1Si les expériences sur les réseaux sociaux diffèrent en fonction des individus et des centres d’intérêt, il n’en reste pas moins qu’il est parfois utile d’y lire des débats, des discussions, voire des confrontations violentes. En fonction de l’actualité sociale et politique, ces réseaux se transforment en chambres d’écho et de polarisation de la société, dans la mesure où ceux-ci ne font que regrouper, in fine, des citoyens qui s’expriment en ligne à propos de sujets qui leur tiennent à cœur. Toutefois, la nature des dispositifs que constituent les réseaux sociaux, ainsi que les affordances qui stimulent les actions des internautes (Nagy et Neff 2015), font des productions discursives numériques des émergences spécifiques (Develotte et Paveau 2017). Il est important ici de rappeler que les affordances peuvent être définies comme « l’ensemble des potentialités d’actions offertes par l’environnement » (Ghliss, Perea er Ruchon 2019), soit de véritables incitations à agir.
2Du point de vue de l’analyse de discours et de la communication, nombre d’études ont permis de montrer ces spécificités, tant du point de vue du poids des émotions (Duncombe 2019) que des spécificités narratives liées aux conditions de production et de circulation de l’information en ligne (Wagener 2021). Chaque réseau social dispose de ses particularités, qu’elles soient algorithmiques, sémiotiques, interactionnelles ou affordancielles ; malgré cela, nous faisons l’hypothèse que tout cet ensemble influence la manière dont nos relations sociales sont invitées à se reconfigurer.
3Ces particularités peuvent être éclairées grâce à la théorie post-digitale, qui met en lumière l’absence de frontière entre monde en ligne et monde hors ligne, tout en encourageant des recherches qui soulignent les interconnexions et les influences mutuelles entre ces deux mondes. Nous proposons d’explorer la pluralité des discours en ligne à l’aune de cette théorie post-digitale, afin de mettre en lumière les logiques de fragmentation, et ce qu’elles symbolisent.
4La théorie post-digitale voit le jour en Angleterre, grâce aux travaux de Robert Pepperell et Michael Punt, dès le début du vingt-et-unième siècle. Au moment où émerge ce que l’on appelle le web 2.0 (Herring 2013), soit une transformation d’un internet documentaire en un internet relationnel et collaboratif (ce qui se manifeste notamment par l’apparition des réseaux sociaux tels que nous les connaissons, et des portails de connaissance participative comme Wikipedia), la notion de « membrane post-digitale » théorisée par les deux chercheurs permet de voir que monde en ligne et monde hors ligne constituent en réalité deux entités qui doivent être analysées comme des constellations dialectiques, et non comme des ensembles fermés et opposés l’un à l’autre (Pepperell et Punt 2000 : 164).
5Nous reprenons volontairement le terme « digital » dans l’expression « post-digital », notamment parce qu’il est à opposer au terme « numérique » – le premier décrivant les usages faits par les individus et les groupes concernant les nouvelles technologiques et les réseaux sociaux, alors que le second en délimite plutôt la conception technique et informatique (Wagener 2022). En outre, le préfixe « post » doit être ici envisagé comme une manière de comprendre nos sociétés à la suite de leur digitalisation, et l’ensemble des conséquences que cela provoque sur nos conditions de vie sociale (Cramer 2015 : 19). Ainsi donc, qu’il s’agisse de déclarer ses impôts, de faire ses achats de cadeaux de Noël, de réserver un hôtel, d’interagir avec l’enseignant de ses enfants ou encore de s’inscrire pour une formation, la quasi-totalité de nos actions quotidiennes et citoyennes se retrouve partiellement ou totalement dématérialisée.
6En d’autres termes, on parle de société post-digitale (et non pas post-numérique), dans la mesure où nos systèmes sociaux sont bouleversés par les changements radicaux qui concernent nos canaux de communication. Au cœur de cette révolution anthropologique systémique où mondes réels et virtuels cohabitent et s’interpénètrent, nos sociétés et nos relations doivent se réorganiser. Nous peinons encore à comprendre l’ampleur de ce bouleversement, bien sûr, mais il est évident que celui-ci impacte nos manières d’interagir, de discourir, de communiquer et d’argumenter.
7De ce point de vue, nous nous trouvons plongés dans ce que Seyla Benhabib appelle des réseaux de récits (2002), qui existaient bien évidemment déjà avant l’ère de digitalisation de nos sociétés, mais trouvent un écho d’autant plus large et important au moment où le web 2.0 devient omniprésent. En ce sens, nous nous retrouvons connectés à un ensemble de toiles narratives en fonction de nos centres d’intérêt et de nos cercles d’interaction ; qu’il s’agisse de recettes de cuisine suivies sur Instagram, de groupes locaux de troc sur Facebook ou de forums Reddit consacrés à la crise climatique, ces différents réseaux cohabitent à travers les individus, parfois sans jamais se superposer ou se croiser.
8Cette cohabitation de réseaux de récits constitue une toile hypernarrative qui fait que nous plongeons dans une expérience digitale à partir du moment où nous ouvrons les applications de nos smartphones – une expérience qui n’a ni début, ni fin, et recrée un environnement informationnel omniprésent, constitué de plusieurs îles entre lesquelles nous voyageons (Rose 2012 : 99), dans une promenade archipelisée. Bien sûr, cette promenade ne repose pas exclusivement sur notre bonne volonté ; elle est influencée ou conditionnée par les algorithmes des plateformes, par le potentiel de viralité des informations (Zanette, Blikstein et Visconti 2019), la sérialité des récits auxquels nous avons accès (Oltean 1993), mais également par nos habitudes et nos attachements.
9A partir du moment où nous considérons l’ensemble de ces paramètres, c’est-à-dire que nous relions porosité des mondes en ligne et hors ligne, effets des dispositifs et des affordances, poids des algorithmes, agentivité relative et archipel des réseaux de récits, l’expérience vécue prend une dimension singulière. En effet, du point de vue cognitif et affectif, nous nous retrouvons connectés à un environnement post-digital qui
a) nous stimule de manière quasi continue, avec un fort rythme d’interactivité sociale quasiment inédit, du fait de l’accélération et de l’instantanéité permises par les évolutions technologiques ;
b) nous permet d’obtenir de nouvelles possibilités de trouver des communautés d’appartenance, ce qui est en soi positif mais peut fragmenter nos expériences de groupe, voire de les rendre hermétiques les unes aux autres ;
c) fait avant tout appel à nos capacités de réaction, dans la mesure où l’ensemble des réseaux sociaux base son taux d’engagement (dont le succès des publications) sur les commentaires, les partages ou les appréciations (les fameux like).
10De ce point de vue, nous sommes entrés dans ce que Robin Nelson appelle le nouvel ordre affectif (2000 : 112). Ce nouvel ordre affectif est stimulé par un arsenal de productions plurisémiotiques, d’affordances et de dispositifs qui influent sur nos manières d’agir, d’interagir et de discourir : les expériences narratives en ligne ne sont plus linéaires, elles comportent des morceaux d’information brefs et intenses en termes de stimulation des sens, un accès constellaire à une variété d’arguments et d’informations, et une diversité polysémique difficile à rendre cohérente, faite d’imprévus et d’irruptions (Barker 2011, Krapp 2011). Cela est en outre rendu possible par le fait que les émotions constituent de véritables états motivationnels (Frijda 2003) – en d’autres termes, elles nous invitent à agir et réagir, mais aussi à tisser des relations (Zappavigna 2012).
11Ainsi, il est aisé de comprendre à quel point l’ensemble de ces conditions pèse sur nos manières de nous engager dans des conversations, de produire des énoncés, d’élaborer des architectures argumentatives ou encore de discourir et d’interagir – y compris de manière agressive, haineuse ou violente (Recuero 2015). Ces contextes d’énonciation réactualisés éclairent la manière dont les linguistes, et plus largement les disciplines en sciences humaines et sociales, doivent aborder les énoncés produits et les corpus constitués à partir de ces environnements très récents dans l’histoire des sociétés humaines. En effet, dans le cadre de ce nouvel ordre affectif, les individus se retrouvent bombardés de stimuli divers, ce qui pousse à la réaction, dans une grande hétérogénéité du point de vue de la manière dont ces stimuli vont nous atteindre.
12Afin de prendre ces contraintes en considération, il est pertinent d’adopter une approche systémique des discours post-digitaux et de leurs jeux tectoniques (Wagener 2018), dans le but de saisir la finesse des entrelacs interdiscursifs (Garric et Longhi 2013) qui sous-tendent la production et la réception de ces discours et de leurs architectures argumentatives. En effet, l’écosystème sociotechnique qui influence la production des énoncés invite à penser ces derniers comme fondamentalement liés et conditionnés, au moins en partie, par ce même écosystème – notamment parce que l’utilisateur post-digital interagit avec ce système (Durieux 2010 : 70). En outre, il est important de rappeler que dans un système, fusse-t-il social, le simple fait que le mode de communication change invite tout le système à se réorganiser (Meunier 2003), avec des conséquences anthropologiques très importantes (Wagener 2019).
13Ces constats justifient l’utilité d’une analyse systémique et post-digitale du discours (désormais ASPD) qui prend en considération la complexité des paramètres de production des énoncés dans l’analyse de discours et d’argumentation. Une telle proposition peut être détaillée comme suit :
– Elle est analytique, puisqu’elle propose des études critiques des productions discursives, en approfondissant les enjeux sociaux et sociétaux dissimulés au sein des énoncés ;
– elle se focalise sur les discours, soit « tout phénomène langagier (donc linguistique, mais pas exclusivement) qui a pour objet la construction, l’échange et la transformation d’un sens socialement situé et structurant » (Wagener 2019 : 39) ;
– elle est systémique, car elle prend en compte les conditions de production, de circulation, de réception et d’interprétation du sens véhiculé à travers ces formations discursives, y compris dans une dimension plurisémiotique, cognitive et émotionnelle ;
– enfin, elle est post-digitale, car elle traite des évolutions sociales, économiques, culturelles et politiques liées à la production et à la circulation de l’information, à travers des dispositifs et des affordances spécifiques, avec des répercussions sur les relations et la communication humaines.
14Cette proposition nécessite une méthodologie qui tienne compte de la complexité comme donnée de base des formations discursives, comprises selon leur acception interdiscursive (Hermand 2017), c’est-à-dire qu’elles constituent des ensembles langagiers socio-historiquement situés, produits par des instances énonciatives et en interconnexion constante avec d’autres formations discursives.
15Les discours sont alors considérés comme des productions langagières au sens large (Fairclough 1992). En effet, dans une logique post-digitale où l’hypernarrativité plurisémiotique constitue la règle, il convient de tenir compte des formes signifiantes non textuelles (donc visuelles et sonores, par exemple). Cependant, même en prenant cette multimodalité en considération, nous ne pouvons pas ignorer que l’argumentation doit être considérée comme un acte linguistique fondamental (Ducrot 1980) présent dans les formations discursives. En d’autres termes, quelles que soient les modalités d’expression discursives, elles portent l’articulation d’idées et de constats visant à dire une interprétation du monde et, dans une logique interactionnelle, à convaincre d’autres personnes de la validité de cette interprétation – ou tout du moins à trouver des congénères qui partageraient cette même interprétation.
16Dans ce cadre, il est important de préciser que la proposition de l’APSD tient compte de la dimension pragmatique du traitement superficiel de l’information (Maillat et Oswald 2009), soit du fait que nous ne pouvons pas prendre en considération, tout du moins de manière consciente, l’intégralité des implications signifiantes des discours – mais dont les arcanes représentationnelles et les implications sociales se déploient néanmoins « malgré nous », du point de vue cognitif. En outre, la circulation de ces productions discursives est structurée par des habitudes issues de communautés de pratiques sociales (Meinhof et Galasinski 2005), dans une logique interdiscursive (Garric et Longhi 2013), tout en installant, renforçant ou validant des institutions de sens (Boltanski 2009) qui vont aider à la circulation d’idéologies (Sarfati 2011). En d’autres termes, les communautés de pratiques disposent de circuits identifiés concernant la circulation de l’information, et cette circulation n’est jamais innocente – ni du point de vue de la forme, ni de celui du contenu.
17Grâce à ces propositions, nous pouvons explorer ce qui se passe lorsque les évolutions de nos sociétés se retrouvent intrinsèquement liées aux fonctionnements des plateformes de communication socio-numérique. Quid en effet de la manière dont nous envisageons les relations aux autres ou à la vie démocratique, à partir du moment où notre expérience du réel est en partie médiée par des dispositifs sociotechniques disposant d’affordances qui stimulent nos capacités à réagir plus qu’à concevoir ? Quid des logiques cognitives et affectives à l’œuvre face à ces plateformes qui jouent avec les états motivationnels que constituent nos émotions ? Quid des logiques algorithmiques et du design même de ces plateformes, ainsi que de leurs effets sur nos manières de percevoir, dire et traduire le monde ?
18On sait, par exemple, à quel point le format discursif et sémiotique proposé par le réseau social Instagram a considérablement influencé notre manière de vivre les vacances et le tourisme (Unger et Grassl 2020), à travers la production d’images obéissant à des codes grammaticaux identifiables par d’autres utilisateurs de la plateforme, en assurant ainsi leurs appréciations, commentaires et partages. Il en est de même pour la nourriture (Kusumasondjaja et Tjiptono 2019), la mode ou encore le design d’intérieur (Mendes 2019) – bref, de l’ensemble de ces activités du quotidien qui peuvent bénéficier d’une scénographie susceptible de correspondre à la grammaire d’Instagram. Un tel poids laisse imaginer à quel point les autres plateformes peuvent, elles aussi, peser sur nos représentations, nos attentes sociales et nos expériences subjectives du quotidien.
19Dans ce sens, nous pouvons parler de fragmentation induite par le fonctionnement des réseaux socionumériques. Cette fragmentation traverse l’expérience post-digitale, en ce qu’elle est intrinsèquement liée aux dispositifs sociotechniques et à leurs affordances. Elle est d’abord liée à l’architecture en réseau induite par ces dispositifs sociotechniques : plus les individus construisent des ramifications extra-communautaires, à l’intérieur ou à l’extérieur d’un réseau social, plus les discours se retrouvent divisés en une infinité de parties, qui peuvent rentrer en concurrence du point de vue du sens (Bright 2018 : 18). De surcroît, ces réseaux fonctionnent grâce à l’interaction entre diffuseurs et récepteurs d’information, dans une boucle récursive : en d’autres termes, les utilisateurs de ces réseaux retransmettent et, ce faisant, altèrent l’information en une multitude de nuances qui participent à en fragmenter le contenu et le sens (Webster et Ksiazek 2012 : 40). Enfin, en raison d’une conjugaison entre division des discours et altération de l’information, les utilisateurs se protègent pour valider leurs propres croyances, non seulement en bénéficiant des bulles filtrantes proposées par les algorithmes de ces réseaux sociaux, mais aussi en choisissant eux-mêmes de ne pas aller consulter des informations avec lesquelles ils pourraient être en désaccord, ce qui peut entraîner de facto une imperméabilité à des discours alternatifs ou contre-discours, dans une logique de fragmentation sociale (Ecker-Erhardt 2023).
20Ainsi, nous pouvons affirmer que la fragmentation post-digitale se définit comme une manière à la fois discursive, interactionnelle et technologique de séparer les communautés de pratique en 1) installant une concurrence des discours dans un univers technologique où l’attention cognitive et le besoin d’engagement sur les plateformes nécessite des choix induits, avec des limitations (nombre de caractères, types d’images, durée de vidéos, etc.) qui brident les expressions complexes ; 2) encourageant le regroupement de communautés sur des réseaux sociaux, qui stimulent les interactions entre les membres plutôt que les interactions avec les personnes extérieures à ces communautés ; 3) soumettant les internautes à des pressions algorithmiques qui présentent du contenu qui correspond déjà aux croyances et opinions expérimentées en ligne, ce qui les renforce de manière close et ne permet pas la discussion sereine. Cette fragmentation est à la fois le fruit de dispositifs numériques, d’habitudes sociales, et de facteurs cognitifs.
21Voisine de la notion de fragmentation lorsque l’on évoque les réseaux sociaux, la polarisation a été notamment travaillée du point de vue de l’analyse du discours. Elle est utilisée afin de comprendre le développement des discours de haine sur les réseaux sociaux (Longhi et Vernet 2023), ou pour analyser la manière dont se construisent les ethè dans les discours, en lien avec les questions d’identité collective qui s’y mettent en scène (Amossy et Orkibi 2021). Il faut ici rappeler que la polarisation est une manifestation à la fois discursive et sociale : si elle se traduit par des choix énonciatifs, elle est d’abord incarnée dans les discours parce que des individus, rassemblés en communautés, émettent le besoin de renforcer leur appartenance identitaire et culturelle, par exemple (Orkibi 2008). Mais lorsque l’on met la notion de polarisation en lien avec le fonctionnement des réseaux sociaux, les effets peuvent être amplifiés ; nous assistons alors à un renforcement des discours idéologiques, communautaires et politiques, du fait de la fragmentation sociotechnique définie plus avant dans cet article (Bail 2021). Ainsi, les travaux de Pedro Jesús Pérez Zafrilla montrent que nous assistons à un phénomène de tribalisation digitale, où la polarisation est encouragée et accélérée par les spécificités algorithmiques et techniques des réseaux sociaux et des moteurs de recherche, qui ne font que conforter nos idées, nos discours et nos expériences du web (Pérez Zafrilla 2022). Dans ce sens, la fragmentation sociale, technique et discursive renforce les phénomènes de polarisation en les encouragent, puisqu’elle stimule les interactions sociales qui permettent de faire communauté.
22Cette grande fragmentation, à la fois technique, sociale et discursive, réside en un conditionnement pluri-algorithmique de nos expériences post-digitales, soumises à une variété de dispositifs et d’affordances, qui nous encouragent à relire, réinterpréter et modifier la dimension subjective expérientielle du quotidien. Il en va de même pour nos relations humaines, mais également pour nos manières de discourir, d’argumenter et d’échanger des informations. Ainsi, du point de vue discursif, la fragmentation est basée sur les multiples possibilités lexicales, sémantiques et syntaxiques offertes par le web 2.0 et ses affordances technologiques : les messages en ligne se retrouvent truffés de hashtags (ou mots dièse), d’URL qui renvoient à d’autres sites, d’émojis, de mentions (en utilisant le signe @ pour notifier d’autres comptes), de réductions lexicales en raison des limites de caractères, de mèmes ou encore de gifs – bref, d’un ensemble de productions sémiotiques et lexicales qui cohabitent ensemble, ce qui exige des destinataires une capacité à lire plusieurs langages en même temps, sans nécessairement être en capacité de les mettre en lien les uns avec les autres. Cette littéracie technodiscursive, ontologiquement fragmentaire, bouleverse nos manières d’écrire et de lire – bref, de faire discours, de les décoder et de les transmettre, ce qui fait que nous n’aurons pas toujours les moyens cognitifs ou le temps de lire l’intégralité des énoncés, mais que nous nous focaliserons sur certains éléments discursifs. C’est pour cela, par exemple, que nous avons parfois pour habitude de partager un article sur les réseaux sociaux en se basant sur son titre, et non pas sur un contenu que nous n’avons plus le temps ou la volonté de lire.
23En réalité, fragmentation et polarisation post-digitales prennent appui sur nos capacités cognitives et affectives, qui se trouvent sur-sollicitées par une multitude de formes et de contenus constellaires que nous ne pouvons pas tous traiter. En ce sens, l’univers post-digital constitue une forme de framing (ou cadrage) cognitif qui influence notre manière de produire et faire circuler les productions discursives (Bubenhofer 2009). En outre, la combinaison de ces effets de cadrage cognitif et la focalisation sur la dimension émotionnelle de l’expérience peut, en cas de perception d’agression, conduire à des réflexes de défense identitaire (Brubaker et Cooper 2000). Ainsi, chaque énonciateur dispose d’une doxa, soit un ensemble discursif structuré qui stabilise une vision du monde (Stockinger 2001), considérée comme évidente et légitime, qui se retrouve percutée par d’autres doxas, également perçues comme évidentes et légitimes par leurs défenseurs. Toutefois, dans leur logique de fragmentation, les dispositifs des réseaux sociaux ne facilitent pas la sérénité de l’expression des désaccords, pourtant consubstantiels à toute forme apaisée de la démocratie (Nicolas, Ravat et Wagener 2020). Au sein des études de cas que nous allons proposer, nous pouvons voir qu’en matière d’observables, les logiques de fragmentation s’expriment sous une diversité de formes plurisémiotiques – linguistiques certes, mais pas uniquement, en fonction également de l’architecture des dispositifs et des logiques interactionnelles au sein des commentaires : impossible ici, encore moins qu’ailleurs, de séparer les observables de leur contexte d’énonciation et de réception.
24Afin d’appliquer la proposition de l’ASPD à des cas concrets issus de publications sur les réseaux socionumériques, nous présentons ici des extraits d’interactions sur ces plateformes. Celles-ci sont analysées à l’aune du contexte de production de ces formations discursives, en rassemblant des indices de fragmentation interactionnelle et discursive.
- 1 https://www.threads.net/
Fig. 1. Extrait d’un échange sur le réseau social Threads1.
25Cet extrait issu de Threads, réseau social du groupe Meta (auquel appartiennent Facebook et Instagram) lancé en 2024 pour concurrencer X (ex-Twitter), est typique de ce que l’on peut trouver sur les plateformes dites de « microblogging » – soit qui ne permettent qu’un nombre limité de caractères par publication. La pression exercée par ce nombre limité de caractères induit des pratiques comme l’utilisation de hashtags (ou mots-dièse) pour souligner des affiliations de sujet ou de communauté (Thiault 2015), ou encore le conditionnement d’énoncés plus brefs, dans un souci d’efficience pragmatique, avec le risque de simplification argumentative que l’on connaît et la difficulté à pouvoir exprimer une pensée nuancée et complexe.
26Ici, la première énonciatrice publie ce qu’elle appelle son « premier thread », soit son premier fil de discussion sur ce réseau, en mettant en avant son excitation de bientôt partir en vacances, grâce à une production multimodale typique des discours post-digitaux, combinant cinq hashtags (le mot-dièse « vacances » étant surligné par Threads), quelques mots, un emoji (le dodo représentant le nombre de nuits restantes), et une photographie des affaires à emporter dans la valise. Cette production illustre également la notion de trivialité chère aux sciences de l’information et de la communication (Jeanneret 2014), soit le fait que les cultures circulent de manière protéiforme et hétérogène auprès des énonciateurs. Ici en effet, on retrouve le mélange de la techno-écriture de l’emoji, la production de photographie de préparation de vacances (qui obéit à son registre propre), et un ensemble de marqueurs pragmatiques qui connotent hâte de partir, plaisir de partager et mise en scène du départ en vacances.
27Ce partage relativement intime (devenu ici extime) se retrouve immédiatement « douché » par une seconde énonciatrice, qui critique à la fois le registre utilisé, la forme du message, et le fond du sujet traité, par une formule lapidaire : « Vous n’êtes pas sûr (sic) votre journal intime Nathalie ». En d’autres termes, il s’agit d’une invalidation de cette première publication plutôt anodine. Ici, l’affrontement interactionnel se base sur un désaccord concernant le genre discursif de la plateforme (microblogging sur Thread vs vision de ce que serait une définition du « journal intime »), et l’ensemble se fait malgré tout dans une logique de vouvoiement (qui pourrait être considéré comme un marqueur de réprobation ou de mépris, renforcé par la reprise du prénom de la personne à l’origine de la publication). Nous soulignons ici le fait que, bien que la première énonciatrice précise qu’il s’agit de sa première production, celle-ci ne rencontre aucune sympathie, ni mot de bienvenue – tout du moins peut-on penser que ce premier commentaire constitue un mot de bienvenue qui semble caricaturer à lui seul le pire des réseaux sociaux.
- 2 https://www.instagram.com/
Fig. 2. Extrait d’un échange sur le réseau social Instagram2.
28Ici, nous retrouvons une illustration de la culture de la cascade de commentaires dont les codes sont bien installés sur les plateformes en ligne, et conditionnent les interactions entre énonciatrices et énonciateurs (Wagener 2018 : 314) :
Ainsi, les internautes se retrouvent engagés dans une spirale de commentaires, puis de commentaires des commentaires, qui n’ont pas tant pour objectif de traiter un sujet donné que d’en fournir des commentaires et des réactions plus ou moins bien écrites, et plus ou moins percutantes. Plus que la discussion ou la dispute, il peut alors s’agir de réaliser une sorte de course au commentaire le plus percussif ou le plus « cassant », générant ainsi un sport qui peut fortement s’éloigner du sujet central ou de sa gravité.
29L’exemple visible en fig. 2. souligne les implications discursives et argumentatives de cette fragmentation topique, qui mêle sujet de discussion, volonté de commenter pour le plaisir du commentaire en lui-même, désir de « prendre le dessus » dans la conversation (dans une concurrence entre commentateurs), et irruption brutale de la dimension interdiscursive dans les échanges en ligne.
30De manière plus détaillée, nous obtenons les commentaires suivants, faisant suite à une publication à propos de l’égalité entre les hommes et les femmes et les luttes féministes :
– Un commentaire A1 qui traite du concept d’égalité, et qui en expose une définition différente et argumentée, en fonction de ce que la personne comprend des spécificités des hommes et des femmes ;
– un commentaire A2 plus réduit, qui précise que le sujet traite de l’égalité des droits, et qui accompagne sa remarque de marqueurs de dénigrement ou de moquerie (« oh là là », « réveillez vous »), en plus d’un smiley qui représente un marqueur énonciatif de cette même moquerie ;
– un commentaire B1, qui effectue un bond topique en connectant les combats féministes à l’absence de prise de position concernant la situation à Gaza – une escapade argumentative souvent utilisée pour délégitimer les énonciateurs d’un discours sur un sujet en tentant de montrer que ces mêmes énonciateurs ne tiendraient pas le même discours sur un autre sujet (ce qui pourrait s’apparenter à une fallacie philologique de type argumentum ad odium), tout en ciblant des populations en fonction des préjugés que l’on a sur elles ;
– un commentaire B2, qui répond au commentaire B1 non pas sur le fond de l’argumentaire, mais sur la forme (« tu fais quoi à part des repproches »).
31Ce qui est intéressant, sans préjuger de la pertinence ou de la légitimité des commentaires A1 et B1, c’est que les commentaires A2 et B2 ne portent pas sur le fond des arguments énoncés, mais s’attachent soit à délégitimer leur fond (pour A2) ou leur forme (pour B2), de manière brève, sans rentrer dans une discussion élaborée. Du point de vue de l’évaluation, peu importe la qualité des commentaires A1 et B1 ; le fait est que les réseaux socio-numériques permettent ce type de réponse, voire l’encouragent. On remarque en effet que dans les deux cas, les commentaires A2 et B2 ont plus d’appréciation (respectivement 20 et 13 likes) que les énoncés qui les ont initiés (6 likes pour A1, et 1 seul pour B1). Ce phénomène encourage la course au ratio, détaillé ci-après.
Fig. 3. Publication de l’échange entre Elon Musk et Arkunir sur le réseau social X3.
32Pour comprendre cette publication et saisir le phénomène de ratio, il est important de saisir la singularité de cette pratique héritée du fonctionnement des réseaux sociaux, et plus spécifiquement de Twitter. Dans ce cadre, un ratio représente le fait qu’un commentaire d’une publication récolte plus de likes, donc d’appréciations, que la publication elle-même. Une expression a même émergé, à savoir « se faire ratio », soit voir sa publication se faire dépasser par l’un des commentaires, en matière de taux d’appréciation. D’après le site Swello4, « l’idée initiale d’un ratio est de provoquer une personne dont l’actualité récente est soumise à polémique pour lui faire passer le message que même ses followers ne le soutiennent pas ». En d’autres termes, on voit aisément à quel point des effets de groupe (ou de meute, en cas de harcèlement) peuvent jouer dans ce phénomène, qui peut être victime de toutes sortes de manipulations.
33Dans ce cas précis, le ratio concerne le commentaire d’un youtubeur français, Arkunir, à propos du rachat de Twitter par Elon Musk. Le premier demandait, dans un tweet interrogatif, comment appeler quelqu’un qui est maître de la provocation (ce que ledit milliardaire maîtrise à la perfection sur son réseau social), ce à quoi le youtubeur français répond qu’il ne sait pas, mais qu’il faut appeler cela (sa réponse, donc) un ratio. Alors que Musk récoltait 72700 likes, Arkunir en récoltait lui 72800, ce qui du point de vue métrique constitue effectivement un ratio. Cet épisode, considéré par beaucoup comme une forme d’humiliation pour Musk, a par ailleurs conduit le milliardaire à supprimer sa publication, ce qui a entraîné la suppression de l’ensemble des commentaires ; impossible de trouver désormais trace de ce ratio (outre les captures d’écran encore présentes sur certains sites), ce qui illustre nettement les impacts de ce type de pratique.
34Dans le cas du ratio, sorte d’apex de l’alliance entre algorithmes et affordances des dispositifs socio-techniques, l’important n’est donc plus le discours ou l’argumentation, mais la dimension purement statistique ou métrique. Pour le formuler de manière plus explicite, l’attrait pour la dimension métrique va, en réalité, conditionner la manière de formuler et de faire circuler les productions énonciatives qui permettent d’atteindre le ratio ; il faut donc une formation discursive suffisamment succincte et concentrée, avec une argumentation simpliste, afin d’obtenir le plus de percussion et d’engagement. Dans l’exemple qui nous occupe, Arkunir ne répond pas à Elon Musk par rapport à la question qu’il pose, mais se contente d’anticiper un possible ratio ; un risque pris par le youtubeur, mais qui va également encourager un phénomène de groupe dans une forme de prophétie autoréalisatrice, avec un phénomène socio-discursif ancré dans une dimension collective – il faut en effet une masse suffisante d’utilisateurs de la plateforme et d’éthos appréciateurs du discours déployé pour obtenir cet effet de ratio. Cet effet provoque par ailleurs la fierté d’Arkunir, qui retweete (ou republie) l’ensemble avec l’énoncé « C’EST FAIT », tout en majuscules, assorti d’un emoji représentant une coupe.
Fig. 4. Publication d’un échange entre deux utilisateurs sur le réseau social Threads.
35Ce dernier exemple nous invite à explorer la manière dont la citation ou la reprise d’une publication peut provoquer, là encore, une logique de fragmentation. Nous retournons ainsi sur le réseau social Threads, pour explorer la manière dont la citation peut être utilisée non pas pour prendre appui sur un propos, mais pour le livrer en pâture à sa communauté afin d’en dénigrer les arguments, ou de mettre les auteurs de la première publication face à une armée de commentateurs qui sera difficile à gérer. Il est par ailleurs à noter que ces phénomènes peuvent engendrer du harcèlement en ligne (Burnap et Williams 2016), voire générer des discours de haine qui, sur les réseaux sociaux, ont tendance à provoquer des phénomènes d’emballement (Matthew et al. 2020).
36Le cas que nous étudions renvoie à une altercation ayant eu lieu en 2024 au cours de l’émission de télévision française « Danse avec les stars », entre les candidates Inès Reg et Natasha Saint-Pier, respectivement humoriste et chanteuse. Bien évidemment, le fait que deux figures de la culture populaire en viennent aux mots n’est pas passé inaperçu et a été âprement commenté sur les diverses plateformes. C’est le cas sur Threads, où le compte blachette reprend une question du compte dansetamode, non pour y répondre, mais pour commenter la question en elle-même et questionner sa pertinence. Nous retrouvons ainsi le diptyque suivant :
– dansetamode, qui interroge sa communauté à propos de la story (publication vidéo sur Instagram) de l’humoriste Inès Reg à propos de ladite altercation, pour obtenir des avis ;
– blachette, qui cite la question du compte dansetamode, tout en questionnant ce compte en lui demandant ce qu’il y aurait d’autre à faire que de prendre parti en sa faveur, en affirmant alors que l’humoriste serait victime de racisme ordinaire.
37On remarquera ici que le premier compte demande à sa communauté ce qu’elle pense, alors que le second implique, par une question fermée (« tu veux qu’on pense quoi à part la soutenir ? »), qu’il n’y aurait pas d’autre avis possible au vu de l’évaluation morale de la situation. Dans ce sens, la prémisse du racisme ordinaire dans l’évaluation de la situation ne peut inviter qu’au soutien, puisqu’une personne est victime d’un acte moralement répréhensible – et le fait de poser la question en termes simples d’évaluation d’une story paraît alors dérisoire et en-deçà de l’enjeu. En ce sens, blachette recadre les termes de la question en imposant un décalage topique (sur le racisme ordinaire), qui invite à la prise de position morale, là où le positionnement topique de départ impliquait un simple partage à propos de la publication d’Inès Reg.
38Dans ce cas précis, la publication de blachette a généré 202 likes, là où celle de dansetamode en produisait 101. Cette multiplication par deux du nombre de likes (qui ne constitue pas un ratio, puisqu’il ne s’agit pas d’un commentaire sous une publication, mais d’une citation d’une publication pour en produire une nouvelle) indique deux éléments :
– le fait que la communauté de blachette soit plus étendue ou plus réactive que celle de dansetamode, ou que sa publication ait été rendue plus visible (peut-être du fait de la caractérisation de racisme ordinaire) ;
– la puissance de la citation comme forme de mise à l’amende d’un compte, dont la production énonciative est jugée comme mauvaise, non souhaitable ou pas à la hauteur des enjeux tels que cadrés et déterminés par blachette.
39L’utilisation de la citation comme mise au pilori post-digital peut d’ailleurs être soulignée par un commentaire de dansetamode, qui tente de justifier sa publication (« c’est pour ça que je demande les avis des gens ») tout en utilisant des processus discursifs de dédramatisation (« mdr y a pas à s’offusquer comme ça »), afin d’éviter d’envenimer la situation et devoir affronter la communauté de blachette.
Fig. 5. Réponse de l’un des utilisateurs à l’échange issu du réseau social Threads.
40Cette conversation illustre les effets potentiellement négatifs de l’utilisation de la citation sur les réseaux sociaux (quels que soient les propos tenus), y compris pour des sujets d’apparence anodine au premier abord. Nous pouvons résumer l’ensemble à travers le mécanisme suivant, du point de vue pragmatique-énonciatif :
a) A produit un énoncé ;
b) B cite cet énoncé publiquement en apportant un commentaire négatif sur cet énoncé ;
c) A se sent obligé, du point de vue moral et vu les implications sociales, de produire un nouvel énoncé pour expliquer son premier énoncé, et tenter de désamorcer la situation produite par la citation de B
41Ainsi, A met plus d’énergie à produire une architecture argumentative pour justifier son premier énoncé de manière publique, puisque son image socio-discursive se retrouve publiquement critiquée. Ici, la production de B aura pris moins de temps et d’énergie, en plaçant son intervention sur un éthos moral considéré comme juste et défendable, demandant à A d’autant plus d’efforts pour se défendre et expliquer qu’il n’est pas du mauvais côté de cette position morale.
42Notre but était d’observer la manière dont s’exercent des phénomènes de fragmentation au sein des environnements post-digitaux, de façon non exhaustive, en utilisant la proposition théorique et méthodologique de l’ASPD. Dans cette optique, nous voyons que ces désaccords post-digitaux ne sont pas de simples suites d’occurrences discursives, mais une expression rendue possible par le fonctionnement même des dispositifs socio-numériques et de leurs affordances. En d’autres termes, ces désaccords discursifs ou plurisémiotiques ne sont pas de simples occurrences normales de la vie sociale, mais se transforment en manifestation des pressions cognitives exercées sur nous par les dispositifs sociotechniques que nous avons en notre possession – ou qui, parfois, nous possèdent. Ainsi, les phénomènes de fragmentation et de polarisation post-digitales, avec leurs logiques algorithmiques et les architectures des dispositifs que nous utilisons, encouragent l’expression du désaccord, puisque cela génère plus d’engagement, de commentaires et de trafic sur les sites et les réseaux sociaux.
43C’est ce qui est nouveau ici : notre nature sociale se trouve stimulée par cette grande fragmentation, non pas pour faire débat et discussion, mais pour exprimer le dissensus de manière brutale. Bien évidemment, toute interaction sur les environnements numériques n’est pas qu’affaire de polarisation et d’impossibilité de communiquer ; on ne compte pas les groupes d’entraide, les conversations courtoises et les forums où se réunissent celles et ceux qui ont besoin de soutien ou partagent une passion commune (Chu 2009). Nous ne nous inscrivons donc pas dans une vision pessimiste de ce que la post-digitalité apporte à notre société et à nos interactions discursives.
44Toutefois, nous nous trouvons dans une époque où les régimes démocratiques paraissent fragilisés par des risques d’ingérence, entre fermes à troll et fake news (McCombie, Uhlmann er Morrison 2020), qui font éclater formations discursives et régimes d’argumentation, en étouffant toute possibilité de dialogue – alors que l’exercice apaisé du dissensus constitue l’un des piliers des démocraties contemporaines (Amossy 2011). De fait, les risques d’une fragmentation post-digitale, en raison des failles permises par les dispositifs sociotechniques que représentent les réseaux sociaux, pointent vers un éclatement des discours en une polarisation des opinions, tous renforcés par des communautés parfois incapables (ou difficilement capables) de pouvoir ne serait-ce qu’entendre la possibilité de l’existence d’une opinion divergente, ou plus nuancée.
45De fait, notre analyse a mis en lumière certains comportements caractéristiques de ce méta-régime de fragmentation discursive, notamment (et de manière non exclusive) :
– la republication (ou citation en ligne) avec critique ou commentaire négatif, qui sert pour afficher une publication avec laquelle on est en désaccord et risque de produire un effet de meute auprès de la communauté destinataire ;
– le ratio, qui joue sur les dimensions algorithmique et métrique des publications pour dépasser (potentiellement dans un processus d’humiliation publique) l’auteur d’une publication ;
– les formulations désagréables (avec critique, moquerie ou violence) en commentaires, qui du fait de leur brièveté et de leur percussion, risquent de provoquer plus d’appréciation de la part des internautes, ce qui induit un attrait pour une culture du clash et de la punchline ;
– outre ces effets, un autre est possible : la possibilité de tagger (soit interpeler par la mention du pseudonyme) un compte à audience importante pour venir commenter de manière dénigrante une publication, ce qui constitue une sorte d’appel au renfort dans la conversation post-digitale.
46Dans tous ces cas de figure, un effet notable émerge : l’excitation (au sens cognitif, affectif et social du terme) d’individus ou de communautés qui, par les dispositifs que constituent les réseaux sociaux et leurs affordances, peuvent se retrouver enjoints à faire bloc contre l’auteur d’une publication, avec tous les moyens permis par les plateformes. Il suffit en effet de voir qu’une personne que l’on suit a produit un commentaire pour provoquer de potentielles réactions en chaîne (par les likes, la production de nouveaux commentaires en cascades, les repartages, etc.). En outre, nous avons également constaté que ces effets ne se produisent pas uniquement sur des sujets de société sensibles, mais peuvent aussi se manifester pour des publications d’apparence anodine. Cette tendance post-digitale et l’ensemble de ses processus pragmatiques et discursifs peut entraîner des effets de meute et de harcèlement (Ghorbanzadeh 2021), en ralliant plusieurs instances énonciatives dans une logique interdiscursive. Dans cette logique en effet, la multiplication des instances énonciatives, ralliées sur un sujet précis, peut permettre un jaillissement d’une variété de discours, y compris des formations discursives qui peuvent parfois sembler éloignées les unes des autres, comme vu en fig. 2.
47De facto, nous nous retrouvons face à des conditions pragmatiques qui favorisent une compétition d’opposition frontale (Weng et al. 2012), de dénigrement, d’accusation et de moquerie, plus proche des méthodes du harcèlement en ligne que du militantisme, et qui tend à montrer à quel point les régimes d’opinion se retrouvent incapables de dialoguer, ou d’entrer en communication. Nous assistons alors ici à l’émergence d’une nouvelle forme de tectonique (Wagener 2018), avec création de failles et multiplication potentielle de micro-séismes sociaux au sein de notre monde post-digital (comme autant de micro-événements en ligne, relatés par exemple sur les chaînes d’information en continu), ce qui risque d’affecter notre manière de percevoir et de vivre les relations sociales, donc d’affecter l’exercice démocratique.
48Pour conclure, nous constatons que les affordances socio-numériques (surtout sur les réseaux sociaux), notamment l’invitation à commenter ou à repartager, constituent l’un des éléments d’analyse les plus éclairants pour comprendre les logiques de fragmentation et de polarisation. De surcroît, même si certains sujets de société emblématiques sont plus prompts à permettre la profusion de discours de haine, nous pouvons voir que les sujets liés à la vie quotidienne peuvent susciter les mêmes modalités de fonctionnement – ce qui montre qu’il y a matière à étudier cette structure d’invitation à l’interaction, distribuée de manière très étendue au sein des dispositifs numériques. Ainsi, ce que l’on pourrait appeler des « discours de haine ordinaire » semblent en réalité faire partie du paysage post-digital, avec des commentaires qui semblent produits sans réflexion approfondie sur les sujets, dans des logiques d’opposition ou d’adhésion, qui exigent d’abandonner toute forme de nuance – d’autant que les commentaires les plus clivants ou les plus désagréables sont bien souvent, du fait de l’architecture algorithmique des plateformes, ceux qui remportent le plus d’adhésion. Il s’agit ici d’une véritable prime algorithmique à la haine ordinaire, qui invite à une analyse plus approfondie de ses effets sur la vie sociale et démocratique.