Actes et histoire de l’abbaye angevine de Nyoiseau (1109-xviiie siècle)
Actes et histoire de l’abbaye angevine de Nyoiseau (1109-xviiie siècle), avec la collaboration de Franck Tessier, Chantal Reydellet et Danielle Meuret, Angers, Associations des Amis des Archives d’Anjou / Études d’histoire angevines, 2017.
Texte intégral
1En dépit de sa modestie, la petite abbaye féminine de Nyoiseau, fondée vers 1109 dans le diocèse d’Angers sur les bords de l’Oudon, aux confins de la Bretagne, dispose désormais avec cet ouvrage d’un monumentum à la hauteur des plus grandes abbayes de l’Ouest. Son originalité le justifiait, malgré un dossier documentaire lacunaire et dispersé, car il s’agit d’une communauté singulière créée par l’ermite Salomon, un disciple de Robert d’Arbrissel, qui associe, dans l’esprit de la célèbre abbaye de Fontevraud fondée en 1101, une communauté féminine maîtresse du gouvernement abbatial et de petits groupes d’ermites répartis alentour et qui lui sont soumis.
2L’ouvrage de Jean-Claude Meuret constitue en effet une monographie abbatiale exemplaire regroupant à la fois une édition des sources diplomatiques médiévales et modernes et une étude historique très aboutie. L’édition rassemble 285 actes fruit d’une collecte opiniâtre des notices, chartes et mentions documentaires de l’abbaye, généralement conservées sous forme d’épaves ou de copies tardives, en particulier au sein du fond Housseau de la BnF. Ce dernier fond fait l’objet d’une analyse serrée permettant à l’auteur d’identifier les copistes, d’apprécier la qualité de leur travail (et donc la fiabilité de leurs copies) et de dresser un état des archives de l’abbaye à la veille de la Révolution. Cette recherche permet notamment de dégager l’existence d’un cartulaire (aujourd’hui perdu) de 38 folios rassemblant 64 actes, dont les actes de fondation, confectionné à la fin du xiie siècle, c’est-à-dire à la même époque que le cartulaire de Notre-Dame-de-la-Roë, communauté canoniale fondée par Robert d’Arbrissel à peu de distance de Nyoiseau. Ce cartulaire a fait l’objet d’une traduction française postérieure, recopiée et reprise à la fin du xviie et au début du xviiie siècle sous le titre de Livre des antiquités, heureusement conservé quant à lui. Mais les Mauristes ont aussi sauvé de l’oubli le texte latin d’un grand nombre de pièces encore conservées dans les archives de l’abbaye sous l’Ancien régime. Les Archives départementales du Maine-et-Loire ont également conservé quelques manuscrits du xiie siècle, en particulier le rôle composé de notices abrégées concernant le prieuré des Locheraux. Sur cette base composite mais somme toute assez riche, Jean-Claude Meuret propose une édition exemplaire, conforme aux règles de l’École nationale des chartes, enrichie de commentaires pour chaque pièce sur le modèle de l’édition des actes des ducs de Bretagne par Hubert Guillotel, à la publication desquels il a d’ailleurs contribué (H. Guillotel, Actes des ducs de Bretagne (944-1148), édités par P. Charon, P. Guigon, C. Henry, M. Jones, K. Keats-Rohan et J.-C. Meuret, « Sources médiévales d’histoire de Bretagne » Rennes, Presses universitaires de Rennes/SHAB, 2014). En outre, soucieux d’assurer à son travail une diffusion la plus large possible, Jean-Claude Meuret s’est aussi attelé à la tâche difficile de proposer pour chaque document en latin une traduction française intégrale. L’ensemble est servi par un appareil scientifique de haute tenue : inventaire des sources, bibliographie régionale et générale quasi exhaustive (on est tout de même étonné de ne pas y trouver la thèse de Claire Lamy ni l’édition-traduction des sources concernant Robert d’Arbrissel, C. Lamy, L’abbaye de Marmoutier et ses prieurés dans l’Anjou médiéval (mi xie-mi xiiie siècle), thèse dirigée par D. Barthélemy, Université Paris IV, 2009 ; J. Dalarun, G. Giordanengo, A. Le Huërou, J. Longère, D. Poirel, B. Venarde, Les deux vies de Robert d’Arbrissel fondateur de Fontevraud. Légendes, écrits et témoignages, Turnhout, Brepols, 2006), nombreux tableaux analytiques, magnifique jeu de cartes et de plans, index nominum, locorum et rerum – particulièrement détaillé, ce dernier rendra de précieux services à tous ceux qui travaillent sur la société rurale de l’ouest de la France.
3L’étude historique, forte de plus de 150 pages, se déploie en sept chapitres : présentation du dossier documentaire, analyse des récits de fondation, description de la communauté, notices biographiques des abbesses, analyse de la seigneurie et de la paroisse dépendant de l’abbaye, étude du cas du prieuré des Lochereaux (le mieux documenté), présentation des autres prieurés dépendant de l’abbaye. Au-delà de sa dimension monographique, cette étude envisage plusieurs questions fondamentales d’histoire religieuse et sociale du xiie siècle dont on ne peut donner ici qu’un aperçu. (1) Le dossier de la fondation de Nyoiseau fournit un nouvel et bel exemple d’invention d’une tradition, avec cette particularité d’avoir préservé deux récits dissonants. Un premier récit rapporté par un acte singulier tenant à la fois de la notice et de la pancarte (n°29), probablement rédigé peu après 1109, attribue la fondation à un couple seigneurial (Gautier de Nyoiseau et son épouse) qui, sous l’égide de l’évêque et du comte, se donne à la nouvelle communauté mixte dirigée par l’ermite Salomon, tout en lui offrant sa seigneurie et son château (un petit manoir à motte) qui est détruit et arasé pour faire place à la nouvelle abbaye et ses dépendances. Quelques années plus tard, sans doute vers 1125-1140, une autre notice (n°30) reprend le récit de fondation dans une autre perspective : le site abbatial est alors décrit à travers le topos du locus sacré fondé dans un désert-forêt jusque-là voué au mal et à la nature sauvage et désormais converti, par un toponyme parlant dont les médiévaux ont le secret, en « nid d’oiseaux » (Nyoiseau), où nichent les moniales appelées à chanter la gloire du Ciel. Ce second récit met également en scène un autre protagoniste laïc, Gautier Hai de Pouancé, qui s’impose comme le principal bienfaiteur de l’abbaye, éclipse la figure de Gautier de Nyoiseau et ignore le comte d’Anjou dans un nouveau contexte marqué par l’expansion des seigneurs de Pouancé et leurs velléités d’indépendance dans cette zone de marche. Au-delà des enjeux politiques, ces récits sont l’occasion d’un discours en phase avec le contexte grégorien, en particulier le premier qui célèbre la substitution d’une nouvelle seigneurie ecclésiastique à une ancienne seigneurie laïque en termes d’espace (la seigneurie abbatiale épouse les contours de l’ancienne seigneurie châtelaine), de rente (l’abbaye capte toutes les dîmes) et de symbolique monumentale (l’abbatiale et des moulins monastiques s’élèvent à la place de l’ancien château).
4(2) Le cas de Nyoiseau fournit aussi une nouvelle pièce au dossier déjà fort riche de l’érémitisme de l’ouest de la France. Si l’imaginaire du désert forestier, classique, est ici bien repéré, il aurait peut-être fallu plus insister sur le rôle des périphéries diocésaines : les ermites y trouvent les lieux les plus éloignés des cités, c’est-à-dire non seulement des villes mais aussi de l’autorité épiscopale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les évêques s’efforcent de leur côté d’accroître leur emprise sur les marges comme le prouve à peu de distance de Nyoiseau le cas de la fondation de La Roë. Au-delà de la fondation, les ermites continuent de constituer de petits groupes qui gravitent autour de l’abbaye et de certains de ses prieurés (Lochereaux, Bourg-aux-Nonnains) et comprennent certainement les quelques prêtres indispensables à la vie cultuelle et sacramentelle de la communauté féminine. Le plus intéressant figure en effet dans ce lien consubstantiel entre érémitisme et communauté mixte, que l’on retrouve à Fontevraud et à Saint-Sulpice-la-Forêt (fondée en 1114 en forêt de Rennes par un autre disciple de Robert d’Arbrissel, Raoul de la Futaie) et qui permet, bien plus que le monachisme traditionnel, l’inversion hiérarchique entre hommes et femmes, même si celle-ci prend des formes plus ou moins radicales selon les institutions (plus souple à Saint-Sulpice, plus rude à Fontevraud et Nyoiseau). Mais bien d’autres dimensions du phénomène méritent d’être relevées : le caractère polymorphe de l’autorité exercée par Salomon (à la fois magister, presbyter, rector et aedificator), qui contraste – peut-être aurait-il fallu le souligner explicitement – avec l’autorité plus classique et plus institutionnelle de l’abbesse qui lui est associée à partir des environs de 1115 (au moment même où Robert d’Arbrissel cède la place à Pétronille de Chemillé à la tête de Fontevraud) ou qui lui succède après sa mort ; ses origines aristocratiques (Jean-Claude Meuret le rattache de manière hypothétique mais convaincante aux seigneurs de Soucelles), qui expliquent sa pleine intégration aux hautes sphères régionales ; plus généralement, les origines chevaleresques de la plupart des ermites mentionnés, qui achèvent de ruiner le mythe de la marginalité sociale des ermites et les situent au même niveau que les moniales, apparemment issues de la petite aristocratie locale (quand les grandes abbayes bénédictines féminines comme Saint-Georges de Rennes et Notre-Dame du Ronceray à Angers recrutaient au sein de la haute aristocratie seigneuriale et princière). Mais à côté des ermites et des religieuses, les sources et le commentaire de Jean-Claude Meuret dégagent l’existence d’une multiplicité d’autres groupes liés à l’abbaye, depuis les paysans dépendants jusqu’aux hommes et aux femmes convertis ad succurrendum en passant pour toute une série de situations intermédiaires, « frères », « confrères » ou « donnés ». Ici les analyses auraient grandement profité de la lecture du bel ouvrage de Charles de Miramon sur les donnés et l’ensemble des formes de vie « semi-religieuses » qui constituent l’une des originalités des expériences socio-religieuses du xiie siècle et une forme de résistance latente au modèle binaire clercs/laïcs que cherchaient à imposer les grégoriens (C. de Miramon, Les « donnés » au Moyen Âge. Une forme de vie religieuse laïque (v. 1180-v. 1500), Paris, Cerf, 1999).
5(3) Le cas de Nyoiseau fournit enfin un bel exemple de formation d’une nouvelle seigneurie ecclésiastique constituée en l’espace de deux générations dans la première moitié du xiie siècle et pour le coup plutôt conforme aux idéaux monastiques réformateurs : une seigneurie homogène en termes de territoire, de droits et de complémentarité éco-agraire (à l’image de ce que prétendaient être les seigneuries cisterciennes), sans impact majeur sur l’environnement (arasement d’une motte et construction de moulins, mais pas de réaménagement parcellaire), faiblement insérée dans les réseaux d’échange (il n’y a ni marché ni foire avant 1283), pourvue d’un petit nombre de dépendances (huit, peut-être dix prieurés au xiie siècle), mais dotée d’importants droits de justice et du monopole des droits ecclésiastiques (dîmes, droits paroissiaux sur l’église locale). Tout juste peut-on se montrer ici plus prudent que ne l’est Jean-Claude Meuret lorsqu’il affirme que l’acte 39 (1123-1125) implique le démembrement de l’ancienne paroisse de Saint-Aubin-du-Pavoil, sur le territoire duquel s’élève Nyoiseau, et l’érection d’une nouvelle paroisse autour de l’abbaye, quand l’acte ne procède en réalité qu’à l’acquisition en deux temps des droits de l’autel, c’est-à-dire des droits paroissiaux de Saint-Aubin. La création à Nyoiseau d’un nouveau cimetière, même ouvert à des paysans ou des non membres de la communauté, n’implique pas nécessairement l’acquisition d’un statut paroissial : c’est un cas de figure que l’on rencontre souvent en cas de fondation d’une nouvelle abbaye au sein d’une ancienne paroisse. Le pouillé de 1330, le plus ancien conservé pour le diocèse d’Angers, ne mentionne d’ailleurs que Nyoiseau, quand celui de 1467 cite à la fois Saint-Aubin et Nyoiseau, ce qui pourrait laisser penser à un partage territorial plus tardif, après une première phase de phagocytage de l’ancienne paroisse par l’abbaye (A. Longnon, Pouillés de la province de Tours, Paris, 1903, p. 207 et 237). Quoi qu’il en soit, cette réserve et les menus regrets exprimés ci et là ne sauraient atténuer la conviction que nous sommes en présence d’un ouvrage de grande valeur qui donne ses lettres de noblesse à l’érudition autant qu’à la pédagogie et devrait retenir l’attention aussi bien des spécialistes de l’ouest de la France que de tous ceux et celles qui s’intéressent à l’histoire sociale, religieuse et culturelle des xie-xiiie siècles.
Pour citer cet article
Référence papier
Florian Mazel, « Actes et histoire de l’abbaye angevine de Nyoiseau (1109-xviiie siècle) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 126-4 | 2019, 217-220.
Référence électronique
Florian Mazel, « Actes et histoire de l’abbaye angevine de Nyoiseau (1109-xviiie siècle) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 126-4 | 2019, mis en ligne le 22 janvier 2020, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/abpo/4848 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/abpo.4848
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