Jean-Pierre Nenon, L’ardoise et les ardoisiers de France, Un patrimoine millénaire menacé, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2024, 248 p.
Jean-Pierre Nenon, L’ardoise et les ardoisiers de France, Un patrimoine millénaire menacé, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2024, 248 p.
Texte intégral
1 Cet ouvrage affiche un objectif ambitieux dès la page de remerciements : écrire « la première histoire globale de l’ardoise et des ardoisiers en France ». L’ouvrage a le mérite, à partir d’une bibliographie souvent dispersée dans des études locales assez confidentielles, à différentes échelles géographiques, de proposer un panorama national de la question.
2 Pour couvrir tous les champs, son plan est classique : « l’ardoise dans sa dimension géographique et technique » (chapitre 1), « l’odyssée des ardoisiers » dans sa dimension historique (chapitre 2) et « un patrimoine diversifié et géographiquement dispersé en péril », dans sa dimension d’héritage patrimonial valorisable (chapitre 3).
3 L’aridité des descriptions et explications géologiques (p. 22-36), certes indispensables comme l’ont montré en Bretagne les travaux de Louis Chauris, a moins retenu notre attention. Mais on y trouve une des difficultés que l’auteur a tenté de surmonter tout au long de son livre : l’analyse nécessite une individualisation des bassins (p. 28-36), qui rend la vision synthétique difficile et tourne souvent au catalogue.
4 Ce matériau fait partie intégrante de l’histoire de l’humanité. Utilisé dès le néolithique pour construire monuments et parures, le schiste fait partie de l’environnement des hommes, notamment en Bretagne (p. 36-38). Le livre laisse cependant parfois un peu l’historien sur sa faim, l’auteur se présentant d’ailleurs modestement comme « n’ayant de l’historien que le goût de connaître mais non la formation » (p. 15). L’histoire est allusive pour le Moyen Âge et l’Époque moderne en se contentant d’une étude de l’évolution de l’extraction, avec des schémas clairs, puis de la fabrication des ardoises (p. 40-59). Il y a ensuite un « survol des bassins ardoisiers » (p. 60-118). Pour s’en tenir au Massif armoricain, un point est fait sur les sites bretons et angevins. On mesure ainsi les effets du passage de l’artisanat à l’exploitation industrielle.
5 La réflexion sur le monde ouvrier est bien développée mais avec les mêmes limites que celles précédemment soulignées. Elle constitue une sorte de liste des différentes thématiques – le logement, les salaires, les conditions de travail, les maladies, les addictions par exemple (p. 121-137) – puis le travail des femmes et des enfants, les accidents du travail, la conquête du statut de mineur (p. 183-187), finalement accordé en 1947, qui ne peuvent donc qu’être survolées et qui ne sont pas toujours reliées entre elles. Certains thèmes comme l’organisation ouvrière sont dispersés et perdent de leur puissance (« les conflits entre exploitants et ouvriers », p. 122-124, « les luttes ouvrières », p. 217-218). L’analyse d’ensemble de la production et des effectifs ne vient que plus tard (p. 152-156), avec un grand nombre de chiffres qui auraient mérité un tableau synthétique, dépassant les données ponctuelles.
6 L’étude des migrations (p. 138-143), montre les dynamiques d’échanges entre les centres ardoisiers. Ainsi dès le xviiie siècle, les Ardennais, sous l’impulsion royale, viennent développer les exploitations bretonnes, y apportant leur savoir-faire, notamment pour l’exploitation souterraine. Vers 1860, dans le cadre d’un exode rural qui s’accélère, les Bretons vont travailler en Anjou, à Trélazé notamment où ils constituent une communauté relativement pauvre et volatile. De plus la main d’œuvre étrangère est sollicitée, comme les Italiens en Ille-et-Vilaine à la fin du xixe siècle.
7L’étude montre bien la double logique qui prévaut longtemps dans ce type d’industries. La multiactivité rurale évoquée sommairement, en s’appuyant essentiellement sur les travaux de J.-L. Mayaud (p. 156-159), est caractérisée par la persistance de petites sociétés, alors que se forment des sociétés capitalistes (p. 168-177). Le développement des grandes sociétés est précoce dans les Ardennes (années 1820-1830), alors qu’elle n’intervient que dans la seconde moitié du xixe siècle en Anjou, puis s’accélère dans les années 1890. Au xxe siècle, elles se concentrent, comme dans beaucoup de secteurs, dans de grandes sociétés anonymes par actions.
8 La prise en compte et la mise en perspective de la question patrimoniale est l’objectif ultime de l’auteur. C’est à notre sens la partie la plus intéressante du livre. Un abondant dossier photographique placé au centre de l’ouvrage montre la diversité et l’intérêt que présente ce patrimoine industriel dans chaque bassin. Après quelques rappels généraux sur le patrimoine industriel (p. 195-200) qui montrent le souci de l’auteur de s’adresser à un large public, mais parfois un peu indigent, notamment sur les sources (p. 200), le propos se concentre sur le patrimoine bâti avec un développement original sur les lieux de culte liés à l’exploitation, mais un peu confus, mélangeant patrimoine du carreau minier et réalisations que l’on trouve dispersées sur l’ensemble du territoire national.
9 L’auteur de ces lignes a été frappé par le fait que de nombreuses thématiques historiques et patrimoniales sont semblables à celles qu’il a pu étudier pour les exploitations de granit situées à l’est de la Bretagne, et il y a ici une piste de recherche à ouvrir pour élargir le sujet à la valorisation des industries extractives dans leur ensemble.
10 La liste des onze musées et sites patrimoniaux (dont un inclus dans un « géoparc » à Morzine) dispersés sur le territoire national montre combien la mémoire de cette activité a été (et reste) importante pour les sociétés. Dans l’Ouest de la France on ne compte pas moins de six lieux, deux situés en Bretagne (Maël-Carhaix et Saint-Rivoal), et quatre plus à l’est (Trélazé, Renazé, Noyant-la-Gravoyère, Caumont-l’Eventé). L’auteur mène aussi une réflexion sur le statut de ces éléments patrimoniaux vécus à la fois comme une affirmation historique d’identité et une opportunité de développement territorial actuel et futur. Trois ardoisières encore en activité ont le statut d’Entreprises du Patrimoine Vivant.
11 Dans son introduction l’auteur espère « que ce livre contribue à la prise de conscience » de l’intérêt et de la richesse patrimoniale de l’ardoise. De ce point de vue, c’est une parfaite réussite. Le livre n’est pas de ceux qui se lisent d’une traite, mais constitue un ouvrage de référence auquel on revient régulièrement quand on veut s’informer sur un bassin ou un site particulier.
12 À la fin est dévoilée la finalité de ce travail colossal : « la création du centre historique de l’ardoise » (p. 229-234) en s’interrogeant sur la forme à appliquer pour ne pas en faire un lieu uniquement touristique et donc artificiel au regard des techniques et des savoir-faire à transmettre. Le projet, ambitieux et complexe, consiste donc à envisager un « musée fabrique » qui permettrait de concilier transmission des savoirs et activité touristique. Le livre devient donc programmatique et trouve toute sa légitimité, dépassant les limites que nous avons soulignées. C’est donc une affaire à suivre qui pourrait servir d’exemple à d’autres projets de valorisation d’activités dispersées à une échelle nationale.
Pour citer cet article
Référence papier
Jérôme Cucarull, « Jean-Pierre Nenon, L’ardoise et les ardoisiers de France, Un patrimoine millénaire menacé, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2024, 248 p. », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 131-3 | 2024, 252-253.
Référence électronique
Jérôme Cucarull, « Jean-Pierre Nenon, L’ardoise et les ardoisiers de France, Un patrimoine millénaire menacé, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2024, 248 p. », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 131-3 | 2024, mis en ligne le 30 octobre 2024, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/abpo/9648 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ll5
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