Une Mémoire de papier
Ploux, François, Une Mémoire de papier. Les historiens de village et le culte des petites patries rurales à l’époque contemporaine (1830-1930), Rennes, PUR, 2011, 344 p., ISBN 978-2-7535-1387-7, 20 €.
Full text
1L’engouement pour les monographies communales auquel on assiste depuis les années 1970 n’est pas un phénomène nouveau. Au xixe siècle, l’intégration au national et les métamorphoses multiformes des campagnes ont accompagné leur naissance et leur âge d’or. Si elles connurent quelques précédents, avec des tentatives éparses de statistique descriptive, les monographies apparaissent véritablement dans les années 1830, notamment sous l’impulsion des antiquaires qui souhaitaient dresser l’inventaire du patrimoine historique et monumental de leur province. La monarchie de Juillet souhaite alors encourager les appartenances locales et la ruralité. De fait, le goût pour les études historiques se nourrit dès le départ d’un sentiment d’attachement aux petites patries locales à l’heure de l’ère industrielle ; il correspond à un repli sur un univers familier, à une volonté de lutter contre la dilution des particularismes locaux. Mais la commune n’est au départ qu’une simple unité d’observation, un cadre de saisie des données dans un ensemble beaucoup plus vaste (département…).
2Dans la première moitié du xixe siècle, les auteurs de ces monographies appartiennent pour la grande majorité à la noblesse, la bourgeoisie ou le clergé. Le ton de leurs écrits en découle. Les nobles insistent par exemple sur le rôle et le prestige de la noblesse. Ces tribunes leur offrent la possibilité d’affirmer symboliquement leur emprise sur le territoire, de préserver leur influence en déclin. Ces auteurs mobilisent à leur tour des relais locaux pour collecter l’information ; les évêques incitent les prêtres ruraux à les renseigner sur l’histoire des communes, éveillant leur curiosité, améliorant par la même occasion leur niveau culturel et suscitant de nombreuses vocations de monographe. À côté des prêtres de village, les instituteurs, eux aussi encouragés par leur hiérarchie et formés à cet effet, deviennent également des spécialistes du genre, participant ainsi à la démocratisation de la « nébuleuse érudite » (p. 52). Néanmoins, François Ploux nuance cette démocratisation en expliquant qu’il existe une corrélation entre la valeur et la dimension de l’objet d’étude et la position de l’auteur dans la hiérarchie sociale : les petits historiens de village se contentaient de travaux communaux, descriptifs, correspondant à leur niveau d’instruction, qui étaient ensuite analysés par des chercheurs, selon un partage social du travail intellectuel et dans une conception strictement utilitaire du travail de monographie. De fait, les monographes ne pénètrent que timidement dans l’univers très fermé de la sociabilité érudite. Mais comment pourraient-ils s’offusquer du sort qui leur est fait ? Ces écrits leur apportent considération et permettent à ces « transfuges » (p. 94) à « l’identité indécise » (p. 96) d’asseoir leur notoriété, facilitant leur intégration à la communauté villageoise. Ils permettent aux prêtres de reconquérir une autorité chancelante, de tisser des liens nouveaux avec les habitants en limitant la distance sociale qui les sépare. « Fantassins de l’érudition » (p. 63), curés et instituteurs deviennent donc progressivement les promoteurs de la France paysanne enracinée. Alors que les communes étaient au départ des subdivisions d’étude subalternes, la nécessité d’écrire leur histoire est proclamée et encouragée à partir des années 1860. L’invention de ce genre mineur coïncide donc avec l’intégration dans le cénacle de l’érudition locale de nouvelles catégories d’auteurs, membres de la petite notabilité villageoise. Plus largement, l’émergence de la figure de l’historien de village s’inscrit dans un contexte de recomposition de la figure du notable dans la France rurale du xixe siècle.
3Science indécise, la monographie est très vite encadrée. Objectif et méthode sont dictés par les érudits, archivistes ou universitaires, qui imposent des normes conformes aux exigences scientifiques et distribuent des plans types (à l’instar de celui d’Émile Cheysson) aux historiens de village, les maintenant dans leur statut d’auxiliaires de la recherche. Initialement conçue pour être exploitée dans des travaux de plus grande ampleur, la monographie communale, très détaillée, cherche l’exhaustivité thématique. Simple inventaire du patrimoine, elle devient peu à peu un outil au service de la célébration de la France locale. Notons que le débat est vif sur la place à accorder à la grande histoire dans ces écrits, car cela pose la question de la concurrence entre érudits locaux et chercheurs. S’ils lui reconnaissent utilité et qualités, ces derniers considèrent la monographie communale comme un genre mineur et dénoncent ses déficiences méthodologiques : l’érudition se veut locale et la recherche nationale. Portée par un élan d’évergétisme communal, nourrie par une représentation idéalisée de la ruralité encouragée par un agrarisme exacerbé, la volonté politique de faire de ces monographies une histoire du peuple des campagnes pour le peuple des campagnes, s’affirme au cours du siècle. Mais cela reste un vœu pieux. Certes, sous l’influence de l’école méthodique puis de l’école des Annales, on voit progressivement apparaître des études démographiques, économiques ou sociales, mais le phénomène demeure ponctuel jusqu’aux années 1950. Surtout, très peu de paysans achètent ces ouvrages.
4Pour mener à bien leurs monographies, les auteurs utilisent volontiers l’enquête orale, y compris pour la mémoire du temps long, mais aussi les archives communales et notariales. Certains, comme Théodore Chalmel, y consacrent une grande partie de leur vie et l’on ne peut que remercier F. Ploux de nous dresser quelques portraits de monographes passionnés. Ces monographies proposent une histoire relativement normée des villages. La disparition de la civilisation orale traditionnelle, la dissolution de certaines sociabilités encouragent l’émergence d’une nouvelle conscience territoriale : les auteurs espèrent compenser le délitement des solidarités intergénérationnelles par la conscience que le groupe acquiert ainsi de son historicité. Teintés de nostalgie, ces ouvrages à la rhétorique localiste sont une ode aux ancêtres, hostile au progrès. La commune y est associée à la famille, légitimant ainsi l’autorité des détenteurs du pouvoir ; elle apparaît comme un lieu d’harmonie sociale, un rempart face aux idées socialistes, par opposition à la ville. Prêtres et instituteurs en offrent chacun une image différente, les premiers insistant sur le rôle de la paroisse, de l’Église et des institutions paroissiales, les seconds sur la mairie et l’école, présentant la commune comme une petite patrie.
5Car là est bien l’enjeu majeur de ce genre mineur. Tandis que la France se métamorphose, les classes dominantes s’inquiètent de la disparition des identités locales. L’heure est à l’apologie de la ruralité, de l’enracinement. Or les monographies de village servent pleinement ce discours, diffusant les valeurs localistes et agrariennes, aidant à fabriquer des Français enracinés dans leurs terroirs. Dès lors, la commune est présentée comme une « parcelle de la nation », une « France en miniature », une « mosaïque d’entités territoriales emboîtées » (p. 203-204), deux formes de patriotisme qui se renforcent et se nourrissent. Le ralliement de la gauche à cette idéologie communaliste à partir des années 1860 explique l’âge d’or de la monographie de village, qui sert l’apprentissage du national par le local sous la Troisième République. Les monographies de village mettent au jour la contribution du peuple des 36 000 communes françaises à la grande épopée nationale, impliquant par-là même les auteurs dans une entreprise d’envergure nationale. Écrire une monographie, c’est faire acte de patriotisme ! En effet, une meilleure connaissance de l’histoire et de la géographie locales, en créant un attachement des paysans à leur commune, s’impose comme un remède à l’exode rural. Certains monographes n’hésitent d’ailleurs pas à culpabiliser ceux qui seraient attirés par les lumières de la ville et abandonneraient la terre de leurs ancêtres sans assurer la transmission de l’héritage immatériel dont ils sont dépositaires. Au lendemain de la défaite de Sedan, il convient de redonner fierté à une France humiliée, d’encourager le sentiment national. Avec ces histoires de France en miniature, à la portée des plus humbles, les historiens de village deviennent non seulement des passeurs de l’histoire et des coutumes locales, mais aussi et surtout des pédagogues de la nation, chacun à sa manière selon son appartenance politique. On comprend donc combien l’analyse et la mise en récit de l’histoire peuvent se transformer en guerre idéologique. Si les instituteurs glorifient le progrès et dénoncent la routine paysanne et les superstitions, ils regrettent néanmoins l’évolution des habitudes vestimentaires ou la transformation des loisirs. Cette nostalgie est plus présente encore chez les prêtres qui, après avoir tenté d’éradiquer les croyances populaires, regrettent leur disparition qui accompagne celle de la société chrétienne et, faisant œuvre d’ethnographes, s’appliquent à les décrire et à les immortaliser.
6Si l’on peut déplorer quelques répétitions, on doit remercier F. Ploux d’apporter, avec cet ouvrage, un éclairage majeur sur un sujet jusque-là très peu exploré. Les exemples pris dans de nombreuses régions françaises apportent, entre autres, une contribution réelle à l’historiographie de l’Ouest. A travers le prisme des historiens de village, l’auteur propose une lecture passionnante et originale des mutations sociales, politiques et culturelles du monde rural. Il met au jour l’enjeu idéologique de ces monographies locales qui nous renseignent tout autant sur leurs auteurs et leur temps, que sur les villages qu’elles décrivent.
References
Bibliographical reference
Corinne Marache, “Une Mémoire de papier”, Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 119-4 | 2012, 159-162.
Electronic reference
Corinne Marache, “Une Mémoire de papier”, Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [Online], 119-4 | 2012, Online since 31 December 2012, connection on 14 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/abpo/2545; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/abpo.2545
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