1Historiquement, l’ergonomie de l’activité s’est construite en se confrontant à la prescription tayloriste au niveau de l’organisation du travail. Une prescription qui prétendait être totale ou, comme le souligne Daniellou (2002), être une tentative de prédiction et de contrôle sans limite de ce qui doit être fait et de comment le faire, en réduisant l’activité de travail à une simple exécution.
2La dénonciation du paradigme tayloriste et la mise en évidence de la variabilité inévitable présente dans toutes les situations de travail ont permis à l’ergonomie de construire ses concepts centraux, comme la différence entre le travail prescrit et le travail réel, le rôle de l’expérience et des régulations. Tout cela est mis en évidence par l’analyse de l’activité par laquelle les travailleurs transitent entre le prescrit et le réel, y compris la dimension cognitive et psychique du travail, permettant l’intégration du travail réel dans la conception des situations de travail plus adaptées aux hommes et femmes.
- 1 Ces changements structurels sont l’objet d’analyse par plusieurs auteurs dans les sciences sociales (...)
3Si cette relation historique avec la prescription est à l’origine de la discipline, les transformations des manières de produire, induites par des changements structurels comme la globalisation et la financiarisation de l’économie, l’hyper-industrialisation et les ruptures écologiques, la généralisation des technologies digitales, la spécificité du rôle moteur des services et la pénétration croissante des clients dans les lieux de travail, tout comme la caractéristique stratégique des ressources immatérielles (comme la confiance)1, aspects déterminants des modes de travailler aujourd’hui, continuent de justifier fortement les questionnements et les débats liés aux évolutions des prescriptions.
4Comme le souligne Hubault (2015), l’économie servicielle nous fait repenser profondément la relation entre le travail et la prescription. La visibilité croissante et élargie de la co-production fait de la coopération une condition organisationnelle stratégique : « la coopération ne se prescrit pas, pas plus que l’autonomie et la subjectivité dont elle est une expression essentielle. L’ergonomie ne peut pas ne pas être affectée dans sa manière même de considérer la prescription… » (Hubault, 2015)
5Dans cet article, nous abordons la question de la prescription en tant qu’objet de la conception et de l’intervention sur les situations de travail. Nous considérons, comme Hatchuel (2000), que le confinement total, hérité du taylorisme, avait comme caractéristique centrale l’action (matérielle et immatérielle) des concepteurs, ayant comme objectif de rendre le travail prescriptible et prévisible. L’ergonomie, en mettant en évidence qu’une anticipation complète de l’action est impossible, a toujours porté un regard critique sur le mouvement historique de la conception. Cependant, comme le notait Béguin (2000), si nous acceptons l’idée selon laquelle nous sommes l’un des acteurs du mouvement historique de la conception, nous ne pouvons pas nous limiter à répéter qu’il est impossible de tout pré-écrire. Il ne suffit pas de critiquer le peu d’efficacité de l’ingénierie et de pointer du doigt les conséquences délétères sur la santé et la sécurité et sur la production même.
- 2 Développer la coopération et la confiance dans le cadre encore restreint d’une organisation ou un r (...)
6En considérant que nous sommes des acteurs de la conception, la question qui se pose dans nos interventions est « Quoi pré-écrire, et quoi laisser à l’action ? ». Et aussi comment le faire de façon pertinente pour les travailleurs, autant que possible en « adhérence » avec les situations vécues par eux, pour autant que les prescriptions ou recommandations ergonomiques soient toujours en « desadhérence » (Schwartz, 2009, 2021). Nous allons aborder ces questions dans leurs dimensions politiques ou sociétales – c’est-à-dire quand l’intervention a pour finalité, au-delà des transformations empiriques immédiates des conditions matérielles ou organisationnelles du travail, de changer les rapports de pouvoir, de dépasser les antagonismes et la compétition, en développant la coopération et les relations de confiance dans une organisation2. Nous dirions même que développer la coopération est le point de passage obligé pour opérer des changements pertinents des conditions de travail, y compris sur un plan plus technique. Dans ce sens, la coopération n’est pas un objectif en plus de l’intervention cherchant à répondre à une demande technique d’amélioration des conditions de travail ou cherchant à améliorer l’efficacité, la sécurité ou la qualité du travail. Elle est le résultat d’un apprentissage collectif (y compris pour l’intervenant) et aussi la condition de réussite des transformations techniques, matérielles ou organisationnelles. Au niveau de l’organisation où nous nous situons, nous voudrions soumettre au débat deux propositions :
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- 3 On nous excusera de faire des autocitations, surtout au moment de discuter le concept de « concepti (...)
Les interventions sont plus efficaces quand on adopte une démarche de « conception organique » (Lima et al., 2014 ; Lima et al., 2015)3, dans laquelle les experts externes font une immersion prolongée dans l’organisation et opèrent une inversion entre expérience du travail et conception, entre production et projet ;
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- 4 Nous nous plaçons ici, en adoptant une perspective développementale, dans la suite du troisième mod (...)
La base pour que cette immersion et l’inversion entre expérience du travail et projet puissent fonctionner est la formalisation de plus en plus poussée de l’expérience par l’analyse de l’activité, y compris par la création d’objets intermédiaires de la conception, ce que nous appelons « configurations d’usage » (Duarte & Lima, 2012)4.
- 5 Ou les écosystèmes coopératifs territorialisés (ECT), tels qu’on propose l’économie de la fonctionn (...)
- 6 Sur le principe de subsidiarité, voir Detchessahar (2019), et sur son intérêt pour l’ergonomie, voi (...)
7Nous pouvons rendre cette thèse centrale liée au développement de la coopération plus explicite en termes d’ampliation des espaces d’autonomie, individuelle et collective, dans le travail. Dans ce sens, les interventions réalisées dans la sphère de la production viseraient, selon nous, à élargir les espaces d’autonomie, à instituer la coopération à tous les niveaux et ainsi à rendre effective l’autogestion ou la gestion participative, dans les organisations comme dans les entreprises organisées en réseaux ou écosystèmes coopératifs de production5. Cela devient concret quand on considère que les questions du travail (qualité, efficacité, coûts, santé et sécurité, etc., mais aussi le sens du travail et la réalisation de soi) sont inextricablement sociotechniques (Béguin, 2011 ; Béguin & Pueyo, 2011). Contribuer à « résoudre » ces questions, ou plutôt à les faire évoluer dans un cadre sociotechnique participatif et coopératif, implique, c’est notre thèse à discuter, de contrecarrer la hiérarchie instituée par le capital, en instituant la hiérarchie inversée, le principe sociotechnique de spécification critique minimal et le principe de subsidiarité6, principes organisés dans une démarche de « conception organique ». Pour discuter cette thèse et les propositions qui la suivent, nous organisons l’argumentation en trois parties :
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Une délimitation des objets empiriques de nos interventions dans deux domaines économiques contrastés : 1) les entreprises privées et 2) l’économie sociale et solidaire. Nous décrivons brièvement les difficultés et les limites des interventions pour produire des transformations plus larges et systématiques ;
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Malgré les obstacles, des interventions à longue durée ont connu des réussites certaines : l’une dans l’industrie du pétrole et l’autre auprès des chiffonniers ou collecteurs de déchets recyclables, dont on présente en gros traits les demandes et les résultats. De ces expériences toujours en cours sont présentés quelques éléments clés afin de comprendre les ressorts de leur réussite ;
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Pour conclure, nous reprenons la question de la dynamique des transformations réussies en tant qu’elles représentent des possibles réalisés pour développer la coopération et les espaces d’autonomie, même si les limites de la propriété privée et les relations de marché les empêchent de se développer au-delà d’un (in)certain niveau.
8Sans pouvoir approfondir le débat sur les différents formats d’intervention dans les organisations, nous appelons « intervention » toute action d’un acteur, interne ou externe, dans une situation, bloquée ou problématique, infléchissant le cours des événements et produisant un effet, normalement favorable, qui ne se produirait pas autrement ou de façon spontanée. En toute rigueur, l’intervenant est toujours externe relativement à un cours d’action individuelle ou collective donnée, mais, selon les contours considérés, il devient interne, soit à l’entreprise ou, nécessairement, à sa propre société. Dans ce sens, toute intervention peut se concevoir comme une « conception organique ». Nous y reviendrons.
9Dès que le régime salarial et le rapport social de subordination dans le travail deviennent hégémoniques, les interventions politiques ou d’experts pour élargir les espaces d’autonomie, de participation, de coopération, d’écoute et de reconnaissance du travail réel et de l’expérience vécue produisent des effets limités (Martin, 1989 ; Coutrot, 2018 ; Cukier, 2018 ; Clot, 2021). Au niveau des organisations, face aux impasses historiques des interventions cherchant à promouvoir l’autonomie et la participation des salariés dans l’organisation du travail et la gestion des entreprises, soumises au pouvoir hiérarchique, des cycles semblent se répéter quand on considère les tentatives post-tayloristes : le mouvement des relations humaines et de l’enrichissement du travail ; les groupes semi-autonomes et l’école sociotechnique ; la démocratie économique et la cogestion ; les groupes d’expression directe, plus récemment les « entreprises libérées » ou, maintenant, « les entreprises délibérées » (Detchessahar, 2019).
10Un bilan de l’expérience française à la suite des lois Auroux arrive à des conclusions qui peuvent être plus ou moins généralisées à d’autres moments et tentatives historiques. Dans ce cas, on observe bien des effets de sociabilité : « Les relations hiérarchiques sont devenues souvent plus coopératives, empreintes d’écoute mutuelle, de respect, de reconnaissance de part et d’autre des contraintes de chacun. La parole des exécutants, marquée d’interdit, d’incompétence présumée et d’inutilité s’est vue légitimée » (Martin, 1989, p. 21). Néanmoins, « l’accent mis sur la nouvelle sociabilité ne doit pas faire oublier que les statuts restent inchangés, même si les rôles sont modifiés » (Martin, 1989, p. 22). On a beau considérer la diversité des expériences et le fait d’être des évaluations provisoires faites en quelque sorte en cours de route, une conclusion s’impose :
« Les politiques les plus avancées de participation ne transforment pas la répartition structurelle du pouvoir dans l’entreprise. […] Certaines décisions sont déléguées ou prises par les échelons supérieurs en tenant davantage compte de l’avis des exécutants ; certaines positions de pouvoir sont dévoilées et l’encadrement intermédiaire mis sur la sellette. Mais le modèle d’un fonctionnement collectif, sur une base égalitaire, autant que l’intégration des collectifs comme base de la prise de décision restent bien éloignés de la réalité quotidienne de la participation. » (Martin, 1989, p. 26)
- 7 Par cette expression bien significative, Duraffourg cherchait à synthétiser la démarche inaugurée p (...)
11Les auteurs qui ont participé à ce bilan avancent plusieurs hypothèses pour expliquer ces résultats limités, mais il n’est pas surprenant que des interventions qui ne se proposent pas d’attaquer les relations structurelles de pouvoir restent en deçà de changements structurels. Néanmoins, on peut suggérer une explication plus fondamentale pour comprendre pourquoi ces expériences tournent court : sans toucher au concret du travail et aux invisibilités de l’activité, toute intervention passe à côté du socle vital de l’autonomie qui rend nécessaire la participation plus ou moins consciente, formelle ou informelle, desdits exécutants. Ce constat, qui est devenu un présupposé de l’ergonomie, n’est pas encore bien compris quand on considère les conséquences politiques et sociales. Il oriente aussi les stratégies des interventions ou comment conduire la « bataille du travail réel »7 à l’intérieur des organisations.
12Dans un autre versant, devant les obstacles pour faire avancer l’autogestion dans les entreprises privées, l’alternative a été de créer, en dehors, des organisations qui soient d’emblée « coopératives » et « autogérées ». Même si ces expériences de démocratisation se sont déroulées principalement dans les entreprises privées, nos interventions, dans le domaine de l’économie sociale et solidaire, où l’on pourrait attendre des conditions plus favorables, montrent que les impasses et les limites sont encore présentes.
13Mais tout n’est pas impossibilité. Dans certaines conditions, on a aussi réussi à engager des mouvements plus durables de transformations, aussi bien dans de grandes entreprises privées que chez des acteurs de l’économie sociale et solidaire. Cela nous amène à une situation paradoxale : il semble parfois plus aisé de faire avancer la coopération dans des entreprises à capital privé que dans des organisations coopératives où le pouvoir politique est déterminé d’emblée par la propriété collective.
14Depuis notre formation comme ergonomes, dans le cadre de projets universitaires de recherche technologique (ou recherche-action), nous intervenons dans plusieurs situations et entreprises privées, publiques ou de l’économie solidaire. Au fil du temps, nous avons accumulé des résultats plus ou moins probants sur le plan technique comme social. Sans proposer un bilan exhaustif, nous voudrions reprendre ici quelques résultats pour justifier nos propositions à propos de l’intervention et de l’élargissement des espaces d’autonomie. Pour ce faire, nous mentionnerons deux types d’intervention :
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L’ergonomie dans la conception de l’industrie pétrolière ;
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La conception d’instruments de travail et de services pour les coopératives de « catadores » (ramasseurs) de matériaux recyclables.
15Avec un regard rétrospectif sur nos interventions dans l’industrie pétrolière brésilienne, qui se sont déroulées au cours des 25‑30 dernières années sur des projets spécifiques, on peut souligner une continuité que nous voudrions explorer ici. La plupart de nos interventions de recherche se sont produites dans un contexte de transformation technologique, plus particulièrement dans des projets de conception de nouvelles unités de production dans l’industrie pétrolière. L’objectif principal de nos interventions a été l’intégration du travail dans le processus de conception.
16L’industrie pétrolière a joué un rôle très important dans la production de connaissances en ingénierie et en particulier en ingénierie de production au Brésil. Les demandes relatives à la transformation du travail des opérateurs se sont posées au sein de nos universités et laboratoires de recherche depuis la fin des années 1980. Initialement, les préoccupations ont été fortement caractérisées par des problèmes liés à l’implantation des technologies numériques et du regroupement des salles de contrôle des raffineries de pétrole. Actuellement, nous assistons à une demande croissante pour des études relatives à l’évolution du travail en lien avec les projets de production et d’extraction du pétrole dans les eaux ultra-profondes, et dans le transfert des tâches auparavant réalisées sur les plateformes (offshore) et maintenant à terre (onshore).
17La relation entre l’ergonomie et l’ingénierie de production s’est renforcée au Brésil, en partie grâce aux travaux d’Alain Wisner sur l’anthropotechnologie, mais aussi par l’insertion de l’ergonomie dans les écoles d’ingénierie. En effet, l’intérêt pour l’anthropotechnologie et les approches de transfert de technologie développées par Wisner a été important dans les pays du Sud global, où la recherche d’un projet de développement était (et il est encore) si nécessaire. Nous pouvons dire qu’au Brésil, l’ergonomie a contribué à faire émerger un génie de production intimement lié au développement local et, dans ce cadre, l’apport spécifique de l’ergonomie porte sur le couplage entre la « base technique » et le travail.
18Les thèmes de recherche les plus significatifs, en termes de transformation du travail et de sa prise en considération dans les processus de conception, ont été : les effectifs de travail face au numérique, la conception des espaces de travail, la conception des plateformes de pétrole (de la conception des salles de contrôle jusqu’à la conception de l’ensemble de la plateforme) et l’intégration des activités onshore et offshore. Les projets continuent et actuellement deux sont en cours :
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Le projet de base de référence (projet de référence pour les futures plateformes), avec la prise en compte du travail pour l’ensemble des différentes parties d’une plateforme. C’est la première fois que l’ergonomie fait partie de l’ensemble des disciplines du projet de plateformes (à côté des autres, comme l’ingénierie navale, mécanique, l’automatisation, la chimie, etc.) dès l’étape du projet de base ;
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La sécurité industrielle (changement de culture de sécurité) : un diagnostic qui vise la transformation des pratiques à partir de la centralité de l’activité de travail pour la sécurité. Ce projet vient de commencer et l’intervention est prévue dans 17 sites de production différents (plateformes, raffineries, centrales thermoélectriques, etc.).
19Le développement du concept de « configuration d’usage » (Duarte & Lima, 2012) a été un outil pour la prise en compte du travail, avant les études de base, dans la conception des plateformes de pétrole.
20Un des principes de l’ergonomie est qu’une connaissance de l’activité de travail est de nature à orienter le choix des concepteurs. Mais plusieurs problèmes se posent dans la gestion de cette connaissance. Nous voudrions en souligner deux :
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Comment obtenir très en amont des connaissances du travail suffisamment précises pour orienter l’activité des concepteurs, sans être trop détaillées sous peine de s’opposer à leur créativité ?
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Comment maintenir, durant toute la durée du projet et pour l’ensemble des acteurs, une connaissance du travail qui structure les solutions techniques ? (Il faut préciser le contexte, marqué par une grande quantité d’acteurs et de sous-traitants dans la conception, et les restrictions de temps des projets).
21La notion de configuration d’usage a pour finalité de répondre à ces deux enjeux. L’idée centrale est d’appréhender l’expérience que construisent les opérateurs durant l’usage d’un système technique. L’expérience est la source inépuisable de l’analyse de l’activité, essentielle non seulement pour exploiter des systèmes technologiques, mais aussi pour formuler des orientations pour les modifier et les améliorer. Cette notion d’expérience contredit l’idée selon laquelle l’ergonome devrait produire une norme définitive et exécutoire.
22Après 10 ans de travail comme ingénieurs de production et ergonomes, nous avons travaillé sur une demande de réorganisation de la production et du service commercial d’une entreprise récupérée passée en autogestion. À partir de ce moment, l’un d’entre nous a décidé de commencer un programme permanent auprès d’organisations de l’économie solidaire et sociale, en articulation avec les mouvements sociaux. Depuis 2004, nous menons des recherches-interventions en partenariat avec les « catadores » brésiliens, en apportant des solutions techniques pour les services de collecte et de tri des déchets recyclables : projets de centres de tri et d’équipements adaptés, y compris tapis roulants sous contrôle des catadores ; contrats avec les municipalités concernant les services de collecte sélective ; systèmes logistiques de collecte intégrés ; systèmes de collecte et de traitement des déchets organiques intégré à l’agriculture urbaine ; intégration des catadores informels, etc. Ce partenariat de longue durée est déjà un signe que les interventions sont appréciées par les catadores. Lors d’une soutenance de thèse portant sur un projet pilote d’embauche d’une coopérative par la municipalité de Belo Horizonte, nous avons reçu un commentaire très enthousiaste qui nous a particulièrement encouragés. À la fin de la session, la présidente de la coopérative a pris la parole et a commencé à raconter toute l’histoire du projet pilote, en remerciant la jeune chercheuse qui soutenait sa thèse, Larissa Campos, et ses autres camarades (Marcelo Souza, William Valle, Diogo Tunes, Juliana Gonçalves) qui, eux aussi, interviennent dans la coopérative. Son témoignage, si passionnant, nous a montré, au-delà des résultats pratiques, que les relations entre les catadores et les experts sont devenues si imbriquées qu’elle ne parlait déjà plus qu’en termes de sympathie et d’amitié. Ils se sont créé des liens d’empathie si forts qu’elle ne voyait plus les différences de savoirs hiérarchiques, mais bel et bien une co-conception et des co-décisions collectives permanentes. Pour la présidente, c’est l’humilité et la capacité d’écoute des experts qui ont permis de créer ces liens horizontaux entre savoirs et expériences différents, ce qui, en fait, résulte d’une capacité développée avec l’aide de l’analyse ergonomique du travail. Nous avons dit « au-delà des résultats pratiques », mais, en fait – nous allons reprendre cela par la suite –, les solutions techniques et cette « fusion » entre experts et catadores sont en relation de co-détermination. Le cas présenté ci-dessous permet de comprendre plus en détail comment articuler des analyses de problèmes spécifiques des situations de travail au processus de construction de la coopération entre les acteurs d’un ECT.
23Le projet Zéro Déchet Santa Tereza est une expérience écosystémique qui développe des solutions territoriales intégrées pour la valorisation des déchets domestiques, la promotion de pratiques agroécologiques et la création de services d’éducation environnementale. Conçue et lancée à Belo Horizonte, mi-2017, l’initiative est dirigée par deux groupes opérationnels : le collectif culturel rastafarien « Roots Ativa » et la coopérative de catadores « Coopersol Leste ». Le projet a été construit en partenariat avec Réseau Zéro Déchet Santa Tereza, né en 2017 de l’interaction entre les collecteurs et leurs organisations, des ONG, des chercheurs et des acteurs territoriaux (une école locale, des associations de quartier et d’autres mouvements populaires). Ce réseau est né avec l’ambition de promouvoir un projet pilote de valorisation intégrale des déchets solides à Santa Tereza, un quartier connu pour le fort engagement de ses habitants, des institutions et des mouvements populaires dans les luttes impliquant des enjeux territoriaux.
24Après quelques initiatives et expériences survenues entre 2017 et 2019, que nous ne détaillerons pas ici (voir Souza, 2021 ; Souza, Gonçalves, & Valle, 2023), le projet arrive en 2020 avec une configuration de base, autour d’un service territorial permanent pour le traitement complet des déchets domestiques, basé sur la coopération entre Roots Ativa et Coopersol Leste, qui sont les opérateurs représentatifs de l’écosystème dans le domaine de la production et du travail. Ces acteurs combinent leurs ressources, leurs compétences professionnelles et leurs efforts pour coproduire un service avec deux objectifs principaux : 1) guider les bénéficiaires du service vers une gestion plus durable de leurs déchets et 2) gérer, traiter et valoriser les déchets recyclables et organiques produits par ces bénéficiaires et leurs familles.
25Pour développer ce service intégré, le premier Centre Zéro Déchet a été construit entre 2019 et 2020, intégrant de multiples fonctionnalités autour de l’alimentaire et des déchets. Le centre contient, dans le même espace, un lieu de stockage temporaire des matières recyclables et un système de compostage pour le traitement local des déchets organiques – éléments liés au service de gestion des déchets. Il dispose également d’un jardin agroécologique et d’un espace de vente d’aliments produits par de petits producteurs locaux associés – éléments liés à la restauration.
26En 2020 a été instituée une réunion de gouvernance élargie, espace de débat sur le projet, intégré par les différents acteurs de l’écosystème coopératif (opérateurs, bénéficiaires, chercheurs), qui devait fonctionner comme un dispositif dialogique d’écoute et de réflexion pour la collaboration continue, la co-construction et l’amélioration de solutions territoriales en cours. L’une des principales réflexions que l’on peut dégager de l’analyse de cet espace de débat est que pour qu’il fonctionne et remplisse le rôle qu’il entend jouer, il est nécessaire de l’instruire par des connaissances issues de l’analyse des activités impliquées dans la co-production de services, dans le sens de mettre en valeur le travail réel.
27En 2020, au début de la pandémie de Covid-19, l’espace de débat a joué un rôle important dans la continuité du projet, garantissant que les habitants continuent de payer même en cas de suspension temporaire des services. Sans cela, ce serait la fin prématurée du projet Zéro Déchet, qui ne disposait d’autres ressources que les contributions financières des bénéficiaires. Également pendant la pandémie, des réunions de gouvernance élargies ont eu lieu, avec des débats axés sur le travail et la santé, tant pour les opérateurs que pour les bénéficiaires, cherchant à construire une reprise en conditions de sécurité pour tous. De ces débats, des décisions importantes ont été prises, comme l’adoption de sacs compostables dans la collecte des déchets organiques.
28Les déchets organiques étaient déposés dans des seaux et livrés au Centre Zéro Déchet. À ce moment-là, les opérateurs récupéraient le seau plein et livraient un autre seau vide. Avec ce procédé, il y avait une circulation de seaux et, par conséquent, des risques de contamination croisée dus à la persistance du virus sur des surfaces inanimées, phénomène qui a fait l’objet d’études épidémiologiques réalisées au moment de la pandémie. De plus, il existait d’autres restrictions et contraintes spatiales et temporelles associées aux travaux effectués avec les seaux à déchets organiques. Ceux-ci ont fait l’objet d’une analyse ergonomique qui a mis en évidence le travail intense et répétitif lié à la manipulation des godets, le temps de nettoyage relativement long, la mauvaise qualité du nettoyage, les dommages aux godets dus à une manipulation excessive et à l’exposition aux intempéries, au séchage, etc. (Souza, 2021).
29Les résultats de ces analyses ont alimenté les réunions de gouvernance élargies, au cours desquelles les bénéficiaires ont également signalé des problèmes dans le fonctionnement domestique du seau : difficultés de nettoyage des seaux et de leurs couvercles, dommages causés aux seaux et leurs conséquences ainsi que des problèmes opérationnels et les stratégies adoptées pour faire face à ces difficultés. D’autres problématiques, comme la consommation élevée d’eau pour le nettoyage des seaux, ont également été abordées, et des valeurs communes ont été construites à partir de ce débat (comme éviter le gaspillage d’eau dans l’opération). La codécision sur l’adoption du sac compostable dans la collecte, qui éliminerait ou du moins minimiserait la plupart des problèmes reportés, résulte donc d’un long processus d’écoute et de réflexivité dialogique au sein de l’écosystème coopératif, basé sur l’analyse du travail.
30Il est intéressant de noter que cette codécision au niveau opérationnel génère des implications directes sur le travail de tous les acteurs de la coproduction du service, c’est-à-dire non seulement les opérateurs, mais aussi les bénéficiaires. L’une de ces implications est le déplacement de la frontière entre ce que doit faire l’opérateur et ce que doit faire le bénéficiaire dans la coproduction du service (Du Tertre, 2013). Les bénéficiaires devraient désormais nettoyer eux-mêmes leurs seaux, mais aussi en prendre soin puisqu’ils travailleraient avec un seau fixe par bénéficiaire. Cela augmenterait le niveau de participation active (Manzini, 2017) dans la coproduction du service. Cependant, ce nettoyage serait beaucoup moins intense qu’à l’époque, puisque le sac empêche largement le seau de se salir excessivement. De cette manière, on parvient à une compréhension commune selon laquelle, même si l’activité est transférée au bénéficiaire, elle se situera à un niveau de demande nettement inférieur, avec l’avantage de rendre le travail de l’opérateur moins pénible.
31De ces expériences d’interventions encore en cours, nous voudrions souligner quelques points centraux, à la fois méthodologiques et stratégiques, pour expliquer ces réussites. Ces dimensions ne nous semblent pas suffisamment prises en compte lors des interventions ergonomiques, ce qui nous a amenés à proposer la notion de « conception organique » pour leur donner un cadre plus systématique :
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Le rôle du gatekeeper, veilleur ou traducteur entre les deux mondes, le techno-scientifique (ou des experts) et l’interne de l’organisation ;
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Le rôle de l’expert externe pour construire des liens internes entre fonctions étanches ;
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L’institutionnalisation des dispositifs de REX comme espaces réflexifs et d’apprentissage organisationnel ;
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La mise en question de la séparation entre conception et utilisation/opération, par l’extension de la conception par l’usage ;
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La formation d’une équipe interne comme condition d’appropriation des méthodes et de pérennisation du processus de changement enclenché ;
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La place de l’analyse de l’activité dans la construction de l’intervention, son appropriation et sa pérennisation.
32Le gatekeeper, ou passeur de mondes, est un concept thématisé dans la théorie des écosystèmes d’innovation (Cohen & Levinthal, 1989, 1990) pour représenter l’acteur qui introduit les innovations dans une entreprise qui, plutôt centrée sur une routine de manufacture ou sur une ligne de produits traditionnels, a tendance à craindre des innovations trop radicales ou encore embryonnaires. Dans le cas des interventions ergonomiques, cet acteur peut jouer plusieurs rôles dès la formulation de la demande et l’ouverture initiale de l’entreprise pour l’intervention. Normalement, il a déjà travaillé en interne à la reformation de la demande, avant de convaincre les décideurs de financer l’intervention d’experts externes. Il peut aider à définir le cahier des charges et, le cas échéant, à ajuster le coût, la qualité, la durée, l’étendue, tout cela pour bien focaliser le point de départ de l’intervention.
33Pendant l’intervention, il est présent de manière formelle ou informelle à tous les moments clés, comme les réunions de validation et de remise d’un rapport. Il fait attention aux détails, par exemple au moment de préparation des présentations, quand il signale les tabous et les termes interdits, ce qui est très important pour tenir l’intervention, surtout quand il faut encore convaincre des supérieurs hiérarchiques (directeurs, PDG, niveau corporatif, etc.).
34Finalement, dans la conduite de l’intervention, il réfléchit avec les intervenants sur la manière dont chaque acteur peut devenir un allié et sur la meilleure stratégie à suivre, y compris sur les thèmes à traiter à chaque moment et comment les aborder. Il est un partenaire, avec lequel on peut parler sans réticences, pour éviter un blocage d’un mouvement de transformation, quand on se confronte avec des supérieurs qui ne sont pas encore préparés pour écouter et traiter des sujets interdits comme la transgression ou violation des règles de sécurité par les ouvriers.
35En accord avec Béguin (2005), la conception est un travail d’équipe : quel que soit l’objet à concevoir (une situation de travail ou un produit), c’est un processus trop complexe pour une seule personne, qui ne peut avoir une représentation de tous les problèmes à résoudre ni ne possède toutes les compétences nécessaires pour les résoudre. Cette complexité est donc réduite par la différenciation des tâches et leur distribution entre des personnes ayant des connaissances et des compétences diverses. Ce processus de différenciation des tâches caractérise une diversité d’acteurs métier qui ont leur propre logique. Ainsi, dans la conception des salles de contrôle, par exemple, on rencontre des ingénieurs en génie civil, en génie électrique, les architectes, etc.
36Si d’un côté cette différenciation se produit pour mobiliser des compétences diverses, de l’autre, pour assurer la cohérence de l’ensemble, il est nécessaire de gérer l’interdépendance et de construire la coopération entre les acteurs métier. Des travaux récents ont montré que de meilleurs résultats en termes de conditions de travail et en termes d’intégration des besoins des opérateurs dans le processus de conception sont obtenus lorsque les ergonomes jouent le rôle d’un acteur du projet (voir les débats rassemblés dans Martin & Baradat, 2003).
37Ainsi, il s’agit de bien plus que d’agir sur le processus de conception pour garantir des espaces pour l’intégration du travail et des opérateurs dans ce processus, il faut, en tant qu’acteur projet, assurer la cohérence des spécifications réalisées par les différents acteurs métier (Broberg, 2007). Cette intégration nécessaire entre les divers acteurs métier dans une organisation complexe ne s’instaure pas spontanément (Lima et al., 2014 ; Lima et al., 2015). En effet, la plupart des problèmes de conditions de travail sont liés au manque de compatibilité entre les différents sous-projets (électricité, climatisation, l’architecture, l’automatisation,), et c’est en s’appuyant sur l’analyse de l’activité que l’ergonome peut contribuer à répondre aux problèmes posés dans les interfaces fonctionnelles. Nous voudrions souligner plus tard, pour notre discussion, le besoin de passer par l’analyse du travail (l’analyse de l’activité) afin d’articuler les acteurs de différents secteurs des entreprises. Cette intégration ne relève pas uniquement de la « construction sociale » de l’intervention, dans les termes de Daniellou (2003, 2006), dans la mesure où elle exige la production de connaissances spécifiques pour rendre l’intégration effective (pour des exemples plus précis, en plus des cas présentés ci-dessus, voir Lima et al., 2015).
38Dans les années 1970, on avait reconnu que les interventions ergonomiques devraient prendre la forme d’un processus permanent d’aménagement ergonomique, s’appuyant pour cela sur les équipes d’ergonomes internes aux entreprises (Theureau, 1974). Il nous semble, 50 ans après, qu’il faut bien reconnaître que cette amélioration continue n’a pas réussi à s’installer dans les entreprises, une des raisons étant un certain déséquilibre entre équipe interne et intervenants externes. On a toujours débattu les avantages et désavantages d’être en interne ou externe, mais la combinaison des deux semble être la plus porteuse de l’efficacité des interventions. Le rôle de gatekeeper est normalement assumé par des ergonomes internes et la continuité des interventions peut évidemment s’appuyer sur les experts internes qui s’approprient plus aisément les habilités, connaissances et méthodologies des ergonomes externes. Évidemment, d’autres professionnels internes peuvent jouer ce rôle de gatekeeper, parfois même sans impliquer l’équipe d’ergonomie ou de santé-sécurité, néanmoins un professionnel qui partage le même genre rend le chemin plus facile.
39Nous avons, quand c’est possible, toujours associé nos interventions avec la formation des équipes internes à l’analyse du travail. Cette formation est bien plus effective quand on associe la formation théorique et méthodologique avec la formation pratique sur le tas, suivie par notre équipe d’ergonomes seniors. Et aussi parce qu’on traite de problèmes qu’ils vivent au quotidien de la production. Cette formation de l’équipe interne est nécessaire pour que l’organisation puisse s’approprier des méthodes de transformation et pour les institutionnaliser, c’est-à-dire pour que les interventions, d’épisodiques, deviennent des routines intégrées aux processus de projet et de production. Même si les demandes sont traitées avec l’aide des ergonomes externes, la construction sociale de la demande est déjà entamée, ce qui permet que les interventions commencent très tôt, avant de faire le projet de base. Cette anticipation augmente l’efficacité des interventions ergonomiques, mais se dépare encore à des limites dues aux différences entre la temporalité prédéfinie du projet et la temporalité du développement de l’expérience dans l’usage, ce qui nous a amenés à proposer une avancée en plus en termes de « conception organique » (Lima et al., 2014 ; Lima et al., 2015).
40L’ergonomie de conception est née du besoin d’anticiper la matérialisation des situations de travail, quand faire des adéquations rencontre plus d’obstacles objectifs. Peu à peu, les ergonomes intervenants dans la conduite de projets se sont rendu compte de la nécessité d’intervenir le plus en amont possible, influençant même le projet conceptuel et le projet de base (Maline, 1994). En suivant l’objet des recommandations ergonomiques, on voit deux directions divergentes qui finissent par se rencontrer dans cette logique d’anticipation. D’un côté on remonte au début du projet, de l’autre on cherche plus de renseignements sur les diverses situations d’utilisation au-delà du projet : fabrication, montage, démarrage, opération en régime stationnaire, maintenance, démobilisation… Chacun de ces moments a été l’objet d’études spécifiques, cherchant à développer, dans chaque cas, l’intégration entre projet et formes d’utilisation singulières, donc des formes d’expérience spécifiques, impliquant différents acteurs qui interviennent dans différentes étapes de la vie du produit, depuis le projet de base (Duarte et al., 2008) jusqu’à l’exploitation ou l’exploitation quotidienne, y compris la construction (Duarte & Cordeiro, 1999), le démarrage (Castro, 2010 ; Castro, Lima, & Duarte, 2012 ; Castro, Lima, & Duarte, 2015), l’exploitation et la maintenance (Abraçado et al., 2021 ; Abraçado, Duarte, & Béguin, 2021). Ainsi, à travers des photographies uniques, on a fini par dessiner un continuum qui soutient la thèse selon laquelle le projet est un processus permanent qui doit suivre toute la vie d’un artefact.
41Des instruments matérialisés au cours de cette trajectoire sont les « configurations d’usage » (Duarte & Lima, 2012), formulées dans le courant des interventions dans l’industrie pétrolière, comme un objet intermédiaire qui registre les situations de travail quotidiennes des opérateurs. L’utilisation des configurations d’usage en tant que contenu de fond et scénario de l’activité est un objet de dialogue entre les concepteurs et les futurs usagers, qui permet de se focaliser sur l’expérience des utilisateurs actuels. Ces configurations d’usage fonctionnent en provoquant la réflexion et la construction de réponses à des questions précises du point de vue de l’activité : comment les opérateurs feront-ils fonctionner telle vanne ? Comment démonte-t-on cette vanne pour la maintenance ? Comment cet instrument (par exemple un manomètre) s’insère-t-il dans l’activité de lancement de pig (un ballon pour le nettoyage des lignes sous‑marines) ?
42Le concept de configuration d’usage s’inspire du travail de l’architecte Christopher Alexander (Alexander, 1977, 1981), qui cherchait à identifier ce qu’il a appelé les « qualités sans nom » des espaces bien construits. Cet architecte (qui a abandonné ce titre et s’appelle « constructeur » parce qu’il ne croit plus à des projets a priori) cherchait à identifier les configurations spatiales qui fonctionnent le mieux, constatées dans chaque culture et incorporées à l’expérience de chacun d’entre nous, et qui peuvent guider la conception de nouveaux espaces sans limiter la créativité des concepteurs.
43De même, nous cherchons à abstraire de l’analyse de l’activité, des caractéristiques situées à mi-chemin entre des principes généraux, par exemple « faciliter l’accès à l’opérateur », et les détails d’un tel accès dans un projet donné. Cependant, Alexander a peu expliqué les démarches qui permettaient de formaliser ces « qualités sans nom », qu’il définit comme des relations intuitives et intemporelles présentes dans les espaces de vie. Nous pensons que l’analyse de l’activité permet de décrire ces configurations, et de formaliser les expériences positives et négatives développées par les opérateurs au contact quotidien des installations. Ce qui en retour aide à élaborer des buts à atteindre. Dans ce contexte, une « bonne forme » réside dans l’ajustement entre les configurations d’usage, les buts à atteindre et l’usage futur.
44Cette extension des interventions de l’ergonomie de conception en amont et en aval du projet suggère la nécessité de dépasser la séparation entre conception et opération/utilisation, en les considérant plutôt comme deux lignes parallèles qui s’alimentent en plusieurs moments, évidemment non sans poser des problèmes de synchronisation. Pour avancer dans cette direction, il faut construire et mettre en place des dispositifs de retour d’expérience qui fonctionnent de façon ininterrompue, mais, cette fois-ci, ayant l’intention de laisser à la production le moment prédominant dans ces interactions avec les projets.
45Les bilans essentiellement négatifs des dispositifs de participation mis en place depuis les années 1960 n’invalident pas la reprise récente des espaces de débat sur le travail, encore que ces tentatives exagèrent sa nouveauté faute d’une perspective historique et à cause d’une certaine amnésie sociale concernant les expériences de l’école sociotechnique. Les dispositifs de REX s’imposent comme une instance nécessaire pour expliquer l’efficacité des interventions et sa pérennisation dans une organisation ou un écosystème coopératif. Néanmoins, pour cela il serait utile de partir des évaluations historiques des dispositifs de participation et d’expression et aussi, ce que nous essayons de démontrer ici, des bases solides acquises par l’analyse empirique de l’activité de travail au-delà de ces expressions langagières.
46Dans les groupes d’expression, la parole est naturellement le moyen principal d’accès à l’expérience des travailleurs et à son explicitation. Les dispositifs mis en place pour favoriser la mise en mots de l’expérience varient d’une approche à l’autre, à chaque fois appuyés par différents registres ou traces de l’activité. Chaque clinique du travail a développé ainsi des moyens de rendre plus efficace cette expression, dans le sens d’aller au-delà des expressions immédiatement conscientes. La visée commune est d’expliciter l’expérience vécue subconsciente bien plus riche, aussi bien des souffrances et conflits intrapsychiques que des compétences sous-jacentes à l’activité réalisée ou aussi, dans la clinique de l’activité, des possibilités non réalisées. La capacité de transformation du travail est alors redevable de la profondeur des analyses.
47C’est peut-être la psychodynamique du travail qui concède la place la plus large à la parole, tant dans les transformations que dans les diagnostics préalables. Dans les interventions, les « faits » ne sont pas des données, mais « produits » dans un processus de construction collective impliquant expression, écoute, réflexivité, conflits d’interprétation, délibération et validation. En s’appuyant sur la psychanalyse, Dejours considère que les vécus subjectifs du travail ne sont accessibles que par la parole : « c’est la seule voie d’accès à cette réalité qui n’est pas encore advenue » ; « La parole fonctionne plutôt comme moyen de faire advenir à l’intelligibilité ce qui n’est pas encore conscient. […] La parole est le moyen de la perlaboration » (Dejours, 1993, p. 235). L’efficacité de cette approche est vérifiable, au-delà des souffrances et conflits intrapsychiques, par la mise au jour des compétences et habilités, des ruses, tricheries et violations, et aussi de la créativité dans le travail quotidien, de façon semblable à l’ergonomie. Néanmoins, comme nous questionnons dans un autre article :
Toute la question est de savoir si cette démarche d’accès aux profondeurs des vécus subjectifs, validée dans l’analyse psychanalytique, peut rendre compte aussi des profondeurs des dynamiques subjectives et intersubjectives situées par lesquelles les travailleurs s’engagent dans leurs activités, dans un cadre technique, organisationnel et économique. Et cela sachant que les travailleurs sont éventuellement appelés à contribuer à faire évoluer ce cadre techno-organisationnel-économique sur des points spécifiques et de façon opérationnellement applicable. (Lima & Duarte, 2023)
48La parole joue un rôle central aussi dans l’ergologie, dont les dispositifs principaux d’analyse et d’intervention sont les groupes de rencontre sur le travail (GRT) (Schwartz, 2021). Il est vrai que, pour Schwartz, le caractère toujours énigmatique de l’expérience du travail reste toujours la question centrale de comment organiser la vie au travail sans que tout puisse être dit.
49Dans la clinique de l’activité, les dispositifs d’autoconfrontation croisée produisent directement les transformations subjectives, la parole étant un des moyens d’expression et instrument pour révéler ce qui se passe au niveau de l’activité non réalisée. C’est néanmoins dans l’organisation des controverses sur la qualité du travail où les échanges langagiers jouent un rôle central. L’objectif est de rompre avec le « silence organisationnel » et « libérer la parole », mais, de façon conséquente, pour produire des transformations du travail quotidien (Clot, 2021). Ce dispositif dialogique s’organise par paliers.
« Ce travail d’instruction grâce au dialogue au sein du collectif doit pouvoir être doté de sa propre organisation […], mieux vaut selon nous que des institutions dédiées garantissent aux collectifs de première ligne la possibilité de délibérer sur l’agenda organisationnel d’abord entre pairs, pour préparer la confrontation avec l’encadrement. » (Clot, 2021, p. 49)
- 8 Clot a bien raison de remarquer que « ce que l’on ne partage pas encore […] reste toujours plus int (...)
50Évidemment, il ne s’agit pas de nier l’importance de la parole, surtout quand il s’agit de fonder les prises de position des subordonnés devant leurs supérieurs hiérarchiques ou même reconnaître les causes d’un accident ou d’un tour de main malhabile devant ses collègues de travail. Passer par la parole comme une production sociale et aussi comme l’effet d’un processus psychique est essentiel, mais on ne peut oublier les matériaux qui donnent le contenu de son élaboration : la mise en mots de l’expérience et du vécu du sujet fonctionne beaucoup mieux quand cela se fait par son explicitation et sa formalisation avec l’aide des analyses empiriques de l’activité. Et cela ne peut évidemment rendre compte que de la partie explicitable et descriptible de l’expérience du travail ; encore faut-il créer des conditions pour que la reconnaissance comprenne ce qui demeure encore tacite et qui se trouve encore loin de pouvoir se manifester et d’être débattu, éventuellement reconnu, dans l’espace public8. Cela relève bien des capacités expressives du langage pour exprimer la sincérité et la confiance mutuelle, mais la reconnaissance de l’indicible dépend du degré auquel on arrive pour décrire et aider les acteurs à mettre en mots leur expérience. Cela suppose des descriptions empiriques approfondies et systématiques de l’activité dans les situations identifiées comme critiques ou en conflit, celles mêmes au départ de l’intervention et diverses autres apparues dans son déroulement.
51De nos jours, les espaces de débat sur le travail ont conféré une certaine notoriété à l’ergonomie, néanmoins au détriment des approches plus classiques d’intervention fondées sur l’analyse détaillée du travail. Dans un article récent (Lima et al., 2021), nous postulons la nécessité des analyses de l’activité comme celles proposées dans le cadre théorique du cours d’action pour répondre à des demandes ergonomiques concernant les bases matérielles ou l’organisation du travail. Privilégier ces approches participatives de mise en débat directe peut réduire la potentialité de l’ergonomie pour faire la conduite de projet fondée sur des analyses empiriques de l’activité comme outil central pour influer sur la conduite sociale de l’intervention. Si on considère par exemple la démarche du Change Laboratory, élaborée dans le cadre de la théorie historico-culturelle de l’activité (voir Virkkunen & Newnham, 2013), qui essaie de ramener la complexité du social aux groupes de travail, il s’agit au fond d’une ritualisation formaliste des groupes d’expression, alimentée par des analyses peu approfondies de situations réelles de travail, contre lesquelles on fait des projections d’un futur désirable. On peut bien accepter la proposition polémique d’Yves Clot (2020, 2021), en reversant la formule de l’ergonomie, qu’il faut transformer le travail pour le comprendre, mais cela efface tout ce qui a déjà été acquis à propos des méthodes d’autoconfrontation et de l’autoconfrontation croisée pour approfondir au préalable la compréhension de l’activité, et c’est alors toute la puissance d’intervention de l’ergonomie pour répondre à des situations complexes qui s’en trouve ébranlée. Même l’ergologie, qui mieux que les autres approches cliniques de l’activité a approfondi le sens de l’expérience du travail et bâti une trame conceptuelle consistante, prétend, maintenant, avoir une « méthodologie d’analyse du travail et d’intervention ergologique », fondée sur les GRT (groupes de rencontre sur le travail), en oubliant que sa richesse originelle venait précisément de sa base pluridisciplinaire, c’est-à-dire comme analyse pluridisciplinaire des situations de travail (Schwartz, 2021). Au départ, l’ergologie empruntait à des disciplines empiriques comme l’ergonomie, la psychologie du travail et la sociologie du travail les outils méthodologiques et d’intervention sans prétendre les créer de son propre chef.
52Sans nier les différences essentielles entre ces approches, tant dans leurs objets, concepts et méthodes, dès qu’il s’agit de transformer le travail et de contribuer à son développement par des interventions, on peut formuler des évaluations plus générales :
- 9 En plus des cas présentés dans Lima et al. (2021) sur lesquels se fondent ces propos critiques, voi (...)
Dans l’ensemble, ces approches plus récentes, soit de l’ergonomie ou des cliniques du travail, finissent par limiter la contribution des analystes du travail quant aux solutions de problèmes plus complexes exigeant des analyses qui puissent appréhender la dynamique de l’activité réelle dans des situations concrètes. À titre d’exemple, nous pouvons citer les problèmes qui intègrent plusieurs niveaux organisationnels, de l’activité individuelle-collective aux interfaces organisationnelles, ou des projets technologiques complexes, comme les systèmes automatisés et les salles de contrôle. (Lima et al., 2021)9
53Évidemment, il ne s’agit pas de nier à ces approches le pouvoir d’opérer des transformations dans les situations de travail, mais de poser la question sur les types et les objets de ces transformations et leur profondeur.
Toutes ces approches peuvent contribuer aux changements et transformations positives des conditions de travail et au développement de l’activité elle-même, mais ceci est réalisé sans formalisation rigoureuse de l’activité réelle et des méthodes nécessaires d’analyse de l’activité, assise de son développement ultérieur. Sans nul doute que des projets menés selon la démarche de l’ergonomie de conception, que ce soit par dans la conduite de projets (Daniellou, 2007) ou dans l’élaboration d’artefacts (Folcher & Rabardel, 2007), permettent de créer des instruments plus appropriés aux travailleurs et usagers. Cependant, même dans ces cas, les aspects plus complexes et dynamiques sont encore laissés aux mains des concepteurs ou à l’expression spontanée des travailleurs participant aux projets collaboratifs. (Lima et al., 2021)
54Les cas discutés ci-dessous, dont les problèmes se posent dans l’échelle plus large des organisations complexes, et les problèmes plus spécifiques posées au cours d’une intervention démontrent qu’une praxéologie empirique décrivant la dynamique de l’activité est nécessaire pour traiter des « interfaces H-H (formation et organisation du travail) et H-M (automation), si nous voulons faire face à des problèmes plus complexes avec des propriétés dynamiques internes de systèmes automatisés (H-H-M) » (Lima et al., 2021). Ainsi, en contrepoint des tendances actuelles de privilégier les espaces de débat comme méthode d’analyse, nous postulons, plus qu’un retour à l’analyse du travail réel, une reprise du programme empirique d’analyse de l’activité, tel qu’il est développé dans le cadre de la théorie du cours d’action ou par d’autres programmes fondés sur les analyses empiriques de la dynamique de l’activité. Cela ne méprise pas l’importance des espaces de débats en tant que dispositifs réflexifs, essentiels dans la démarche d’intervention ; au contraire, cela cherche à leur donner plus d’éléments pour réfléchir et instruire les délibérations collectives.
55Après avoir fait un bilan des résultats et expériences méthodologiques des équipes d’ergonomes de la CECA, en particulier quant à leurs potentialités pour dépasser les méthodes tayloriennes, Theureau (1974) envisageait en conclusion des perspectives optimistes :
L’intervention ergonomique apparaît finalement comme étant à la fois un processus de transformation du travail et un processus de transformation socio‑culturel.
Les méthodes et critères de l’aménagement ergonomique que nous avons dégagés correspondent à ce double aspect.
Mais sont-ils suffisants pour guider une intervention ergonomique ? Cette question nous oblige à mettre en évidence une limite de l’analyse de l’expérience des équipes CECA que nous avons pu faire.
L’intervention ergonomique étant un phénomène social, elle influence les structures de l’entreprise dans laquelle elle se développe, et est, en retour, influencée par celles-ci. Mais elle entretient la même relation d’interaction avec des structures de la société aussi diverses que l’Université, la Science, La Médecine et la législation du Travail. C’est un processus de changement qui entre en interaction avec d’autres processus de changement dans l’entreprise et la société. […]
La complexité de ces interactions fait que l’intervention ergonomique emprunte souvent des chemins tortueux, subit quelquefois des retours en arrière, mais son développement actuel doit nous rendre optimistes. On assiste à la faillite des objectifs que Taylor proclamait en 1911. […]
Si à l’occasion de cette faillite, une Ergonomie globale et participative s’implante, c’est une nouvelle civilisation que se dessinera.
Toute intervention ergonomique qui, non seulement produit des améliorations aux conditions de travail existantes, mais encore rompt de façon suffisamment profonde avec les principes fondamentaux de la Méthodologie tayloriste, y contribue actuellement, tant du point de vue de la création que de celui de la propagation. (Theureau, 1974, pp. 97‑98)
56Que ces réflexions si actuelles aient été faites il y a presque 50 ans n’est pas uniquement le signe de notre âge, mais aussi que l’ergonomie a peu avancé en termes de maîtrise des enjeux de l’intervention à une échelle plus large que les situations de travail immédiates. Mais c’est déjà un bon pas que de se poser directement cette question…
57Dans les autres disciplines cliniques abordées dans cet article, bien entendu en utilisant concepts et pratiques instituantes différents, on fait aussi ce pari d’une continuité entre la participation démocratique au travail et la construction sociale du vivre-ensemble. Même les problèmes écologiques qui menacent la vie sur la planète auraient leur solution à partir des débats sur la qualité du travail (Clot, 2021) ou, alors, sur la mise en débats des « réserves d’alternatives » existantes dans toute activité humaine pour travailler les urgences de l’Anthropocène (ou Capitalocène) (Schwartz, 2021). Nous n’avons pas d’espace ici pour discuter le bien-fondé de ces propositions de la coopération dans le travail à la coopération sociale. Néanmoins, si nos propositions d’une « conception organique » sont bien fondées, alors toute libre organisation des producteurs associés au niveau du vivre-ensemble doit passer par un approfondissement de la manière dont le travail est vécu par tout un chacun.
58À cette échelle, ce processus d’institutionnalisation sociale peut bénéficier de l’adoption d’une autre démarche de projet plus organique à l’égard de la production. Dans sa forme actuelle, la rationalité du projet prédomine sur le réel de la production et la vie quotidienne ; en s’appropriant des ressources importantes, en dictant sa temporalité et même en définissant les demandes et problèmes prioritaires. Les conflits sociaux dans l’après-guerre ont fini par ouvrir les espaces de travail à la participation. Si depuis un demi-siècle d’expérimentations sociales les plus diverses, ces dispositifs de participation n’ont pas réussi à s’installer de façon durable et, surtout, vivante, il est arrivé le moment de mettre en question le principe même de « participation ».
La participation implique toujours au moins deux factions concurrentes : une entité responsable du processus et des individus ou autres entités invités à participer. Ces factions peuvent comprendre, par exemple, des agences publiques et des citoyens, des entreprises et leurs employés, des commissions de planification et des bénéficiaires d’un plan. L’entité responsable du processus définit son cadre, ses objectifs, ses limites, ses codes, ses bureaucraties et ses détails techniques, généralement selon un protocole plus général. Pour les individus ou entités participants, les normes du processus sont hétéronomes. Il est important de reconnaître que l’hétéronomie n’est pas liée au contenu spécifique d’une décision, mais à la logique ou à la structure au sein de laquelle les décisions sont prises. En ce sens, la planification hétéronome désigne des processus dont les structures ne sont modifiées par aucun groupe particulier de participants. (Kapp & Balthazar, 2012)
- 10 Cette notion s’inspire, bien entendu, du concept d’« intellectuel organique » chez Gramsci, et cher (...)
59Avec la notion de « conception organique »10 (Lima et al., 2014 ; Lima et al., 2015), nous essayons de proposer une inversion de la notion de projet participatif, en réinsérant les concepteurs dans le flux de la production. La réussite des interventions avec les « catadores » tient à cette démarche d’immersion des experts dans le quotidien des coopératives dans la durée, ainsi que dans l’entreprise pétrolière, avec la succession des interventions et recherches-actions menées au fil des années depuis 30 ans. La démarche de conception organique replace les producteurs dans le centre du développement du travail, en mettant les concepteurs au service de la production et en renversant la relation entre projet et production. Comment cela va se combiner à l’échelle sociale, c’est encore une question ouverte.