1Le sujet parlant en sciences du langage. Contraintes et libertés. Une perspective interdisciplinaire, publié en 2023, est un livre passionné et passionnant. Patrick Charaudeau y reconstitue l’histoire de prises de position épistémologiques interdisciplinaires autour de la notion de sujet parlant en dévoilant leurs enjeux. Le sujet parlant y est qualifié tour à tour par des noms classiques comme actant du dire (72-74) et de « l’action », « acteur social » « en interaction » et « sujet sociologique » ; mais il a aussi droit à une série d’autres noms témoignant de sa fonction fondamentale de « grand ordonnateur » (11) du langage, comme : « personne unique, différente de toutes les autres », « être pour soi, et en même temps un être pour les autres » (12), « opérateur se trouvant au centre des phénomènes sociaux », « sujet dans sa “personneˮ » (13), « sujet pour “soi-jeˮ et sujet pour “soi-l’autreˮ » (37), « dépositaire de propriétés qui l’essentialisent » (39), « Je-Tu »(66), « sujet conscience de soi », « en lutte permanente entre “conscience collectiveˮ et “conscience de soiˮ » (75).
2Mais ce livre est aussi le récit argumenté d’un parcours scientifique personnel où le chercheur présente et analyse sa conception actuelle de l’identité du sujet parlant. Celui-ci est en effet présenté, en dépit des « surveillances » (175) socio-culturelles ou institutionnelles auxquelles il est soumis, comme une instance autonome qui ne peut s’individuer que grâce à ses interactions avec ses énonciataires, les « sujets interprétants » (249). Charaudeau, coauteur avec Dominique Maingueneau du Dictionnaire d’Analyse du Discours (2002) où sont mises en évidence, dans la majorité des cas, les contraintes qui pèsent sur le sujet (Koren 2016), défend dans cet ouvrage une conception revisitée et modifiée en profondeur de son autonomie et de l’altérité.
3L’objet de ces réflexions n’est cependant pas l’analyse en soi de ces amendements épistémiques. Elles se proposent plutôt de reprendre la « perspective interdisciplinaire » annoncée dès le titre de l’ouvrage pour la conforter, mais aussi pour y interroger l’absence presque totale de l’argumentation rhétorique et montrer en quoi son croisement avec les avancées de l’analyse du discours peut être éclairant et enrichissant. Rappelons que l’interdisciplinarité qui avait donné lieu à un article séminal publié par l’auteur dans Questions de communication en 2010, avait été définie en ces termes dès 2008 (dans le paragraphe 2 d’un article publié dans Argumentation et Analyse du Discours) :
Une interdisciplinarité, cela veut dire aller voir quels sont les outils d’analyse employés par d’autres disciplines, et se demander quels concepts sont utilisables dans son propre champ disciplinaire. On pourra alors les emprunter et les redéfinir, en précisant à quelle théorie on les emprunte et comment on les redéfinit, pour éviter qu’il y ait confusion autour des mêmes concepts. C’est ce que j’appelle une « interdisciplinarité focalisée ». Ainsi en est-il, pour ce qui me concerne, de la problématique de l’influence, des concepts de communication, de représentations et d’effets que j’emprunte largement à la psychologie sociale et à la sociologie, mais que je redéfinis dans le champ langagier.
4Dans ce cadre, la prise de conscience de la part d’autonomie du sujet parlant et du rôle joué par la notion d’altérité dans les sciences du langage pouvait laisser supposer que Charaudeau avait modifié son rapport à la rhétorique argumentative (c’est la dénomination qu’il utilise, plutôt qu’argumentation rhétorique ; désormais RA). On aurait pu s’attendre à ce que, contrairement à ses déclarations de 2008 (§ 3), il l’ait intégrée à présent sans réserve dans les différents courants qui constituent les sciences du langage. Or, la lecture attentive de l’ouvrage révèle que ce n’est pas le cas, en dépit d’un nombre non négligeable de références à ce domaine.
- 1 Ce passage des premières pages de l’ouvrage lance une invitation à la discussion qui m’y encourage (...)
5Tout en rendant hommage aux cheminements scientifiques personnels de Charaudeau, cette réflexion se veut donc aussi une plaidoirie en faveur d’une conception élargie de l’interdisciplinarité focalisée intégrant explicitement la RA dans les sciences du langage1. La raison d’être de cette intégration me semble pleinement justifiée, comme je vais essayer de le montrer, en raison de sa contribution aux savoirs de connaissance concernant l’autonomie du sujet parlant, ses rapports à autrui, et la rationalisation des savoirs de croyance axiologiques.
6La démonstration comprend les étapes suivantes : 1. La reconstitution de la conception de l’argumentation pratiquée par l’auteur, telle qu’on peut la déduire de cet ouvrage ; 2. les contributions que peut apporter la rhétorique argumentative aux analyses des notions de sujet parlant et d’altérité ; 3. l’analyse du cas paradoxal de l’absence de la RA dans le cadre de trois définitions des sciences du langage, puis dans l’évocation de notions argumentatives clés comme la justification ou l’opinion rationalisée, jouant pourtant un rôle fondamental dans le domaine de l’argumentation rhétorique ; 4. de la prééminence du « croire vrai » à l’analyse de toutes les valeurs.
7Cette reconstitution résulte de trois des constituants majeurs de l’argumentaire de l’ouvrage, qui m’ont semblé les plus représentatifs des prises de position de l’auteur : la définition des traits distinctifs de la RA, l’insistance sur la source d’inspiration juridique de la Nouvelle rhétorique perelmanienne (désormais NR), et la définition d’une notion étroitement liée à celles de persuasion et d’influence : la force de l’argument.
8L’argumentation est présentée dans Le sujet parlant en sciences du langage, comme l’un des rouages de la problématique globale de l’influence, contribuant essentiellement aux fonctions de captation et de persuasion. Elle est activée dans la trame d’explications et de raisonnements (102) vraisemblables, raisonnables ou plausibles et y fournit les motifs de l’action (97). Elle n’a pas la vérité V pour objet, mais des procédures de rationalisation. Selon Charaudeau, son champ d’action se limiterait aux débats politiques et juridiques (2008 : § 7). Ce serait un mode d’organisation technique « impositif » (196, v. aussi 178), un ensemble de procédures contraignantes visant à garantir l’adhésion de l’auditoire aux prises de position du sujet parlant. Ceci implique un cadre stratégique à plusieurs dimensions et aux procédures fixées a priori : la thématisation, la problématisation, le positionnement et l’activation des preuves (189). La confrontation des modes de fonctionnement respectifs de la RA et du discours permettrait de percevoir la rigidité mécanique de l’une et la plasticité de l’autre (196). Alors que l’argumentation est contraignante, les mises en mots discursives énonciatives auraient une souplesse permettant au sujet parlant d’osciller entre affirmation et probabilité, acte de donner des ordres et des conseils ou de questionner et énonciation de la conviction ou d’un sentiment de doute.
9Les rhétoriciens cités à quelques reprises sont essentiellement Aristote, Perelman et Toulmin. Leurs conceptions théoriques de l’argumentation sont définies et présentées brièvement. Le vraisemblable aristotélicien serait le véritable objet du rhétoricien de la NR et non pas la vérité référentielle. On devrait à Aristote la théorisation d’une conception collective de l’argumentation où la doxa consensuelle du sens commun jouerait un rôle central (103, v. aussi 2008 : § 5). Il n’y aurait donc pas, dans ce cas, de place pour une réflexion sur le travail d’individuation et d’autonomisation du sujet. Perelman se situerait dans cette lignée ; il revisite la rhétorique aristotélicienne, mais dans un cadre juridique (189, v. aussi 2008 : § 6 et 7) jugé trop particulier par l’auteur et sur lequel je vais revenir ci-dessous. Il y aurait donc une incompatibilité foncière entre l’approche holistique de l’influence que défend Charaudeau, l’importance accordée à un contrat de communication aux constituants divers et multiples, d’une part, et le cadre juridique restreint de la NR, d’autre part.
10C’est dans le cadre de réflexions sur la notion de validité et donc de la force de persuasion de l’argument que Charaudeau évoque à trois reprises la notion de « garant » théorisée par Toulmin. La fonction de garant et donc de technique de validation de la RA pourrait, dans un premier cas, être remplie par la dimension axiologique d’un argument activant une valeur morale (191). Elle est comparée, dans un second cas, dans le cadre du chapitre sur les imaginaires sociodiscursifs et sur leurs modes de circulation discursive, à la notion de topoï de Ducrot et Anscombre (215). « Garant » contribue enfin à « expliquer comment se construit le sens par inférence » (258-259). La RA est donc perçue comme une somme de techniques où venir puiser occasionnellement un savoir de connaissance confirmant la description de pratiques discursives.
11Les tenants et aboutissants du champ juridique dont s’inspire la NR sont présentés par Charaudeau comme trop éloignés des contingences socio-historiques et politiques quotidiennes auxquelles le sujet parlant a à se mesurer. Le domaine du droit n’est pourtant pas pour la NR un modèle atemporel s’inspirant exclusivement d’une conception formelle de la logique et de lois universelles préétablies. L’une de ses fonctions essentielles est de permettre de penser la responsabilité de tout sujet parlant (Perelman 1989 : 413), qui doit justifier ses jugements, prendre des décisions et s’engager comme le juge, sous la forme d’une décision plausible, à défaut de pouvoir accéder à la vérité absolue. Tout sujet parlant n’est-il pas confronté quotidiennement à ces obligations : évaluer, décider, hiérarchiser les options afin de pouvoir passer à l’action ?
12La NR n’a pas pour but de transformer le discours juridique en norme abstraite idéale, mais d’inviter le sujet profane de l’argumentation à s’en inspirer dans ses interactions fort concrètes avec autrui. Perelman n’ignore nullement la nécessité de prendre la situation d’énonciation temporelle et contextuelle en ligne de compte : il en démontre au contraire la nécessité en chaque occasion. La preuve en est la façon dont il gère la théorisation d’un des arguments le plus représentatif de ses réflexions : la « règle de justice ». La Nouvelle rhétorique la qualifie certes de règle formelle, dans un premier temps, dans le Traité (1983 : 294). Elle exige en effet « l’application d’un traitement identique à des êtres ou à des situations que l’on intègre à une même catégorie ». Mais à peine cette règle énoncée, Perelman s’empresse d’en problématiser le caractère formel jugé incompatible avec la complexité des situations socio-historiques et des opinions humaines ; il n’y a donc pas de mode de raisonnement mécanique ni rigide. « La règle ne nous dit pas, affirme-t-il ainsi dans Ethique et droit (1990 : 111), quand les êtres sont essentiellement semblables ni comment il faut les traiter ». « Identique » est, de plus, affirme-t-il, une notion vague dont seul le contexte socio-historique ou politique permet de construire le sens pertinent (1989 : 434). Il se peut même, ajoute le rhétoricien, que ce même contexte conduise le sujet à démentir la validité de l’application mécanique de la règle et à affirmer, contrairement à toute attente, que cette dernière est inique et qu’il n’y a rien de comparable ni d’identique entre les sujets mis sur le même plan (Perelman 1970 : 306, Koren 2019 : 249-259).
- 2 Rien n’y justifie les questions critiques suivantes de Charaudeau (2008 : § 13) : « : La raison arg (...)
13Charaudeau, comme nous l’avons vu plus haut, qualifie la RA de technique « impositive ». La représentation qu’il en donne lui attribue donc une influence coercitive. Celle-ci réfère à l’exercice d’un pouvoir autoritaire dominateur. Or, la notion de force de l’argument ne peut en aucun cas référer dans la NR à des pratiques contraignantes. L’un de ses leitmotive est, au contraire, le caractère fondamentalement discutable et réfutable de l’argument (Perelman 1989 : 199 et 1970 : 176). Aucune argumentation ne peut être contraignante. Il n’existe pas, dans la RA ni dans la NR, de « raisonnements imparables » « impositifs » en soi ni d’« idées fortes »2. Ces notions y sont inexistantes. Les valeurs remplissent certes dans l’argumentation rhétorique la fonction de « leviers » chargés de « mouvoir » les auditoires (Perelman 1983 : 69-70), mais ce verbe ne réfère aucunement à une visée contraignante. Et lorsque la NR déclare que le sujet parlant ne se situe pas dans le champ de la vérité absolue, mais dans celui de l’opinion soit de l’ « acceptable » et du « préférable », elle établit un lien direct entre l’activation des valeurs et une éthique du discours individuelle orientée par la nécessité fondamentale de prendre des décisions. Cette éthique implique, en cas de dilemme et d’incertitude, l’exploration étayée de raisons pour ou contre. Cet examen peut être intérieur et/ou pratiqué en interaction avec l’Autre de l’argumentation. C’est l’obligation individuelle de s’engager, de passer à l’action et le contexte socio-historique qui conduisent le sujet parlant à préférer un jugement de valeur à un autre et à les hiérarchiser, ainsi que les jugements critiques de l’auditoire.
14Si la NR place cette « logique du préférable » (1989 : 77) au centre des débats individuels ou collectifs, ce n’est donc pas afin de contraindre l’auditoire à s’exécuter. La force de l’argument – soit sa légitimité, sa validité et son efficacité – réside, au contraire, par exemple, dans le cas de l’argumentation du juste, dans le fait d’éviter de contraindre l’auditoire de la supériorité absolue de l’une de ses définitions. Perelman déclare ainsi que l’analyse et la définition de la notion de justice ne peuvent aucunement avoir pour but de contraindre l’auditoire « de façon directe ou détournée », « à concevoir un idéal de justice à vénérer entre tous » (1990 : 13) et il ajoute : « On ne désire nullement le convaincre de ce que telle conception de la justice est la seule bonne […] toutes les autres n’étant que des tromperies, des représentations insuffisantes qui donnent de la justice une image faussée. »
15Charaudeau, quant à lui, attribue la force de l’argument, dans une problématique de l’influence, à « l’articulation entre mode de raisonnement, type de savoir et modalisation » (2008 : § 53). La NR déduit cette même force de l’évaluation de l’un des critères suivants ou de leurs éventuelles interactions : l’efficacité, le degré maximal de vraisemblance et la rectitude éthique (Perelman 1983 : 612-624). La force d’un argument y dépend également de la place qu’il occupe entre les pôles du raisonnable et du déraisonnable, place qui dépend non pas d’un modèle normatif abstrait préalable, mais du contexte de son énonciation et de l’évaluation critique de l’auditoire, libre d’y adhérer ou de s’en distancier.
16Ces prises de position ne sont pas contradictoires : le mode de raisonnement, dans le cas de l’analogie heuristique, par exemple, peut effectivement jouer un rôle déterminant, mais celui-ci est cognitif et non pas coercitif. L’importance accordée par la NR à l’argumentation des valeurs confirme, quant à elle, celle des « savoirs de croyance » définis dans cet ouvrage par Charaudeau (213-216). La différence essentielle entre la mise en œuvre de l’énonciation discursive et celle de l’argumentation rhétorique se situe donc ici dans la notion de « modalisation » qui exclut, dans le cas de la NR, l’option de la contrainte en dépit de l’image « impositive » qui en est donnée dans cet ouvrage.
17Les prises de position épistémiques de la NR et du présent ouvrage soulignent de même l’existence de l’autonomie du sujet, l’importance du rôle joué par ses auditoires et la question suivante : quelles sont les causes du caractère partiel de cette autonomie ?
18Charaudeau les attribue, entre autres, aux enjeux « psycho-socio-langagiers » de l’échange avec le sujet interprétant (167, 198), dont les règles doivent nécessairement être connues et appliquées pour que le contrat de communication puisse être activé. Le sujet parlant est toujours encore soumis aux doxas du sens commun et aux contraintes du contexte où il prend la parole ; sa liberté est en fait une « liberté surveillée » (175, 197-198). C’est à son individuation identitaire que travaille cependant le sujet parlant autonome dans le cadre discursif de ses interactions avec le sujet interprétant.
19La notion d’altérité est l’un des leitmotive les plus prégnants de cet ouvrage. Le « sujet interprétant » (chap. 9 : 249-270) y est présenté comme la condition de possibilité incontournable d’une prise de conscience identitaire du sujet parlant : pour qu’elle ait lieu, l’Un « a besoin de différence » « vis-à-vis d’un autre que soi » (108). Il n’est pas alors « la voix de la société » ou de « son inconscient » (271), mais un sujet parlant se constituant entre « Je, Tu » et le tiers : « Il ». L’un rencontre l’autre, mais il interagit en l’occurrence avec lui pour être en mesure de répondre à la question fondamentale : qui suis-je ? La nature de ce contrat de parole est devenue aujourd’hui, aux yeux de Charaudeau, une évidence (46-47, 50-51).
20Je voudrais souligner ici quelles peuvent être les contributions de la NR à cette vision des contraintes et libertés des sujet parlants, et des enjeux de leurs interactions. Pour Perelman, le sujet de l’argumentation est aussi partiellement autonome ; mais sa liberté est avant tout limitée par des auditoires remplissant la fonction de juge critique évaluant le degré de rationalité et de vraisemblance des justifications qu’il avance. Les enjeux de ses prises de parole ne sont pas a priori ni foncièrement identitaires. Il s’agit pour lui de donner ses raisonnements en partage afin d’en vérifier la validité, la rationalité et le degré d’acceptabilité en affrontant les évaluations d’auditoires dont il accepte et reconnaît a priori l’indépendance.
21En soulignant que le sujet parlant « raisonne » à partir d’un « principe idéal de sujet interprétant libre », Charaudeau est en fait, sans le dire, proche de la définition de l’auditoire spécifique de la NR. Il souligne en effet qu’en dépit de la légitimité et de la crédibilité du discours de l’Un, l’Autre n’abondera pas automatiquement dans son sens puisqu’il a « ses propres références », « son propre projet de parole » et « sa propre liberté » (187). Ceci a pour conséquence, précise-t-il, que le sujet parlant cherche et parvient à trouver la réponse à la question suivante : « Comment faire pour que l’autre puisse “entrer” dans mon univers de discours ? ».
22La différence entre cet ouvrage et la NR ne se situe pas uniquement dans les enjeux du contrat de parole du sujet parlant : construction identitaire d’une part, procédures de justification et de rationalisation de l’opinion en vue d’un passage partagé à l’action, d’autre part. La notion d’autonomie y est en partie conçue différemment. La NR ne cesse d’affirmer que l’autonomie a pour limite la responsabilité énonciative de l’argumentateur ; elle les présente comme indissociables. Charaudeau évoque certes la responsabilité énonciative à diverses reprises dans cet ouvrage (103, 205), mais ne la présente pas comme liée à l’autonomie du sujet parlant par des liens fondamentaux. La compétence, la sincérité, l’intégrité du sujet parlant, soit sa responsabilité, sont en jeu lorsqu’il prend position, affirme Perelman (1989 : 168). « La responsabilité de l’homme qui s’engage est, comme toujours, le corollaire de sa liberté » (ibid. : 194, v. aussi Perelman et Olbrechts-Tyteca 1983 : 682). Si l’autonomie du sujet de l’argumentation est fondamentale, elle ne peut donc en aucun cas être absolue en raison de la fonction critique de l’auditoire et des enjeux éthiques des liens liant la notion d’autonomie à celle de responsabilité.
23La confrontation de cet ouvrage et de la NR confirme la légitimité et la validité de défendre là résolument la thèse de l’autonomie du sujet parlant, en dépit des différents types de surveillance tentant de la limiter. Cela ne suffirait-il pas à justifier l’intégration explicite de la RA dans le champ interdisciplinaire des sciences du langage ? Aucune des définitions de l’interdisciplinarité ne stipule que ce type d’intégration doive rechercher une identité globale. Charaudeau (2008, 2010, 2023) utilise lui-même la qualification d’interdisciplinarité « focalisée ». Celle-ci permet d’énoncer l’hypothèse que les interactions verbales des sujets parlants et interprétants peuvent avoir simultanément des enjeux différents, mais parfaitement compatibles, comme la construction identitaire et la rationalisation de l’opinion. Elle aurait aussi pu contribuer à la prise en compte d’une dimension éthique discursive fondamentale : l’association des notions d’autonomie et de responsabilité énonciative.
24Le rôle central accordé à l’analyse de l’autonomie du sujet parlant et à celle du rôle joué par l’altérité dans l’individuation identitaire contribue à un rapprochement entre l’analyse du discours et l’argumentation rhétorique. L’ouvrage comprend cependant des passages où le lecteur attend en vain des rapprochements interdisciplinaires ayant pourtant des « savoirs de connaissance » pour fondement (Charaudeau 2023 : 211-213). Les développements ci-dessous ont ces silences pour objet. Ils problématisent le fait que les listes des différents courants des sciences du langage ne comprennent pas la RA. L’auteur évoque des notions fondamentales de la NR sans effectuer, d’autre part, la moindre référence à cette théorie, dans un développement pourtant consacré aux « stratégies » activées par le sujet parlant.
- 3 Amossy (2010 : 18) souligne pourtant, que dans Après Perelman : quelles politiques pour les nouvell (...)
- 4 « Il est vrai qu’à l’intérieur des sciences du langage et de la sémiologie, nous sommes un certain (...)
25L’importance accordée dès le titre de l’ouvrage au « sujet parlant en sciences du langage » et à une « perspective interdisciplinaire » pouvait laisser espérer qu’une branche aussi centrale que celle de la rhétorique argumentative serait intégrée dans trois des recensements des diverses branches qui les constituent3. Or, nous l’avons dit, la RA ne figure pas dans la liste : linguistique de la langue, linguistique sociologique, sociolinguistique, linguistique anthropologique, ethnolinguistique, linguistique du discours, linguistique du texte (13). Elle ne figure pas davantage (104) dans le recensement des différentes dimensions de l’acte de langage en dépit de la fonction argumentative que l’« homme rhétorique » active depuis toujours, individuellement comme en groupe dans ses prises de parole quotidiennes (Danblon 2013). Ces dimensions se limitent à la « dimension linguistique », à la « dimension énonciative » et à la « dimension communicationnelle ». Les sciences du langage sont à nouveau évoquées globalement à la fin de l’ouvrage (270), mais uniquement en ces termes : « il est possible de procéder à une analyse structurale, générative, discursive ou pragmatique, sans que l’on puisse dire que l’une est supérieure à l’autre ». Le positionnement adopté ici est donc fort différent de celui que l’auteur avait adopté dans un article de 2012 où il soulignait que c’était l’hétérogénéité du langage en soi qui justifiait la pluralité et l’interdisciplinarité des différents courants des sciences du langage, au nombre desquels figurait alors l’argumentation4.
26L’ouvrage analyse, dans le cadre d’une étude des stratégies du contrat de parole, quelques notions ou problématiques jouant un rôle central notoire dans la NR, sans s’y référer. Celles-ci ne revêtent pas toutes la même importance ; aussi les évoque-t-on ci-dessous dans un ordre d’importance croissant. Il s’agit de la contribution de Descartes à la naissance de la notion de sujet, puis du rapport de Charaudeau aux notions de choix, de décision, de cohérence, de justification et de jugement.
27L’analyse du rapport de la philosophie à la notion de sujet conduit, entre autres, Charaudeau à souligner le fait que Descartes a joué un rôle fondateur dans la naissance de la notion de sujet (28-31, 37, 39). Ce rappel pourrait donner lieu à une comparaison stimulante entre le rapport de la NR à Descartes et l’analyse de Charaudeau.
28Descartes retient son attention pour diverses raisons. Le sujet cartésien est essentiellement à ses yeux un « être pensant » tendu vers la découverte de la vérité » (28). C’est « un être de connaissance », un « je » se situant face aux vérités référentielles, mais qui ne connaît pas l’altérité, ni ne prend l’Histoire et la temporalité en ligne de compte « puisqu’il doute de tout » (29). Ce sujet est donc aux antipodes de l’un des leitmotive majeurs de l’ouvrage de Charaudeau : les procédures d’individuation du sujet parlant y dépendent inéluctablement de ses interactions avec un « tu ». Ce sujet est, de plus, ancré profondément dans des situations d’énonciation socio-historiques jouant un rôle aussi déterminant que le dialogisme.
29Perelman et Olbrechts-Tyteca, quant à eux, évoquent Descartes dès les premières lignes de l’introduction du Traité. Se dissocier de la conception du raisonnement cartésien y est en effet présenté comme l’un des enjeux fondateurs de la NR :
La publication d’un traité consacré à l’argumentation et son rattachement à une vieille tradition, celle de la rhétorique et de la dialectique grecques, constituent une rupture avec une conception de la raison et du raisonnement, issue de Descartes, qui a marqué de son sceau la philosophie occidentale des trois derniers siècles (1983 : 1).
30Perelman (1989 : 186) critique le caractère « asocial et anhistorique » de la philosophie cartésienne et ajoute : « quand il s’agit non de la contemplation de la vérité, mais de l’usage de la vie, où l’urgence exige des décisions rapides, sa méthode ne nous est d’aucun secours » (187). Le sujet de la NR a recours, afin d’accéder à une connaissance aussi imparfaite soit-elle, à l’exploration d’opinions soumises au regard critique de ses auditoires. C’est avec un « tu » que le « je » échange et partage des raisonnements procéduraux permettant de construire un savoir toujours marqué au sceau de leurs subjectivités respectives, mais néanmoins « perfectible » (Perelman 1989 : 432). Charaudeau aurait donc pu trouver dans ce positionnement fondateur de la NR un précédent constructif.
31Le chapitre 7 a pour sous-titre « Les stratégies d’“individuation” ». Charaudeau évoque à cette fin l’apport des sciences sociales et humaines et même « le langage de la théorie des jeux » (175), mais cette approche interdisciplinaire n’inclut pas l’argumentation rhétorique définie et analysée par la NR. Les traits distinctifs retenus par l’auteur sont les suivants : « décision », « calcul », façon de faire « cohérente », « résolution » de problème, « affirmation » et « actualisation d’un choix » liée à « une situation d’incertitude ». Charaudeau y pose des questions fondamentales comme « Comment justifier mon droit à la prise de parole et au nom de quoi » ? « Comment faire pour être cru ? » Comment prouver que ma parole est « fondée en raison » ? (182)
32Ces notions et ces questions jouent un rôle central dans les procédures argumentatives de la NR perelmanienne et auraient pu de ce fait contribuer à l’enrichissement et à la validation de la démonstration. Le Traité consacre des développements approfondis aux notions de choix (83, 333) et de décision (687). Celle-ci y est l’ultime étape ouvrant la voie à l’action. La justification y remplit une fonction essentielle pour de multiples raisons liées à des liens indissociables entre la réflexion de l’argumentateur, le sentiment d’un devoir d’agir et l’opinion critique d’un auditoire réel, concret ou imaginé et fictif. La justification peut en effet devoir se mesurer de sa propre initiative à des critiques éventuelles imaginées : l’argumentateur joue alors simultanément et son propre rôle et celui d’« avocat du diable » (Perelman 1990 : 386-387). Cet auditoire fictif inclut le surdestinataire, soit cette entité éthique hypercritique intérieure qui incite le sujet parlant perfectionniste à tenter de s’auto-dépasser (Koren 2018). La fonction centrale de la justification constitue en soi la preuve que l’argumentation ne peut pas être « impositive » ni coercitive. Le proposant qui argumente accepte a priori le fait que ses jugements de fait ou de valeur risquent en permanence d’être réfutés et dévalorisés. Le droit à la certitude ne va pas de soi dans le champ de l’opinion : il ne dispense pas, affirme Perelman (1989 : 206), de devoir recourir aux logiques de la justification ni aux savoirs de connaissance s’il est contesté. La justification est une procédure dynamique de rationalisation de l’opinion capable d’énoncer et de tenter de prouver « ce qui vaut d’être » (Mesure et Renaut 1996 : 29).
33La NR est donc bien plus qu’une somme technique recensant et classant des catégories d’arguments, c’est aussi une éthique (Perelman 1989 : 466) qui se mesure aux « situations d’incertitude » afin de peser les raisons pour et les raisons contre les décisions à prendre en temps de dilemme. L’autonomie et la responsabilité énonciative du sujet lui intiment alors de tenir compte du contexte historique et de « conférer un aspect temporel à la raison » (ibid.).
34L’importance que Charaudeau accorde à la notion de jugement aurait également pu être confirmée et renforcée par l’évocation interdisciplinaire de ses fonctions dans le cas de la RA. La notion de « regard évaluateur » (141) liant le « je » au « tu » dans les procédures d’interprétation démontre que Charaudeau perçoit l’existence d’une fonction du jugement différente de celle de la stigmatisation : la légitimation réciproque par ces deux actants de leur statut respectif de sujet parlant (85-86, 97). La RA aurait pu contribuer à approfondir cette approche en ajoutant le cas du jugement de valeur cognitif et des prises de position concernant le jugement de fait et le jugement de valeur.
35La conception cognitive de l’acte de juger que défend la NR (Koren 2019 : 93-114) permet en effet de résister aux préjugés selon lesquels juger, c’est automatiquement et uniquement stigmatiser et commettre un acte de langage discriminatoire. La NR voit dans l’évaluation, comme nous l’avons vu plus haut, la mise en œuvre d’une « logique du préférable » (Perelman 1989 : 77) sans laquelle il serait impossible de lier savoirs de croyance et passage à l’action. Perelman réhabilite l’acte de juger et permet de comprendre pourquoi le sujet parlant ne peut s’exonérer d’y recourir quotidiennement (1990 : 222). Et puisque ce sujet vit dans le temps et dans un contexte socio-historique en perpétuelle évolution, l’acte de juger lui permet simultanément de se transformer et de s’adapter à des situations inédites. L’impossibilité de réaliser l’idéal d’une vérité absolue atemporelle est alors compensée, souligne la NR, par la croyance dans l’option d’opinions certes imparfaites, mais de ce fait perfectibles.
36La NR contribue de plus à la compréhension de la dé-dichotomisation des jugements de fait et des jugements de valeur qu’elle présente comme étant en constante interaction dans la trame des argumentaires (Koren 2019 : 115-117). On peut y observer la rationalisation de la dimension axiologique des pratiques discursives et l’axiologisation du rapport aux réalités concrètes. Putnam ne déclare-t-il pas lui-même que « La connaissance factuelle présuppose la connaissance des valeurs » (2004 : 146) ? Le jugement de valeur cognitif tel que le conçoit la NR est partageable et peut, de ce fait, jouer un rôle actif dans les procédures de communication interactives. Il ne dépossède pas le sujet interprétant de sa liberté de pensée et incite le sujet parlant à assumer ses responsabilités énonciative et collective en justifiant chacune de ses prises de position.
37Charaudeau accorde tout au long de l’ouvrage une importance cruciale à la notion de vérité rebaptisée en raison du contexte socio-historique contemporain et du contrat de communication qui y est mis en œuvre : « le croire vrai ». C’est dans ce cadre qu’il problématise la question du changement inéluctable de régime de rationalité dû à la subjectivité du sujet parlant.
38Or la raison pratique n’a pas pour unique enjeu, déclare Perelman, de « découvrir la vérité ou l’erreur » (1989 : 199). La distinction vrai/faux n’y détient pas le statut d’objet de réflexion monopolisant l’attention. La NR approfondit la connaissance du rôle socio-historique que joue l’argumentation de l’ensemble des valeurs dans les cas de dilemmes et de conflits. Elle réhabilite ainsi le rôle crucial que jouent les savoirs de croyance liés à l’axiologisation des pratiques discursives. Il y est tout aussi essentiel d’analyser, par exemple, les tenants et aboutissants du juste, du bien, de la liberté, de la responsabilité, de l’intégrité, et les procédures de hiérarchisation de diverses et multiples catégories d’évaluations axiologiques.
- 5 Charaudeau en propose l’explication suivante : « la linguistique s’est construite dans une rational (...)
39Charaudeau propose certes dans ces publications des listes de valeurs autres que la vérité (2008 : §51 et 2023 : 214), mais il ne s’agit que de recensements occasionnels. La valeur dominante demeure, dans le présent ouvrage, la vérité5 et les formes qu’elle revêt dans le champ des contrats de communication et donc des interactions entre le sujet parlant et les sujets interprétants. Mais il s’agit, plus exactement, déclare Charaudeau, du « croire vrai », également qualifié de « faire croire vrai » ou de « devoir de croire vrai » (2008 : § 9, 2023 : 179). Les savoirs dont s’inspirent les sujets parlants ou qu’ils déduisent de leurs analyses ne peuvent être que subjectifs et se situent donc dans le champ des savoirs de croyance et non plus de connaissance.
- 6 Perelman avait perçu la nécessité et l’intérêt de prôner une perspective épistémique interdisciplin (...)
40La déclaration suivante confirme que la problématisation du rapport de ces savoirs à la vérité pourrait cependant ouvrir la voie à un enrichissement réciproque de la RA et du positionnement de Charaudeau : « on peut considérer que dans le savoir de croyance il y a du rationnel, de la preuve et de la vérification. […] Il y a diverses formes de rationalité, et le savoir de croyance a recours à certaines d’entre elles » (216). L’option de cet enrichissement mutuel réside dans les multiples analyses approfondies de la question de la vérité effectuées dans cet ouvrage, mais aussi dans quelques prises de position convergentes entre un chapitre de Rhétoriques intitulé « Opinions et vérité » (Perelman 1989 : 425-435) et le positionnement de Charaudeau. Le rhétoricien y analyse en effet dès 1959 les dissociations entre les couples notionnels opinion/vérité, apparence/réalité, impression/objectivité afin d’œuvrer à la réhabilitation de l’opinion et d’une conception de la connaissance non plus absolue et atemporelle, mais située dans le temps et dépendant de la culture, des traditions et de la discipline (ibid. : 432-433). La raison, apanage de chaque être humain, affirme Perelman, ne se limite pas à la soumission aux forces de l’évidence. Les vérités ne constituent plus alors que « les plus assurées et les mieux éprouvées de nos opinions » (435). Les contributions de Charaudeau à une compréhension approfondie du parler vrai et du « croire vrai » pourraient donc être enrichies par la NR, mais aussi contribuer réciproquement à complexifier le rapport de cette dernière aux théories du langage et aux rôles des imaginaires socio-discursifs liés aux différents types de savoirs contemporains6.
41Le lecteur trouvera des références séminales à la question de la vérité dans différentes parties de l’ouvrage. Il s’agit tout d’abord de la question de la « fabrique du sens » (92, 103) et de la déduction vrai/faux dans divers courants des théories du langage ou du calcul socio-sémantique des forces de vérité liées à la notion de sens commun. C’est le croire vrai, plutôt que le parler vrai qu’explore encore Charaudeau dans le cas des contraintes limitant l’autonomie du sujet, soit de sa « liberté surveillée » (179), mais également dans celui de l’enjeu de crédibilité de ses prises de parole (185-186). La question de la vérité est enfin problématisée dans le cas des fonctions des imaginaires socio-discursifs. Ceux-ci sont pour l’auteur l’occasion de reprendre une distinction fréquemment mise en œuvre dans cet ouvrage : la distinction entre savoir de connaissance objectif scientifique communiquant des évidences indiscutables et savoir de croyance réfutable, spécifique, entre autres, du régime de rationalité axiologique du sujet parlant (214). Et lorsque Charaudeau déclare que le sujet parlant peut « être mis en doute, contesté, contredit » à tout moment et en tout lieu (ibid.), comment ne pas penser – conformément aux enjeux cognitifs d’une interdisciplinarité focalisée – aux multiples déclarations de la NR sur ce trait constitutif fondamental de l’argumentation : le discutable et le discuté (Perelman 1989 : 199 et 1970 : 176). La contribution de la RA à la notion de vraisemblable (Danblon 2002 : 58-65) et à son régime de rationalité particulier aurait enfin également pu permettre de complexifier ces réflexions sur le croire et le faire croire vrai.
- 7 Le lecteur trouvera dans les ouvrages de Guerrini (2019 et 2022) des analyses approfondies de l’arg (...)
42La contribution de la RA aux savoirs de croyance du sujet parlant pourrait enfin consister dans l’extension de la réflexion sur la rationalité à l’ensemble des valeurs, mais surtout à leur argumentation et à leur hiérarchisation résultant de jugements de valeur et de leurs justifications. Les multiples discours médiatiques7 qui ont, par exemple, le « deux poids deux mesures » (Koren 2019 : 259-276), la discrimination, les injustices sociales ou la violation des libertés individuelles pour objet ne donnent pas uniquement ni automatiquement la primauté à des questions de « croire vrai », mais à celles d’équité et de respect des droits de l’homme. La RA permet alors à son tour de proposer, comme la notion de contrat de communication, une vision holistique, mais, dans ce cas, de la rationalité axiologique de l’argumentation de toutes les valeurs au nom desquelles le sujet parlant décide de s’engager et de passer à l’action.
- 8 « Coordonnant une recherche sur la façon dont les médias traitent d’une controverse sociale, “la la (...)
43L’objet de ces réflexions critiques n’était pas de démontrer que la RA doit être « une finalité en soi » (Charaudeau 2012)8, mais d’argumenter en faveur de son intégration en tant que constituant à part entière dans le champ interdisciplinaire des sciences du langage. Son statut ne s’y limite pas à la fonction de somme technique où puiser occasionnellement des arguments ou leur définition ; elle contribue à une compréhension approfondie du régime de rationalité des mises en mots de l’opinion et à son versant éthique. Sa fonction permet donc d’observer bien plus qu’un « entrechoc » de « types d’arguments » « porteurs de valeurs » : les jugements de valeur cognitifs et ce qui semble à la NR plus important encore que les valeurs en soi : leur hiérarchisation en vue d’un passage à l’action, une « logique du préférable » aux yeux du sujet parlant, activée en connaissance de cause.
44Comme ne cesse de le démontrer Amossy dans sa théorie de l’argumentation dans le discours (2010 : 32-34), comme dans l’ensemble de ses publications, s’il existe des pratiques discursives ayant une « visée » argumentative, cela ne signifie pas que la persuasion soit le seul et unique enjeu de la RA ni qu’elle possède le moindre pouvoir de contrainte. Il existe de nombreux cas où les énoncés ont uniquement une « dimension » argumentative ayant le partage de questionnements et de raisonnements pour objet. L’argumentation est un mode verbal de gestion et de négociation rationnel des relations humaines et de l’autonomie comme de la responsabilité énonciative et collective du sujet parlant. C’est à ce titre qu’elle est une strate de la construction du sens en interaction avec l’ensemble des pratiques énonciatives.
45Nous espérons, au moment de conclure, que ces réflexions critiques auront contribué à justifier les raisons d’être de l’extension explicite de la « perspective interdisciplinaire » dans les sciences du langage à la rhétorique argumentative. Ces sciences auront dans ce cas la possibilité d’intégrer simultanément une somme de techniques et une réflexion approfondie sur la dimension éthique des discours et la réhabilitation de la subjectivité de l’opinion.