie familiale et qui rappellent aux participants de verbaliser toutes les conséquences qu’ils anticipent dans chacun d’entre eux. Ainsi, pour tout support de simulation, cet « effort de précision » est nécessaire pour permettre aux acteurs d’anticiper les changements qui seront impliqués. L’enjeu est d’autant plus important que la conception des temps de travail est une question extrêmement sensible, exigeant le maximum de clarté et de transparence, et qui passe par un compromis négocié avec les acteurs (Quéinnec, Teiger, & de Terssac, 1985, réédité en 1992, réimprimé en 2008 ; Barthe et al., 2004 ; Barnes-Farrell et al., 2008 ; Barthe, 2016). Le diagnostic de la situation existante, fondé sur l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail (Barthe, 2016), joue un rôle de premier rang dans le choix et la création des supports. Puis ces supports peuvent être réajustés en fonction de l’expérience tirée d’une première séance, comme cela a été le cas pour nos maquettes temporelles.
73Dans cette recherche-action, la conception des temps de travail était identifiée – au départ – comme une réponse à l’absentéisme et au turnover constaté en milieu hospitalier. Notre cadre théorique et méthodologique invite à élargir cette problématique. Il rappelle d’abord que les contraintes d’horaires n’en sont pas les seuls déterminants, et qu’il est essentiel d’intégrer les contraintes du travail et du hors-travail dans les réflexions. Notre cadre rappelle aussi que ces réflexions sont à mener en collaboration avec toutes les logiques de métiers, sachant qu’elles sont devenues rares et que cela pèse également sur l’absentéisme et le turnover en milieu hospitalier. Le travail mené montre que la simulation organisationnelle adossée à l’approche multifactorielle et systémique est une voie pertinente pour outiller une démarche de conception axée sur les temps de travail. Nous avons montré que cette articulation d’ordre conceptuel et opérationnel permettait de représenter à la fois le système horaire et toutes les autres dimensions de la situation de travail impliquées par les changements, l’activité par laquelle les acteurs articulent ces différentes dimensions, et la diversité des points de vue qu’ils portent.
74Dans ce travail, six dimensions de l’approche multifactorielle et systémique des temps de travail ont été intégrées dans la création des supports de simulation : le système horaire bien sûr, mais aussi le contenu du travail et ses possibilités de régulation, le sommeil, la vie familiale et le trajet. Dans d’autres perspectives de recherche, certaines dimensions auraient pu être représentées d’une manière différente. Les maquettes temporelles s’arrêtaient à la fin du poste, mais auraient pu être prolongées pour représenter des engagements de la vie familiale : par exemple participer au repas avec le conjoint, ou emmener les enfants à l’école. De la même manière, les maquettes spatiales s’arrêtaient au lieu de travail alors qu’elles pourraient aussi représenter le domicile et d’autres lieux de vie comme l’école des enfants, le domicile d’un parent âgé, le club de loisirs ou le local dédié à des engagements associatifs. Enfin, les supports construits dans cette recherche-action visaient principalement à représenter de nouveaux horaires de début et de fin de poste. Au vu de nos résultats prometteurs, nous confirmons que la simulation organisationnelle peut largement s’étendre à d’autres transformations des caractéristiques du système horaire, comme la durée des postes, la fixité/alternance des équipes, le planning ou la politique de congés. Ainsi, nous encourageons la poursuite des réflexions et des expérimentations s’orientant dans cette voie.