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Comptes rendus

Delvallée, Ellen et Cécile Lignereux (éds). 2024. Rhétorique de la requête (XVIe-XVIIe siècles) (Paris : Classiques Garnier)

Élie Génin
Référence(s) :

Delvallée, Ellen et Cécile Lignereux (éds). 2024. Rhétorique de la requête (XVIe-XVIIe siècles) (Paris : Classiques Garnier), ISBN : 978-2-406-15842-4, 286 pages

Texte intégral

  • 1 Voir notamment les vingt-et-un numéros de la revue Exercices de rhétorique [En ligne], créée en 201 (...)

1Il s’agit là du premier volume d’une série d’ouvrages collectifs, à paraître dans le cadre du projet Variatio, lancé en 2020 par le centre RARE (Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution, Université Grenoble Alpes) et coordonné par Ellen Delvallée et Cécile Lignereux. Ce projet s’inscrit dans la continuité des travaux menés depuis quelques années par l’équipe de RARE sur les types de « petits » discours répertoriés par la tradition rhétorique et sur leur mise en pratique dans les genres littéraires adressés, de la Renaissance à la fin de l’âge classique1. Il repose sur l’organisation annuelle d’un séminaire (cinq séances de quatre heures, lors desquelles sont étudiés et traduits en équipe les chapitres de manuels rhétoriques ou épistolographiques d’Ancien Régime consacrés à un certain type de discours) et d’un colloque international autour du type de discours en question. L’année 2020-2021 était consacrée au discours de requête et s’est conclue par la tenue d’un colloque international les 13 et 14 janvier 2021 à l’Université Grenoble Alpes, duquel est issu le présent ouvrage. Les travaux de l’année 2021-2022 portaient sur le discours de remerciement et ont donné lieu en juin 2022 à un second colloque dont les actes paraîtront prochainement chez Garnier sous le titre Rhétorique du remerciement (XVIe-XVIIIe siècles). Enfin, durant ces deux dernières années, l’équipe s’est concentrée sur les discours du genre judiciaire, l’accusation d’une part (en 2022-2023), la défense de l’autre (en 2023-2024), tandis qu’un nouveau colloque international Rhétorique judiciaire se tiendra à Grenoble, à l’automne 2024. Nous attendons avec impatience l’annonce du programme pour l’année 2024-2025.

2En tant que premier volume de la série, le présent ouvrage est précédé d’une préface, fort stimulante, signée Francis Goyet, qui vaut comme introduction à l’ensemble du projet Variatio. Le projet y est présenté comme une solution à « l’impasse » (8) à laquelle avait conduit le rhetorical turn des années 1970 : le regain d’intérêt qu’avait connu alors la théorie rhétorique antique avait en effet peiné à donner lieu à des applications pratiques, parce que les traités antiques ne servaient qu’à composer de longs discours, difficiles à étudier du fait de leur longueur et de leur inscription dans un contexte historique et juridique que l’on maîtrise mal. Face à ce constat, le projet Variatio se propose d’emprunter une autre voie, fondée sur la théorie et inspirée de la pratique des rhétoriciens du 16e siècle. Ces derniers, dans le cadre de ce que Goyet appelle le « revival rhétorique du XVIe » (10), s’étaient mis à théoriser et à analyser tous les « petits discours » (oratiunculae) de la littérature latine, qu’il s’agisse des lettres de Cicéron, des discours insérés dans l’Énéide, dans les comédies de Térence, dans la poésie lyrique, ou chez les historiens… Or la littérature de la Renaissance et de l’âge classique est pleine de ces « petits discours », qui gagneraient à être analysés à la lumière des manuels des maîtres de la Renaissance, d’autant que cette pratique se rapproche d’une autre théorisation moderne, celle de l’étude des actes de langage de la linguistique pragmatique (comme en témoignent un certain nombre des contributions du volume). Goyet insiste ce faisant sur l’attention qu’il convient de porter « aux pratiques concrètes, plus fructueuses que les considérations théoriques, et permettant très souvent d’éclairer la théorie même » (11) – voire de réfléchir plus largement sur la question du langage et des relations sociales. Ainsi, en s’appuyant dans un second temps de sa préface sur les travaux de Marcel Mauss et de Vincent Descombes, Francis Goyet nous explique que l’analyse des « petits discours » des productions littéraires d’Ancien Régime revient à « recueillir en ethnographes des données de terrain, et à les analyser en ethnologues » (17) – et de conclure qu’en « croyant faire modestement de la rhétorique, nous faisons aussi de l’anthropologie » (18).

  • 2 À ce propos, voir Goyet, Francis, 2013. « Le problème de la typologie des discours », Exercices de (...)

3Cette préface est utilement complétée par une dense introduction signée par Ellen Delvallée et Cécile Lignereux. Après avoir rappelé combien les scripteurs d’Ancien Régime étaient familiers des « types de discours2 » de la tradition rhétorique, qui constituaient alors un cadre commun, « des moules de pensée et d’expression partagés par tous les locuteurs de l’époque » (20), les auteures dégagent une double piste d’analyse. D’une part, l’analyse rhétorique de ces petits discours revient à mesurer les écarts entre théorie et pratique : certes, la théorie rhétorique constituait un cadre, mais un cadre au sein duquel les marges de manœuvre étaient considérables, de sorte que l’étude des discours à la lumière de la théorie vise moins à chercher une norme qu’à raisonner en termes de « variations » (d’où l’intitulé du projet), afin de « prendre la pleine mesure de la virtuosité technique des auteurs » (21). D’autre part, une rapide présentation des descriptifs théoriques du discours de requête dans les manuels des 16e et 17e siècle permet aux auteures de rappeler que les variations y sont « non seulement inventoriées, mais encore prescrites », selon le principe bien connu de l’aptum, tandis qu’au contraire, « en fait de genre littéraire, la variation fait entorse à la reconnaissance du genre en tant que genre, et constitue un geste créatif » (24). D’où cette seconde problématique : quel impact le geste de la variation, dans le cadre de la pratique des types de discours rhétoriques dans les textes littéraires, pourrait-il avoir sur l’évolution des genres ? Ces deux pistes d’analyse se trouvent condensées en une unique question – « Que devient un type de discours quand il est actualisé dans un cadre générique ? » (24) – à laquelle tenteront de répondre les douze études, organisées selon les trois genres littéraires que sont l’épistolaire, la poésie et le théâtre. L’introduction se termine par un bref état des travaux consacrés aux ressorts spécifiquement rhétoriques de ces trois genres et par une présentation de chacune des études du volume.

1. La requête dans le genre épistolaire

4Cécile Tardy ouvre cette première partie par une étude centrée sur un manuel épistolographique du 17e siècle, le Secrétaire à la mode réformée de François de Fenne, publié en 1684. L’auteure entend montrer que les manuels épistolaires du 17e n’avaient pas pour but « de codifier chaque espèce de lettre ; ils serviraient plutôt, comme c’est le cas dans l’approche pragmatique, à la modéliser, à en saisir “l’idée” » (42). Sa démonstration s’appuie sur le traitement que fait François de Fenne de la « lettre de demande » (nom qu’il donne à la petitoria epistola). Le dispositif du manuel est tripartite : d’abord, un court descriptif théorique de la lettre de demande, rappelant ses quatre séquences argumentatives topiques et leur dispositio (45) et précisant que « Ces règles générales doivent être accommodées aux personnes aussi bien qu’aux choses que nous demandons » ; puis, huit modèles de lettres d’auteurs ; enfin, onze modèles de lettres fictives, reprises au Secrétaire à la mode de Puget de La Serre. Les lettres fictives, que l’auteure analyse dans un premier temps, apparaissent rigoureusement « respectueuses de la dispositio » (50), que divers marqueurs syntaxiques rendent d’autant plus visible. Les lettres d’auteurs, en revanche, « se révèlent aussi diverses que sont distincts les contextes de leur énonciation » (51), ce que montre Cécile Tardy en analysant leur dispositio et le « retravail de l’éthos » auquel procèdent systématiquement les auteurs, loin de « l’image figée d’un épistolier suppliant » (53) que prescrit la théorie et qui se dégage des modèles fictifs. D’après l’auteure, le modèle théorique et l’illustration scolaire qu’en donnent les lettres fictives ne sont pas là « pour construire une norme, mais pour définir un “contrat de lecture” permettant au public de goûter la spécificité de chaque stratégie rhétorique mise en œuvre, et de chaque construction d’éthos qui en résulte » (58), dans les lettres réelles. La démonstration est convaincante, et s’inscrit parfaitement dans la continuité de l’introduction du volume, dont elle illustre les présupposés : les règles générales données par la théorie font l’objet d’accommodations systématiques, en particulier dans le cadre du discours de requête, discours « particulièrement périlleux, dans la mesure où il apparaît comme hautement susceptible d’importuner le destinataire » (21).

5C’est en effet ce qu’illustrent les trois articles suivants : la requête est un « Face Threatening Act » (61) et les épistoliers procèdent à des négociations discursives permanentes de façon à ménager leur destinataire. Adeline Desbois-Ientile étudie le corpus des lettres de Jean Lemaire de Belges, qu’elle confronte au discours de requête fictif de Pâris à Mercure dans les Illustrations de Gaule et singularités de Troie, du même auteur. Face à Mercure, Pâris est dans une position délicate, non seulement parce qu’il s’adresse à un dieu, mais encore parce que l’objet de sa demande choque les bienséances (il demande à voir les trois déesses nues) : ainsi Lemaire de Belges le fait‑il recourir à ce qu’Érasme appelle dans son De conscribendis epistolis la requête « oblique », par insinuation et détours. De même, lorsque Lemaire de Belges négocie avec sa protectrice Marguerite d’Autriche, afin de lui demander de l’argent, il se trouve lui aussi dans une position délicate qui l’oblige à procéder « à plusieurs réarrangements communicationnels du schéma rhétorique de la requête » (28) : amplification des séquences de légitimation de la requête et de promesse de rémunération ; déguisement de la lettre de demande en lettre de défense et de remerciement ; recours à l’intercession d’un tiers ; multiplication des marques de politesse ; retravail de l’éthos, tantôt suppliant auprès de Marguerite d’Autriche, tantôt plus directif lorsqu’il s’adresse à un égal.

6De même, Agnès Cousson, dans une étude consacrée à la petitio dans les lettres de Racine, constate que « l’expression varie selon les liens affectifs qui unissent le je à ses destinataires » (78), en particulier du point de vue éthique. Nous avons toutefois été moins convaincu par cette étude, faisant de la requête « un lieu d’expression du for intérieur » (88), qui nous semble tomber dans l’écueil que les auteures de l’introduction entendaient précisément éviter : « sacrifier le détail du texte au profit de considérations psycho-biographiques » (26).

7Enfin, Laure Depretto consacre son étude aux placets que Bussy-Rabutin adressa au roi lors de son exil, afin de demander son retour en grâce. Là encore, les places respectives du demandeur et du destinataire influent sur la forme de la requête. Du point de vue de la dispositio et de l’inventio, la première séquence argumentative, qui vise à prouver que le destinataire a la possibilité d’accorder la requête, est généralement absente, car « c’est chose trop évidente » (102). Du point de vue typologique et pragmatique, la requête bascule parfois dans d’autres espèces de lettre (et donc dans d’autres actes de langage) : tantôt la remontrance (discours de reproche invitant le destinataire à s’amender d’une faute), tantôt l’offre de service, « expédient qui permet de demander sans avoir l’air d’exiger » (105). Le « brouillage des actes de langage » (110) se complexifie encore lorsque Bussy-Rabutin demande au roi l’autorisation de lui offrir ses services, manière oblique de demander la cessation de l’exil sans la demander.

8Ces quatre premières études illustrent les différents niveaux auxquels peuvent s’opérer des variations, afin d’adapter au mieux la lettre de requête à la situation interlocutive : réarrangement de la dispositio et amplification ou atténuation de telle ou telle séquence argumentative, variations lexicales, syntaxiques, stylistiques, visant à un « retravail de l’éthos », entre posture de suppliant et posture de donneur d’ordre, et hybridation et croisement des types de discours. On aurait toutefois souhaité que ce dernier point fasse parfois l’objet d’analyses un peu plus fines (nous y reviendrons).

2. La requête en poésie

9La deuxième partie de l’ouvrage porte sur la requête en poésie (que les traités du début du 16e siècle appelaient encore la « seconde rhétorique ») et vise à « éclairer deux aspects de l’écriture poétique : les stratégies argumentatives des poètes courtisans et le rapport des codifications rhétoriques avec les genres et formes poétiques » (32). Il s’agit de la partie la plus étoffée de l’ouvrage, avec cinq contributions, qui nous ont toutefois paru de qualité très inégale. La première de ces contributions signée François Rouget se présente comme un panorama d’un type particulier de requête poétique au 16e siècle : la réclamation en vers d’un dû. Cette étude, la plus longue de l’ouvrage, nous semble pécher par son corpus trop vaste, ne permettant pas à l’auteur d’entrer pleinement dans les textes, risquant alors d’écraser les spécificités propres à chaque poète et, c’est un comble, de négliger les phénomènes de variation. L’auteur le constate d’ailleurs lui-même, lorsqu’il écrit : « Dans le cadre restreint de la présente contribution, il serait vain de vouloir répertorier tous les constituants des discours de la réclamation et prétendre en dévoiler les mécanismes. Contentons-nous de signaler les schèmes discursifs les plus fréquents et les plus significatifs » (125). On apprécie toutefois l’organisation de l’article, qui traite d’abord des objets et acteurs de la requête (dont on a vu à propos de l’épistolaire quelle influence ils pouvaient avoir sur la mise en œuvre du discours), puis des principales stratégies argumentatives, pour finir sur les spécificités du discours de requête au sein de formes prosodiques. Dans sa conclusion, l’auteur affirme que « ce type de poèmes fait intervenir une matière provenant des genres démonstratif, délibératif et judiciaire » (137) : nous regrettons que ce point n’ait pas été davantage approfondi dans le corps de l’article. Enfin, l’on s’étonne qu’il affirme que la « dispositio est la clef de voûte de la machinerie rhétorique » (126), sans avoir véritablement analysé cette dispositio dans les textes, et surtout sans avoir rien dit du canevas théorique qu’en donnent les manuels.

  • 3 Delvallée, Ellen, 2023. « Les épîtres de requête de Clément Marot », Lignereux, Cécile (éd.). Les R (...)

10Suivent, après ce panorama, deux études de cas. Pauline Dorio s’intéresse aux Epistres morales et familieres (1545) de l’homme de loi et poète Jean Bouchet, en se demandant qui, du procureur ou du poète, l’emporte dans la rédaction des épîtres de requête. Dans un premier temps, l’auteure, s’appuyant sur une récente publication d’Ellen Delvallée3, montre que Bouchet procède à une « scrupuleuse mise en scène du respect des normes » (141) telles qu’elles apparaissent dans les manuels contemporains d’Érasme et de Pierre Fabri. Mais dans un second temps, Pauline Dorio constate que dispositio et inventio font parfois « l’objet d’une reconfiguration poétique, qui renforce l’efficacité des textes et légitime » leur publication en recueil (150). Ainsi, en particulier dans les requêtes relatives à son activité de poète (demander les règles poétiques de tel Puy, obtenir un privilège d’impression…), Bouchet enchâsse parfois, « à l’intérieur du discours épistolaire, un don poétique prenant la forme d’une séquence discursive isolée » (153), dont le style et le contenu tranchent avec le reste du propos, jusqu’à parfois brouiller les frontières entre la scène d’énonciation réelle de Bouchet, et la scène d’énonciation fictive qu’il se construit dans ces « petits morceaux de bravoure » (153). Ce faisant, il thématise ces variations, en insistant « sur les écarts auxquels l’autorise son statut de poète » (154).

11La seconde étude de cas nous a semblé pâtir d’un défaut semblable à celui que nous soulevions à propos de la contribution d’Agnès Cousson. Alors que cette dernière tendait à une lecture psychologisante des lettres de Racine, R. J. Hudson propose ici une étude plus historique et biographique que linguistique des épîtres lorraines de Clément Marot. Certes, l’auteur organise son étude autour de la notion d’« humilité hyperbolique », qu’il présente comme un « cas d’amplification » (158) et qui serait caractéristique de la pratique de la requête en vers par Marot. Ce n’est toutefois qu’après huit pages, notamment consacrées aux « humiliations hyperboliques » que Marot fait subir à ses adversaires dans le cadre d’épîtres invectives, que l’auteur en vient enfin à une analyse rhétorique des épîtres de requête (non sans s’être lancé avant cela dans un développement encyclopédique de deux pages sur la famille de Lorraine) : « Puisqu’il s’agit, dans le cadre de cet ouvrage, d’analyser “la rhétorique de la requête”, je me concentrai [sic] désormais sur les stratégies augmentatives et argumentatives de Marot » (165). Dans l’ensemble, la contribution, toute intéressante qu’elle soit, nous a semblé un peu brouillonne, comme en témoigne encore un nombre assez important de coquilles, au sein d’un ouvrage pourtant impeccable par ailleurs : addressées (161), abodance (165), aggrandir (169), énumératio (169)…

  • 4 Mounier, Pascale, 2017. « Cent rondeaulx / et cinq avec (c. 1510) : le premier roman épistolaire fr (...)
  • 5 Nous nous permettons de renvoyer ici à nos travaux sur le genre judiciaire et, en particulier, sur (...)

12Les deux dernières contributions de cette seconde partie sont consacrées à la présence de discours de requête au sein de recueils poétiques. Pascale Mounier étudie une œuvre anonyme du début du 16e siècle, les Cent rondeaulx / Et cinq avec. Dans ce recueil, les rondeaux émanent alternativement de deux personnages, L’Homme et La Dame, tissant entre eux une relation adultère fictive, ce qui avait conduit l’auteure à considérer ce texte, dans un précédent article, comme le « premier roman épistolaire français4 ». Le recueil contiendrait pas moins de « quatre-vingt-dix requêtes, soit presque une par rondeau », type de discours « dont l’auteur a pu avoir lu les principes dans les manuels médiévaux » (178). Ces requêtes présentent la particularité d’être formulées en séries, scandant les principales étapes de la narration, de la demande d’amour initiale de L’Homme à La Dame, à la prière finale adressée par La Dame à Dieu pour son salut. L’auteure analyse les enjeux rhétoriques de cette production sérielle, à trois niveaux : à l’échelle de l’énoncé (entre procédés de répétition et de variation) ; à l’échelle de la forme fixe du rondeau (entre circularité de la forme et progression de l’argumentation) ; et à l’échelle du recueil (les requêtes s’inscrivant dans un cadre polyphonique, où tantôt les amants formulent tour à tour la même demande, tantôt requièrent des choses différentes avant néanmoins de s’accorder). Et l’auteure de conclure que ces requêtes en série, parce qu’elles jouent un rôle majeur dans l’« élaboration narrative » tout en servant « de cadre à l’expression de positions affectives, morales ou spirituelles » (195), établissent « une continuité entre des pièces disparates », et seraient ainsi au fondement de la transformation de ces « cent-cinq rondeaux en roman par lettres » (196). L’hypothèse est convaincante et stimulante (on voit ici quelles peuvent être les interactions entre type de discours rhétorique et genre littéraire), même si l’on peut reprocher à l’article un certain manque de rigueur dans l’emploi du terme requête, qui semble parfois pris au sens plus large de « discours délibératif », sans distinction avec d’autres types. Ainsi, lorsque « La Dame prie L’Homme […] de revenir vite de la visite qu’il doit faire à un parent et de ne pas la tromper » (178), ou que L’Homme l’incite « à prendre courage […] par le verbe se conforter » (181), ne sont-ce pas plutôt des exhortatio ? Et lorsque L’Homme écrit : « Je te suply […] / Me pardonner » (181) ou « Ne le prendras, s’il te plaist, à injure : / Pardonne moy ! » (190), ne s’agirait-il pas du type judiciaire de la deprecatio5 ?

13Si l’étude de Pascale Mounier suggère que le type du discours de requête aurait pu influer sur la mutation du recueil de rondeaux en roman épistolaire, celle de Véronique Adam, consacrée aux requêtes dans les anthologies poétiques du premier 17e siècle, tend au contraire à montrer comment les formes poétiques « opère[nt] une modification de la forme usuelle » du discours de requête (209). Dans la poésie lyrique, la requête a tendance à se transformer en « un repli sur soi » du « “Je” du poète auto-suffisant » (200), là où « l’épigramme offre l’occasion d’une forme de fulgurance de la requête » (203), réduite au seul dernier vers, tandis que le reste du poème est voué à un éloge du sujet (au détriment de l’objet de la demande), voire, dans telle requête de Théophile de Viau, à un blâme des traîtres responsables de son enfermement. Théophile va même plus loin, en faisant de la requête « un moyen et une fin » : « proche d’une prière à Dieu et à Marie, [la requête] témoigne du sentiment religieux » de celui qui venait d’être attaqué pour son libertinage de mœurs, virant ainsi au « plaidoyer » (208) – voire, pourrions-nous ajouter, à la preuve extra-technique.

3. La requête au théâtre

  • 6 Voir en particulier Goyet, Francis, 2017. Le Regard rhétorique (Paris : Classiques Garnier), chap. (...)

14L’introduction de l’ouvrage rappelle que règne aujourd’hui un certain consensus « autour des gains heuristiques qui résultent d’une approche rhétorique des textes dramatiques » (34), tant au niveau de la conduite de l’intrigue ou du caractère des personnages, dont « l’optique poéticienne » a montré qu’ils résultaient « de conceptions rhétoriques », qu’au niveau des « séquences discursives », et en particulier de la tirade, « dont l’efficacité dramatique repose sur les lieux » (35)6. La problématique centrale est alors celle de l’articulation de ces différents niveaux d’analyse, dont témoignent les trois contributions de cette dernière partie, la plus courte, mais peut-être aussi la plus stimulante.

  • 7 Sur cette tradition, elle renvoie au Dossier d’articles « Lire Térence, de Donat à l’abbé d’Aubigna (...)

15Christine Noille, dans une contribution qui nous a particulièrement enthousiasmé, tant par la richesse de son propos que par sa clarté, commence par redonner « quelques jalons » (215) des liens qui unissent poétique théâtrale et analyse rhétorique, complétant utilement l’introduction du volume. Après un bref retour à Aristote, l’auteure rappelle qu’à la Renaissance, la rhétorique s’est imposée « comme technique du drame autant que du discours », et que les maîtres de l’époque se sont « systématiquement exercé[s] à lire en rhétoricien la poétique théâtrale » (216)7 : la fabula entière comme une oratio, et chaque scène comme un argumentaire, fût-il éclaté et polyphonique. En témoigne telle scène du Phormion de Térence (II, 2), que Christine Noille confronte à l’analyse qu’en fit le commentateur humaniste Josse Willich, lequel y voyait une scène de requête. Mais la forme de l’altercation donne à la requête une dynamique particulière, entre « acceptation pure et simple » (rare au théâtre), « renégociation inattendue » (c’est le cas chez Térence), ou « requête impossible » (permettant généralement d’« amorcer le nœud initial ») (226). De là, l’auteure passe au niveau supérieur, en montrant que, s’il existe assurément des scènes de requête (dont elle donne divers exemples issus du répertoire français du 17e siècle), il existe aussi, à l’échelle de la fabula, des « drames pétitoires » (230), dont Esther constituerait un parfait exemple : l’intrigue tragique y est fondée sur une requête impossible (que le roi Assuérus accorde sa grâce au peuple juif) qui sera finalement « défaite par la grâce de Dieu » (233), sollicité par les prières (les requêtes) d’Esther et du chœur des Israélites. Cet article constitue, nous semble-t-il, une introduction magistrale et indispensable à toute lecture rhétorique du théâtre des siècles classiques.

16Comme Christine Noille, Christiane Deloince-Louette passe progressivement de l’analyse d’une scène à l’analyse de l’intrigue, dans une étude consacrée à « La requête tragique d’Ulysse à Andromaque dans La Troade de Garnier (1579) ». Confrontant d’abord le texte de Garnier à ses sources antiques que sont Troas de Sénèque et Hécube d’Euripide, l’auteure montre que le recours au « discours civil » qu’est la requête est une spécificité de la pièce de Garnier, permettant à Ulysse de « ménager Andromaque », et au dramaturge d’« inscri[re] peut-être sa relecture dans le cadre de la nouvelle civilité que la Renaissance a contribué à mettre en place » (243). Une analyse lexicale fort convaincante des arguments pathétiques employés par Ulysse et par Andromaque (247) permet ensuite à l’auteure de constater que le « véritable objet du débat », plus que la mise à mort d’Astyanax, « c’est la possibilité d’une “paix éternelle” » (248), rapprochant la requête d’Ulysse « d’un discours de conciliation » (249). Et l’auteure de relire l’ensemble de la pièce à la lumière de ses analyses. En choisissant de modifier l’ordre des scènes par rapport à Sénèque, et « d’associer Troas à Hécube, faisant de l’acte V celui de la vengeance d’Hécube contre le traître Polymestor », Garnier a transformé « la relation d’hostilité entre les captives troyennes et les Grecs vainqueurs en une coopération placée sous le signe de la justice » (250). Ainsi, la présence d’un discours de requête en forme permettrait d’attirer l’attention du lecteur/spectateur « sur la solennité de l’entretien et sur le cadre délibératif de la tragédie » (250), afin de lui faire relire l’ensemble de la pièce comme un discours de réconciliation (conciliatio), alors que commençait en France la septième guerre de religion…

  • 8 Sur la distinction entre type de discours et figure de pensée, voir Noille, Christine, 2014. « Les (...)
  • 9 Sur ce point, voir Lignereux, Cécile, 2014. « L’art épistolaire de l’âge classique comme champ d’ap (...)

17Pour finir, Lauriane Maisonneuve en revient à l’échelle microstructurale, celle de la tirade, voire de la séquence (jusqu’à faire de la requête une simple figure de pensée8), à partir d’un corpus d’une trentaine de « passages qui peuvent être assimilés à un discours de requête » dans les « trente‑neuf tragédies produites par Rotrou, Corneille et Racine » (253). D’emblée, l’auteure remarque que « la plupart de ces requêtes n’empruntent que les séquences les plus probatoires des schémas en abandonnant le recours au canevas complet » (254). La première partie de l’article est toutefois consacrée à l’analyse de deux des rares exemples de « requête complète », l’une directe (de Titus à Antiochus dans Bérénice III, 1), l’autre indirecte (de Jason à Aète dans La Conquête de la Toison d’or I, 3), dans lesquelles l’auteure repère des « outils interlocutifs (apostrophes, impératifs) » (257) caractéristiques. Un second moment de l’étude est centré sur le cas particulier des prières adressées à une divinité, dans lesquelles « le canevas de la requête [est] plus aisé à repérer » (260). Lauriane Maisonneuve y relève encore l’emploi d’« apostrophes amplifiées », faisant office de captatio benevolentiae et de séquence d’éloge de la puissance divine, ainsi que d’un « grand nombre d’impératifs », conférant à ces discours une tonalité paradoxalement « plus autoritaire » (264). Nous relevons dans cette partie quelques confusions, sans doute causées par les fluctuations terminologiques des typologies concurrentes des manuels français du 17e siècle, dans lesquels le terme « prière » renvoie tantôt au discours délibératif de la petitio, tantôt au discours judiciaire de la deprecatio, tantôt à une figure de pensée différente de chacun de ces deux types de discours9 : car on ne saurait dire que le plan du « discours de prière » que donne Du Roure dans sa Rhétorique française de 1662 « ressemble au plan de la requête directe [chez Vossius] » (260), puisque « prière » et « requête directe » sont ici deux appellations concurrentes d’un seul et même type de discours ! Finalement, une troisième partie en vient à l’analyse de « séquences de requête », que l’auteure se propose de repérer à l’aide de « trois réalisations interlocutives pratiquement systématiques : apostrophe, louange de l’interlocuteur et demande formulée à l’impératif, c’est-à-dire, les trois principales étapes du discours de prière » (266). Il aurait cependant été bon de préciser dans le cadre de quel autre type de discours s’insèrent les séquences commentées, car c’est bien d’un point de vue pragmatique que se fait la différence entre type de discours et séquence, et non en se fondant sur un simple critère de « longueur » (269). Par ailleurs, on regrette que ne soit pas approfondie davantage, dans la continuité de l’article de Christine Noille, la piste esquissée à la fin de la dernière partie, montrant comment certaines séquences de requête peuvent avoir « valeur poétique d’embrayeur d’action tragique » (268).

18En fin de volume figurent une « Bibliographie des traités de rhétorique et manuels épistolographiques » (271-273), avec indication des pages consacrées à la requête, un « Index des auteurs de traités de rhétorique et de manuels d’art épistolaire » (275) et un résumé de chacune des contributions (277-280). On regrette que la bibliographie se limite aux traités et manuels, qui ne constituent pourtant pas la seule source théorique des contributions, lesquelles s’appuient fréquemment sur des travaux modernes de rhétorique, de pragmatique, de linguistique, dont le lecteur ne pourra retrouver les références qu’en notes de bas de page, disséminées tout au long du volume.

19Dans son ensemble, cet ouvrage constitue une solide introduction au projet Variatio en général, et à l’étude des petits discours de requête en particulier. Il offre, dans sa préface, son introduction, ainsi qu’au sein de plusieurs de ses contributions, de précieux points de repère théoriques et méthodologiques sur la manière de lire en rhétoricien les petits discours de la littérature d’Ancien Régime. Les études ont le mérite d’ouvrir de nombreuses pistes de recherche, qu’il nous tarde de voir être prolongées par les prochains volumes de la série. On ne peut que recommander la lecture de ce collectif, qui saura intéresser chercheurs, étudiants et amateurs curieux de nombreuses disciplines : rhétorique et analyse du discours, littérature, linguistique, mais aussi histoire, voire, comme le suggère Francis Goyet dans la préface, anthropologie.

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Notes

1 Voir notamment les vingt-et-un numéros de la revue Exercices de rhétorique [En ligne], créée en 2013. URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhetorique/

2 À ce propos, voir Goyet, Francis, 2013. « Le problème de la typologie des discours », Exercices de rhétorique 1 [En ligne] URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhetorique/122

3 Delvallée, Ellen, 2023. « Les épîtres de requête de Clément Marot », Lignereux, Cécile (éd.). Les Rituels épistolaires (XVIe-XVIIIe siècle) (Paris : Classiques Garnier), 195-212

4 Mounier, Pascale, 2017. « Cent rondeaulx / et cinq avec (c. 1510) : le premier roman épistolaire français ? », French Studies : A Quarterly Review 71-4, 473-488

5 Nous nous permettons de renvoyer ici à nos travaux sur le genre judiciaire et, en particulier, sur la deprecatio : Les Types de discours judiciaires à l’épreuve de la querelle amoureuse dans Julie, ou la Nouvelle Héloïse, mémoire de recherche sous la dir. de C. Lignereux, U. Grenoble Alpes, soutenu le 13 mai 2022, 1e partie, Chap. II, « S’excuser » [En ligne]. URL : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/MEM-UNIV-UGA/dumas-03703609v1

6 Voir en particulier Goyet, Francis, 2017. Le Regard rhétorique (Paris : Classiques Garnier), chap. « Voir avec les lieux de la pitié ».

7 Sur cette tradition, elle renvoie au Dossier d’articles « Lire Térence, de Donat à l’abbé d’Aubignac », coordonné par Christiane Deloince-Louette et Jean-Yves Vialleton, Exercices de rhétorique 10, 2017 [En ligne] URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhetorique/550

8 Sur la distinction entre type de discours et figure de pensée, voir Noille, Christine, 2014. « Les genres du discours dans l’ancienne rhétorique : listes, schémas et mode d’emploi, avec un exemple (le discours de Germanicus) », Exercices de rhétorique 3 [En ligne]. URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhetorique/337, § 8.

9 Sur ce point, voir Lignereux, Cécile, 2014. « L’art épistolaire de l’âge classique comme champ d’application du savoir rhétorique », Exercices de rhétorique 4 [En ligne] URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhetorique/441, § 20.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Élie Génin, « Delvallée, Ellen et Cécile Lignereux (éds). 2024. Rhétorique de la requête (XVIe-XVIIe siècles) (Paris : Classiques Garnier) »Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 33 | 2024, mis en ligne le 15 octobre 2024, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aad/8631 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12hvu

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Auteur

Élie Génin

Université Grenoble Alpes (France)

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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