Silvia Marzagalli (dir.), Atlas de la navigation en France à la veille de la Révolution. Une effervescence portuaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023, 224 p.
Silvia Marzagalli (dir.), Atlas de la navigation en France à la veille de la Révolution. Une effervescence portuaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023, 224 p.
Texte intégral
1 C’est un ouvrage destiné à faire date que vient de nous offrir Silvia Marzagalli. L’Atlas de la navigation en France à la veille de la Révolution est, en effet, très original par sa forme comme par son propos. L’ambition du livre est de donner à voir la richesse de la navigation qui se déploie à partir ou à destination des ports français à l’époque d’une première mondialisation des échanges sans négliger la foisonnante activité des littoraux qui en découle.
2 Il faut d’abord insister sur la qualité matérielle de l’ouvrage. La collaboration entre les Presses Universitaires de Rennes et l’Agence nationale de la recherche a permis de produire un très beau livre qui bénéficie d’une mise en page soignée. Le format, généreux (24 × 30 cm), est d’un intérêt majeur ici car il permet de présenter une centaine de cartes originales très souvent en pleine page et qui ne sont pas surchargées d’informations. Le livre offre aussi une très riche iconographie, jamais gratuite, avec des tableaux, des estampes, des plans de ports ou des documents d’archive eux aussi en pleine page voire sur deux pages ; même si dans ce dernier cas la lecture au niveau de la reliure est parfois délicate. Souhaitons que les PUR nous fournissent rapidement une édition numérique pour que nous puissions exploiter les documents en cours avec nos étudiants. L’auteure me pardonnera, je l’espère, si je fais remarquer que le texte, du fait de la qualité générale de l’ouvrage, aurait mérité une meilleure relecture pour supprimer incorrections et coquilles résiduelles.
3 L’Atlas, de 223 pages, se développe sur neuf chapitres relativement équilibrés. Silvia Marzagalli commence par présenter le cadre géographique en insistant sur le rôle de l’État royal dans la naissance de la cartographie moderne : instrument de pouvoir et de contrôle. Plusieurs cartes sont consacrées à son emprise croissante au détriment des pouvoirs locaux grâce à l’Amirauté de France et au système des classes qui pèse lourdement sur les gens de mers.
4 Les sources de l’enquête occupent le deuxième chapitre. En dix-huit pages sont présentés la nature précise des documents utilisés, leurs biais, leurs limites et surtout leurs lacunes. La source principale est constituée par les registres de congés, droits que devaient acquitter, à leur départ, toutes les embarcations pontées y compris pour le cabotage. Ces informations qui concernent la seule année 1787, ont été complétées pour la Méditerranée par celles du bureau de la santé de Marseille (registres de patentes et cahiers du petit cabotage). Les bureaux de la balance du commerce fournissent, en plus du nombre et du tonnage des navires ainsi obtenus, la valeur des produits transportés. Les Archives Nationales apportent, pour l’année 1789, des données particulièrement détaillées. Elles ont été numérisées grâce au projet Toflit 18. En effet, l’ouvrage s’appuie essentiellement sur l’exploitation de bases de données : celle que nous venons de citer, celle bien connue du site SlavesVoyages pour la traite négrière et celle des registres de l’Øresund pour le commerce du Nord. L’essentiel provient cependant des bases dont Silvia Marzagalli a elle-même coordonné la réalisation dans le cadre de projets de l’ANR : Navigocorpus, entre 2007 et 2011, puis PORTIC (Ports et Technologies de l’Information et de la Communication) à partir de 2017. Cette dernière base se propose de croiser les données sur la navigation (congés et sources marseillaises déjà cités, numérisés sur Navigocorpus) et celles de la valeur du commerce étranger de la France (Toflit 18) pour mieux comprendre les dynamiques commerciales à l’œuvre à la veille de la Révolution. L’objectif de l’ouvrage est de montrer tout ce qu’on peut faire avec ces sources sérielles grâce à la puissance de traitement informatique (identifiants attribués aux navires en particulier pour reconstituer les itinéraires).
5 Il ne faut donc pas chercher dans cet ouvrage ce qu’il ne peut offrir. C’est un atlas purement économique qui n’aborde pas les aspects militaires en dehors d’un exemple de navigation sous convoi en Méditerranée. Il se concentre sur l’interface des façades maritimes et sur les flux commerciaux du cabotage et des voyages au long cours. La navigation fluviale des vastes arrières pays qui alimente les ports n’est donc pas abordée.
6 Si nous avons largement développé la manière dont l’ouvrage a été élaboré, c’est que l’auteure fait de même. Ce n’est, en effet, qu’à partir de la page 56 qu’on entre véritablement dans l’Atlas ! Silvia Marzagalli se justifie par avance des critiques probables. Elle explique que la validité du savoir étant remise en cause de manière croissante par l’opinion personnelle, l’historien doit justifier ses choix en faisant en quelque sorte entrer le lecteur dans son atelier. Il nous semble qu’une présentation rapide avec renvoi aux bases de données elles-mêmes, dont les sites présentent déjà abondamment le traitement des sources, aurait été suffisant. La publication de captures d’écran parfois peu lisibles, ou d’un guide d’utilisation des sites, l’interactivité en moins, offre en effet assez peu d’intérêt. On touche là peut-être à un autre point sensible qui est celui du public visé. Si, comme la forme générale choisie par l’éditeur semble le suggérer, l’Atlas veut séduire un large lectorat, il est à parier qu’il calera avant d’avoir terminé la lecture de ce qui constitue tout de même un quart de l’ouvrage. Si l’Atlas s’adresse à un public universitaire, ce dernier, qui connaît déjà les sources et au moins certaines bases en ligne, attend plutôt une multiplication de cartes commentées de manière précise et d’études de cas originales.
7 Le cœur de l’ouvrage est ensuite passionnant. Les cartes du chapitre III donnent à voir ce qu’on soupçonnait sans pouvoir le prouver, à savoir que la France des années 1780 ne constitue pas encore un marché unifié. Elles posent dès lors la question de l’articulation des circulations entre les différents territoires et du rôle joué par les ports.
8 Le quatrième chapitre, qui aborde les aires commerciales des ports français, donne toute la mesure de l’utilisation des 72 500 données répertoriées. On y découvre qu’au-delà d’une douzaine de grandes places qui arment au long cours, ce sont plus de 300 petits ports qui animent les échanges de proximité le long des côtes françaises. À titre d’exemple, on notera, page 80, une carte particulièrement originale qui permet de constater que si l’écart entre le premier et le dixième port est de 1 à 12 pour le tonnage cumulé, avec l’indicateur « distance x tonnage », il passe de 1 à 100. La place écrasante de Bordeaux apparaît encore plus nettement du fait des milliers de milles nautiques parcourus par les navires qui assurent son commerce colonial, ses relations de redistribution avec l’Europe du Nord et la traite dans l’océan Indien.
9Le chapitre V aborde tout naturellement la présence des navires étrangers qui assurent une partie considérable du commerce entre la France et ses voisins avec des coûts de transports souvent inférieurs à ceux des Français. Différentes cartes passent ainsi en revue Britanniques, Scandinaves, Hanséatiques et Américains.
10 Le chapitre VI sur la pêche française est sans doute le plus original. Il constitue une mini-étude sur cette activité essentielle sur l’ensemble des littoraux français, voire l’activité maritime quasi exclusive de plusieurs ports de Bretagne et de la Manche. Les cartes sur la pêche sédentaire à Terre Neuve sont remarquables.
11 Le chapitre sur la traite et le commerce colonial était plus attendu du fait de l’importance des colonies antillaises dans la balance commerciale française. La carte des réexportations de produits coloniaux en Europe souligne bien la place centrale de la France dans cette activité qui fait la richesse des grands ports. La cartographie du contournement de l’exclusif est sans doute l’apport le plus neuf. Elle confirme la place déterminante prise par les négociants américains dans l’approvisionnement des îles à sucre, au grand dam des autorités françaises. On touche ensuite aux limites de la base de données utilisée qui permet seulement d’établir une photographie des trafics en 1787 et nous prive d’un panorama global de la dynamique du siècle. C’est pourquoi les cartes sur Bordeaux, par exemple, apportent peu par rapport à celles qui ont été établies il y a longtemps par Paul Butel. Les études de cas sur La Licorne de Bordeaux et La Marie Séraphique de Nantes, sont intéressantes, mais ces voyages ont déjà fait l’objet de plusieurs publications.
12 Au-delà de toutes ses qualités, si l’on devait faire un reproche à l’ouvrage, c’est son hésitation entre véritable atlas accompagné de courtes notices explicatives en regard de chaque carte et étude historique illustrée par des cartes. Silvia Marzagalli a fait le choix assumé, de nous présenter neuf chapitres rédigés qui se suffisent à eux-mêmes et dans lesquels sont insérées des cartes parfois peu commentées. Les explications détaillées sont, le plus souvent, réservées aux études de cas qui constituent les pages les plus neuves. Le chapitre VIII est construit sur la même logique et, s’il constitue une belle introduction aux logiques du commerce au-delà du cap de Bonne-Espérance, le plus intéressant est ici encore l’étude sur l’itinéraire de la frégate suédoise L’Hedvig Sophia entre Marseille et le Bengale. Le dernier chapitre sur la France méditerranéenne est l’un des plus réussis avec celui sur la pêche, sans doute grâce à la multiplication des études de cas bien commentées : voyage du Chevalier de Boulgakov depuis la mer Noire, importations d’huile à Marseille, navigation en convoi durant la guerre d’Amérique ou encore corsaires barbaresques.
13 Au total, et au-delà de quelques critiques qu’il ne faudrait pas surestimer, Silvia Marzagalli vient de mettre à notre disposition le fruit d’un travail considérable qui impressionne et donne une idée stimulante de la manière dont les chantiers de la recherche historique progressent aujourd’hui grâce à l’entrée dans l’ère de la numérisation. Elle réhabilite ainsi une approche quantitative qui a fait le renom des historiens modernistes français de l’après-guerre aux années 1970. De ce point de vue, l’ouvrage est pleinement réussi. On souhaite que, dans quelques années, nourrie d’une base de données qui fournirait plusieurs coupes et non la seule année 1787, une version enrichie restituant les dynamiques du siècle des Lumières nous soit donnée, tant il est vrai qu’il n’existe d’histoire que comparative.
Pour citer cet article
Référence papier
Philippe Gardey, « Silvia Marzagalli (dir.), Atlas de la navigation en France à la veille de la Révolution. Une effervescence portuaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023, 224 p. », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 131-3 | 2024, 238-240.
Référence électronique
Philippe Gardey, « Silvia Marzagalli (dir.), Atlas de la navigation en France à la veille de la Révolution. Une effervescence portuaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023, 224 p. », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 131-3 | 2024, mis en ligne le 30 octobre 2024, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/abpo/9622 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12lkt
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