Frédéric Boutoulle, Le duc et la société. Pouvoirs et groupes sociaux dans la Gascogne bordelaise au xiie siècle (1075-1199)
Paris, Éditions Ausonius/De Boccard, coll. « Scripta mediaevalia », 2007, 439 p.
2007
Full text
1Le livre de Frédéric Boutoulle Le duc et la société. Pouvoirs et groupes sociaux dans la Gascogne bordelaise au xiie siècle (1075-1199) résulte de la réduction et de la réécriture de la thèse de doctorat soutenue par l’auteur. Ce dernier se propose d’étudier la société dans son ensemble et l’organisation des pouvoirs, qu’ils soient ducal ou seigneurial. Ces thèmes n’ont pas fait auparavant l’objet d’études très poussées dans cette partie de la Gascogne (Bordelais et Bazadais), même par les grands spécialistes comme R. Boutruche ou Ch. Higounet qui « ont laissé en friche un terrain qu’ils n’ont investi qu’à la marge » (p. 20).
2Le sujet a donc été choisi dans la perspective de combler les lacunes historiographiques concernant la société et l’articulation des pouvoirs dans le Bordelais et le Bazadais aux xie et xiie siècles. Le corpus de documents rassemblé par l’auteur est vaste mais essentiellement textuel, bien que Frédéric Boutoulle ne s’interdise pas de regarder du côté de l’archéologie médiévale de temps à autre. La documentation écrite est relativement homogène. Elle est constituée en grande partie par quatre grands fonds principaux, tous ecclésiastiques, qui contiennent des cartulaires et des actes isolés. Il s’agit des fonds de l’abbaye bénédictine de la Sauve-Majeure, du chapitre des chanoines de Saint-Seurin, du prieuré bénédictin de la Réole, de l’abbaye de Sainte-Croix de Bordeaux et des commanderies templières de Cours et de Romestaing. Il faut tout de même noter que l’abbaye de la Sauve-Majeure, « avec ses deux cartulaires, fournit à elle seule 59 % du corpus » (p. 25) qui a été par ailleurs récemment édité. Les bornes chronologiques du sujet traité ont donc été délimitées par les sources. 1199 représente une date charnière non pas tant parce que Richard Cœur de Lion meurt mais parce que c’est à partir du début du règne de Jean sans Terre que la chancellerie anglaise commence à produire les premières séries de mandements, d’ordres de paiement, de quittances pour le Bordelais. Quant à 1070, cette date symbolise « l’arrivée dans la région des prescriptions “grégoriennes” » (p. 24) et donc les débuts d’une production textuelle importante.
3Dans la première partie, l’auteur fait le point sur le pouvoir ducal. Il parvient à se dégager de l’historiographie dominante, à savoir celle qui considère que le pouvoir ducal s’efface pour laisser place au pouvoir seigneurial. Frédéric Boutoulle montre que pour la région étudiée, le pouvoir ducal, qui s’articule certes avec le pouvoir seigneurial apparaît plus franchement. Pour parvenir à cette conclusion, l’auteur observe en détail le domaine ducal qu’il essaye de reconstituer de façon assez précise. Pour y parvenir, il a relevé les localités dans lesquelles le duc avait séjourné ou rendu la justice ; puis il a reporté tous ces points sur une carte. Frédéric Boutoulle conclut qu’il y a certes une inégalité géographique mais aussi des renseignements intéressants : « les données des xie et xiie siècles regroupent ou prolongent assez fréquemment les flaques occupées par les prévôtés royales du xiiie siècle. Cette coïncidence donne à voir, de manière rétrospective, ce que devaient être les territoires relevant directement du duc au xie siècle » (p. 68).
4Son deuxième chapitre est consacré à la seigneurie laïque et à son fonctionnement. L’auteur met en évidence une situation passablement originale : les seigneuries « locales » ne sont pas toutes châtelaines. En effet, la construction d’un château est un processus qui ne touche pas toutes les seigneuries. Les seigneuries châtelaines se distinguent donc, comme leur nom l’indique, avec la présence d’un château ayant des fonctions militaires, qui est habité et qui constitue un pôle de regroupement de l’habitat, et le droit de ban tandis que les seigneuries locales ne possèdent que le droit de ban. Ces dernières révèlent des situations très variées, mais Frédéric Boutoulle note que les seigneurs exercent une réelle puissance foncière, contrôlent les églises, lèvent la dîme, etc., et parfois ont l’exercice de la justice. Ces seigneuries sont assises sur une villa ou sur des alleux. L’auteur relève qu’il est assez fréquent que ces seigneuries locales soient « présentées comme des alleux », voire comme des « alleux libres » et il note d’ailleurs une forme d’équivalence entre villa/alleu (p. 126). Pour conclure ce chapitre, Frédéric Boutoulle insiste sur le caractère tardif de l’incastellamento de la Gascogne. Au contraire, le changement de l’organisation de l’espace du pouvoir seigneurial est plutôt lent. Les deux systèmes de seigneurie, castrale et locale, sont différents. Le dernier est le plus souvent le cadre de vie des hommes et participe donc de ce fait à une forme d’encellulement.
5Sans pour autant tomber dans le schéma binaire, Frédéric Boutoulle intitule son troisième chapitre : « Dominants et dominés », fort commode certes mais largement dépassé par l’auteur qui montre la multiplicité des situations relevées au fil de la lecture des sources. Il s’attache d’abord au groupe aristocratique en mettant en relation les termes offerts par les textes (nobiles, principes, optimates, proceres et barones). Il fait également le point sur la militia qui apparaît très diverse, sans être ni une « chevalerie prestigieuse » ni une « catégorie inférieure » aux nobles (p. 166). Frédéric Boutoulle consacre son deuxième point à la paysannerie qui évolue sur un territoire assez faiblement polarisée et se propose d’observer « les structures et l’ossature de la société paysanne, plus précisément à travers les droits que lui disputaient les seigneurs » (p. 180). Très diverse certes, cette paysannerie est essentiellement composée d’alleutiers. Elle s’organise également en communautés (forme d’organisation sociale ancienne) qui conservent une certaine réalité et qui ont des devoirs spécifiques. Elles sont en outre indépendantes du castrum puisqu’antérieures à l’incastellamento et se définissent d’ailleurs davantage par rapport à la paroisse et à l’église locale. L’auteur conclut que « traditionaliste dans ses représentations, la société de la fin du xie siècle et de la première moitié du xiie siècle ne [lui] paraît pas bloquée » (p. 202).
6Dans son quatrième chapitre, Frédéric Boutoulle parvient à saisir pleinement « les liens sociaux dans la société des laïcs » entre 1070 environ et la première moitié du xiie siècle. Ces quelques pages permettent d’avoir une vue d’ensemble sur les structures de la féodalité et tout ce qu’elle sous-entend en terme humains et relationnel d’un côté (relation entre le seigneur et son feudataire, règlement de conflits, etc.) et en terme matériel de l’autre côté (transferts de bien, droits, etc.). Si cette étude s’avère intéressante, elle présente aussi quelques lacunes soulignées d’ailleurs par l’auteur. Ce dernier n’a guère trouvé d’information concernant les dominés entre eux ou face à leur seigneurie.
7Le cinquième chapitre est consacré aux premiers Plantagenêt et donc aux évolutions du pouvoir ducal dans le temps. Frédéric Boutoulle revient tout d’abord sur le mariage d’Aliénor d’Aquitaine et d’Henri II Plantagenêt, puis sur les actions politiques des premiers Plantagenêt en Aquitaine. Le début du règne d’Henri II est marqué par une confrontation avec le comte de Toulouse. Du même coup, le duc semble « moins lointain » (p. 240). Pourtant, l’instabilité politique due aux tensions familiales s’installe peu à peu et « affecte l’exercice du pouvoir ducal » (p. 241). Henri renonce à gouverner directement la région et cède sa place à son fils Richard. L’auteur souligne alors une « multiplication des points d’appui et immixtions ducales » (p. 244) qui se fait essentiellement par la mise en place d’officiers ducaux (sénéchaux, justiciers, etc.) et l’alourdissement de la fiscalité. Une sous-partie du travail de Frédéric Boutoulle porte en outre sur la paix de Bordeaux (1198) qui est le premier acte important de Richard et qui vient donc renforcer son autorité dans la région. Il apparaît donc, au terme de ce chapitre, que les premiers Plantagenêt ne se sont pas désintéressés de cette région comprise dans leurs domaines.
8Pour achever son travail de recherche, l’auteur s’applique à analyser « la société face au roi-duc », comme on pouvait l’attendre. Il découpe son étude en quatre points. D’une part, il montre que, dans cette deuxième moitis du xiie siècle, l’aristocratie se militarise. Deux phénomènes sont relevés : la haute aristocratie s’agrège à la militia en même temps que cette dernière voit ses effectifs croître. D’autre part, Frédéric Boutoulle montre que cette époque est aussi celle de la multiplication de châteaux : des seigneuries qui jusque-là n’étaient que locales s’en parent. Puis, l’auteur montre que la paysannerie est aussi touchée par des changements – comme pour le reste de l’Occident d’ailleurs. Pour ne prendre qu’un exemple, on assiste au niveau des élites paysannes à « une individualisation de la catégorie des prud’hommes » (p. 289), terme auparavant réservé aux assesseurs des cours seigneuriales. À partir de cette deuxième moitié du xiie siècle, l’élite paysanne joue alors un rôle de médiation. Quant à la paysannerie de la directe, elle subit les effets des actions ducales. Frédéric Boutoulle consacre son dernier point à la bourgeoisie des villes qui commencent à émerger grâce à sa puissance économique.
9Les buts que s’étaient assignés l’auteur, à savoir, combler les lacunes sur la société de la Gascogne bordelaise et renouveler l’historiographie régionale semblent être atteints. Il faut souligner donc l’intérêt historique de cet ouvrage. Premièrement, une grande partie des questions abordées n’ont guère fait l’objet d’études antérieures. L’histoire régionale et en particulier la grande Histoire de Bordeaux les avaient plus ou moins laissées de côté. Deuxièmement, l’intérêt se situe sur un plan beaucoup plus général : l’ouvrage de Frédéric Boutoulle permet d’éclairer la société féodale, du dernier tiers du xie à la fin du xiie siècle. En effet, il est nécessaire de disposer d’études régionales pour faire progresser les études médiévales sur cette période. Quelques points précis originaux sont bien mis en évidence. Par exemple, le pouvoir ducal est redéfini ainsi que son articulation avec les seigneuries châtelaines et seigneuriales. Ces dernières font l’objet d’un très bon développement. L’action des Plantagenêts y est aussi bien décrite. En outre, le plan choisi permet de conserver une bonne lisibilité des évolutions dans la chronologie. Les cartes et les tableaux récapitulatifs sont très bien construits et s’avèrent essentiels à la bonne compréhension. De même, les filiations à la fin du volume permettent de retrouver beaucoup de choses précises. La lecture de cet ouvrage révèle un travail d’une grande qualité et d’une grande richesse.
References
Bibliographical reference
Claire Garault, “Frédéric Boutoulle, Le duc et la société. Pouvoirs et groupes sociaux dans la Gascogne bordelaise au xiie siècle (1075-1199)”, Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 115-3 | 2008, 193-195.
Electronic reference
Claire Garault, “Frédéric Boutoulle, Le duc et la société. Pouvoirs et groupes sociaux dans la Gascogne bordelaise au xiie siècle (1075-1199)”, Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [Online], 115-3 | 2008, Online since 30 September 2008, connection on 04 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/abpo/287; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/abpo.287
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