Dominique Sellier, Les champs de menhirs du pays de Carnac. Patrimoine archéologique et géomorphologique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2023, 384 p.
Dominique Sellier, Les champs de menhirs du pays de Carnac. Patrimoine archéologique et géomorphologique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2023, 384 p.
Texte intégral
1 Dominique Sellier, professeur émérite à l’Université de Nantes, est le fondateur d’une commission du Comité National de Géographie intitulée « Patrimoines géomorphologiques », patrimoines dont la valorisation offre l’opportunité de vulgariser les connaissances sur les reliefs et d’affirmer la légitimité d’une approche scientifique trop méconnue. « Mieux connaître pour mieux conserver », mais, en l’occurrence, aucune menace sérieuse ne pèse sur la préservation d’un site archéologique de notoriété mondiale, tant par le nombre que par la concentration des pierres levées. En revanche, on pourrait s’étonner qu’il ait vocation à devenir aussi un « géomorphosite ». Comment convaincre le « grand public » profane que, « derrière tout menhir se dissimule un bloc pré-mégalithique, et derrière les blocs pré-mégalithiques se profile un relief » ? C’est la tâche à laquelle s’est appliqué l’auteur, remarquable pédagogue qui, devant des publics hétérogènes, sait rendre accessible la discipline géomorphologique sans jamais sacrifier la complexité du réel au seul attrait du discours.
2 Qu’il se soit penché sur Les versants du Pays nantais, ouvrage qui, par son contenu et son volume, dépassait largement l’ambition des thèses de troisième cycle, ou sur Les montagnes quartzitiques du nord de l’Europe, objet d’une des dernières thèses d’État, d’une dimension rarement égalée, Dominique Sellier se révèle un étonnant ordonnateur de la nature. Témoignent de son incomparable aptitude – que l’on osera qualifier de linnéenne – à la hiérarchisation, les remarquables organigrammes par lesquels est illustrée la fécondité de l’analyse intégrée des formes du relief dans une perspective multi-scalaire.
3 Ces techniques si éprouvées ont été élaborées et appliquées à une région que l’auteur a patiemment arpentée depuis un demi-siècle. Les alignements du Menec, de Kermario et de Kerlescan comptant quelque 3 000 « pierres levées », un effort considérable, qui laisse admiratif, a été consenti pour effectuer un repérage d’un large échantillon de menhirs, dont chacun est numéroté au sein d’une file désignée à l’aide d’une lettre. Quatre-cent-soixante-neuf d’entre eux ont ainsi fait l’objet de mesures dimensionnelles à partir de critères normalisés, ce qui autorise un exercice de quantification. Il n'est que de lire Dominique Sellier pour répondre de manière « irréfutable, irréfragable, irrésistible » aux interrogations des visiteurs qui, depuis Flaubert, sont intrigués par les « bizarreries » de la Nature exhibées par ces « grosses pierres » : elles trouvent une explication dans le constant croisement de prédispositions structurales et des processus d’érosion.
4 Le désormais célèbre B3 de Kerlescan, qui figure en quatrième de couverture, illustre l’opposition fondamentale entre une « face d’arrachement », plan de débit artificiel exploitant une discontinuité subhorizontale, et une « face d’affleurement », dépassant du sol, et, de ce fait, antérieurement exposée aux processus de météorisation. Ainsi, sur tout bloc désormais redressé à la verticale, cette dernière face se signale par des microformes pré-mégalithiques, tandis que l’efficacité de l’érosion post-mégalithique peut être mesurée, sur chaque pan du monument, depuis quatre à deux millénaires, fourchette retenue pour l’érection des menhirs, par le façonnement de formes d’évidement embryonnaires. Cette distinction, qui n’avait pu échapper aux bâtisseurs, aurait certainement évité que, durant les restaurations qui se sont étalées sur une cinquantaine d’années avant la Seconde Guerre, des erreurs grossières fussent commises.
5 Plutôt que résumer les huit chapitres qui structurent l’ouvrage, avec une rigueur qui s’accommode de quelques répétitions, nous envisagerons successivement l’individualisation des menhirs, leurs groupements en champs et l’environnement des alignements :
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si rares sont les blocs ayant fait l’objet d’un simple redressement, l’approvisionnement s’est majoritairement opéré in situ par arrachement de volumes rocheux ainsi désolidarisés de leur substrat, et le transport ne s’est généralement opéré que sur de courtes distances ;
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en dépit de l’homogénéité pétrographique et de l’apparente uniformité topographique, les affleurements sous forme de rochers ruiniformes enracinés, les roc’hs, étaient limités à des interfluves convexes : une subtile distinction entre tertres (les manés) et cuvettes (les touls) permet de mettre en évidence, le long des versants de raccord, un déclin progressif de l’élévation et du volume des menhirs en lien avec la moindre disponibilité des blocs émergeant des formations superficielles, qui, décapées à l’amont, s’accumulent à l’aval ;
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enfin, la situation au sommet du coteau de Carnac, « dernière contremarche de la succession des plateaux étagés depuis les Landes de Lanvaux », est exceptionnelle par la vue qu’elle offre et la visibilité dont elle bénéficie : l’extension de l’avant-pays côtier a été progressivement réduite au rythme de la transgression flandrienne qui a submergé des monuments mégalithiques, et notamment la double enceinte d’Er Lannic.
6 Si l’auteur ne s’appesantit pas sur la multiplicité des interprétations dont l’édification des menhirs a fait l’objet, qu’elle réponde à des objectifs culturels, voire cultuels, il apparaît que le relief a largement contribué à déterminer leur emplacement, leur agencement et leurs dimensions, et que les sociétés du Néolithique, par une perception attentive de ses nuances, ont fait montre de compétences empiriques et d’une maîtrise consommée du milieu naturel.
7 On n’insistera pas dans cette recension sur les apports propres à la discipline géomorphologique qui sont considérables : on ne pourra désormais aborder la singularité des reliefs granitiques, l’organisation des reliefs du Massif armoricain, et enfin la diversité de ses reliefs littoraux, sans références aux travaux de Dominique Sellier, dont on appréciera également qu’il ait enrichi le vocabulaire de la discipline de néologismes suggestifs (notamment la distinction entre formes phénomorphiques, héritées des propriétés structurales, ou génomorphiques, réalisées par les agents d’érosion) et d’emprunts imagés au domaine architectural (balustre, crénelure, piédestal, plinthe, etc.).
8 Dans l’abondance des publications depuis les travaux fondateurs de Zacharie Le Rouzic, l’ouvrage de Dominique Sellier, dédié à la mémoire du préhistorien Jean L’Helgouac’h, qui avait perçu l’intérêt d’une collaboration entre archéologues et géomorphologues, fera date. Rares sont les chercheurs dont la démarche heuristique peut répondre à une véritable attente d’un large public. Cet ouvrage, d’une lecture agréable, en dépit de l’exigence du propos, et magnifiquement illustré, fait honneur à son auteur et à l’éditeur.
Pour citer cet article
Référence papier
Yannick Lageat et Bernard Bousquet, « Dominique Sellier, Les champs de menhirs du pays de Carnac. Patrimoine archéologique et géomorphologique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2023, 384 p. », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 131-3 | 2024, 221-222.
Référence électronique
Yannick Lageat et Bernard Bousquet, « Dominique Sellier, Les champs de menhirs du pays de Carnac. Patrimoine archéologique et géomorphologique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2023, 384 p. », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 131-3 | 2024, mis en ligne le 30 octobre 2024, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/abpo/9565 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12lku
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