Philippe Gardey, Philippe Ridouard, La vie retrouvée d’Amand Frère (1761-1846). Capitaine de navire, négociant et propriétaire, Bordeaux, Mollat, 2023, 320 p.
Philippe Gardey, Philippe Ridouard, La vie retrouvée d’Amand Frère (1761-1846). Capitaine de navire, négociant et propriétaire, Bordeaux, Mollat, 2023, 320 p.
Texte intégral
1 De grandes figures de leur époque sont ce que j’appelle des « héros méconnus », membres de ce qu’on a qualifié de « masses de granit » [Louis Bergeron & Guy Chaussinand-Nogaret, Les masses de granit : cent mille notables du Premier Empire, Paris, EHESS, 1995], en soubassement des mouvements politiques et militaires, et l’histoire économique en est riche… Jadis, Paul Butel avait mis en valeur Fieffé, Faure ou Cayrou, avant que les recherches de Joël Cornette, Silvia Marzagalli ou Philippe Gardey ne mobilisent nombre de patrons du Sud-Ouest du tournant du xixe siècle. Si les biographies des hommes illustres abondent, ce ne sont pas elles toutefois qui nous apportent le plus, mais bien plutôt celles de ces anonymes ou semi-anonymes que découvrent aujourd’hui les « études de cas » comme celle d’Amand Frère, non point pour leur présence anecdotique, mais comme témoins privilégiés, dans leur médiocrité même, de la conjoncture historique qu’ils ont eue à vivre. En ce sens, Amand Frère est un personnage « exemplaire » (p. 272).
2 Malheureusement, aucune « dynastie marchande » ne se cristallise autour de l’épopée maritime d’Amand Frère : son père est un gérant de fermes agricoles dans l’actuel département des Deux-Sèvres, et ses enfants n’ont pas eu la fibre marchande. Pourtant, en soi-même, l’originalité du livre est d’analyser comment Frère a émergé de son terroir pour devenir un acteur dynamique de l’armement et du négoce maritimes, et ce, à travers plusieurs régimes politiques. Or de nombreux jeunes s’impatientaient à attendre leur héritage foncier et partaient faire carrière aux Antilles, tel un autre Frère, René, à Saint-Kitts, ou un autre à Saint-Domingue, puisqu’on sait la multiplicité des opportunités offertes par les Caraïbes dans la seconde moitié du xviiie siècle.
3 Amand Frère, quant à lui, préfère une carrière sur les mers : apte à devenir capitaine de navire en 1777, pilote en 1778, lieutenant subrécargue (gérant la cargaison) en 1786-1791. Il commence dans une compagnie bordelaise, Feger, grâce au soutien du second héros de cet ouvrage, son oncle Jean Frère, armateur à Bordeaux, avec qui il s’associe rapidement. Or la cité-port est en plein essor, ce qui lui permet d’effectuer cinq voyages vers la Martinique et/ou Saint-Domingue, d’où une étude fouillée des flux maritimes, de la vie quotidienne et du commerce lui-même. On peut ainsi confirmer l’ampleur des exportations vers l’outre-mer, dont des équipements (chaudières à sucre, petits matériels) en sus des biens de consommation classiques, pour une clientèle privée ou pour l’Administration. Frère junior pratique en sus un négoce personnel, avec un trafic à son propre compte de sucres et cafés. Il aura eu de la chance, car, trois semaines après le départ de son cinquième navire, éclate la révolte de Saint-Domingue le 8 juillet 1791, à la fin de ce premier cycle qui procure de gros bénéfices finaux, 67 000 livres, ce qui permet à Jean Frère d’acheter trois métairies, en fidélité avec la gestion d’actifs familiale.
4 La fluidité géoéconomique est confirmée quand les deux Frère, oncle et neveu, s’orientent vers l’océan Indien, dès 1792, avec un voyage vers l’île Maurice/Île de France – mais le navire est perdu car il s’échoue à Madagascar. Désormais indépendant, Amand Frère travaille à Maurice en 1792-1797, pour du commerce sur place avec des marchands locaux – d’où une étude du mode de vie économique et personnel sur place. À cause de la guerre maritime qui entrave la vie du négoce, il rejoint Hambourg-Allona, retourne à Maurice en 1799 (coton, sucre, poire, café) et charge des navires vers l’Europe.
5 Le quotidien du négociant-armateur est reconstitué grâce à des correspondances précises et c’est un excellent épisode du négoce entre les Mascareignes et l’Atlantique du Nord-Ouest qui est ainsi structuré, vivant et riche en rebondissements, toujours à cause de la guerre, d’où le recours autant que se peut à des pavillons neutres. Mais des techniques statistiques permettent de représenter avec des graphiques précis et originaux les pôles qui relient ces flux maritimes et les réseaux marchands (p. 100 pour les années 1792-1803 et p. 179 pour les années 1808-1814), entre l’océan Indien, l’Europe du Nord et la France et Bordeaux (qui importe de l’indigo), avec en sus des réexportations de marchandises indiennes (coton, à cause de la percée de la mode des mousselines) transitant par Maurice.
6 Ce bref pan d’histoire économique s’avère particulièrement dense, pour ce qui touche au matériel des échanges, mais aussi en ce qui concerne la quête incessante d’informations à propos des fluctuations des marchés, des aléas des ventes, des risques maritimes. Au portefeuille de savoir-faire et de données s’ajoute un capital de confiance solide qui permet à Frère d’obtenir des découverts bancaires permanents et renouvelables (p. 120-130), avec des chaînes d’acceptations et de lettres de change, des circuits de compensations reliant les porteurs de papier entre les places d’argent. Or Frère aura brassé quelque 500 000 livres tournois entre 1793 et 1803, dont 200 000 nets de charges, mais à partager entre les parties-prenantes.
7 La force du livre est de procurer nombre de données sur l’intensité des efforts des négociants et armateurs pour conserver une activité dynamique maritime au cœur des guerres. Les besoins (ou désirs, pour nombre de produits destinés à l’industrie de haut de gamme) des bourgeoisies européennes elles-mêmes ou la continuation de la percée des consommations exotiques (café, sucre) ouvraient des débouchés séduisants et donc des perspectives d’affaires. L’esprit d’entreprise et la volonté d’accumulation de capital convergent alors pour relancer une bourgeoisie qui entremêle l’éphémère, comme pour Amand Frère, et le durable, grâce à la transmission d’argent, de réseaux relationnels et de compétences à la relève générationnelle, au sein d’une « société fluide » en levier de mobilités sociales.
8 L’auteur de ce compte-rendu avoue que les décennies qui suivent le retour de Frère en France (jusqu’à son décès en 1846) manquent de piment : c’est une vie balzacienne de province, en un petit roman du grand Sud-Ouest… C’est qu’il doit œuvrer désormais pour investir sa fortune en biens fonciers, dont le château de Beaussin dans les Deux-Sèvres en 1804 – après avoir échoué à acquérir Château Beychevelle en Gironde. Il place des capitaux chez des agents de change bordelais (Peixotto, Salzedo), brasse des lettres de change avec des négociants-banquiers (Journu-Aubert, Balguerie-Dandiran, Lopes-Dubec). La reprise de la guerre en mai 1803 ne l’incite pas à participer en direct au commerce avec l’océan Indien, même s’il investit dans des lots (indigo, etc.) chargés sur des navires, avec de gros risques. Frère se replie de plus en plus sur le Poitou, en 1811-1814, pratique l’élevage de moutons, oscille entre une résidence bordelaise rue du Palais-Gallien et sa vie familiale ; et la famille dispose en 1814 d’une fortune de 1,4 million de francs et de nombreux biens fonciers (p. 268), avec une petite-fille destinée à un beau mariage et à porter l’héritage dans la seconde moitié du siècle, ce qui fait « tomber sur elle une pluie d’or » (p. 265).
9 Bien qu’enracinée dans le port de Bordeaux et les Deux-Sèvres, cette biographie s’inscrit dans une géographie du commerce et de l’argent étendue sur deux océans, de bases ultramarines aux cités-ports du nord-ouest européen. Cette brève dynastie Frère aura fait preuve d’une telle vitalité qu’elle incarne peu ou prou l’ensemble d’une communauté bourgeoise en pleine ascension, mais confrontée à la crise du modèle économique du premier empire colonial et aux remous d’une guerre maritime qu’il faut traverser avec ruse et habileté, mais aussi avec des incertitudes. Accumuler du capital n’aura pas été une mission facile à gérer, mais, in fine, cela aura contribué à asseoir une « bonne bourgeoisie » provinciale, hélas sans les « dynasties bordelaises » chères à Paul Butel.
Pour citer cet article
Référence papier
Hubert Bonin, « Philippe Gardey, Philippe Ridouard, La vie retrouvée d’Amand Frère (1761-1846). Capitaine de navire, négociant et propriétaire, Bordeaux, Mollat, 2023, 320 p. », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 131-3 | 2024, 240-242.
Référence électronique
Hubert Bonin, « Philippe Gardey, Philippe Ridouard, La vie retrouvée d’Amand Frère (1761-1846). Capitaine de navire, négociant et propriétaire, Bordeaux, Mollat, 2023, 320 p. », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 131-3 | 2024, mis en ligne le 30 octobre 2024, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/abpo/9630 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ll1
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page