Les auteurs tiennent à exprimer leurs remerciements aux viticulteurs et aux concepteurs ayant participé au travail de recherche-action. Les auteurs remercient également le Parcours doctoral national en santé travail (PDNST) pour le financement de la recherche ainsi que Nathalie Judon pour les conseils apportés tout au long du projet.
- 3 Ce paradigme fait valoir une relation déterministe de cause (une seule substance) à effet à partir (...)
1Malgré les transitions opérées vers de nouvelles pratiques agricoles (ccc, 2019 ; Prost & Coquil, 2022 ; Slimi et al., 2022), les pesticides constituent encore un moyen important pour certains agriculteurs de protéger les cultures des maladies et ravageurs. Toutefois, leur utilisation n’est pas sans effet sur la santé humaine (Baldi et al., 2021 ; Laurent et al., 2016) et l’environnement (Carson, 1962 ; Mahmood et al., 2016 ; Moreau et al., 2022). La mise en visibilité progressive de ces effets a justifié – depuis la seconde moitié du xxe siècle (Fourche, 2004 ; Jas, 2008) – l’adoption de réglementations permettant d’encadrer la mise sur le marché des pesticides et des conditions de leur utilisation, notamment sous l’angle de la prévention en matière de santé et de sécurité au travail. Malgré la mise en place de ce cadre juridique, les situations d’exposition aux pesticides et les maladies professionnelles qui en découlent persistent dans le secteur agricole. Le caractère inopérant des réglementations adoptées est une explication avancée de ce constat (Laurent et al., 2016). Les insuffisances du cadre réglementaire seraient ainsi la conséquence de la diversité des intérêts en cause et du paradigme déterministe3 au sein duquel s’inscrivent les savoirs produits sur les pesticides (Jouzel & Dedieu, 2013 ; Martin, 2016), et de la faible prise en compte de l’activité des agriculteurs (Cerf & Sagory, 2004 ; Garrigou, Baldi, & Dubuc, 2008 ; Laurent et al., 2016 ; Mohammed-Brahim & Garrigou, 2009). Pour autant, s’attacher à comprendre leur activité est essentiel afin d’identifier et d’analyser la diversité des déterminants impliqués dans les situations d’exposition aux pesticides. Parmi ces déterminants, différentes études ont déjà souligné le rôle joué par le pulvérisateur – machine destinée à l’application de ces produits – du fait de sa conception (Albert et al., 2021 ; Lacroix, Richardson, & Grimbuhler, 2013 ; Laurent et al., 2016).
- 4 Lors de la réalisation de notre travail, la directive 2006/42/CE – dite « directive machines » – n’ (...)
- 5 Ce dispositif d’harmonisation repose sur une distinction entre deux types de dispositions : les exi (...)
2Lors de la réalisation des traitements (préparation du mélange de produits, application du mélange et nettoyage du matériel) visant à protéger les cultures des maladies et des ravageurs, les pulvérisateurs peuvent se révéler être des outils importants pour les agriculteurs. Aujourd’hui, leur conception est encadrée à l’échelle européenne par le règlement (UE) 2023/12304. Ce règlement définit des exigences essentielles en matière de santé et de sécurité que les fabricants doivent respecter pour commercialiser leurs produits. Dans le cadre de la « nouvelle approche » – dispositif d’harmonisation au niveau européen –, les concepteurs peuvent avoir recours à des normes techniques dites « harmonisées » dont le respect permet d’obtenir une présomption de conformité au règlement5.
3En tant que dispositif technique utilisé dans une situation de travail, le pulvérisateur relève de prescriptions directement incorporées dans sa conception. En effet, même si les sources de prescription sont d’origine et de nature diverses, elles peuvent se matérialiser et de ce fait, relever directement de choix de conception (Daniellou, 2002 ; Lamonde, 2004). Si ces choix dépendent en partie des orientations prises par les concepteurs, ils sont aussi déterminés par des exigences réglementaires auxquelles ils doivent se conformer. Dans ce cas, la conception et la réglementation apparaissent comme des sources de prescription de l’activité des agriculteurs lors de l’utilisation des pulvérisateurs.
4Cet article repose sur un travail de thèse en ergonomie dont la genèse relève de trois principaux constats issus de la littérature susmentionnée : 1) le caractère déterminant du pulvérisateur dans l’apparition de situations d’exposition aux pesticides ; 2) la prise en compte partielle par les concepteurs de matériels agricoles des besoins des agriculteurs ; et 3) l’existence de réglementations possiblement inopérantes en matière de prévention. Dans le cadre d’un travail initial de recherche exploratoire visant à proposer une articulation originale entre les approches ergotoxicologique et instrumentale, le premier constat avait été mis en évidence (Albert et al., 2021). Sur cette base, nous avons souhaité approfondir et articuler ces trois constats afin de mettre en exergue une chaîne de déterminants impliqués dans les situations d’exposition aux pesticides lors de l’utilisation des pulvérisateurs (Albert, 2022). Pour cela, nous avons développé une approche originale de recherche-action entre l’ergonomie et le droit pour produire des connaissances à différents niveaux et amorcer des transformations. Cette approche s’est inscrite dans le cadre de l’ergotoxicologie (Garrigou, 2011) et a pris la forme d’une recherche doctorale financée par le Parcours doctoral national en santé travail (PDNST) soutenant des projets multidisciplinaires en santé travail.
5Davantage orienté sur les enjeux de la prescription, cet article opère de fait une réduction quant au périmètre du travail de thèse, principalement au niveau de l’ancrage épistémologique associé à l’approche ergotoxicologique. Nous avons souhaité reprendre les matériaux de la thèse autour de la notion de prescription en mêlant ces trois niveaux d’analyse : l’activité des viticulteurs lors de l’utilisation de pulvérisateurs, l’activité des concepteurs de pulvérisateurs et la réglementation applicable. L’objectif de cet article est de développer une approche critique des choix de conception et de la réglementation applicable à partir des difficultés concrètes rencontrées par des viticulteurs et des stratégies mises en place pour y faire face.
6Notre article est structuré selon cinq parties présentant successivement :
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Le cadrage théorique auquel nous nous référons autour de la prescription ;
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Les hypothèses de travail et la démarche générale d’analyse ;
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Les méthodes mises en œuvre pour chacun des trois niveaux d’analyse ;
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Les résultats obtenus décrits en réponse aux hypothèses préalablement posées ;
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La discussion de ces résultats et les perspectives du travail.
7Le cadrage théorique auquel nous nous référons vise à rendre compte du caractère prescriptif de la conception (§ 2.1.), dont les choix relèvent souvent de décisions prises à distance de l’activité des travailleurs (§ 2.2.). Pour ces raisons, ce cadrage vise également à distinguer le travail prescrit du travail réel (§ 2.3.) avec pour ambition, à travers l’approche instrumentale, de souligner l’existence d’une prescription émanant du réel (§ 2.4.).
8Étymologiquement, la prescription équivaut à une « pré-écriture » en tant qu’anticipation de ce qui doit être exécuté (Béguin, 2010a ; Daniellou, 2002 ; Daniellou & Six, 2000 ; Guérin et al., 2021). En ce sens, la prescription est généralement perçue sous la forme de règles contenues dans des documents qui émanent de la direction. Pour autant, le périmètre au sein duquel se déploie l’activité de chaque opérateur est délimité par des prescriptions de natures et de formes bien plus diverses (Daniellou, 2002 ; Daniellou & Six, 2000 ; Guérin et al., 2021 ; Lamonde, 2004). Par exemple, la prescription peut se concrétiser physiquement et matériellement dans les situations de travail avec la présence de dispositifs techniques. En effet, « certaines prescriptions de l’entreprise ne prennent pas cette forme de prescriptions écrites ou de contrôles réglés a posteriori : elles sont directement incorporées dans la conception des moyens de travail. L’avancée automatique d’un tapis a au moins la même valeur prescriptive qu’une procédure définissant la cadence attendue. La prescription peut se matérialiser » (Daniellou, 2002, p. 10). Eu égard à cette dernière possibilité, nous rejoignons Lamonde (2004) pour affirmer que « certaines prescriptions sont relatives aux choix de conception » (p. 393). Qu’il s’agisse de machines agricoles, de machines industrielles ou de tout autre outil, il est fréquemment avancé que les choix de conception associés à ces dispositifs techniques peuvent constituer autant d’écueils quant à la prise en compte du travail réel des travailleurs.
9Les choix opérés au cours des processus de conception – en tant que solutions proposées – tendent souvent à privilégier une approche technique et non anthropotechnique des objets conçus, ce qui ne permet pas de répondre aux besoins réels des utilisateurs et de tenir compte des contraintes inhérentes à l’activité de travail (Béguin, 2007a ; Béguin & Rabardel, 2000 ; Garrigou et al., 2001 ; Rabardel, 1995). Dans le cadre de cette approche « technocentrée », les objets conçus sont avant tout réfléchis et considérés comme des propositions techniques (Béguin & Rabardel, 2000 ; Rabardel, 1995) et « les concepteurs se représentent le plus souvent l’opérateur humain comme un élément peu efficace et fiable des systèmes » (Johnson & Wilson, 1988, cité par Rabardel, 1995, p. 11). Dans ce contexte, les prescriptions directement incorporées dans la conception relèvent d’une représentation lacunaire – de la part des concepteurs – des conditions réelles de travail et du fonctionnement de l’Homme (Daniellou, 1987, 2002 ; Guérin et al., 2021 ; Wisner, 1990). En occultant la complexité des situations de travail et les stratégies mises en place par les travailleurs, les expériences et connaissances des concepteurs relatives au comportement probable des utilisateurs peuvent s’avérer erronées ou partielles (Darses & Wolff, 2006 ; Lamonde et al., 2008). Au cours du processus de conception, la distance prise à l’égard du travail réel de ces utilisateurs peut être accentuée par le recours aux normes techniques. En effet, les préconisations issues de ces normes relèvent de méthodes expérimentales menées sur la base de mesures objectives, quantitatives et décontextualisées des situations réelles de travail (Guérin et al., 2021 ; Teiger, 1993 ; Zare, 2022). À l’instar de l’approche technocentrée en conception, les possibilités des individus ont tendance à être sous-estimées et les préconisations normatives ainsi produites sont exemptes de la singularité des situations de travail et du fonctionnement multidimensionnel de l’Homme (Daniellou, 2001). Malgré les difficultés que peuvent rencontrer les fabricants à appliquer les normes techniques en raison de leur diversité, de leur contenu ou encore de leurs évolutions (Albert et al., 2023 ; Blaise, Lhoste, & Ciccotelli, 2003 ; Fadier et al., 2013 ; Fadier & De la Garza, 2006 ; Machenaud et al., 2014), s’y référer présente plusieurs avantages. En effet, cela permet de développer des produits répondant aux exigences du marché, d’éviter la concurrence déloyale, de réaliser des économies d’échelle et de fournir aux utilisateurs une garantie en termes de qualité et de fiabilité (Aubry-Caillaud, 2018 ; Mione, 2017 ; Sangaré, Gauthier, & Abdul-Nour, 2012). Nonobstant ces avantages, les choix de conception et les préconisations normatives relèvent de représentations reposant sur un modèle du travail et de l’Homme en activité qui s’éloigne de la réalité. Comme le soulignent Guérin et al. (2021), « le modèle du travail qui est mobilisé dans le travail prescrit n’est parfois pas réaliste » (p. 32). De ce fait, et sur la base d’une distinction fondatrice en ergonomie entre la tâche et l’activité (Hubault & Bourgeois, 2004 ; Leplat, 2004), le travail réel diffère toujours du travail prescrit (Daniellou, Laville, & Teiger, 1983 ; Daniellou & Béguin, 2004 ; Duraffourg & Vuillon, 2004 ; Guérin et al., 2006).
10En ergonomie, l’activité est couramment définie comme « ce qui est fait, ce qui est mis en jeu par le sujet pour effectuer la tâche » (Falzon, 2004, p. 24). Tandis que la tâche, « c’est ce qui est à faire, ce qui est prescrit par l’organisation » (Ibid.). Cette distinction entre la tâche et l’activité permet de rendre compte de l’écart qui se manifeste inévitablement « dans tout acte de travail, entre “ce qu’on demande” et “ce que ça demande” » (Guérin et al., 2006, pp. 35‑36). Sur cette base, il est également opportun de distinguer le travail prescrit du travail réel et d’élargir l’écart susmentionné aux conditions et aux résultats de ce travail. Le travail prescrit fait référence à la tâche comme résultats anticipés et fixés dans des conditions déterminées. Quant au travail réel, il renvoie à l’activité comme accomplissement de la tâche dans des conditions réelles avec des résultats effectifs (Guérin et al., 2006).
11Les origines de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel sont multiples, mais elles relèvent principalement des variabilités inhérentes à toute situation de travail et de l’inventivité des travailleurs pour y faire face (Daniellou, Laville, & Teiger, 1983 ; Daniellou & Béguin, 2004 ; Guérin et al., 2006, 2021 ; Montmollin, 1984 ; Rabardel et al., 1998). Comme le soulignent Rabardel et al. (1998), « l’opérateur gère en permanence la variabilité et la diversité propres à toutes les situations de travail dans la réalisation de son travail réel qui ainsi s’éloigne de ce qui est prescrit » (p. 24). De ce fait, les travailleurs font toujours différemment de ce qui est demandé, puisqu’ils mettent en place de nombreuses stratégies au cours de leur activité pour anticiper ou faire face aux dysfonctionnements et aux variabilités très souvent sous-estimés par les prescripteurs (Daniellou, 2001, 2002 ; Daniellou & Béguin, 2004). Ces stratégies visent à assurer un équilibre entre différents objectifs, différentes prescriptions qui peuvent parfois être contradictoires pour l’accomplissement de la tâche (Daniellou, 2002 ; Daniellou & Six, 2000 ; Guérin et al., 2006 ; Rabardel et al., 1998). Ces stratégies relèvent alors de compromis qui peuvent s’avérer plus ou moins coûteux pour la santé (Guérin et al., 2006 ; Rabardel et al., 1998). En effet, c’est en accordant une position résiduelle au travail réel dans la définition de la prescription que les atteintes à la santé peuvent se révéler (Daniellou & Six, 2000). En portant plus spécifiquement l’attention sur les choix de conception et les exigences normatives qui les orientent, nous faisons principalement référence aux prescriptions « descendantes » (Six, 1999). Néanmoins, sur la base d’une distinction proposée par Six (1999), les prescriptions peuvent également être qualifiées de « remontantes ». En effet, en raison de la variabilité des situations de travail, la prescription peut émaner du réel d’autant plus que « l’opérateur redéfinit également le travail à partir de ses propres objectifs et systèmes de valeurs » (Rabardel et al., 1998, p. 24).
12Parmi les prescripteurs, l’opérateur a une conception singulière de ce qui est à faire au regard de ses propres exigences et attentes (Guérin et al., 2021 ; Hubault & Bourgeois, 2004) et il est de ce fait « lui-même aussi porteur de ses propres sources internes de prescription » (Daniellou, 2002, p. 11). Les prescriptions ascendantes émanant du réel constituent – au sens de Schwartz (2009) – un « travail de renormalisation » réalisé en « adhérence ». Ce travail de renormalisation vise à souligner que « l’activité de travail témoigne toujours d’un écart inventif par rapport aux normes sociales existantes » (Béguin, 2010b, p. 81). Lors de l’utilisation d’une machine, l’approche instrumentale (Rabardel, 1995) représente une occasion de mettre en visibilité ces écarts inventifs au regard des appropriations opérées au cours de l’activité. En effet, l’approche instrumentale permet de comprendre les rapports qu’entretiennent les individus avec les technologies qu’ils utilisent en considérant ces technologies comme des instruments dès lors qu’elles deviennent un moyen de leur action (Ibid.). En sortie d’usine, le pulvérisateur est un artefact, tandis que lorsqu’il est utilisé par un agriculteur au cours d’un traitement, il devient un instrument. L’instrument se présente alors telle une entité mixte constituée d’un artefact et de schèmes d’utilisation : association réalisée par l’opérateur dans une situation donnée et qui poursuit un but particulier. Si l’artefact est « matériel ou symbolique, produit par le sujet ou par d’autres » (Rabardel, 1995, p. 4), les schèmes sont quant à eux des « organisateurs de l’action, de l’utilisation, de la mise en œuvre, de l’usage de l’artefact » (Rabardel, 1995, pp. 93‑94). Le passage de l’artefact à l’instrument relève de processus d’appropriation bien particuliers appelés « genèses instrumentales ». À la fois orientés vers l’artefact et vers le sujet, ces processus se distinguent selon cette orientation et relèvent de deux sous-processus conjoints : le processus d’instrumentation et le processus d’instrumentalisation (Rabardel, 1995). Le processus d’instrumentation est relatif au sujet et il se traduit par l’émergence ou l’évolution des schèmes d’utilisation. Le processus d’instrumentalisation – dirigé vers l’artefact – concerne l’enrichissement et l’évolution des propriétés de ce dernier en tant que poursuites de la conception initiale. Les genèses instrumentales relèvent d’un travail de renormalisation dans la mesure où ce qui a été anticipé du travail (choix de conception) est modifié, remis en mouvement à l’épreuve du réel (Béguin, 2010a). Si ces processus reconfigurent le prescrit, ils constituent – en tant que prescriptions ascendantes – une occasion de rendre compte de l’inventivité des travailleurs pour faire face aux difficultés qu’ils rencontrent à l’égard des choix de conception.
13En considération des éléments introductifs et de notre cadrage théorique, nous avons formulé trois hypothèses afin de guider notre travail : 1) les choix de conception seraient à l’origine de difficultés d’usage et de situations d’exposition aux pesticides pour les viticulteurs, ce qui les amènerait à développer des stratégies soulignant leur contribution dans l’usage à la conception des pulvérisateurs ; 2) les choix de conception réalisés par les fabricants relèveraient majoritairement d’une approche technocentrée, ce qui ne permettrait pas de tenir suffisamment compte des besoins réels des viticulteurs ; et 3) la réglementation à laquelle se réfèrent les fabricants pour concevoir les pulvérisateurs accentuerait ce déficit en raison de lacunes quant à la compréhension du travail réel des viticulteurs.
14Au regard de ces trois hypothèses, notre démarche a articulé trois niveaux d’analyse qui concernent respectivement :
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L’activité des viticulteurs lors de l’utilisation des pulvérisateurs au cours des traitements (préparation du mélange de produits, application du mélange et nettoyage du matériel) ;
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L’activité des concepteurs de pulvérisateurs viticoles ;
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La réglementation applicable à la conception des pulvérisateurs en matière de santé et de sécurité.
15L’ambition de cette triple analyse nous a amenés à développer une démarche méthodologique spécifique et exploratoire pour produire des connaissances sur l’activité de viticulteurs lors de l’utilisation de pulvérisateurs, ceci afin de mettre en exergue les dimensions prescriptive et lacunaire des choix de conception réalisés par les concepteurs et des exigences réglementaires dont ils doivent tenir compte.
16Notre quatrième partie vise tout d’abord à apporter des précisions quant à la démarche engagée auprès des fabricants de pulvérisateurs et des exploitations viticoles (§ 4.1.) et à présenter ces terrains d’étude (§ 4.2.). Par la suite, les méthodes employées pour recueillir les données (§ 4.3.) et les traiter (§ 4.4.) sont présentées pour chacun des trois niveaux d’analyse (activité des viticulteurs, activité des concepteurs et réglementation applicable).
17La première étape de cette démarche visait à rencontrer et à impliquer des fabricants de pulvérisateurs viticoles. Pour cela, notre participation à deux salons du machinisme agricole a permis de nouer de premiers contacts avec des fabricants alors susceptibles d’être volontaires pour participer au projet de recherche-action. À l’issue de premières réunions de démarrage, un fabricant a davantage fait part de ses besoins en raison du développement en cours d’une nouvelle gamme de pulvérisateurs. L’objectif de notre collaboration était double. En effet, notre participation au projet de conception de la nouvelle gamme de pulvérisateurs était à la fois l’occasion d’analyser l’activité de conception, mais aussi d’apporter des éléments de terrain sous la forme de repères de conception, à partir des difficultés concrètes rencontrées par les viticulteurs. Ce fabricant nous a donc proposé de conduire nos analyses au sein de trois exploitations viticoles utilisant des pulvérisateurs différents. Des rencontres ont alors été organisées afin de présenter le projet de recherche. Compte tenu des forts enjeux liés à l’utilisation des pesticides en matière de santé et de sécurité, ces premières réunions étaient l’occasion d’établir une relation de confiance avec les viticulteurs. De plus, la méthodologie d’analyse de l’activité leur a été expliquée en détail dans l’intention de les préparer à notre venue lors de la réalisation des traitements.
18Les analyses des activités de conception ont été réalisées auprès d’un fabricant de pulvérisateurs dont le nombre de salariés est compris entre 100 et 199. Le bureau d’étude est constitué d’une vingtaine de personnes qui travaillent en conception assistée par ordinateur (CAO). Ce fabricant appartient à un groupement d’entreprises spécialisé dans la pulvérisation pour l’agriculture et l’industrie. En dépit de cette appartenance, l’entreprise reste tout de même indépendante sur le développement de son activité, intégralement tournée vers la production de pulvérisateurs agricoles destinés à la grande culture, la viticulture et l’arboriculture.
19Notre recherche s’est donc inscrite dans le cadre du développement de la nouvelle gamme impulsée au sein de l’entreprise, et les entretiens ont pu être réalisés avec les concepteurs participant activement à ce projet (chef de projet, responsable BE, responsable marketing, responsable industrialisation et ingénieurs projeteurs).
20Les analyses des activités de traitement ont été réalisées au sein de trois exploitations viticoles de la région Nouvelle-Aquitaine. Au regard de notre collaboration avec le fabricant, le type de pulvérisateurs utilisés constituait le critère principal de sélection des exploitations. Pour ces raisons, ces exploitations diffèrent par le type de pulvérisateurs (mode de transport) qu’elles utilisent, mais également leur nombre d’hectares et leur mode de culture (cf. Tableau 1).
Tableau 1 : Caractéristiques générales des exploitations viticoles.
Table 1: General characteristics of wineries
Figure 1 : Pulvérisateur automoteur (Exp3).
Figure 1: Self-propelled sprayer (Exp3)
21Les deux autres sont considérés tel un système comportant deux outils : le matériel de traitement et le tracteur. Le pulvérisateur traîné (cf. Figure 2) correspond à un appareil de traitement qui est tracté. Quant au pulvérisateur porté (cf. Figure 3), l’appareil est fixé sur le tracteur.
Figure 2 : Pulvérisateur traîné (Exp1).
Figure 2: Trailed sprayer (Exp1)
Figure 3 : Pulvérisateur porté (Exp2).
Figure 3: Mounted sprayer (Exp2)
22Afin de mieux comprendre les difficultés d’usage rencontrées par les viticulteurs lors de l’utilisation des pulvérisateurs, les situations d’exposition aux pesticides ainsi que les stratégies mises en place pour y répondre (genèses instrumentales), nous avons favorisé le recueil de données objectives et subjectives en réalisant des observations filmées et des entretiens d’autoconfrontation simple.
23Au sein de chacune des exploitations viticoles, des observations filmées de traitements ont été réalisées avec l’accord des agriculteurs. La technique du film a été privilégiée, à la fois pour permettre une analyse plus détaillée de l’activité de traitement, mais également pour permettre la réalisation d’entretiens d’autoconfrontation. Les observations réalisées visaient à capitaliser des données filmées pour les trois étapes qui constituent les traitements : la préparation du mélange de produits (pesticides, adjuvants et eau), l’application de ce mélange sur les parcelles de vigne et le nettoyage du pulvérisateur. La possibilité d’effectuer ces observations était très dépendante de l’organisation des exploitations, de la disponibilité des viticulteurs, de leurs contraintes et des conditions météorologiques. Pour ces raisons, les observations ont dû être réalisées en plusieurs fois pour les exploitations 1 et 3. Le tableau ci-dessous rend compte du nombre et de la durée des observations filmées réalisées au sein des trois exploitations viticoles (cf. Tableau 2).
Tableau 2 : Nombre et durée des observations filmées.
Table 2: Number and duration of filmed observations
24Les entretiens d’autoconfrontation simple ont été réalisés à la suite de l’analyse des observations filmées. En proposant aux viticulteurs un contexte nouveau dans lequel ils deviennent eux-mêmes observateurs extérieurs de leur activité en notre présence (Clot, 2008), ces entretiens avaient pour objectif d’expliciter leur activité (Vermersch, 2019). En effet, la mise en mots de ce qui est implicite dans leur activité visait à mieux comprendre les difficultés rencontrées lors de l’utilisation des pulvérisateurs et les situations d’exposition aux pesticides associées. En raison de la forte activité des viticulteurs durant la saison des traitements et des vendanges, les entretiens n’ont pas pu être réalisés immédiatement après les observations filmées (quatre à six mois). De plus, le temps dégagé par les viticulteurs pour la réalisation de ces entretiens se trouvait limité par les contraintes liées à leur activité. Il était donc nécessaire – en début d’entretien – de prendre un temps afin que le travailleur se remémore au mieux la journée de traitement concernée par les données filmées. Pour chacune des trois exploitations, un film d’une trentaine de minutes a été réalisé de façon à regrouper différentes situations pertinentes au regard des explicitations attendues. La sélection de ces situations repose sur les critères d’analyse des observations filmées (cf. Tableau 6), à savoir les situations d’exposition aux pesticides et les genèses instrumentales. Elle tient également compte des situations problématiques que les viticulteurs nous avaient eux-mêmes signalées au cours de leur activité. Le tableau ci-dessous correspond au calendrier et à la durée des différents entretiens d’autoconfrontation réalisés au sein des trois exploitations (cf. Tableau 3).
Tableau 3 : Calendrier et durée des entretiens d’autoconfrontation.
Table 3: Schedule and duration of self-confrontation interviews
25À la suite du recueil des données au sein des exploitations viticoles, des entretiens ont été menés avec les concepteurs afin de comprendre les choix de conception réalisés, notamment dans une perspective de prise en compte des besoins réels des viticulteurs et de prévention des risques de contamination aux pesticides. Compte tenu de cet objectif, différents thèmes orientaient le déroulement des entretiens : les enjeux liés au processus de conception ; la prise en compte de l’activité des viticulteurs ; et la prise en compte des risques de contamination aux pesticides. Le tableau ci-dessous rend compte de la durée des entretiens réalisés avec les différents concepteurs (cf. Tableau 4).
Tableau 4 : Calendrier et durée des entretiens menés avec les concepteurs.
Table 4: Schedule and duration of interviews with designers
26L’analyse du contenu de la réglementation nécessitait tout d’abord d’identifier les principales normes juridiques et techniques applicables à la conception des pulvérisateurs viticoles. En matière de normes juridiques, il convient de mentionner principalement la directive 2006/42/CE, telle qu’amendée en 2009 par la directive 2009/127/CE, laquelle traite spécifiquement des pulvérisateurs. En juin 2023, la directive 2006/42/CE a été remplacée par le règlement (UE) 2023/1230, lequel prendra pleinement effet en janvier 2027. Force est de constater que, lors de la réalisation de notre travail, le règlement 2023/1230 était encore à l’état de projet et n’était donc pas pris en considération dans le cadre de nos analyses. Au demeurant, il ne propose pas d’avancées substantielles dans le domaine de la conception des pulvérisateurs, à l’exception de mesures de protection pour les travailleurs en cabine. Cet apport principal sera signalé dans la suite de notre contribution. Afin de respecter les exigences essentielles de santé et de sécurité de la directive 2006/42/CE, les fabricants vont principalement prendre en considération les normes harmonisées EN ISO 12100, EN ISO 4254‑1 et EN ISO 4254‑6. Le tableau ci-dessous synthétise les normes juridiques et techniques pertinentes (cf. Tableau 5).
Tableau 5 : Principales normes juridiques et techniques applicables à la conception des pulvérisateurs.
Table 5: Main legal and technical standards applicable to sprayer design
27L’analyse des observations filmées et des entretiens d’autoconfrontation simple ainsi que le couplage de ces analyses avaient pour objectif d’identifier et de mieux comprendre les difficultés d’usage et les situations d’expositions aux pesticides rencontrées par les viticulteurs ainsi que les stratégies mises en place pour y faire face (genèses instrumentales).
28Les films réalisés lors des observations ont été visionnés intégralement pour l’ensemble des exploitations. L’analyse qualitative de ces films s’est focalisée sur les situations suivantes : les expositions directes aux pesticides ; les expositions indirectes aux pesticides ; et les genèses instrumentales (processus d’instrumentation et d’instrumentalisation). Pour ces trois observables pouvant se présenter simultanément au cours de l’activité, l’analyse s’opère selon différents critères présentés dans le tableau ci-dessous (cf. Tableau 6).
Tableau 6 : Description des observables et des critères d’analyse.
Table 6: Description of observables and analysis criteria
29Les trois entretiens d’autoconfrontation simple avec les viticulteurs ont été retranscrits intégralement et l’analyse qualitative des verbalisations – couplée à l’analyse des observations filmées – s’est focalisée sur les extraits abordant les thèmes suivants : les difficultés d’usage ; les situations d’exposition aux pesticides ; et les genèses instrumentales (processus d’instrumentation et d’instrumentalisation). La description des verbatims recherchés selon les différents thèmes est présentée dans le tableau ci-dessous (cf. Tableau 7).
Tableau 7 : Description des verbatims recherchés selon les thèmes d’analyse des entretiens d’auto-confrontation réalisés avec les viticulteurs.
Table 7: Description of the verbatim sought according to the themes of analysis of the self-confrontation interviews with winegrowers
30Afin de révéler l’approche technocentrée du processus de conception, les six entretiens ont été retranscrits intégralement et l’analyse qualitative des verbalisations s’est focalisée sur les extraits abordant les thèmes suivants : les enjeux liés au processus de conception ; la prise en compte de l’activité des viticulteurs ; la prise en compte des risques de contamination aux pesticides ; et la place de la technique. La description des verbatims recherchés selon les différents thèmes est présentée dans le tableau ci-dessous (cf. Tableau 8).
Tableau 8 : Description des verbatims recherchés selon les thèmes d’analyse des entretiens menés avec les concepteurs.
Table 8: Description of the verbatim sought according to the themes of analysis of the interviews with designers
31Le contenu des normes juridiques et techniques a été considéré selon différents critères visant à identifier de potentielles lacunes en matière de santé et de sécurité à la lumière des résultats obtenus après l’analyse des activités de traitement (§ 5.1.). Les différents critères d’analyse et leur description font l’objet du tableau ci-dessous (cf. Tableau 9).
Tableau 9 : Description des critères pour l’analyse du contenu des normes juridiques et techniques applicables à la conception des pulvérisateurs.
Table 9: Description of criteria for content analysis of legal and technical standards applicable to sprayer design
32Dans un premier temps, nos résultats visent à rendre compte des difficultés et des situations d’exposition aux pesticides rencontrées par les viticulteurs lors de l’utilisation des pulvérisateurs (§ 5.1.) ainsi que des stratégies mises en place pour y faire face au regard des genèses instrumentales identifiées (§ 5.2.). Les entretiens menés avec les fabricants de pulvérisateurs nous permettent ensuite d’avancer que l’activité des viticulteurs n’est prise en considération que de manière résiduelle au cours des processus de conception (§ 5.3.). Enfin, nos résultats soulignent l’existence de lacunes au sein des exigences réglementaires applicables à la conception des pulvérisateurs, en particulier quant à la prise en compte des besoins réels des viticulteurs et à la prévention des risques de contamination aux pesticides (§ 5.4.).
33Les résultats issus des analyses qualitatives des activités de traitement mettent en évidence que les viticulteurs rencontrent des difficultés lors de l’utilisation de leur matériel, ceci en raison de la conception, de l’emplacement et du fonctionnement des différents organes du pulvérisateur : filtres, buses, cuve, marchepied, écran, vannes, capteurs. Ces difficultés, aussi associées à des variabilités et des incidents, entraînent dans une majeure partie des cas des situations d’exposition aux pesticides. Ces situations se traduisent par la proximité des voies respiratoires avec les pesticides et les nombreux contacts qu’ils peuvent avoir avec le matériel au cours des traitements. Les difficultés rencontrées sont aussi à l’origine d’une dégradation de la performance. En effet, ces difficultés complexifient l’activité des viticulteurs quant à la réalisation du traitement (perte de temps, de productivité et de qualité). Compte tenu de la diversité des difficultés et des situations d’exposition aux pesticides identifiées au sein des trois exploitations viticoles, nous proposons de décrire quelques situations représentatives pour chacune des étapes des traitements : la préparation des produits (§ 5.1.1.), l’application de ces produits (§ 5.1.2.) et le nettoyage du pulvérisateur (§ 5.1.3.).
34L’étape de préparation demande d’effectuer plusieurs dosages et de verser des produits conditionnés de différentes façons (cartons, sacs, bidons) à l’intérieur de la cuve. Afin d’améliorer la qualité du mélange, le déversement doit se faire lentement. Cependant, les produits peuvent peser jusqu’à 25 kg, ce qui demande généralement au viticulteur de prendre appui sur la cuve entraînant une situation d’exposition aux pesticides (cf. Figure 4).
Figure 4 : Appuis du viticulteur sur la cuve lors du déversement des produits (Exp1).
Figure 4: How the winegrower supports himself on the tank during spillage of products (Farm1)
35Cet appui est également déterminé par la hauteur de la cuve et la conception du marchepied. En effet, la largeur du marchepied rend parfois difficile la recherche d’équilibre lors du déversement des produits. Cette recherche d’équilibre est d’autant plus délicate que le marchepied est glissant et que l’agriculteur tient un bidon dans chaque main (cf. Figure 5).
Figure 5 : Recherche d’équilibre sur un marchepied étroit et glissant (Exp1).
Figure 5:Looking for balance on the narrow and slippery step (Farm1)
36Au cours de la préparation, l’agriculteur doit également réaliser différents contrôles. Il lui faut notamment s’assurer de l’homogénéité du mélange, afin que les produits déversés ne s’agrègent pas au fond de la cuve. Un agglomérat de produits peut avoir comme conséquence de colmater les buses avec des conséquences préjudiciables pour la qualité du traitement. En effet, lorsqu’une buse se bouche, une partie de la vigne n’est pas traitée, ce qui l’expose à l’apparition de maladies.
« C’est pour voir si ça se mélange bien, s’il y a trop de pâte, on se méfie toujours de ça. Il y a des produits qui se mélangent très très bien et d’autres qui sont pénibles. » (Exp1)
37Pour effectuer ce contrôle, le viticulteur est amené à se pencher au-dessus de la cuve et à être en contact avec celle-ci, ce qui entraîne également une situation d’exposition aux pesticides (cf. Figure 4). Lors de la préparation, le remplissage de la cuve en eau n’est pas toujours rendu facile en raison du tuyau qu’il faut pouvoir tenir tout en vérifiant et en actionnant différents paramètres. Dans le cas des pulvérisateurs portés et automoteurs, l’insertion du tuyau d’eau dans la cuve demande au tractoriste de monter sur son pulvérisateur. Tout en tenant le tuyau d’eau, le tractoriste est alors amené à trouver des prises sur le pulvérisateur dont les surfaces sont potentiellement glissantes (cf. Figure 6). Dans cette situation, l’agriculteur cherche à gagner du temps en raison des fenêtres temporelles relativement courtes pour réaliser les traitements. En effet, selon les conditions météorologiques passées ou à venir, il faut agir vite afin d’assurer la qualité du traitement.
Figure 6 : Appuis du viticulteur sur le pulvérisateur lors de l’insertion du tuyau d’eau dans la cuve (Exp3).
Figure 6: Winegrower using footrests on the sprayer while inserting the water pipe into the sprayer tank (Farm3)
« Je me suis déjà fait mal […] on se fait toujours mal d’une manière ou d’une autre sur le long terme […] l’objectif c’est d’aller vite, surtout pour les questions de traitement. Une journée ça représente un tout petit laps de temps pour un traitement, on est dans l’économie de temps. » (Exp3)
38Au cours de l’application des produits, les pannes et les incidents sont fréquents, ce qui demande généralement au viticulteur de sortir de la cabine et d’intervenir sur le matériel, entraînant alors des situations d’exposition aux pesticides. Par exemple, en raison du dysfonctionnement du capteur GPS, le système informatique a enregistré une position erronée du pulvérisateur. Cela a demandé au tractoriste de descendre de sa cabine en pleine parcelle et d’être en contact avec le matériel pour effectuer des réparations (cf. Figure 7).
Figure 7 : Intervention sur le pulvérisateur pour retirer le capteur GPS (Exp3).
Figure 7: Intervention on the sprayer to remove the GPS sensor (Farm3)
« En fait chaque année on a des pépins donc ça veut dire que la fiabilité du matériel […] malgré qu’il y ait une vraie performance […] la fiabilité sur toute la campagne elle est pas là. Et ça bon, c’est un vrai problème. » (Exp3)
39Les incidents récurrents constatés dans les trois exploitations concernent le bouchage des buses et des filtres. Ce bouchage peut être dû au type de produit utilisé et à la qualité du nettoyage du matériel effectué lors du traitement précédent. Que ce soient les filtres ou les buses, il est nécessaire pour l’agriculteur de descendre de la cabine pour les déboucher (cf. Figure 8).
Figure 8 : Débouchage d’une buse par le viticulteur à l’extérieur de la cabine (Exp2).
Figure 8: Winegrower unclogging a nozzle on the outside of the cab (Farm2)
« Moi ce qui m’embête le plus sur ce pulvé, c’est que ça se bouche […] ça me fausse parfois mon volume hectare de traitement. […] quand ça se bouche, tout tombe à l’eau. Quand j’ai fait 3‑4 rangs sous-dosés, c’est mal protégé donc faut toujours être dans les vérifications. » (Exp2)
40En raison des impacts que peuvent avoir ces bouchages sur la qualité du traitement, les agriculteurs doivent vérifier régulièrement le bon fonctionnement de la pulvérisation. Cette vérification ne peut se faire par un contrôle visuel direct depuis la cabine et les informations présentes sur l’écran ne sont pas suffisantes. Le viticulteur est donc amené environ toutes les heures à sortir de la cabine alors que le traitement est en cours, avec la pulvérisation ouverte, puis à monter sur la cuve pour effectuer la vérification (cf. Figure 9).
Figure 9 : Vérification du fonctionnement de la pulvérisation en montant sur la cuve (Exp2).
Figure 9: Climbing onto the tank to verify spraying operation (Farm2)
« […] c’est pour ça que je descends en fait. […] j’ai pas une visibilité sur l’ensemble de ma machine. Souvent, je suis amené à monter sur la cuve voir si ça marche bien, si ça souffle bien. Et ça glisse partout. » (Exp2)
41Au cours du nettoyage, les choix de conception sont aussi à l’origine de difficultés d’usage et de situations d’exposition aux pesticides. Par exemple, le nettoyage nécessite l’utilisation et le passage d’un karcher sur les surfaces extérieures du pulvérisateur afin de décoller les produits déposés. Pour les pulvérisateurs portés et automoteurs, il est nécessaire pour l’agriculteur de monter sur la cuve afin de passer le karcher sur les surfaces supérieures (cf. Figure 10). Cela demande au viticulteur d’être en contact avec le matériel et le passage du karcher entraîne de nombreuses éclaboussures.
Figure 10 : Passage du karcher sur les surfaces supérieures du pulvérisateur (Exp2).
Figure 10: Using pressure washer on the upper surfaces of the sprayer (Farm2)
« J’ai besoin de monter tout en haut de la cellule pour pouvoir passer le karcher. Je trouve ça hyper dangereux. Ce n’est pas du tout prévu pour […] c’est extrêmement glissant comme surface, ce n’est pas adapté à supporter mon poids. » (Exp2)
42Cette dernière étape consiste également à retirer les filtres et les buses pour procéder à leur nettoyage. Ces organes s’avèrent difficiles d’accès et leur retrait est complexe en raison du colmatage des produits. Pour ces raisons, le tractoriste a besoin de laisser la pulvérisation ouverte afin d’avoir suffisamment de pression pour réussir à les retirer (cf. Figure 11).
Figure 11 : Retrait des buses et des filtres (Exp2).
Figure 11: Removal of nozzles and filters (Farm2)
43Si nos résultats mettent en évidence que les choix de conception sont à l’origine de difficultés d’usage et de situations d’exposition aux pesticides au cours des trois étapes du traitement, nous observons également que les agriculteurs développent des stratégies pour faire face à ces difficultés. Orientées vers l’économie de temps et la réalisation d’un traitement de qualité pour protéger les vignes, ces stratégies se traduisent par une évolution de leurs schèmes d’utilisation (processus d’instrumentation) et de la conception des pulvérisateurs (processus d’instrumentalisation). Si nous reprenons l’exemple du remplissage de la cuve en eau (cf. Figure 6), nous remarquons que le viticulteur a développé des schèmes d’utilisation compte tenu des stratégies développées pour réussir à monter en haut du pulvérisateur tout en tenant le tuyau d’eau. Le pulvérisateur se voit aussi conférer de nouvelles fonctions, ses organes et recoins étant utilisés comme des prises pour positionner les pieds. Ces genèses instrumentales conjointes soulignent la capacité du viticulteur à développer des stratégies et révèlent ses propres sources internes de prescription (prescriptions ascendantes) orientées vers le gain de temps pour réaliser le traitement dans des conditions météorologiques idéales.
« Une journée ça représente un tout petit laps de temps pour un traitement, on est dans l’économie de temps. » (Exp3)
44Au regard des exemples développés dans la partie précédente, nous remarquons que les écueils de conception amènent de fait les viticulteurs à développer des stratégies qui se traduisent par des processus d’instrumentation et d’instrumentalisation. En effet, dès lors que les agriculteurs sont amenés à monter sur le pulvérisateur (cf. Figures 6, 7, 9 et 10), ils développent leurs schèmes d’utilisation et confèrent de nouvelles fonctions au pulvérisateur en assimilant par exemple la cuve du pulvérisateur à une plateforme (cf. Figures 9 et 10). Ces processus s’observent aussi lorsqu’il s’agit de maintenir le tuyau d’eau en place lors du remplissage de la cuve en eau. Les agriculteurs utilisent alors le tamis initialement prévu pour filtrer les produits lors de la préparation pour coincer le tuyau d’eau (cf. Figure 12). En détournant la fonction initiale de ce tamis, les viticulteurs peuvent réaliser d’autres tâches le temps que la cuve soit remplie.
Figure 12 : Utilisation du tamis pour bloquer le tuyau d’eau lors du remplissage (Exp2).
Figure 12: Using the sieve to block the water pipe during the filling (Farm2)
45En matière de modifications directement apportées au pulvérisateur, un viticulteur a par exemple élargi l’essieu de son matériel pour gagner en stabilité, car le pulvérisateur s’était renversé dans un virage entre deux rangs de vigne.
« Il a fallu élargir, si on n’avait pas élargi, il est pas très stable en fait, ça c’est un gros défaut. » (Exp1)
46Afin d’augmenter la qualité et la précision de la pulvérisation, un autre viticulteur a apporté des modifications à son matériel. En effet, il a volontairement bouché les buses du haut dans l’intention d’appliquer la pulvérisation avec plus de précision lorsque la végétation est basse.
« On a choisi d’adapter la hauteur de pulvérisation, c’est-à-dire on bouche certaines buses en début de campagne pour n’utiliser que celles du bas […] nous tant qu’à faire on veut favoriser la précision de pulvérisation. » (Exp3)
47Si ces genèses instrumentales constituent une occasion de révéler l’inventivité des viticulteurs et leur contribution à la conception des pulvérisateurs, ces processus relèvent de compromis qui peuvent s’avérer coûteux pour leur santé. En effet, en orientant principalement leurs objectifs vers le gain de temps et la réalisation d’un traitement de qualité, les stratégies développées engendrent en retour des situations d’exposition aux pesticides (proximité des voies respiratoires avec les produits et contacts avec le matériel).
48Les entretiens menés avec les concepteurs mettent en évidence que le processus de conception privilégie certains enjeux, comme les délais, les coûts, la technique et l’innovation. Cela amène les concepteurs à faire des compromis au cours du processus de conception pour proposer des solutions techniques innovantes dans un délai et pour un coût raisonnables.
« Il y a trois critères qui nous mènent, c’est le délai, le coût, la qualité. Ça c’est vraiment les trois fers de lance, c’est le fameux triangle et l’un ne va pas sans l’autre. Faire un produit hyper technique, super mais s’il n’est pas vendable, c’est pas la peine. Dans un délai irraisonné, c’est plus la même parce que les autres [concurrents] ont avancé. C’est toujours un compromis. » (Responsable BE)
49Parmi ces critères, la technique occupe une place particulièrement importante, et ce d’autant plus au regard des enjeux d’innovation qui nécessitent de développer des solutions techniques de plus en plus importantes.
« L’appareil idéal, c’est techniquement on se fait plaisir. […] demain, notre démarque, ça sera en passant par des technicités qui sont plus importantes. […] donc l’idée c’est que plus on sera technique, plus on sera poussé en termes de technologies […]. » (Responsable industrialisation)
50Pour les concepteurs, il est avant tout important de proposer des solutions orientées sur la technique de pulvérisation. Lorsqu’ils se déplacent dans les exploitations viticoles, les essais réalisés visent uniquement à vérifier la fiabilité du matériel (stabilité, pulvérisation, écartement des rampes et des descentes, etc.) et la performance de pulvérisation (ventilation, pression, débit, etc.). Ces éléments sont essentiels dans la conception d’un pulvérisateur, mais la place qu’ils occupent ne permet pas de tenir compte de l’activité des viticulteurs. En effet, la place accordée à la technique et les fortes contraintes liées aux délais et aux coûts ne permettent pas la recherche d’un équilibre avec d’autres enjeux, comme la santé et la sécurité. En phase initiale d’analyse du besoin, les concepteurs ne se déplacent pas dans les exploitations et ne mettent pas en place de techniques spécifiques afin de comprendre l’activité des viticulteurs. Leurs connaissances en la matière proviennent seulement d’échanges avec les clients. Majoritairement réalisés par le commercial, ces échanges représentent les principales sources de remontées du terrain. En complément de ces retours, les concepteurs orientent leurs choix de conception selon leurs expériences professionnelles, mais aussi personnelles. En effet, ils tiennent compte de représentations « globales » issues de leurs propres expériences.
« Avec l’expérience, en général on perçoit assez bien comment sont utilisées les machines […] chacun a sa façon de faire mais globalement on voit comment sont utilisées les machines et il y a aussi une expérience personnelle. Je suis issu du milieu viticole aussi. » (Ingénieur projeteur 1)
51Toutefois, ces représentations peuvent être déficitaires puisque, comme cela a été relevé, les concepteurs ne se déplacent pas sur le terrain en phase initiale d’analyse du besoin.
« Je reconnais que parfois derrière un écran on s’éloigne un peu de la réalité. » (Ingénieur projeteur 1)
52C’est seulement lors de la mise en place des prototypes au sein des exploitations que les fabricants ont accès au terrain et qu’ils échangent avec les viticulteurs. Au cours de ces mises en place, les étapes de préparation des produits et de nettoyage ne font pas l’objet d’essais, ce qui ne permet pas aux concepteurs de comprendre la réalisation d’un traitement dans sa globalité. En effet, seule l’étape d’application est simulée puisque c’est au cours de celle-ci que la technique de pulvérisation est mise en jeu. De plus, le nombre d’agriculteurs mobilisés au cours des essais ne permet pas d’avoir des retours représentatifs de la diversité des besoins et des situations de travail.
« On rencontre des utilisateurs dans le démarrage d’un proto ou, etc. mais ça ne va jamais très loin et puis c’est souvent assez peu exhaustif. On rencontre une personne, deux personnes […] on a que deux sons de cloche. » (Ingénieur projeteur 1)
53La représentation lacunaire des activités de traitement se traduit également par la faible prise en compte des risques de contamination. En effet, à l’instar de la compréhension de l’activité des viticulteurs, aucune technique n’est mise en place pour comprendre et prévenir ces risques.
« À ce stade peu, il ne faut pas se leurrer, ça devrait être plus le cas [prise en compte des risques liés aux pesticides]. » (Chef de projet)
54Aujourd’hui, la prise en compte des risques de contamination aux pesticides ne représente pas un avantage concurrentiel aux yeux des concepteurs, puisque les machines se vendent malgré les difficultés que peuvent engendrer les choix de conception pour les viticulteurs.
« Il y a des choses qui ne sont pas tellement accessibles, enfin qui sont critiquées depuis des années. Enfin, la machine marche donc ça n’empêche pas d’acheter […]. » (Ingénieur projeteur 2)
55Ceci d’autant plus que ces développements nécessiteraient des coûts supplémentaires, comme pour la vanne de vidange qui mériterait d’être à hauteur d’homme afin de faciliter son ouverture et d’éviter les risques de contamination.
« La vanne de vidange faut qu’elle soit à hauteur d’homme OK mais faut qu’elle soit en bas parce que ça ne va jamais descendre […] idéalement oui on voudrait la mettre bien, à moins de remettre un équipement qui fait que ça pompe pour envoyer dans la vanne de vidange mais là c’est des coûts. » (Chef de projet)
56Compte tenu des habitudes d’achat, les solutions techniques proposées sont réutilisées d’une gamme à l’autre, nonobstant les risques de contamination associés.
« […] quand on va dessiner une cuve, qu’est-ce qu’on va faire, on va prendre le couvercle qui existe dans le commerce sans se dire “oui, il est chiant à manœuvrer, il risque de contaminer” ça existe c’est tout fait donc on se dit on prend ça. Il y a forcément des réflexes qui font qu’on ne se pose pas ces questions-là parce que par historique on a toujours utilisé ces composants-là […]. » (Responsable BE)
57Le développement de solutions visant à prévenir les situations d’exposition aux pesticides ne représente donc pas une valeur ajoutée que les concepteurs pourraient valoriser auprès des viticulteurs. En effet, ils considèrent que ces derniers ne sont pas réceptifs à ces solutions, en raison de leur mauvaise volonté à se protéger.
« […] mais quelle est la valeur ajoutée qu’on peut mettre sur un produit pour maîtriser ou diminuer ces problèmes de contamination ? […] il faut que l’appareil soit sur le prix du marché. Une fois de plus dire au client “oui on est X % plus cher que la concurrence parce qu’on a pris en compte que votre contamination allait être comme ci et comme ça, vous vous rendez compte c’est un appareil qui est beaucoup plus sécuritaire”. Si le client en face il n’est pas réceptif et aujourd’hui, ils ne le sont pas. […] quand ils ouvrent les filtres sans gants, les trucs comme ça, c’est pas possible, ils le font exprès. Ils sont tous conscients qu’il y a des problèmes de contamination. » (Responsable BE)
58À ce niveau, il apparaît une problématique essentielle qui tend à transférer la responsabilité des situations d’exposition aux pesticides sur les agriculteurs. En effet, ce sont les agriculteurs qui doivent faire attention en s’équipant correctement.
« Il y a un moment, ça passe aussi par les EPI. On ne pourra pas tout, je pense garantir. » (Ingénieur projeteur 1)
59La place accordée aux équipements de protection individuelle (EPI) et l’absence de techniques d’analyse des usages et des risques de contamination révèlent une méconnaissance de la complexité des faits. La représentation que les concepteurs développent de l’activité des viticulteurs peut alors s’avérer lacunaire quant aux variabilités auxquelles ces derniers doivent faire face.
« Dès qu’on est sur une feuille blanche […] à mon avis, c’est très compliqué de mettre des personnes qui en gros actuellement prennent leur machine traitent et rentrent chez eux sans vraiment s’inquiéter du pourquoi du comment […] tu peux très bien imaginer avoir quelqu’un qui s’en sert bêtement on va dire […]. » (Chef de projet)
60Si les concepteurs ont tendance à faire le minimum en matière d’analyse des risques, la réglementation constitue une occasion d’intégrer des exigences en matière de santé et de sécurité dans la conception des machines.
« On va se caler à ce que nous demande aujourd’hui la réglementation pour se dire “voilà une plateforme, c’est telle dimension, telle hauteur, OK, on est conforme, on a fait ce qu’il fallait. Pour monter, il faut un garde-corps”. […] inconsciemment on fait le minimum. » (Responsable BE)
61En raison de leur dimension prescriptive, les exigences réglementaires issues des normes juridiques et techniques orientent les choix de conception réalisés par les concepteurs et constituent de ce fait des sources de prescription de l’activité des viticulteurs. Les résultats issus de l’analyse du contenu de ces normes mettent en évidence l’existence de lacunes quant à la compréhension du travail réel des viticulteurs (§ 5.4.1.) et à la prévention des risques de contamination aux pesticides (§ 5.4.2.).
- 6 La directive 2006/42/CE (Ann. I, part 1.1.1) engage les fabricants à prévenir les risques découlant (...)
62Dès les premiers paragraphes des normes harmonisées EN ISO 4254‑1 et EN ISO 4254‑6, il est mentionné que tous les phénomènes dangereux sont pris en compte au sein de ces normes dès lors que les machines sont utilisées « normalement » ou dans le cadre d’un « mauvais usage raisonnablement prévisible ». De ce fait, s’il survient d’autres phénomènes dangereux, ceux-ci sont de la responsabilité de l’utilisateur, car il n’aura pas « utilisé normalement » la machine. Que ce soit au sein des exigences essentielles de la directive machines ou des spécifications techniques des normes harmonisées, l’emploi – à de nombreuses reprises – de la formulation « mauvais usage raisonnablement prévisible »6 constitue une vision réductrice de l’Homme et de son activité. En effet, cette formulation tend à atténuer l’intelligence des travailleurs ainsi que la complexité des situations de travail. Pour autant, un « mauvais usage » relève davantage de l’inventivité des utilisateurs pour assurer un équilibre entre différents objectifs face à une variabilité. Toutefois, les exemples donnés au sein de la norme EN ISO 12100 accentuent cette vision réductrice.
« — la perte de contrôle de la machine par l’opérateur,
— le comportement réflexe d’une personne en cas de dysfonctionnement, d’incident ou de défaillance en cours d’utilisation de la machine,
— un comportement résultant d’un défaut de concentration ou d’une négligence,
— un comportement résultant de l’application de la “loi du moindre effort” au cours de l’accomplissement de la tâche,
— un comportement résultant d’une incitation à maintenir la machine en marche à tout prix,
— le comportement de certaines personnes (par exemple les enfants, les personnes handicapées). » (Part. 5.4., paragr. c] de la norme EN ISO 12100)
63Il est ainsi mentionné que l’apparition de phénomènes dangereux pourrait résulter de ces différents comportements qualifiés de « mauvais ». De plus la mention du « comportement de certaines personnes » ne permet pas de tenir compte de la variabilité interindividuelle et en ce sens de la multiplicité des contextes d’utilisation qui en découle. Même si la notion de variabilité interindividuelle est soulignée au sein de la directive 2006/42/CE, celle-ci ne concerne que la dimension biologique.
« Tenir compte de la variabilité des opérateurs en ce qui concerne leurs données morphologiques, leur force et leur résistance. » (Ann. I, part. 1.1.6. de la directive 2006/42/CE)
64Les utilisateurs sont principalement considérés au travers de cette dimension et cela se confirme à la lecture de la norme EN ISO 4254‑6. En effet, le respect des principes ergonomiques de la directive machines relèvent de spécifications techniques qui concernent « le réglage de la hauteur de la rampe et de pulvérisation » et l’« attelage et zone de dégagement ».
« Le réglage manuel de la hauteur de la rampe ne doit pas nécessiter un effort supérieur à 250 N. » (Part. 4.4.1. de la norme EN ISO 4254‑6)
65Au-delà de cette vision réductrice de l’Homme en activité, ce sont aussi des situations qui sont dénuées de complexité. En effet, l’emploi de la formulation « conditions normales de travail » ne permet pas de tenir compte de la singularité des situations où les conditions ne peuvent pas être standardisées.
« Chaque marche doit avoir une surface antidérapante, comporter une butée latérale de chaque côté et être conçue de manière à réduire au minimum l’accumulation de boue et/ou de neige dans les conditions normales de travail. » (Part. 4.7.1.2. de la norme EN ISO 4254‑1)
66En ce qui concerne les risques de contamination liés à l’exposition à des substances dangereuses, la directive 2006/42/CE fixe des objectifs qui ne s’appliquent pas aux pulvérisateurs. En effet, les pulvérisateurs se voient écartés de la mise en œuvre de certaines exigences.
« La section 1.5.13., deuxième et troisième paragraphes, ne s’applique pas lorsque la machine a pour fonction principale de pulvériser des produits. Cependant, l’opérateur doit être protégé contre le risque d’exposition à de telles émissions dangereuses. » (Ann. I, part. 3.5.3. de la directive 2006/42/CE).
- 7 Il convient toutefois de préciser que le nouveau règlement 2023/1230 a introduit des dispositions n (...)
67Cette approche restrictive concernant les exigences liées à l’exposition à des substances dangereuses dans le cadre de l’utilisation des pulvérisateurs fait naître des interrogations, d’autant plus que les pulvérisateurs ne sont pas considérés comme des machines dangereuses, ne présentant pas – selon la directive machines – un potentiel plus important de risques7. De ce fait, il est laissé aux fabricants l’entière responsabilité d’attester la conformité de leurs machines par un seul contrôle interne, c’est le principe d’autocertification. En 2009, la directive 2009/127/CE a révisé la directive 2006/42/CE, introduisant de nouvelles exigences essentielles pour la conception des pulvérisateurs dans le but de réduire les effets des pesticides sur la santé et l’environnement. Malgré une reconnaissance de la menace que constitue l’utilisation des pesticides sur la santé humaine, les nouvelles exigences essentielles applicables à la conception des pulvérisateurs sont focalisées sur la question environnementale et ne proposent pas d’objectifs précis visant à prévenir les risques de contamination pour les agriculteurs.
68Au sein de la norme EN ISO 4254‑1, aucune spécification technique ne fait mention des risques liés aux situations d’exposition à des substances dangereuses. La norme de référence pour la prévention de ces risques est donc la norme EN ISO 4254‑6. Afin de répondre aux objectifs fixés par la directive machines, celle-ci prévoit des spécifications techniques relatives à la cuve de pulvérisation, à la protection contre les surpressions, aux flexibles véhiculant les liquides de pulvérisation et à la cuve d’eau claire. En réalité, la prévention des situations d’exposition aux pesticides est plus particulièrement traitée au sein des spécifications techniques relatives à la cuve de pulvérisation. Toutefois, ces spécifications centrées sur les dimensions de la cuve et les dispositifs d’incorporation des produits ne préviennent pas suffisamment les situations d’exposition aux pesticides lors de la préparation des produits. En effet, l’analyse de l’activité met en évidence que les agriculteurs portent des contenants de produits plus ou moins lourds, ce qui les amène à être en contact avec le trou d’homme et la surface de la cuve. De plus, ils sont amenés à pencher la tête au-dessus de la cuve pour vérifier l’homogénéité du mélange. À la lecture des spécifications techniques, il apparaît que la limitation du contact avec les produits ne concerne finalement qu’un seul organe du pulvérisateur et certaines opérations, à savoir la cuve lors de l’incorporation des produits et la vidange. Cette limite s’accentue dès lors que les situations d’exposition aux pesticides sont uniquement envisagées de façon directe. En effet, ce sont aussi les contacts avec le pulvérisateur qu’il faudrait limiter compte tenu des résidus de pesticides présents sur celui-ci. En matière de variabilités et aléas, ceux-ci ne visent que les fuites et les débordements au niveau de la cuve et au niveau des flexibles véhiculant les liquides de pulvérisation. Cela met en évidence une méconnaissance de la complexité des situations de travail et des situations d’exposition aux pesticides qui en découlent en raison des incidents identifiés dans le cadre de l’analyse des activités de traitement (filtres et buses bouchées, capteur GPS qui dysfonctionne). De même, les spécifications liées aux opérations d’entretien et de maintenance ne concernent aussi que les organes de la cuve du pulvérisateur, à savoir les pompes, les filtres et les indicateurs de pression.
69Alors que les risques liés aux situations d’exposition aux pesticides ne sont traités dans la norme EN ISO 4254‑6 que pour certaines opérations liées à la cuve du pulvérisateur, les informations présentes au sein de la notice d’instructions doivent mentionner que ces risques concernent l’ensemble des étapes constitutives d’un traitement. De même, les risques liés au bouchage des buses ou au nettoyage n’apparaissent qu’au sein de la notice d’instructions et ne relèvent que de précautions à prendre par les agriculteurs. Les informations fournies dans la notice d’instructions révèlent une méconnaissance de la complexité des faits.
« toute intervention de maintenance sur la machine ne doit être effectuée qu’après nettoyage de toutes les parties contaminées du pulvérisateur » (Part. 6.1. de la norme EN ISO 4254‑6).
70Cette exigence n’est pas tenable pour les agriculteurs qui doivent intervenir rapidement dès lors qu’un incident survient. D’autant plus que, malgré le nettoyage des surfaces du pulvérisateur, les résidus de pesticides persistent sur le matériel, ce qui ne permet pas de prévenir suffisamment les situations d’exposition aux pesticides lors des interventions de maintenance.
71En guise de discussion, notre sixième et dernière partie vise à souligner l’intérêt des analyses menées à trois niveaux pour révéler l’écart existant entre l’utilisation prescrite des pulvérisateurs et l’utilisation réelle (§ 6.1.). Cette triple analyse nous permet également d’envisager des transformations à différentes échelles pour permettre l’articulation de prescriptions descendantes et ascendantes (§ 6.2.). Enfin, nous terminerons en présentant les impacts opérationnels de la recherche-action auprès des fabricants de pulvérisateurs et des acteurs en charge de l’élaboration des normes techniques (§ 6.3.).
72Les choix de conception réalisés par les concepteurs et les exigences réglementaires auxquelles ils doivent se conformer constituent des sources de prescription de l’activité des viticulteurs lors de l’utilisation des pulvérisateurs puisqu’ils tendent à en prescrire les usages. En l’absence de techniques d’analyse des usages réels et des risques de contamination au cours du processus de conception, les exigences réglementaires pourraient mieux intégrer les enjeux de santé et de sécurité. En effet, elles déterminent aussi les activités de traitement à travers la définition d’usages souhaités et dits « sûrs ». Néanmoins, ces exigences réglementaires s’avèrent inopérantes en matière de prévention puisqu’elles ne constituent pas une réponse suffisante aux difficultés rencontrées par les viticulteurs et aux situations d’exposition aux pesticides qui en découlent. En effet, les normes techniques ne recensent pas tous les phénomènes dangereux liés à l’utilisation des pulvérisateurs et ceux identifiés n’intègrent pas les variabilités et aléas puisqu’ils se limitent à des conditions de travail nominales. L’approche technocentrée en conception se retrouve alors renforcée en raison d’une utilisation prescrite – à la fois par les concepteurs et par la réglementation – qui ne tient pas suffisamment compte de l’activité des viticulteurs. Pour ces raisons, nous observons l’existence d’un écart entre l’utilisation prescrite des pulvérisateurs et l’utilisation réelle qui en est faite par les viticulteurs au cours des activités de traitement.
73L’utilisation prescrite par la réglementation et la conception prévoit des usages souhaités du pulvérisateur dans des conditions déterminées et où les phénomènes dangereux sont anticipés et contrôlés. Dans nos résultats, les prescriptions ne tiennent pas suffisamment compte de l’utilisation réelle des pulvérisateurs. Les usages, les conditions et les phénomènes dangereux réels diffèrent de l’utilisation prescrite. En effet, l’analyse de l’utilisation réelle permet de souligner l’existence de variabilités (panne du capteur GPS, filtres et buses bouchés) demandant aux viticulteurs de mettre en place des stratégies pour y remédier. Ces stratégies relèvent alors des usages réels et peuvent entraîner des phénomènes dangereux non anticipés par la conception et la réglementation. Ce manque d’anticipation est à l’origine de l’écart entre l’utilisation prescrite et l’utilisation réelle. L’absence de statut accordé à cette utilisation réelle constitue un facteur de risque puisqu’elle peut être à l’origine d’atteintes à la santé. Par exemple, il est prescrit que « toute intervention de maintenance sur la machine ne doit être effectuée qu’après nettoyage de toutes les parties contaminées du pulvérisateur » (Part. 6.1. de la norme EN ISO 4254‑6). Néanmoins, si une buse se bouche au cours d’un traitement, l’agriculteur sera amené à descendre de sa cabine et à intervenir le plus rapidement possible, entraînant alors une situation d’exposition aux pesticides. S’il est laissé aux fabricants et aux acteurs en charge de l’élaboration de la réglementation la responsabilité de prescrire des usages souhaités de la machine, les usages réels relèvent de processus d’appropriation soulignant l’inventivité et la créativité des viticulteurs. En effet, les genèses instrumentales identifiées lors de l’utilisation des pulvérisateurs constituent des indices de la contribution des viticulteurs à la conception. Elles sont révélatrices de fonctions non anticipées par les concepteurs et la réglementation, et doivent être considérées comme des prescriptions ascendantes, c’est-à-dire émanant du réel.
74Dans le cadre de notre travail, l’ambition de mener une triple analyse s’est avérée pertinente pour produire des connaissances, non seulement sur l’activité des viticulteurs lors de l’utilisation des pulvérisateurs, mais également sur des sources de prescription éloignées de cette activité. Cela nous a permis de révéler le rôle joué par la conception et la réglementation dans l’apparition de difficultés d’usage et de situations d’exposition aux pesticides lors de l’utilisation réelle des pulvérisateurs. L’ensemble des résultats présentés dans le cadre de cet article font l’objet de la schématisation ci-dessous (cf. Figure 13).
Figure 13 : Une utilisation réelle des pulvérisateurs révélatrice de difficultés et d’inventivité.
Figure 13: Real use of sprayers demonstrating difficulties and inventiveness
75À partir de l’ensemble des résultats obtenus, il apparaît de fait essentiel d’inscrire les processus de genèses instrumentales dans le cycle d’ensemble de la conception et de la réglementation applicable pour agir en prévention.
76Dans le cadre de travaux menés en ergonomie sur le développement durable, différents auteurs s’attachent à souligner l’intérêt d’un changement d’échelles d’analyse pour mieux appréhender l’activité humaine et envisager des transformations à différents niveaux (Boudra et al., 2019 ; Le Bail et al., 2023). Si le changement d’échelles d’analyse proposé dans le cadre de notre travail nous a permis de produire des connaissances à des niveaux micro et macro, il nous permet également d’envisager différentes transformations. En effet, en partant de l’activité, et à partir des difficultés concrètes rencontrées par les agriculteurs, il est possible de cibler différents niveaux de prescription sur lesquels il serait pertinent d’agir. La conception et la réglementation apparaissent alors comme une chaîne de déterminants et constituent de fait des leviers pertinents de transformation pour agir en prévention (Albert, 2022). Le statut accordé à l’utilisation réelle des pulvérisateurs doit être renforcé auprès des acteurs en charge de la conception de ces machines et des acteurs chargés de l’élaboration de la réglementation. Nos résultats ont pu mettre en évidence que ces acteurs tendent à considérer le pulvérisateur seulement dans sa composante artefactuelle et non comme un instrument au service de l’action des viticulteurs. Pour autant, les viticulteurs peuvent être considérés comme des « concepteurs dans l’usage » (Béguin & Rabardel, 2000 ; Rabardel, 1995). Pour ces raisons, il existe un intérêt à inscrire les genèses instrumentales dans le cycle d’ensemble de la conception et de la réglementation qui s’y applique (Rabardel, 1995) (cf. Figure 14). Dans ce contexte, l’attention doit être portée sur l’analyse des usages pour permettre leur développement et ainsi concevoir au service des fonctions attendues par les utilisateurs (Ibid.). En effet, les usages réels de l’artefact rendent visibles les besoins et les problèmes quotidiens des utilisateurs, mettant à l’épreuve les choix de conception (Béguin & Rabardel, 2000 ; Rabardel, 1995), comme nous avons pu le démontrer au sujet de l’utilisation de pulvérisateurs viticoles.
Figure 14 : Inscription des genèses instrumentales dans le processus de conception et de la réglementation applicable.
Figure 14: Inclusion of instrumental geneses in the design process and applicable regulations
77L’inscription itérative des genèses instrumentales dans le processus de conception constitue une perspective tout à fait pertinente pour viser l’articulation des approches technocentrée et anthropocentrée en conception (Rabardel, 1995). Si l’approche technocentrée relève de choix de conception principalement orientés sur des critères techniques, l’approche anthropocentrée vise quant à elle à positionner l’Homme et son activité de façon centrale dans les processus de conception pour permettre le développement de situations de travail favorables à la santé, à la sécurité et à l’efficacité du travail (Ibid.). Néanmoins, la seule adoption d’une approche anthropocentrée ne peut permettre de penser les systèmes techniques. En effet, selon Béguin et Rabardel (2000), il faut pouvoir articuler les approches technocentrée et anthropocentrée : « Les points de vue anthropocentrés et technocentrés ne sont pas a priori contradictoires, ils doivent même être articulés » (p. 38). Il s’agit alors d’envisager la conception d’un artefact à la fois d’un point de vue technique et à la fois du point de vue de l’activité humaine pour que les systèmes techniques de travail soient cohérents au regard de cette activité (Béguin, 2010b ; Béguin & Rabardel, 2000 ; Rabardel, 1995). En considérant les choix de conception comme des sources de prescription et les genèses instrumentales comme une reconfiguration de cette prescription, l’articulation des approches technocentrée et anthropocentrée peut être assimilée à la volonté d’articuler les prescriptions descendantes et ascendantes pour agir en conception. Dans les deux cas, il est essentiel de réfléchir aux conditions à réunir pour développer des espaces d’échange entre la diversité des acteurs concernés de près ou de loin par les problématiques identifiées afin de mettre en débat la diversité des sources de prescription (Daniellou, 2002 ; Daniellou & Six, 2000). En effet, « une cible essentielle de l’action de l’ergonome est l’instauration de nouvelles formes, de nouveaux espaces de confrontation entre les prescripteurs et les opérateurs où puissent s’exprimer les différentes logiques » (Daniellou & Six, 2000, p. 11). À partir des difficultés concrètes rencontrées par les agriculteurs et des situations d’exposition aux pesticides qui en découlent, la conception des pulvérisateurs et la réglementation qui s’y applique doivent faire l’objet d’évolutions visant à tenir compte de l’inventivité de chacun des acteurs pour agir en prévention.
78Pour finir, il convient de détailler les transformations opérées dans le cadre de notre travail auprès des fabricants de pulvérisateurs et au niveau de la réglementation applicable à la conception de ces machines. Au cours de la recherche-action, les connaissances produites à partir des difficultés concrètes rencontrées par les viticulteurs lors de l’utilisation des pulvérisateurs ont permis de réaliser différentes restitutions auprès des concepteurs. Ces restitutions ont eu pour effet de faire évoluer la conception des pulvérisateurs. En effet, étant en phase de développement d’une nouvelle gamme, les concepteurs se sont saisis des connaissances produites pour modifier le cahier des charges en définissant des repères de conception davantage centrés sur l’activité des viticulteurs.
79Si nos résultats ont pu révéler que les normes juridiques et techniques applicables présentaient certaines lacunes, en particulier en ne prenant pas suffisamment en compte le travail réel des viticulteurs lors de l’utilisation des pulvérisateurs, il convient tout de même de rappeler qu’elles fournissent un cadre indispensable à la concrétisation des obligations de prévention en matière de santé et de sécurité au travail. Ce cadre étant par nature perfectible, il est important de réfléchir aux conditions à réunir pour que l’ergonomie et le droit s’enrichissent mutuellement. Si l’ergonomie peut apporter à la réglementation applicable le point de vue du travail réel, celle-ci peut en retour – du fait de sa nature prescriptive et contraignante – influencer positivement la conception des situations de travail. Jusqu’à aujourd’hui, à la lumière de la littérature disponible, les études juridiques consacrées à la mise en œuvre de la directive machines s’avèrent peu nombreuses et révèlent la nécessité de sensibiliser les professionnels du droit (juristes, préventeurs, inspection du travail, avocats, etc.) sur les enjeux de prévention en conception. Pour ces raisons, les connaissances produites ont également été restituées à différents acteurs en charge de l’élaboration de la réglementation. Sur la base de ces restitutions et afin de faire évoluer le contenu même de ces normes, des discussions sont en cours avec l’AFNOR afin d’intégrer de nouvelles spécifications techniques visant à mieux prévenir les situations d’exposition aux pesticides au sein de la norme EN ISO 4254‑6 (Matériel agricole – Sécurité – Partie 6 : Pulvérisateurs et distributeurs d’engrais liquides).
80Toutefois, la transmission et la restitution des connaissances produites ne sont pas suffisantes. En effet, en conception, il apparaît essentiel de favoriser des apprentissages mutuels – au sens de Béguin (2007b) – entre les concepteurs et les agriculteurs pour permettre une conception des pulvérisateurs qui tiennent compte de leur inventivité respective. Pour cela, nous menons actuellement le projet PulvERGO qui a pour objectif de développer une plateforme de simulation favorisant ces apprentissages et de fait, l’articulation des approches technocentrée et anthropocentrée. Basée sur un environnement virtuel, cette plateforme doit permettre d’anticiper au mieux les avantages et les inconvénients des choix de conception pour prévenir les difficultés et les situations d’exposition aux pesticides que pourraient rencontrer les agriculteurs à l’utilisation d’une future machine. En raison de l’importance de tenir compte des prescriptions descendantes et ascendantes pour agir en conception, cette plateforme pourrait également être l’occasion d’anticiper les avantages et les inconvénients des prescriptions normatives. À ce niveau, cette approche par simulation intégrera diverses sources de prescription, et par là même rendra possibles des apprentissages entre une diversité d’acteurs.