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Réflexions critiques

Rhétorique et psychologie, le pari de l’interdisciplinarité à propos du complotisme

Lucie Donckier de Donceel
Référence(s) :

Iacone, Stefano, Emiliano Loria et Cristina Meini. 2023. Complottisti vulnerabili. Le ragioni profonde del cospirazionismo, coll. Le Scienze. Storia-teoria-metodo-etica (Turin: Rosenberg & Sellier). ISBN : 9791259931962, 132 pages

Traduction(s) :
Rhetoric and psychology: the interdisciplinary challenge of conspiracy theories [en]

Résumé

Le complotisme est désormais un phénomène central dans nos sociétés démocratiques, dans le monde académique et dans la société civile. Tous et toutes semblent a priori concorder, il faudrait pouvoir lutter contre la présence et diffusion des théories du complot dans l’espace public. Si cet objectif est globalement partagé, la question de comment procéder reste floue. Nous pensons, à l’instar d’autres, que l’interdisciplinarité est l’une des voies pour y arriver. Cette voie présente cependant de nombreux défis dont l’un des premiers est la compréhension réciproque. Dans cet article, nous proposons une réflexion dans cette direction : nous essayerons de montrer que l’approche psychologique et l’approche rhétorique du complotisme peuvent dialoguer et se comprendre.

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Texte intégral

Introduction : le pari de l’interdisciplinarité

1Cet article se fonde sur un pari : celui de l’interdisciplinarité, ou tout du moins, de l’avantage du dialogue entre disciplines. Pourtant, il convient dès le départ de prendre quelques précautions. En effet, ces dernières années le terme d’« interdisciplinarité » a parfois été galvaudé et utilisé de façon abusive et erronée : tout devenait interdisciplinarité. Cependant, nous sommes convaincues qu’un sujet tel que le complotisme, et surtout la lutte contre la présence et diffusion de celui-ci dans l’espace public, ne peut être abordé que par cet angle. C’est d’ailleurs un constat globalement partagé – nous pensons notamment au rapport dit « Des Lumières » dirigé par Pascal Bronner en 2022 et qui réunissait en son sein des acteurs de différentes sphères académiques et civiles. En effet, nulle discipline ne peut prétendre à elle seule apporter la solution à un phénomène si complexe et attenant à des aspects si différents de la nature humaine et de la vie en société.

  • 1 Nous sommes conscientes que la position de « lutte » contre les théories du complot n’est pas neutr (...)

2Néanmoins, l’interdisciplinarité est un travail difficile qui requiert du temps, de la patience et parfois implique de faire marche arrière. En effet, toutes les disciplines ne peuvent malheureusement pas fonctionner de concert et il nous semble que ce travail minutieux implique différentes étapes. D’abord s’assurer que les préoccupations épistémologiques sont les mêmes ; ensuite, contrôler que les méthodologies peuvent être comprises réciproquement et, éventuellement, être utilisées par les différentes parties présentes, ou tout du moins permettent la comparaison des résultats d’une discipline à l’autre. Enfin, il faut s’assurer que tout ce travail soit utile, c’est-à-dire, dans le cas du complotisme, qu’il permette d’aller plus loin dans la réflexion sur les théories du complot, en permettant éventuellement de mieux saisir les enjeux (sociaux, psychologiques, démocratiques, éducatifs, cognitifs, argumentatifs, etc.) qu’elles génèrent et partant, que ce travail permette de mieux lutter contre leur diffusion dans l’espace public1.

  • 2 Nous pensons notamment aux différents échanges entre l’équipe du GRAL et l’équipe de chercheurs et (...)
  • 3 Pour rappel, Stefano Iacone est psychologue, Emiliano Loria est philosophe, spécialisé dans la pens (...)

3Dans cet article, nous ne prétendons pas faire de l’interdisciplinarité de façon exhaustive, nous nous limiterons à une première étape de celle-ci : l’assurance d’un intérêt et d’une compréhension mutuels. En effet, il nous semble que rhétorique et psychologie partagent, tout du moins sur le sujet du complotisme, certaines préoccupations dont la principale est celle de s’intéresser aux raisons. D’un côté, aux « raisons » de la persuasion, de l’autre, aux « raisons » sociales, personnelles et motivationnelles qui font que l’on adhère au discours complotiste. Dans les deux disciplines, on se place, a priori, en observateur neutre, on tente de comprendre ce qu’il se passe et on évite la posture normative. Cette intuition de la discussion entre les deux approches est latente depuis quelques années : nombreuses bibliographies rhétoriques contiennent des ouvrages de psychologie (sociale et cognitive) et des discussions sont engagées entre collègues notamment au sein de l’Université libre de Bruxelles2 et au sein de l’ouvrage que nous présentons ici et dont nous nous servons comme fil conducteur pour notre réflexion. En effet, les trois auteurs concernés revendiquent une réflexion qui, bien qu’ancrée dans la psychologie, se nourrit aussi d’écrits en sociologie et en philosophie3 (Iacone, Loria et Meini 2023 : 9, 14).

4Très concrètement donc, pour mener à bien ce que nous considérons comme la première étape d’un travail interdisciplinaire, nous procédons de la sorte : nous faisons un résumé critique de l’ouvrage Complottisti vulnerabili rédigé par Iacone, Loria et Meini. Nous passons en revue chacun des chapitres de cet ouvrage et pour chacun d’eux, nous tentons de mettre en dialogue les résultats et observations proposés en psychologie avec les résultats obtenus récemment en rhétorique. Cette première étape, relativement scolaire, nous semble essentielle : elle est selon nous nécessaire pour s’assurer de la compréhension mutuelle et de l’intérêt d’une entreprise interdisciplinaire.

1. Psychologie et rhétorique. Deux approches concomitantes ?

  • 4 Comme le notent Giry et Tika, le terme de « complotiste » peut renvoyer à différentes réalités, ils (...)
  • 5 Comme le souligne Nera, lorsque l’on étudie le complotisme, deux écueils sont à éviter : celui de l (...)

5L’ouvrage rédigé par Stefano Iacone, Emiliano Loria et Cristina Meini se divise en cinq chapitres qui exposent, entremêlant thèses psychologiques et sociales et récits de vie, un regard très contemporain sur les « complotistes4 » : les personnes adhérant aux théories du complot. Dans un livre qui évite à la fois la complaisance et la condescendance5, les trois auteurs soutiennent la thèse selon laquelle l’adhésion aux théories du complot s’expliquerait, en partie, par le besoin de construction et/ou de renforcement de l’identité individuelle propre à l’être humain.

  • 6 Comme les auteurs l’expliquent plus en détails dans leur ouvrage, ils se basent sur le concept de « (...)

6Pour explorer cette hypothèse, les auteurs se proposent d’abord de planter le décor : de quoi parlons-nous, et pourquoi nous en parlons ces derniers temps (chapitre I : Al cuore del cospirazionismo). Ensuite, ils exposent certaines théories du complot en vogue, comme le cas des platistes et celui de QAnon, dont ils se servent pour mettre en avant les caractéristiques du discours complotiste (chapitre II : Forme di cospirazionismo). Après ces deux chapitres plus généraux, l’ouvrage s’ancre pleinement dans le domaine de la psychologie. D’abord, les auteurs explorent le lien qui existe entre les besoins psychologiques et « rationnels » de connaissance, de construction et de maintien de l’identité (besoin dit « d’autodéfense ») et celui de reconnaissance de l’individu. Ils expliquent comment ces différents besoins peuvent trouver, de façon non exclusive, une réponse dans le complotisme (chapitre III : Dammi tre parole : conoscenza, autodifesa, riconoscimento). S’ensuit un chapitre plus illustratif : à travers la présentation de cinq personnes dites « complotistes », ils observent comment ces différents besoins se croisent et s’incarnent dans des récits cliniques (chapitre IV : I nemici sono (tutti) gli altri. Storie cliniche e complotti). Enfin, à partir des hypothèses psychologiques et de leur confrontation avec les récits cliniques précédemment exposés, les auteurs analysent plus en profondeur les interactions qui existent entre les dynamiques personnelles d’adhésion au discours complotiste et leurs imbrications avec certaines logiques de groupe (chapitre V : Idee contagiose). Après ce parcours en cinq étapes, les auteurs proposent de nuancer les critères de délimitation du phénomène complotiste qu’ils avançaient en ouverture de leur ouvrage et concluent celui-ci en retournant à leur hypothèse de départ : l’idée d’une fragilité identitaire6 comme élément nécessaire pour l’adhésion au discours complotiste.

  • 7 Comme en témoigne la bibliographie en fin d’ouvrage, l’état de l’art proposé par les trois auteurs (...)
  • 8 En effet, le Handbook of Conspiracy Theories, publié en 2020 par Butter et Knight, embrassait déjà (...)

7Plus précisément, cet ouvrage se présente comme une étude sur la mentalité complotiste, sous un angle à la fois cognitif, émotionnel et motivationnel, toujours à partir de l’individu. Les chercheurs interrogent le rôle causal de la fragilité ontologique et du besoin de cohérence du « moi » comme éléments-clés dans l’adhésion au discours complotiste. S’ancrant dans une vaste littérature psychologique contemporaine7, ils avancent l’idée que certaines personnes trouvent dans l’affiliation au groupe complotiste un espace adéquat pour répondre à un sentiment d’insécurité ontologique. Une telle hypothèse, qui a première vue, pourrait paraître assez évidente, permet en réalité, d’une part, d’aborder le complotisme comme un phénomène complexe et multifacette, et d’autre part, de jeter des ponts entre rhétorique et psychologie. Comme nous le verrons tout au long de l’ouvrage, certaines propositions faites en psychologie confirment des résultats obtenus en rhétorique et vice-versa. Loin de déforcer l’une ou l’autre approche, nous pensons que cette tendance est à la fois la confirmation (si elle était encore nécessaire8) du besoin d’envisager le complotisme comme un phénomène multiple, touchant aux divers aspects de la société, et le reflet d’une approche plus réaliste envers le complotisme.

  • 9 Les auteurs mettent en garde le lecteur, dans le cinquième chapitre, contre une lecture simplifiée (...)

8En effet, dès les premières pages, cet ouvrage s’inscrit parfaitement dans la tendance scientifique actuelle vis-à-vis des théories du complot : elle ne se concentre pas simplement sur la critique et la dévalorisation9, mais bien au contraire, tente de saisir pourquoi ce phénomène existe et pourquoi les gens y adhèrent. Il s’agit donc de comprendre quelles sont les mécaniques qui poussent à l’adoption d’une telle posture.

9Comme annoncé, nous tentons de mettre en regard les réflexions et hypothèses des trois auteurs italiens avec la littérature en rhétorique, et plus largement, la littérature en philosophie, philosophie du langage et argumentation contemporaine.

2. Appréhender les réflexions psychologiques depuis la perspective rhétorique

2.1. Un problème de confiance ?

10Pour explorer ces questions, Iacone, Loria et Meini proposent d’esquisser le contexte dans lequel ces discours se sont développés : pour eux, comme pour Emmanuelle Danblon vis-à-vis du complotisme (Danblon 2023a, 2023b, 2020), pour Maurizio Ferraris vis-à-vis de la post-vérité (2017) ou pour Cynthia Fleury par rapport au ressentiment (2020), ce phénomène serait un héritier (malheureux) de la modernité. Les auteurs reprennent les travaux d’Antony Giddens (1999) selon qui, la modernité a permis d’une part aux individus de s’émanciper de leurs origines socio-économiques, et d’autre part, a aussi mis le modèle scientifique au centre de nos raisonnements et formes d’acquisition du savoir. De cette valorisation de la rationalité découle une valorisation des experts : chacun et chacune ne pouvant connaitre l’entièreté du monde, il faut se fier aux connaissances et à la parole de certains et certaines.

  • 10 Cette proposition trouve un écho dans le récent papier de Herman et Oswald qui analysent la constru (...)

11Iacone, Loria et Meini apportent deux nuances à ces propos. D’abord, la marge de manœuvre dont chacun et chacune dispose par rapport à ses origines peut être à la source d’un sentiment d’angoisse : les individus sont responsables de leur futur. Ensuite, et de façon très contemporaine, le rôle des experts est devenu tel – notamment amplifié et rendu parfois plus flou par les médias – qu’il peut être difficile de savoir à qui se fier10. Selon les trois auteurs, ces éléments ébranlent la question de la confiance dans nos sociétés : s’il est nécessaire de se faire confiance pour faire société, les configurations sociétales actuelles sont telles qu’accorder sa confiance à quelqu’un comporte le risque de s’en remettre à des personnes inadéquates ; il faut désormais se repérer face à une multitude de sources.

  • 11 Dans notre thèse de doctorat Complotti persuasivi ? Un’indagine retorica, le rôle de la confiance e (...)
  • 12 La paideia est un terme qui désigne l’éducation dans la pensée grecque antique. Pour une réflexion (...)

12La question de la confiance, qui nous semble également au cœur de certaines recherches en rhétorique où elle est, pour le moment, principalement abordée à partir de la notion d’éthos11 (Angenot 2013) doit néanmoins être nuancée : soutenir qu’un besoin de confiance réciproque est nécessaire pour vivre ensemble ne signifie pas que l’on fait l’apologie d’une confiance aveugle qui deviendrait naïveté. La notion de confiance, vis-à-vis de soi et des autres, doit être balancée par ce que les anciens appelaient la paideia12 (Di Piazza 2023, 2020) et par ce que les auteurs indiquent sous le terme d’esprit critique, c’est-à-dire la capacité à accorder cette confiance de façon adéquate.

2.2. Une question de définition

  • 13 Nous renvoyons notamment à l’introduction du présent volume, ainsi qu’à Nera et Schöpfer (2023).

13À partir de ces prémices contextuelles, l’ouvrage se divise en cinq chapitres. Le premier chapitre cherche à problématiser la définition du complotisme en termes de stratégies défensives, comme lieu de refuge face aux angoisses et frustrations sociales que tout un chacun peut rencontrer. L’exercice de la définition du complotisme est une étape à laquelle se confronte l’ensemble des chercheurs et chercheuses qui s’intéresse à ce sujet13. Ici, la définition proposée en début d’ouvrage, pour la majeure partie, est inspirée des travaux du philosophe Quasim Casam (2019, 2007) et du psychologue Robert Brotherton (2014), et se recoupe avec les acceptions habituelles du phénomène. Les trois auteurs du volume précisent cependant quatre éléments. D’abord, le complotisme propose des explications à des événements sociaux significatifs, de rupture ou socialement angoissants, ou encore à des événements perturbants tels que les chemtrails, c’est-à-dire des événements attestés mais bousculant l’appréhension et la compréhension commune du réel, ainsi que l’opinion publique. Ensuite, ce phénomène implique la distinction d’un ennemi sous une forme essentialisée, l’ennemi est l’incarnation d’un mal absolu. Enfin, les trois chercheurs pointent le fait que, dans la majeure partie des cas (heureusement), le complotisme reste une forme de discours qui se diffuse sans passage à l’acte politique qui suivrait la gravité de la thèse proposée. À cette dernière composante, les chercheurs italiens lient un ultime aspect : le complotisme est partagé – à l’inverse de la paranoïa comme ils le développent plus avant ; le complotiste cherche à diffuser son discours et à convaincre un auditoire le plus large possible de la véracité de ses propos.

14Cette délimitation du complotisme fait écho, comme nous le soulignions, à de nombreuses observations effectuées en rhétorique et c’est l’un des intérêts de cet ouvrage pour le chercheur en rhétorique et argumentation. Un tel ouvrage permet de jeter des ponts entre les disciplines et de réunir deux épistémologies qui s’intéressent chacune à la raison humaine de façon, nous semble-t-il, nuancée et non normative, mais cadrée. Chaque épistémologie a bien évidemment sa propre méthodologie et ses points d’attention. Nous ne prétendons pas rabattre une discipline sur l’autre, mais simplement indiquer les points de dialogue entre elles.

  • 14 L’absence d’un réel passage à l’action ne signifie cependant pas que le complotisme n’a pas d’impac (...)

15Commençons donc en reprenant les quatre points soulignés par les auteurs italiens et les échos qu’ils peuvent avoir en rhétorique. La désignation d’un ennemi sous une forme essentialisée avait déjà été étudiée par Loïc Nicolas (2014), et revient dans nos plus récents travaux sur le sujet (Donckier de Donceel 2023). Plus précisément, nous pensons pouvoir la lier à la question d’absence de passage à l’action dans le cadre complotiste. Dans un travail élaboré avec Julie Dainville nous montrons en quoi la représentation d’un mal absolu et essentialisé peut, paradoxalement, paralyser le passage à l’action (Dainville et Donckier de Donceel 2023). Dans une perspective quelque peu différente, Marco Mazzeo et Adriano Bertollini (2024) soulignent aussi l’idée d’un complotisme caractérisé par une absence d’action politique14. Enfin, la question de la persuasion est bien évidemment au centre des études rhétoriques. Il s’agit du point de départ des études en rhétorique et en argumentation sur le sujet (Demata, Zorzi et Zottola 2022, Nicolas 2014). Cette caractéristique du discours complotiste rejoint également la construction d’un éthos de gourou et prophète déjà observée par Emmanuelle Danblon et Loïc Nicolas (2010).

16À partir de cette proposition de définition, qui, comme indiqué plus haut, partage de nombreuses pistes de réflexion avec la rhétorique, les trois auteurs exposent leur hypothèse, psychologique, de recherche : l’adhésion au complotisme, tel que défini ci-dessus, serait corolaire d’un sentiment de fragilité ontologique. Reprenant les travaux de Ronald Laing (1969) et ensuite de Giovanni Jervis (2014) sur ce thème, ils proposent de voir dans le complotisme une conséquence de cette fragilité. Le complotisme permettrait un sentiment de continuité entre différents événements significatifs à l’échelle d’une vie et un sentiment de confiance retrouvé vis-à-vis de soi et des autres. En effet, dans un environnement imprévisible tel que le monde actuel, le complotisme se présente comme une narration alternative et rassurante face à des événements notoires qui peuvent impacter la confiance en soi et dans la société. Sans être complaisante avec le conspirationnisme, la rhétorique reconnait également le besoin de faire sens comme un besoin humain rationnel. En effet, comme le rappelle Emmanuelle Danblon, quelques-unes des fonctions rhétoriques, présentes en particulier dans le genre épidictique, permettent justement, de donner sens à certains événements. Mais la différence principale est que dans les discours épidictiques, ce besoin de faire sens est toujours assumé comme étant fictionnel, ce qui n’est que rarement – si pas jamais – le cas dans les discours complotistes (Danblon 2020).

3. Quels discours pour quelles inquiétudes ?

17Si le complotisme est une réaction possible face au besoin ontologique de continuité et de cohérence, il n’en reste pas moins que c’est une réponse à des nécessités « normales », qui impacte (négativement) la capacité humaine à acquérir des informations, à raisonner, à avoir confiance, en somme, l’esprit critique. L’impact du complotisme sur l’esprit critique n’a jamais échappé aux spécialistes du sujet, le premier ayant mis cet élément en lumière étant Karl Popper lorsqu’il pointe une impression de transfiguration du modèle scientifique dans le complotisme. C’est le premier type de discours complotiste que les auteurs proposent de mettre en lumière dans le second chapitre. Après le complotisme dit « scientifique », ils exposent un complotisme que l’on peut qualifier d’« émotionnel » au sein duquel l’imaginaire de la victime est très présent, et un complotisme de type « totalisant » où l’explication par le complot couvre tous les aspects de la société.

  • 15 Les auteurs se réfèrent notamment au documentaire Behind the curve produit en 2018.

18Le complotisme dit « scientifique » est illustré par le cas des platistes15. Les auteurs développent la proposition suivante : a priori, les scientifiques sont considérés comme les interlocuteurs désignés pour donner des réponses ou ébauches de réponses face aux nombreux « pourquoi » qui traversent les sociétés. C’est un travail long, lent, fastidieux et au sein duquel le désaccord reste conséquent. Face au travail scientifique le complotisme, lui, offre à l’inverse, une réponse évidente, claire et immédiate à ces questionnements. C’est une forme de refuge face à aux fragilités humaines. Pourtant, le complotisme répond aux « pourquoi » à partir d’un style argumentatif qui valorise le modèle scientifique : on doute (Nicolas 2014), on interprète des signes et indices (Danblon 2023a) et on se réfère au champ de l’expertise (Mazzeo et Bertollini 2024, Donckier de Donceel 2022, Herman et Oswald 2022). Le complotisme semble ainsi proposer des raisonnements argumentatifs basés sur des modèles empiriques et pratiques, dont la démarche scientifique resterait l’étalon de référence ; mais, les auteurs italiens le rappellent : le complotisme ne ferait que « singer » la pratique scientifique. Les réponses qu’il propose sont généralement, nous le disions, simplifiées, rapides, univoques et surtout, ne respectent pas le principe de falsifiabilité. C’est tout le contraire de ce que l’on attend d’une démarche scientifique qui n’est ni simple, ni rapide, ni univoque.

19Ces différences fondamentales amènent les auteurs à affirmer que le complotisme serait également un écueil du relativisme et non uniquement du positivisme, comme on a parfois tendance à le considérer actuellement. Dans une tendance similaire à celle que souligne Marc Angenot à propos de la confiance (2013), la société occidentale contemporaine, à force de valoriser le positivisme, a parfois mené à des excès : soit une confiance et une forte valorisation du rôle des experts, soit, un doute extrême qui mène paradoxalement à une certitude absolue, celle de nos expériences directes. La confiance absolue, et nous dirons presque unique, en nos expériences directes peut aussi être liée à un certain écueil du relativisme. Comme l’indique le psychologue Jervis à partir duquel les auteurs élaborent leur propos, dans les années 1960 et 1970 on observe une crise de l’objectivité et on valorise ainsi l’accès direct aux choses ; on tend à considérer que chaque discours et interprétation de la réalité à voix au chapitre (Jervis 2021 : 121, cité par Loria, Iacone et Meini 2023 : 33-34). Ce serait finalement dans cette tension – que nous considérons symptomatique de notre époque et que l’on retrouve dans des phénomènes connexes au complotisme tels que la post-vérité (Di Piazza, Piazza et Serra 2018, Lorusso 2018) – que se situerait la juste appréciation du phénomène complotiste :

  • 16 Notre traduction : « Nous touchons ici à l’un des aspects sensibles du complotisme : la démarche ar (...)

E qui a nostro avviso si tocca un nervo scoperto del complottismo: il paradossale incedere argomentativo della mentalità cospirazionista, tutta protesa a servire immaginari e desideri personali e condivisi tra gruppi elitari. Il paradosso risiede proprio nel maldestro uso della ragione che, escogitando giustificazioni parodianti rigorose inferenze tipiche della scienza, arriva a negare la correttezza dei ragionamenti stessi (Iacone, Loria et Meini 2023 : 34)16.

20Ensuite, bien que le complotisme dit « scientifique » soit très présent dans la sphère publique, il n’est pas le seul à exister. Les auteurs soulignent également la présence de ce qu’ils nomment un complotisme « émotionnel » ou « pathétique ». Par ce qualificatif, ils désignent des discours complotistes au sein desquels le curseur émotionnel est plus poussé, des discours qui mettent en scène une dynamique très claire de victime/bourreau. Dans cette catégorie, ils classent, par exemple, les discours produits pendant la pandémie de Covid-19 dans lesquels les complotistes se déclaraient victimes d’une atteinte à leur intégrité physique et morale au même titre que les victimes de la Shoah. Il s’agit d’un effet de persuasion déloyal rencontré à de nombreuses reprises sur les réseaux sociaux, qui n’a échappé à personne (Donckier de Donceel 2023). Plus globalement, se déclarer « victime », c’est-à-dire construire un éthos à partir de ce qualificatif, est désormais une technique de persuasion reconnue : dans nos sociétés contemporaines, la « victime » est considérée comme un interlocuteur valide et légitime sur la scène publique (Azouvi 2024, Grinshpun 2019, Giglioli 2014).

  • 17 De façon très simplifiée et résumée, pour Mercier (mais aussi chez Sperber et al. 2010, Sperber et (...)

21Dans l’ouvrage étudié ici, les auteurs décident d’aller un pas plus loin dans l’analyse proposée des discours complotistes autour de la Covid-19, ils choisissent de mettre en avant la composante de crédulité. Pour eux, cette vague complotiste a été l’incarnation parfaite de la tension entre méfiance et crainte des autorités épistémiques, politiques et médiatiques traditionnelles et confiance aveugle envers des propositions et paroles « prêt-à-porter » comme ils les qualifient. À partir de cette observation, les trois chercheurs proposent de discuter l’une des dernières hypothèses d’Hugo Mercier. Selon le chercheur français, l’être humain serait naturellement peu enclin à la crédulité17 et, vis-à-vis du complotisme, cela le mène à soutenir qu’a priori, l’adhésion aux théories du complot découlerait principalement d’une narration intuitivement attirante, faisant fi des questions de charisme de l’auteur de la théorie du complot (Mercier 2020). Sans que nous discutions la thèse d’Hugo Mercier sur la crédulité, dans une perspective rhétorique, nous notons simplement que cette proposition ne prend pas en considération les effets persuasifs du discours produit par les composantes d’éthos et de pathos et est globalement plutôt à contre-courant des tendances générales dans les études sur le complotisme. La prudence que nous émettons vis-à-vis de l’approche de Mercier semble partagée par les auteurs de l’ouvrage. En effet, ils soulignent le risque, à partir d’une telle lecture du complotisme, de qualifier les complotistes de fous ou de simples d’esprit. (Nous y reviendrons.)

22Après avoir exploré ces deux types de complotisme, les auteurs font une troisième proposition : le complotisme comme réponse à un besoin de contrôle total. Afin d’illustrer et d’explorer cette tendance, ils se réfère au cas de QAnon – une théorie du complot dite systémique selon la catégorisation de Michael Barkun (2003). À partir de cette théorie du complot, les chercheurs amorcent une réflexion d’ordre plus strictement psychologique : le complotisme serait la manifestation d’un mal être et d’un sentiment d’insécurité relatif à l’identité personnelle. Reprenant à leur compte les travaux de Dolores Albarracìn (2020), ils développent leur propos : le besoin de construire une identité personnelle stable et cohérente s’articule et fonctionne dans une logique de réciprocité avec trois autres besoins psychologiques : la connaissance, l’autodéfense et la reconnaissance sociale.

4. Le complotisme compris dans une perspective psychologique

23Le troisième chapitre est le plus psychologique de l’ouvrage, chacun des besoins psychologiques précités est exploré et la relation qu’il entretient avec les deux autres, ainsi qu’avec le complotisme, explicitée. Cette partie est, de fait, la plus technique de l’ouvrage, et afin de clarifier notre propos et de ne pas nous approprier des connaissances qui ne sont pas nôtres, nous avons préféré procéder en deux temps : d’abord l’exposition résumée des propositions des auteurs et ensuite un point de comparaison avec les observations actuellement proposées en rhétorique.

24Ainsi, le premier des besoins psychologiques étudiés par les auteurs est celui de connaissance, dont l’importance était déjà soulignée par Aristote : l’être humain a besoin de connaître le monde qui l’entoure mais pas uniquement : il trouverait un certain plaisir dans la recherche de sens et la compréhension de son environnement. C’est précisément cette composante de plaisir heuristique qui peut, paradoxalement, mener à certaines dérives comme celle de vouloir, de façon excessive, tracer une cohérence entre différents événements.

  • 18 L’illusion de connaissance renvoie au fait que les individus pensent savoir quelque chose alors qu’ (...)
  • 19 Les auteurs de l’ouvrage rappellent d’une part, que ce modèle comprend deux types de stratégies (si (...)

25À cela se surajoutent deux principaux biais cognitifs, celui de l’illusion de connaissance et celui de l’illusion d’une connaissance informée18 (Sloman et Fernbach 2018 cités par Iacone, Loria et Meini 2023). Dans leur relation avec le complotisme, ces dérives potentielles du plaisir heuristique sont regroupées sous l’appellation « d’erreur fondamentale d’attribution » (Clarke 2002, cité ibid.) qui met l’accent sur le rôle de l’intentionnalité dans l’interprétation complotiste des événements19. Pourtant, les auteurs insistent, la présence de certains biais cognitifs dans les raisonnements complotistes ne suffit pas à tout expliquer : si ces mécanismes peuvent favoriser notre tendance à adhérer à certains discours faux ou complotistes, l’appréhension de ceux-ci doit, pour pouvoir comprendre l’attrait pour le complotisme, être couplée avec la question de l’identité.

  • 20 L’identité personnelle d’un individu est liée à son identité sociale, au rôle social qu’il embrasse (...)

26L’élément de la connaissance se joint ainsi à la question de l’identité que les auteurs explorent selon le prisme du besoin d’autodéfense. Face aux informations disponibles, deux types principaux de raisonnements sont adoptés par les individus : un raisonnement basé sur l’information en elle-même et un raisonnement basé sur l’identité. Le premier se réfère à une analyse plus technique et systématique des informations à disposition tandis que le second renvoie à l’idée de raisonnement produit à partir de stéréotypes qui renforcent l’identité individuelle de tout un chacun, tant au niveau personnel que social20. Ce serait ce second raisonnement qui favoriserait la tendance à adhérer et considérer positivement les informations qui sont congruentes avec la pensée du groupe auquel chaque individu appartient.

  • 21 À ce propos, nous renvoyons à notre travail de thèse précitée.

27Bien que cette tendance soit naturelle à l’être humain, dans certains cas, quand elle se fait trop automatique et quand elle se confronte à un espace informationnel peu clair, elle risque de se transformer en pensée identitaire. Ces tendances, comme l’indiquent à plusieurs reprises les auteurs, sont naturelles, voire nécessaires, à l’être humain. À nouveau, ils soulignent qu’il est difficile de tracer une démarcation entre une attitude qui serait strictement complotiste ou qui ne le serait pas. Les fonctionnements et mécanismes du complotisme sont, pour la plupart, partagés et communs avec d’autres types de raisonnements et/ou phénomènes humains. Notons à ce propos que c’est d’ailleurs un élément qui apparaît de façon saillante dans les analyses rhétoriques sur le complotisme : le discours conspirationniste doit son efficacité, en grande partie, à un arsenal argumentatif partagé avec les trois genres principaux de la rhétorique21. Raisonner selon un schéma qui renforce l’identité individuelle est donc un élément nécessaire mais non suffisant pour expliquer, psychologiquement, le complotisme.

28À partir de ces premières observations, les auteurs proposent donc une corrélation supplémentaire : si les individus ont tendance à adhérer à des informations/explications parfois fausses qui renforcent leur identité individuelle, ces mêmes individus vont parfois jusqu’à considérer que les personnes qui les contredisent ne s’opposent pas à leurs propos mais à leur personne, à leur identité. C’est ainsi que le besoin de connaissance et celui d’autodéfense se rejoignent : les êtres humains sont enclins à se protéger des émotions désagréables (qui peuvent provenir d’informations contredisant leurs modèles de pensées), et ce de manière générale, mais encore plus quand ils présentent une identité individuelle fragile. Cette peur de la contradiction peut entraîner un repli sur soi et/ou sur le groupe qui conforte l’individu dans sa position de départ. À nouveau, il s’agirait, d’après les auteurs, d’une étape nécessaire mais non suffisante pour expliquer l’adhésion au complotisme. Ils proposent donc un développement supplémentaire : le complotisme serait une manifestation particulière du besoin de connaissance et d’autodéfense de l’identité personnelle qui trouve dans le dévouement à un leader une forme de compensation à l’insécurité ontologique.

29Ce faisant, ils amènent le lecteur à considérer la composante de reconnaissance sociale dans le processus psychologique d’adhésion au complotisme. Le leader reconnu comme l’autorité en tous points, tant épistémique que morale, devient le récipiendaire d’une confiance absolue de la part du complotiste. En effet, la fragilité ontologique va souvent de pair avec un manque de confiance en soi et dans les autres ; or, la confiance dans les rapports à soi et aux autres est l’un des éléments centraux du comportement humain, elle est à la base de la coopération sociale, elle sert l’apprentissage, le renforcement des connaissances, les normes sociales, le sentiment de sécurité vis-à-vis de soi et des autres, et enfin, l’estime de soi. Dans le complotisme, la confiance est mise à mal : elle se transforme en défiance (presque toujours) généralisée vis-à-vis des autorités traditionnelles et en confiance aveugle, voire soumission, vis-à-vis d’une figure d’autorité alternative et de l’entourage créé autour d’elle ; appartenir à un groupe permet un nouveau sentiment d’identité. Ces mécaniques de construction et de renforcement de l’identité sont plus efficaces encore quand le groupe auquel l’individu appartient s’identifie d’une part, avec un personnage public qu’il évalue positivement et d’autre part, avec un groupe dont l’identité politique est très forte. De la sorte, l’adhésion au groupe permettrait un « supplément imaginaire d’identité », c’est-à-dire que le groupe devient la structure identitaire forte, stable et cohérente permettant de compenser une fragilité ontologique de l’individu.

30Les auteurs expliquent dans de plus amples détails comment la qualité de défense identitaire (et donc, inversement, la fragilité ontologique à laquelle tous les êtres humains sont potentiellement exposés) est grandement conditionnée par la qualité des relations et soins dont chacun et chacune d’entre nous a bénéficié dans l’enfance. Ils traitent cette question à partir des théories de l’attachement et feront voir, dans le chapitre suivant, qu’il s’agit sans doute d’une des seules constantes pour tenter de répondre à la question de savoir qui sont les complotistes. Avant cela, les trois chercheurs prennent encore le soin d’exposer au lecteur deux éléments : quels sont les différents types d’attachement auxquels un individu peut être confronté, et quels sont les liens existants entre sentiment de sécurité ontologique et narcissisme.

4.1. Des observations partagées ?

  • 22 Sur la parrhésie, et sur les questions d’éthos de rupture, nous renvoyons au récent ouvrage dirigé (...)
  • 23 Sur la question de la vérité et de ses différentes acceptions et rôles sociaux, dans une perspectiv (...)

31Sans entrer dans le détail de ces propositions psychologiques, nous, retiendrons que si le complotisme découle d’un dysfonctionnement affectif dans l’enfance, il se traduit à l’âge adulte par un manque d’estime de soi et de capacité à faire confiance qui se manifeste par une attitude de dévotion pour une personne/pensée à la marge, ce qui favorise à la fois un sentiment d’exclusion et d’impuissance, mais aussi un fort sentiment narcissique. Il nous semble que ces propositions trouvent un écho dans l’analyse rhétorique du discours complotiste : l’orateur complotiste est généralement une personne qui se présente comme quelqu’un dont la parole doit être écoutée et diffusée largement, quelqu’un détenant la vérité mais également quelqu’un qui, parce qu’il détient cette vérité, est à la marge. Cela se traduit en termes rhétorique, notamment par un important registre lexical autour du vocable « vérité », mais aussi par la construction d’un éthos que l’on pourrait rapprocher de celui du parrhésiaste22. Le sentiment d’impuissance est, nous semble-t-il, l’une des spécificités pathémiques du discours complotiste, et nous proposons de lier cet effet à la forte présence du ressentiment dans ces discours, mais aussi à une représentation essentialisée et absolue de l’ennemi : l’ennemi prend la forme d’un groupe omnipotent, omniscient et omniprésent, un adversaire impossible à battre. En miroir inversé, le complotiste se désigne comme la victime, celui qui n’a rien fait, innocent par excellence. Enfin, la composante narcissique se retrouve dans les résultats rhétoriques d’analyses du discours complotistes dans la mesure où l’orateur complotiste est à la fois une personne proche de son auditoire, elle est « comme nous » mais elle est aussi au-dessus de nous, l’orateur complotiste connaît son sujet, sa parole est experte et elle mérite d’être écoutée de façon absolue. Ce penchant narcissique et demande d’une dévotion absolue, comme le soulignent aussi les auteurs ici étudiés, participent fortement de la composante polarisante du complotisme : soit on est avec nous, soit contre nous, les choses sont vraies ou fausses, il n’y a pas de place laissée au désaccord et aux nuances de vérité23.

5. Quelques illustrations

32Cette plongée dans les raisons psychologiques de l’adhésion au complotisme préparent parfaitement le lecteur au quatrième chapitre [I nemici sono (tutti) gli altri]. Dans cette partie, les auteurs présentent cinq récits cliniques afin de montrer la diversité des profils des personnes adhérant au complotisme. Ces récits sont abordés et lus dans une perspective systémique et ont été sélectionnés pour permettre aux auteurs de développer leurs propositions explicatives et interprétatives présentées plus tôt dans le livre. En effet, à l’issue de ce chapitre, trois propositions semblent se confirmer. D’abord, il existe une très grande diversité dans les profils des adhérents au complotisme. Ensuite, la composante de groupe est essentielle : appartenir à un groupe dont l’identité est forte et intransigeante permet à une certaine forme de narcissisme de s’exprimer et permet à certaines personnes de renforcer une identité individuelle en construction. Enfin, et lié à ce second élément, ces récits cliniques illustrent et confirment l’hypothèse selon laquelle la composante de fragilité ontologique serait un trait commun et significatif dans l’adhésion au discours complotiste. En effet, pour les auteurs, devenir et être soi-même est toujours un processus compliqué qui, pour certains et certaines, trouve une issue dans l’adhésion et l’appartenance au groupe complotiste.

6. Nous et eux, les logiques de groupe dans le complotisme

  • 24 La reconnaissance du pastafarisme comme une religion ou non est encore fort discutée, surtout qu’au (...)

33Poussant le curseur un peu plus loin, ils proposent, dans le dernier chapitre (Idee contagiose), d’analyser plus en profondeur les dynamiques de construction de l’identité individuelle parmi le groupe, en mettant notamment l’accent sur les dynamiques binaires, voire polarisantes entre « nous » et « eux ». Ils posent ainsi la question : allora, che cosa sono i complottisti ? (« qui sont donc les complotistes ? »). Pour y répondre, les auteurs soulignent clairement leur refus de qualifier les complotistes comme des simples représentants de l’irrationalité, ce qui mènerait, à leurs yeux, à deux erreurs. D’abord, les considérer comme la manifestation d’une forme farfelue d’irrationnalité permettrait de rapprocher le complotisme des formes nouvelles et excentriques de religion comme le pastafarisme24. Ensuite, si ces discours sont l’incarnation de l’irrationalité humaine, on tendrait facilement à les considérer comme des délires paranoïaques, voire pathologiques.

  • 25 La tendance à lire le complotisme comme une forme de paranoïa est héritière des travaux de l’améric (...)

34Or, d’après les chercheurs italiens, et nous sommes d’accord avec eux, ces rapprochements sont à éviter car ils ne rendraient pas compte des spécificités du complotisme. D’une part, les nouvelles religions et le sens d’appartenance au groupe ne se construisent pas autour d’un ennemi. Dans le complotisme, cet ennemi fait figure de repoussoir et de pôle contrastant, permettant de renforcer l’identité du groupe, dans une dynamique de polarisation et de distinction très forte entre « eux » et « nous ». D’autre part, la composante pathologique25 porte à confusion sur deux plans : d’abord une pathologie mentale touche généralement un nombre restreint et particulier de personnes ; or, le complotisme touche tout le monde. Et ensuite, la dynamique de victime-bourreau, présente dans la paranoïa et dans le complotisme, révèle une différence fondamentale dans ces deux groupes. Une personne paranoïaque considère qu’elle seule est victime de la société dans son entièreté. Une personne complotiste considère qu’elle et son groupe sont victimes d’un abus de la part d’un groupe de personne très précis, d’un ennemi essentialisé. Le paranoïaque est donc seul tandis que le complotiste cherche des alliés, il cherche à répandre sa parole, ce qu’il considère comme « la » vérité. Comme souligné auparavant, il s’agit d’un des marqueurs linguistiques du complotisme que l’on observe de façon prononcée dans les études rhétoriques sur ce sujet. En effet, nous le disions, dans les discours complotistes, souvent, l’orateur adopte un éthos de gourou, voire de parrhésiaste, il est celui qui détient la vérité et qui se doit de la diffuser. Ces discours sont donc emprunts de termes tels que « devoir de la vérité », « opposer la Lumière aux ténèbres », etc. Dans cette logique, le bourreau, celui qui empêche la diffusion de la bonne parole complotiste et nuit à l’intégrité de celui qui la prononce, est un ennemi et une cible à abattre.

  • 26 Tel que le présentent les auteurs, Pierre considère que la méfiance épistémique, à l’instar des pro (...)

35Le groupe, construit dans une opposition radicale à l’autre comme source du mal-être mais aussi comme source d’une certaine forme de censure, ou tout du moins, d’invalidation des propos du groupe, serait à la source de ce que le chercheur américain Joseph Pierre (2020) qualifie de « méfiance épistémique26 ». Cette forme de méfiance, qu’il considère comme caractéristique du complotisme, s’exprimerait à travers un refus catégorique des informations en provenance des autorités traditionnelles. La boucle est bouclée : à nouveau, les auteurs retombent sur la question de l’estime de soi, allant de pair avec la capacité humaine à faire et à avoir confiance. Le complotisme serait donc ce groupe où se construit l’identité individuelle, à l’encontre des autorités traditionnelles, pour se soumettre ensuite à une autre autorité, celle de la marge et de l’alternative. La pensée du groupe se fait contagion et nécessité, la pensée du groupe est nécessaire à la construction de l’identité individuelle mais elle peut, à certains égards, amoindrir la capacité critique de l’individu. Ce « nous » entre alors dans une logique de polarisation et de dysfonctionnement ; c’est un groupe composé d’individus qui restent malgré tout isolés.

Conclusion : une collaboration fructueuse ?

36À partir de ces différentes propositions, et nous ferons de ce point la péroraison de notre réflexion critique, les auteurs proposent de redéfinir les limites du complotisme. À leurs propos présentés en début d’ouvrage, ils ajoutent les propositions suivantes :

– Le complotisme est une forme de simplification extrême de la réalité dans laquelle le « nous » s’oppose à un « eux » qui prend la forme d’un mal essentialisé. Le « nous » est, inversement et indubitablement, le « gentil » de l’histoire. Cette simplification extrême de la réalité acquiert une qualité d’auto-évidence.

– D’un point de vue psychologique et social, le « nous » prend une telle ampleur qu’il en devient totalisant, quitter le groupe impliquerait une rupture profonde et impacterait fortement l’identité individuelle du membre sortant.

– La simplification de la réalité et la prégnance du « nous » se rencontrent et cumulent dans des périodes de crise, lorsque que la pensée à davantage besoin de sens et de cohérence.

– Ces différents éléments poussent l’individu complotiste à se déresponsabiliser sur le plan social, il se méfie et s’éloigne de la société.

37Ces précisions apportées sur les caractéristiques du complotisme et l’ensemble de l’ouvrage mettent en avant l’idée d’une étrange, voire dérangeante, similarité entre complotistes et non-complotistes. C’est un constat que nous partageons. Nous le disions, nombreuses questions et observations sont similaires à celles qui ont marquées le domaine de la rhétorique, en ce compris, notre parcours de thèse. Le complotisme reflèterait un malaise propre à nos sociétés, un rapport ambivalent à la confiance et aux autorités, une menace pour nos démocraties, mais non un phénomène pathologique.

38En effet, les questions soulevées par ce phénomène sont légitimes et compréhensibles. Il est normal de s’interroger sur notre identité et les incertitudes sont propres à la nature humaine. Mais, s’il est légitime de s’interroger sur ces questions, le complotisme y apporte une réponse que les auteurs qualifient de « prêt-à-porter », une réponse simple et facile, mais aussi polarisante et radicale, pour des questions pourtant difficiles et complexes. Face à ce constat, plutôt que de condamner le complotisme et sans pour autant s’y complaire, les auteurs invitent le lecteur à explorer les profondeurs de la nature humaine, à abandonner une lecture binaire de la rationalité et à retrouver une certaine forme de lucidité dans nos rapports sociaux. Cette lucidité, qu’ils appellent de leurs vœux, devrait nous aider à refonder une sagesse à la fois collective et individuelle.

39C’est un appel que l’ensemble de la tradition rhétorique ne peut que saluer, et qui nous conforte dans notre intuition de départ : quand il s’agit d’étudier un phénomène tel que le complotisme, les disciplines rhétorique et psychologie partagent certaines préoccupations et présentent des propositions comparables. Cependant, nous le soulignions en début de réflexion, pour que le travail interdisciplinaire se fasse réellement, il ne doit pas se limiter à une simple confirmation réciproque des observations. Il faut bien garder en tête qu’une réflexion telle que proposée ici est une première étape. Désormais, si la volonté de travailler conjointement à la compréhension du phénomène complotiste est partagée, il faudrait pouvoir s’asseoir ensemble autour de la table et initier réellement le travail interdisciplinaire : comprendre comment les deux disciplines peuvent dialoguer, s’enrichir mutuellement et concrètement comment procéder. Un tel travail impliquera certainement de se confronter à des défis, voire des impasses, mais nous restons convaincues que c’est seulement de la sorte que nous aurons un regard plus perspicace sur l’un des enjeux-clés de nos démocraties actuelles et pourrons, ainsi, un jour, espérer lutter efficacement contre la présence et la diffusion des discours complotistes dans la sphère publique.

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Notes

1 Nous sommes conscientes que la position de « lutte » contre les théories du complot n’est pas neutre. Néanmoins, comme développé dans notre thèse (Donckier de Donceel 2024) et repris partiellement en introduction de ce volume sur les théories du complot, nous assumons cette position. Pour une réflexion plus large sur le positionnement du chercheur et de la chercheuse dans le large champ des humanités et sciences humaines, nous renvoyons notamment aux travaux de Nathalie Heinich (2002) et Marianne Doury (2013) dont nous partageons les positions. Pour approfondir sur les différentes postures de « lutte » face à la présence et diffusion des théories du complot dans l’espace public, nous renvoyons à la réflexion de synthèse suivante : Räikkä et Ritola (2020).

2 Nous pensons notamment aux différents échanges entre l’équipe du GRAL et l’équipe de chercheurs et chercheuses travaillant sous la direction d’Olivier Klein, Régine Kolinsky et José Junca de Morais, comme par exemple, la présence d’Emmanuelle Danblon dans le jury de thèse de Camila Arnal (dont la thèse porte sur les raisons psychologiques de l’adhésion aux théories du complot), ou ma participation au Certificat interuniversitaire européen en éducation aux médias et à la citoyenneté numérique (ULB) au sein duquel une journée était dédiée aux théories du complot et animée par Kenzo Nera, Marie Peltier et moi-même.

3 Pour rappel, Stefano Iacone est psychologue, Emiliano Loria est philosophe, spécialisé dans la pensée et la cognition et Cristina Meini est professeure de philosophie du langage.

4 Comme le notent Giry et Tika, le terme de « complotiste » peut renvoyer à différentes réalités, ils proposent cinq catégories (Giry et Tika 2020) ; ils rappellent à l’instar d’autres chercheurs que c’est, la majeure partie du temps, une appellation qui vient de l’extérieur.

5 Comme le souligne Nera, lorsque l’on étudie le complotisme, deux écueils sont à éviter : celui de la complaisance vis-à-vis du complotisme et celui du refus de toute critique des autorités traditionnelles, sous prétexte que celle-ci serait obligatoirement complotiste (Nera 2023).

6 Comme les auteurs l’expliquent plus en détails dans leur ouvrage, ils se basent sur le concept de « fragilité ontologique » mis en lumière par Jervis (2014).

7 Comme en témoigne la bibliographie en fin d’ouvrage, l’état de l’art proposé par les trois auteurs est à la fois très contemporain et toujours compris dans une perspective historique.

8 En effet, le Handbook of Conspiracy Theories, publié en 2020 par Butter et Knight, embrassait déjà cette optique : une présentation et approche multidisciplinaire du complotisme.

9 Les auteurs mettent en garde le lecteur, dans le cinquième chapitre, contre une lecture simplifiée du complotisme. C’est aussi ce que nous défendons et également ce que nous voyons en filigrane dans le rapport Bronner, dit des « Lumières » (2022).

10 Cette proposition trouve un écho dans le récent papier de Herman et Oswald qui analysent la construction d’un éthos d’expertise dans le discours complotiste (2022). Dans leur étude, ils rappellent le rôle joué par les médias qui brouillent parfois la frontière entre sphères médiatiques et sphères scientifiques, faisant oublier que le domaine d’expertise d’un scientifique est généralement très restreint.

11 Dans notre thèse de doctorat Complotti persuasivi ? Un’indagine retorica, le rôle de la confiance et son ambiguïté (à la fois une défiance envers les autorités politiques, épistémiques et médiatiques traditionnelles et une confiance [presque] absolue dans le discours complotiste) est au centre des observations faites sur l’éthos et des remarques générales sur le complotisme. Le rôle ambivalent de la confiance dans le complotisme participerait de la polarisation engendrée par ce phénomène. Thèse soutenue le 26 juin 2024 à l’Università Degli Studi di Palermo, en cotutelle avec l’ULB.

12 La paideia est un terme qui désigne l’éducation dans la pensée grecque antique. Pour une réflexion approfondie sur ce concept, voir Jaeger (1964).

13 Nous renvoyons notamment à l’introduction du présent volume, ainsi qu’à Nera et Schöpfer (2023).

14 L’absence d’un réel passage à l’action ne signifie cependant pas que le complotisme n’a pas d’impact dans la sphère publique. Comme le rappellent les auteurs et comme soutenu en conclusion de notre thèse, le complotisme a un impact, il érode notre capacité à comprendre et connaitre le monde, il favorise des logiques de retrait et de polarisation et il gomme progressivement la possibilité d’un terrain commun qui permet le désaccord.

15 Les auteurs se réfèrent notamment au documentaire Behind the curve produit en 2018.

16 Notre traduction : « Nous touchons ici à l’un des aspects sensibles du complotisme : la démarche argumentative conspirationniste est paradoxale et vise à combler l’imagination et les désirs – partagés et personnels – de certains groupes. Le paradoxe de cette pensée réside précisément dans l’usage maladroit de la raison, qui, en élaborant des justifications qui parodient les déductions rigoureuses propres à la science, en vient à nier la justesse du raisonnement lui-même. »

17 De façon très simplifiée et résumée, pour Mercier (mais aussi chez Sperber et al. 2010, Sperber et Wilson 1995, cités par Loria, Iacone et Meini 2023), dans une perspective évolutionniste, être « crédule » irait à l’encontre du principe de « vigilance épistémique » ; il ne s’agit donc pas d’un trait de la nature humaine qui serait bénéfique à sa survie.

18 L’illusion de connaissance renvoie au fait que les individus pensent savoir quelque chose alors qu’en réalité, ils ne la connaissent qu’en surface, et l’illusion d’une connaissance informée se réfère à l’idée qu’il suffit parfois de lire un article sur un sujet pour se penser expert sur ce sujet.

19 Les auteurs de l’ouvrage rappellent d’une part, que ce modèle comprend deux types de stratégies (situationnelle et dispositionnelle) et d’autre part, que les biais cognitifs souvent identifiés comme corollaires d’une pensée complotiste (biais de proportionnalité, biais de corrélation, biais d’intentionnalité, etc.) découleraient de ce principe de base.

20 L’identité personnelle d’un individu est liée à son identité sociale, au rôle social qu’il embrasse : elle répond aux attentes et préjugés projetés par le groupe sur une personne (William James 1890, cité par Iacone, Loria et Meini 2023).

21 À ce propos, nous renvoyons à notre travail de thèse précitée.

22 Sur la parrhésie, et sur les questions d’éthos de rupture, nous renvoyons au récent ouvrage dirigé par Guérin (2022). Sur les questions de complotisme et parrhésie, nous renvoyons à Danblon et Donckier de Donceel (2022).

23 Sur la question de la vérité et de ses différentes acceptions et rôles sociaux, dans une perspective linguistique, on consultera Di Piazza, Piazza et Serra 2018, Lorusso 2018, Piazza et Di Piazza 2013.

24 La reconnaissance du pastafarisme comme une religion ou non est encore fort discutée, surtout qu’au départ il s’agissait d’une volonté assumée de parodie des pratiques religieuses. Le pastafarisme, né aux États-Unis, se revendique comme un mouvement social et religieux dont le nom est inspiré des « pâtes » et du « rastafari » et dont l’un des traits principaux est de s’opposer à l’enseignement du créationnisme dans les écoles publiques.

25 La tendance à lire le complotisme comme une forme de paranoïa est héritière des travaux de l’américain Hofstadter (1965) (cité par Iacone, Loria et Meini) qui, bien que ne soutenant pas que complotisme et paranoïa étaient équivalents, a initié cette tendance scientifique.

26 Tel que le présentent les auteurs, Pierre considère que la méfiance épistémique, à l’instar des propositions faites par Fleury vis-à-vis du ressentiment (2020), trouve ses racines dans la seconde moitié du 20e siècle. Dans une société qui prône l’égalité des chances, la réalité de son fonctionnement, encore très privilégié et stratifiée socialement, ne fait qu’engendrer et renforcer les frustrations et les occasions de rupture de confiance.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lucie Donckier de Donceel, « Rhétorique et psychologie, le pari de l’interdisciplinarité à propos du complotisme »Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 33 | 2024, mis en ligne le 15 octobre 2024, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aad/8869 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12hvq

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Auteur

Lucie Donckier de Donceel

Università degli studi di Palermo (Italie) & Université Libre de Bruxelles, GRAL (Belgique)

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