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Les dérives de la métalepse : pour une lecture figurative des récits conspirationnistes. L’exemple d’Umberto Eco et la machine complotiste

Julien Cueille
Traduction(s) :
Metalepsis Drifts: for a Figurative Reading of Conspiracy Narratives. The Example of Umberto Eco and the Conspiracy Machine [en]

Résumé

Nombre d’experts du complotisme réduisent le phénomène à sa dimension rationnelle, voire cognitive. La dimension esthétique et le plaisir narratif sont pourtant manifestes dans les discours conspirationnistes, dont la rhétorique épouse étroitement les codes des fictions populaires. N’a-t-on pas sous-estimé la recherche du « plaire » ? Nous postulons une continuité entre l’attitude des publics face aux fictions et face aux « théories du complot », devenues relativement indiscernables dans le contexte contemporain de surabondance informationnelle. L’œuvre d’Umberto Eco est particulièrement éclairante en ce sens, car axée sur la question de l’indiscernabilité du vrai et du vraisemblable, et attachée à la métalepse comme transgression du pacte fictionnel. La réception de deux de ses grands romans « conspirationnistes », Le pendule de Foucault et Le cimetière de Prague, révèle une émancipation du trope métaleptique : le romancier, par ailleurs connu pour son antifascisme, se trouve en effet accusé de complaisance envers l’antisémitisme.

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Texte intégral

  • 1 Ces travaux sont fondés d’une part sur l’individualisme méthodologique de Boudon, d’autre part sur (...)
  • 2 Une simple recherche sur un moteur comme Google suffit à nous en persuader, mais surtout le choix d (...)
  • 3 Voir notamment, en France, le site https://www.gouvernement.fr/on-te-manipule, ainsi que les pages (...)
  • 4 Par exemple la loi Avia ou la loi « anti fake news » ; par ailleurs Bronner a présidé la commission (...)

1Nombre d’experts du complotisme concentrent leurs analyses sur les biais cognitifs et les erreurs de raisonnement (Bronner 2013), réduisant ainsi le phénomène complotiste à sa dimension rationnelle. Cette approche à prétention scientifique s’appuie sur une épistémologie de l’« erreur rationnelle », ayant pour ambition de redresser les biais cognitifs (Bronner 2007) et les distorsions communicationnelles en vue d’un jugement droit, autant que possible1. De ce point de vue, devenu une lecture extrêmement courante dans le champ des études conspirationnistes2, la rhétorique conspirationniste est prise sous un angle étroit, celui de son seul contenu argumentatif. Partant du principe selon lequel les croyances elles-mêmes ne sont qu’une forme biaisée de rationalité, les analyses se concentrent sur les seuls contenus idéels, les théories du complot étant systématiquement interprétées comme des connaissances (inadéquates), et en même temps comme des discours militants visant à convaincre leur public d’adhérer aux croyances revendiquées3. Cette approche, relayée par de nombreux médias, ainsi que par les pouvoirs publics qui voient, à juste titre, dans le complotisme un danger considérable de déstabilisation politique, a largement inspiré les actions institutionnelles de prévention et d’information4.

  • 5 Voir par exemple le site lumieresurgaia.com (consulté le 12.04.2024).
  • 6 Au sens notamment de Danblon (2013).

2Pourtant la dimension esthétique, figurative et le plaisir narratif sont décisifs dans les discours conspirationnistes : pourquoi sont-ils si rarement pris en compte ? D’abord, l’enjeu politique est tel qu’une interprétation des discours conspirationnistes en termes de récit ou d’éloge, voire de fable, risquerait d’entraîner une sous-estimation ou une édulcoration du phénomène. Implicitement, prendre un discours au sérieux semble impliquer de le lire exclusivement sous l’angle argumentatif, celui du logos. Mais n’est-ce pas là une autre forme de « biais cognitif » ? Si la dimension rationnelle dans les propos complotistes est souvent présente (on pense aux débats techniques sans fin des partisans de la réouverture du dossier de la destruction des tours jumelles de New York en 2001, ou aux arguties des « platistes »), comment ignorer la part de fantaisie, si ce n’est de délire, de la grande majorité des théories du complot ? Des « reptiliens », créatures extra-terrestres censées gouverner le monde, aux pommes de pin en forme de glande pinéale observables, selon certains, dans la cité du Vatican5, c’est l’imagination, bien plus que la raison, qui semble au pouvoir. Par quel curieux déni méconnaissons-nous ici toute la gamme de procédés et d’enjeux rhétoriques, dont la figuration6 n’est pas le moindre ? La prolifération de témoignages, d’images (lues évidemment selon un prisme qui doit beaucoup plus au pathos visuel, voire à l’hallucination, qu’à la rigueur sémiologique), de récits devrait nous alerter : n’a-t-on pas sous-estimé la recherche du « plaire » ?

3Nous voudrions insister ici sur les aspects narratifs et fictionnels dans certains propos complotistes dont le storytelling épouse étroitement les codes des fictions populaires. Nous commencerons par montrer les analogies entre ces deux types de discours, autour du « plaisir à se faire raconter des histoires » ; à défaut de pouvoir opérer une démonstration suffisamment générale, qui exigerait un corpus extrêmement conséquent, nous nous concentrerons, par la suite, sur le cas singulier d’un auteur, Umberto Eco. Et ce à un double titre : en effet, celui-ci a joué un rôle tout particulier dans le champ de l’anti-complotisme commençant des années 1990-2000, avant de se voir lui-même impliqué dans des polémiques sur l’ambiguïté des fictions relatant des complots. Il nous semble ainsi incarner parfaitement ce champ, en tant qu’universitaire ayant consacré une grande partie de ses recherches à cette indiscernabilité entre récits complotistes et art de la fiction, et en tant que romancier ayant lui-même fait l’épreuve de cette porosité.

1. De la fiction aux complots, et inversement

4On ne peut qu’être frappé par les analogies manifestes entre la sphère dite de la « paralittérature » (roman policier, d'espionnage, films, séries, mangas, jeux vidéo, etc.) et celle des discours complotistes, quant à la thématique, à la structure du récit, aux figures. D’abord, comme l’a finement remarqué Luc Boltanski (2012), il existe une concomitance historique entre l’émergence des premières « théories du complot » modernes (ou ce que l’on peut mettre sous ce terme) et la naissance des genres du policier et du roman d’espionnage7. Dès le 19e siècle, les auteurs de pamphlets conspirationnistes, dont les spéculations de l’abbé Barruel (2005 [1798]) sur les Illuminati8 constituent un des exemples princeps, trouvent dans les fictions romanesques des matériaux susceptibles d’alimenter leur critique. Polémiste redoutable au service des milieux contre-révolutionnaires, Barruel et son contemporain écossais John Robison (1797) devront leur succès (qui, contre toute attente, perdure encore indirectement) certes à leurs qualités argumentatives de preuve9, mais aussi, sans doute, à la récupération de ce scénario par des romanciers tels qu’Alexandre Dumas, dont le roman-feuilleton Joseph Balsamo, paru en 1846-1849 et qui reprend la trame du complot des Illuminati, assure un relais puissant aux thèses de Barruel du côté de la fiction.

5En mettant en scène une société secrète illuministe ayant pour but de mettre à bas la monarchie, en la couplant à la figure légendaire du comte de Cagliostro, crédité de pouvoirs surnaturels de manipulation liés à un don d’hypnotisme, Dumas donne au discours « rationnel » une dimension tout à fait fantaisiste, voire magique. Que cherche-t-il à faire à travers son roman ? Certes pas une œuvre à thèse, même si les sympathies républicaines de Dumas y sont clairement lisibles. L’écho rencontré par la fiction, qui s’appuie ici sur une complaisance avec l’occultisme alors à la mode, et qui intervient comme un véritable procédé de marketing, n’est en rien réductible à son contenu argumentatif. Nul doute que les lecteurs de ces romans-feuilletons, comme des récits imprégnés de mystère et d’énigmes, comme le sont dès le 19e siècle bien des œuvres de littérature populaire (Letourneux 2017), n’aient été davantage sensibles à la tonalité ésotérique et aux plaisirs du romanesque que convaincus par des idées. Mais n’en est-il pas de même avec bien des « complotistes » (ou simples amateurs de complots) aujourd’hui ?

  • 10 Biarritz, paru en 1868 sous le pseudonyme de Sir John Retcliffe, selon Cohn (1992)

6Les romans d’Eugène Sue, par ailleurs, et principalement Le Juif errant (1844-1845) ainsi que Les Mystères du Peuple (1849-1857) ont bien des points communs avec les Protocoles des Sages de Sion (1903), un faux rédigé à la demande de la police secrète tsariste, mais qui s’inspire largement d’un pamphlet satirique de 1864, lui-même probablement inspiré des romans de Sue (Eco 2018). D’autres experts voient dans les Protocoles l’influence d’une fiction de Hermann Gödsche10, elle-même reprise de façon « sérieuse » par divers polémistes (Eco 2018) qui gomment toute frontière entre fiction et argumentation, au point d’attribuer à l’auteur du roman (pourtant identité pseudonymique) la source des « informations » ainsi révélées. Mais il y a plus : Umberto Eco, en étudiant la genèse de ces œuvres, identifie dans le roman de Gödsche des emprunts à… Joseph Balsamo d’Alexandre Dumas (1846). L’un et l’autre joueront d’ailleurs un rôle en tant que personnages du roman d’Eco Le cimetière de Prague (2010).

  • 11 Voir par exemple le colloque « Théories du complot : mythes et mythologies à travers les siècles », (...)
  • 12 Une rumeur d’ovnis datant des années 40, oubliée pendant cinquante ans, avant que le succès de la s (...)
  • 13 Voir infra, paragraphe 4.
  • 14 Faute de place nous ne pouvons entrer plus avant dans une discussion sur la notion de fiction ; sur (...)

7Sans entrer dans le détail complexe de l’intertextualité, et comme le souligne Eco lui-même, on ne peut qu’observer l’extraordinaire porosité qui existe entre récits de fiction et textes polémiques, qui s’entremêlent d’une façon spectaculaire au point de rendre indiscernables l’argumentation rationnelle et l’invention imaginaire. Ce que les spécialistes du complotisme, notamment Peter Knight (2020) et bien d’autres11 savent bien, à savoir que de très nombreuses théories du complot sont nées de récits de fiction interprétés, par rouerie ou par naïveté, au sens littéral. Point n’est besoin pour cela d’invoquer encore un « biais cognitif », tel que celui selon lequel « les fausses nouvelles se propagent plus vite et plus largement que les vraies ». L’affaire Roswell, par exemple12, ou encore, plus récemment, des canulars devenus viraux tels que ceux du groupe Luther Blissett, en Italie13, montrent simplement que nous sommes des êtres chez qui la rationalité occupe une place fragile, et sans doute fort réduite : séduits par les fictions, le jeu et les rêves, nous manquons de temps et de courage pour vérifier nos sources… mais adorons le sensationnel et les rumeurs14.

2. Manipulation ou plaisir ludique ?

  • 15 Par ailleurs, l’approche désormais largement institutionnalisée de l’Observatoire du Conspirationni (...)
  • 16 En ce sens, l’ouvrage de Joseph Campbell Le Héros aux mille et un visages (1949) n’a cessé d’exerce (...)

8Les théories du complot seraient-elles alors des manipulations faisant flèche de tout bois, et usant des ressources de la narratologie pour construire des énoncés susceptibles de déclencher le plus grand assentiment possible ? C’est une hypothèse séduisante, si l’on s’en tient à la lecture « auctoriale » des discours conspirationnistes, c’est-à-dire une lecture qui attribue à un ou plusieurs auteurs l’initiative de tels propos, dans une logique manipulatrice fondée sur des intentions idéologiques (Taussig 2021)15. Il ne fait aucun doute que de tels acteurs existent et exercent une influence considérable. Le recours rhétorique à des procédés narratifs (et pas seulement argumentatifs) tels que la mise en récit, la personnalisation, la polarisation des personnages, la mise en exergue d’éléments mystérieux ou paranormaux, afin de capter l’attention de l’auditoire, en jouant sur le pathos et l’identification, fait partie de façon banale des fondamentaux de la communication, connus même des apprentis influenceurs sur Youtube. Comme le note Emmanuelle Danblon : « Le storytelling, comme on l’appelle aujourd’hui, n’a rien inventé. Il a le mérite de nous rappeler que nous ne sommes pas seulement des êtres de déduction, mais que nous avons besoin de faire vivre nos arguments à l’aide d’histoires et d’images » (2015 : 102-108). La structure-type du récit traditionnel, mise à nu par les recherches en narratologie sous le nom d’analyse actantielle (Greimas 1966), fait valoir l’importance de la quête initiatique et de ses étapes successives dans l’impression de dévoilement ressentie par le public16, qui sera enclin à adhérer plus aisément aux thèses véhiculées part le récit, si elles existent. Et ce, sans compter le plaisir inhérent à la représentation elle-même, qu’indiquait déjà Aristote (Poét.,1448b).

  • 17 Selon une étude de l’IFOP de 2018 pour la Fondation Jean-Jaurès et l’Observatoire Conspiracy Watch. (...)

9La notion de « storytelling », exploitée par les politiques et les publicitaires, a été popularisée auprès du grand public, friand de fictions, devenu en partie expert, ou en tout cas moins naïf sans doute que naguère, et davantage capable de prendre conscience des procédés rhétoriques utilisés (Salmon 2017). Pour autant, cette lecture des discours complotistes comme des contenus marketing élaborés selon un modèle de communication de masse, outre qu’elle peut paraître, et c’est un comble, elle-même conspirationniste d’une certaine manière, répond-elle à la globalité du problème ? Car, si l’on admet que certains « initiateurs » (et en France on peut songer à des figures importantes de la complosphère, comme Thierry Meyssan, Alain Soral, voire Dieudonné M’Bala M’Bala, ou d’autres) ont bien cette posture manipulatrice, qu’en est-il des milliers ou millions de followers qui relaient ces propos sur un mode bien plus naïf, mais aussi, parfois, sur un mode plus ludique, et non dénué d’une certaine distance ? A moins de penser que les quelques 79% de la population française qui adhéraient en 2018 à au moins une « théorie du complot »17 ne soient des idéologues machiavéliques, nous sommes contraints d’envisager une autre hypothèse, celle selon laquelle les publics qui rencontrent la rhétorique conspirationniste se trouvent saisis, de façon plus ou moins consciente et volontaire, et à des degrés divers de conviction, par des discours dont les aspects argumentatifs, et encore plus les intentions, leur échappent totalement ou en partie.

3. La question du pacte fictionnel

10A quels procédés les publics des contenus complotistes sont-ils sensibles ? Nous l’avons dit, le recours au récit, avec, d’une part, la structure narrative de type actantiel et, d’autre part, l’identification à des personnages susceptibles de provoquer l’émotion et l’empathie, sont décisifs. Mais tout le problème consiste à savoir de quelle façon ces procédés sont reçus, et si ce type de communication est ou non réductible à une communication de type rationnel, où l’auditoire adopterait a priori les présupposés attendus par l’auteur du message, à savoir une intentionnalité de type stratégique et une conviction intellectuelle d’ordre politique ou idéologique.

  • 18 Pour plus de précision sur cette orientation, il s’agit de rechercher les effets des discours sur l (...)
  • 19 D’où le succès de ces romans bien au-delà d’un public ouvrier, et selon des lectures politiques tou (...)

11Nous proposons de penser les discours (idéologiques autant que fictionnels) en termes de réception, plutôt que d’intentionnalité de l’auteur18 ; nous postulerons qu’il existe une continuité entre l’attitude des publics face aux fictions et face aux « théories du complot », devenues relativement indiscernables dans le contexte contemporain de surabondance informationnelle. De même que l’auditoire des récits de fiction, comme les romans-feuilletons de Dumas ou de Sue, est peu sensible aux arguments d’ordre politique (Sue, par exemple, malgré ses propres intentions politiques, met en scène des personnages plutôt ambivalents19), il peut paraître plausible qu’une partie au moins du public des amateurs de complot soit dans la même situation. L’identification avec les personnages, plus ou moins réalistes, des histoires de complots, s’effectuerait alors sur un registre affectif, celui du pathos, inspirant des formes de « croyance » plus ou moins accentuées, dans un continuum allant de l’adhésion absolue au scepticisme relatif.

  • 20 Une étude menée auprès d’un panel d’adolescent-e-s pendant quatre ans conclut qu’une écrasante majo (...)
  • 21 Brown les cite indirectement et malicieusement sous forme d’anagramme dans le roman.

12Mais la croyance accordée au discours dépend-elle du caractère informatif ou, au contraire, fictionnel du récit considéré ? Rien n’est moins sûr, si cela suppose une attitude rationnelle de vérification ou de clarification systématique dont tout semble indiquer qu’elle est loin d’être unanimement partagée, notamment chez les publics adolescents20. La contamination entre récit de fiction et théorie du complot rendant, dans bien des cas, ces deux discours quasi-indiscernables, comme dans le cas du célèbre roman de Dan Brown Da Vinci Code (2003) : rappelons que le romancier Brown s’inspire d’un ouvrage prétendument historique, dont les auteurs lui ont intenté un procès en plagiat21, et que bon nombre de lecteurs ont pris le roman au pied de la lettre, au point que des responsables ecclésiastiques et des historiens professionnels ont dû publier plusieurs démentis.

13Ce qui est en cause, ici, c’est le non-respect du « pacte fictionnel », ce contrat implicite sous-tendant l’acte de lecture d’un roman, et qui voudrait que le lecteur sache parfaitement à quoi s’en tenir lorsqu’il entreprend une telle lecture. Acceptant, l’espace d’une parenthèse, la « suspension de l’incrédulité », l’auditoire exercerait, en connaissance de cause, une sorte de levée de la censure lui permettant d’adhérer momentanément, et dans un cadre bien défini, à des croyances évidemment peu conformes aux situations de la vie ordinaire. Ce pacte, révocable à volonté à chaque « retour à la réalité », n’existe pourtant que sur un mode problématique. Si la plupart des lecteurs savent évidemment que Balzac ou Zola, bien que catalogués comme auteurs réalistes ou naturalistes, écrivent de la fiction, il faut bien remarquer que le doute subsiste dans bien des cas : ainsi des nombreux phénomènes de « romans à clés » ou autres « autofictions », désormais si courantes. Par ailleurs, dès les débuts du genre romanesque, celui-ci s’inscrit sous les auspices d’une remise en question du pacte fictionnel : ainsi, Don Quichotte (Cervantes 1605-1615), souvent crédité du titre de premier « roman » de l’histoire, est-il tout entier consacré aux mésaventures d’un personnage incapable de distinguer la fiction du réel. Or c’est précisément le cas du complotiste qui est prêt à croire (mais jusqu’à quel point ?) que des lézards extra-terrestres ont pris le pouvoir ou que l’Eglise cache depuis deux mille ans la descendance de Jésus. N’y a-t-il pas, dans le succès de ces fables, une dimension « esthétique », au sens où le plaisir de la fantaisie, et d’un certain vacillement des certitudes, l’emporte sur les seules préoccupations de véracité ?

14Le fait qu’un grand nombre de romans modernes et contemporains, de Kafka à Gracq en passant par les auteurs de polars, mettent en scène des personnages d’allure complotiste, ou organisent à dessein, c’est le cas de Dan Brown, une indiscernabilité entre fiction et histoire, ajoute encore à la confusion. Si le roman est, depuis le 16e siècle au moins, placé sous le signe d’une ambiguïté fondamentale du pacte fictionnel, faut-il s’étonner que les amateurs de théorie du complot soient pris dans le même cercle herméneutique, celui d’une suspension indéfinie, et peut-être incertaine, de l’incrédulité ? Et qui dira, dans les livres de David Icke, cet ancien footballeur devenu expert en Reptiliens, la part de la folie, celle de la mise en scène, et celle d’un commerce fort lucratif, celui des contenus conspirationnistes sur Internet ? Quand l’auteur lui-même devient un « personnage », qu’est-ce qui compte le plus, de la recherche du vraisemblable, ou du plaisir de la représentation ?

4. L’émancipation des tropes

  • 22 Certains distinguent « métalepse du mode » (c’est-à-dire, pour faire vite, de la focalisation) de l (...)
  • 23 Parmi d’innombrables exemples on peut mentionner le Don Quichotte de Cervantès (1610-1615) : ce pro (...)

15Les procédés rhétoriques ici utilisés peuvent être mis au service d’un objectif préalable, mais peuvent aussi s’émanciper de l’intentionnalité de l’auteur initial. Ce serait finalement moins une manipulation qu’une fortune quasi « autonome » de ces tropes auprès d’un public élargi, bien au-delà de l’auditoire préalablement visé. Ainsi, la métalepse : issue de la rhétorique de Dumarsais, chez qui elle semble correspondre à une forme de métonymie, cette figure prend son essor avec Genette (2004) qui l’inscrit délibérément dans le champ narratologique22. Désignant la transgression des termes du pacte fictionnel, elle correspond à l’irruption dans le récit d’un personnage réel ou à l’irruption dans le réel d’un personnage de fiction, d’où un certain trouble dans le rapport au récit. Tout lecteur de romans du 16e ou 17e siècle saisit à quel point ce procédé est insistant, que ce soit avec la pratique du récit enchâssé, le topos du « manuscrit trouvé » ou encore les préfaces d’une ambiguïté voulue sur le statut de réalité du récit23. En ce sens, le Da Vinci Code (Brown 2003 : 9), dont l’introduction affirme « Toutes les descriptions de monuments, d’œuvres d’art, de documents et de rituels secrets évoqués sont avérées »), s’inscrit pleinement dans cette veine qu’on peut rattacher à la fois au courant baroque, avec ses jeux de reflets et d’illusions, et à la structure de certains récits de fiction contemporains (les nouvelles de Cortazar ou de Borges en fournissent une illustration).

  • 24 Selon Pier et Schaeffer (2005), la métalepse remet en question le double axe métaphore-métonymie, p (...)

16Mais s’agit-il seulement d’un procédé de manipulation, ou même d’un procédé tout court, visant à capter l’attention des lecteurs en amenant une rupture dans le fil de la diégèse ? On peut raisonnablement penser que l’extension immense de ce trope fait signe vers un questionnement fondamental : s’agissant d’assurer les frontières entre fiction et réel, le franchissement de ces frontières a-t-il pour effet de les fragiliser, voire de les court-circuiter, ou bien de les consolider24? Il semblerait que l’acte narratif lui-même, dès lors qu’il s’efforce de produire un geste créatif authentique, ne puisse faire l’économie d’un tel questionnement, quasi « ontologique » (Pier et Schaeffer 2005). Mais au-delà du seul créateur de récits, tout public, tout lecteur ou spectateur n’est-il pas confronté, presque inéluctablement, à la même interrogation ? L’acte même de représentation (qui chez Aristote impliquait tout aussi bien le spectateur que l’auteur) engage une prise de conscience de la nature du dispositif représentatif, et une problématisation de ce mode (Leiduan 2021). Mais jusqu’à quel point faut-il se laisser inquiéter par le doute sur la représentation ? Il semble que ce doute métaleptique s’étende aujourd’hui, du fait de la diffusion massive de contenus, au point de menacer toute maîtrise par un « auctor ».

17Ainsi, l’auteur du remarquable livre Q comme Qomplot (Wu Ming 1, 2022) fait-il état d’un processus extrêmement troublant, celui par lequel des contenus, initialement publiés comme des canulars, échappent à leurs auteurs au point de connaître un destin autonome, pour le meilleur et pour le pire. L’universitaire italien qui se présente comme « Wu Ming 1 » a appartenu, à la fin du siècle dernier, à un groupe d’intellectuels post-situationnistes internationaux collectivement intitulé « Luther Blissett ». Sous ce nom, ils produisent et diffusent de faux textes, réussissant à tromper des éditeurs, des critiques et à déclencher, sur un web bien plus restreint qu’aujourd’hui, des phénomènes dits « viraux », dans un but à la fois parodique et de critique sociale. Rhétorique du faux, qui donne le vertige parce qu’on finit par ne plus savoir si le référent existe ou non : Luther Blissett multiplie les coups de force dans l’espace public, qui sont autant de métalepses ayant pour effet de créer une distanciation, réflexive et/ou ludique, avec la société du spectacle qui est, déjà à cette époque, aussi une société de l’information. Mais quinze ou vingt ans plus tard, les membres de ce collectif, auteurs du roman Q (Blissett 1999), voient réapparaître la lettre Q, emblème du complot selon leur fiction d’alors, sous la forme consternante d’un mouvement idéologique conspirationniste, Q-Anon, dénonçant le complot pédo-sataniste de l’« Etat profond » et soutenant Donald Trump. Quelle filiation peut-on établir entre le « Q » du roman de 1999 et celui du groupe d’extrême-droite ? La coïncidence n’est pas seulement troublante, elle illustre, au grand dam des auteurs, la thèse même qu’ils ont toujours prétendu démontrer en acte : la fiction est devenue indiscernable de la « réalité » dans les sociétés informationnelles avancées. Mais au lieu d’un brouillage volontaire à des fins critiques et émancipatrices, comme le concevait Luther Blissett, la confusion s’opère aujourd’hui de façon non intentionnelle, si ce n’est automatique, par le simple effet de la « machine » médiatique. Et elle ne semble rien moins que libératrice.

  • 25 Notamment le genre épidictique qui aurait pour effet de garantir la croyance en un monde juste.
  • 26 Branche de la sociologie de la communication qui étudie la prolifération (essentiellement sur le we (...)

18Si la fonction essentielle de la figuration est bien, comme le pense Emmanuelle Danblon, d’assurer la « disposition à l’art de vivre ensemble » (2013 : 98; voir aussi Danblon 2020), de rendre possible l’exercice collectif et citoyen de la raison humaine25, on a affaire ici à une sorte d’inversion, ou de perversion, du dispositif rhétorique. Loin de garantir la croyance en un monde juste, la fable complotiste maximise les risques de dissensus et ruine toute possibilité de consolation. Faut-il y voir une volonté perfide, et de la part de qui, de miner la raison et le sens commun ? Ou une émancipation des logiques métaleptiques qui se seraient en quelque sorte disséminées par elles-mêmes, ou plutôt par la multiplication réplicative de contenus sur le web et les réseaux de communication, d’une façon anarchique et incontrôlable (comme semble l’indiquer l’essor de la discipline nommée « mémétique »)26 ? Le cas de Luther Blissett semble confirmer, sinon démontrer ce qui semble être une véritable expérience de psychologie sociale en grandeur réelle. Voyons à présent une autre expérience du même type, vécue contre son gré par un auteur, cette fois, unique, et revendiquant, lui, sa responsabilité auctoriale.

5. Les ambiguïtés de la fiction chez Umberto Eco

  • 27 « Réfléchir sur les rapports complexes entre lecteur et histoire, entre fiction et réalité, constit (...)

19Universitaire italien fameux, sémiologue mais aussi romancier, Eco illustre à lui seul tous les paradoxes et les malentendus des rhétoriques du complot. On peut dire sans risque d’erreur qu’il s’agit bien ici de rhétorique : Eco a en effet construit, et théorisé, une véritable machine à fabriquer des énoncés complotistes. Le dispositif littéraire (qui, cela va devenir manifeste, excède, précisément, la littérature) qu’il met en place à partir du Pendule de Foucault (1988) a pour objet la production d’une mimêsis des discours conspirationnistes, dont Eco fait remonter la généalogie jusqu’aux sectes et autres hérésies gnostiques de l’Antiquité et du moyen-âge. Intellectuel fortement engagé contre l’antisémitisme, Eco n’est pas sans déceler dans ce mode discursif un immense danger, celui de la mise en place de mécanismes d’exclusion et d’extermination focalisés sur un bouc émissaire. Les théories du complot, héritières des croyances mythiques, seraient « des excroissances fictionnelles de l’imaginaire social », fruit d’une entorse au pacte fictionnel : notre perception de la réalité serait en effet « contaminée » par des scénarios de fiction (Leiduan 2017). En « mimant » ces discours pour mettre à jour leur inanité, Eco espère faire œuvre critique, sinon cathartique : le plaisir pris par le lecteur à des fictions complotistes, mais purement à visée esthétique, est censé le détourner des croyances complotistes dans le monde social27.

  • 28 Le « narrateur-éditeur » ayant ainsi pour fonction de mettre à distance les croyances du « narrateu (...)

20Par « esthétique », Eco (1997) entend ici une esthétique qu’il qualifie de « néo-baroque », détachée de la sémantique, et qui prend plaisir à la répétition, à la sérialité : ce serait une façon d’échapper à une lecture trop « sérieuse ». Par une sorte de court-circuit salutaire, qui redouble en fait la « métalepse » propre aux énoncés complotistes, Eco dévoile l’aberration du schéma paranoïde qui attribue tous les maux sociaux à un bouc émissaire. Pour ce faire, comme le montre Alessandro Leiduan, dont nous suivons ici les analyses, Eco a recours à plusieurs procédés narratologiques, comme le dédoublement des narrateurs28, ou l’invraisemblance des énoncés, qui multiplient de façon délirante et grotesque les références et les hypothèses, citant pêle-mêle Jésuites, Opus Dei, Cathares, Templiers, etc. dans des discours extravagants et contradictoires (Leiduan 2020). Notons toutefois que l’invraisemblance et l’hétérogénéité sera tout aussi grande dans le Da Vinci Code de Dan Brown, qui n’hésitera pas à faire figurer dans la galerie des « comploteurs », à côté des Templiers et autres Mérovingiens, de Vinci, Wagner, Walt Disney, et même François Mitterrand, sans pour autant prétendre, bien au contraire, à une émancipation du lecteur par l’ironie.

21S’agit-il ici, de la part d’Eco, de restaurer ou de transformer le pacte fictionnel ? S’il est vrai que ce pacte a toujours déjà été fondamentalement vicié, contaminé, par des confusions, comme dans le cas du pseudo-complot des Sages de Sion (où la croyance persiste en dépit des réfutations et des preuves indiscutables de leur fausseté), Eco va à son tour inquiéter la distinction énonciation/énoncé, mais d’une façon cette fois purement ludique. Conformément à ses convictions « post-modernistes », Eco pratique le jeu, l’ironie et la parodie par rapport à des discours « sérieux » ou au premier degré, et il invite le lecteur à entrer dans une posture tout aussi distanciée. Il s’agit de mettre le lecteur en crise, de le confronter à l’intertextualité (1979), c’est-à-dire de l’inviter à sortir de sa posture de lecteur naïf pour devenir lecteur expert, acquérir un autre regard sur l’acte de lecture et le pacte fictionnel, susceptible finalement de renforcer celui-ci, en lui donnant accès à la notion de jeu herméneutique et à la « co-construction » du récit (1990). Mais Eco multiplie les recours ambigus à des procédés qui, de fait, relèvent bien d’une transgression du pacte fictionnel : le dédoublement des narrateurs déjà mentionnés, ainsi que l’ironie, certes marquée mais pas forcément perceptible pour le lecteur naïf (Leiduan 2020). C’est précisément ce qui arriva : le succès du Pendule de Foucault a été largement dû à une lecture littérale, ou en tout cas à la passion du public pour les thèmes ésotériques et cabalistes du roman ; a contrario, Eco s’est vu cloué au pilori par une partie de l’opinion catholique et traditionaliste, qui l’accuse de véhiculer des idées dangereuses. Un pamphlet circule, attribuant à Eco la paternité du collectif Luther Blissett (Wu Ming 1 2021 : 58) : or ce pamphlet n’est lui-même rien d’autre… qu’un canular, émanant précisément du Luther Blissett Project !

22Mise en abyme vertigineuse d’un postmodernisme anonymal qui aboutit à une incertitude fondamentale sur les frontières de la réalité et de la fiction. Eco a-t-il été victime d’un malentendu, ou bien a-t-il participé à construire celui-ci ? Il semble en tout cas indéniable que Eco avait conscience des risques : pour que la catharsis fonctionne, il faudrait s’assurer que le public soit « capable de passer à un niveau esthétique », qui selon lui irait de pair avec une lecture « critique », et se déprenne suffisamment d’un « premier degré » de lecture « naïve » (1997 : 147-148). En construisant volontairement une fiction imitative, censée illustrer le mécanisme même de contamination de l’énoncé et de l’énonciation, et en théorisant par ailleurs les possibilités infinies de l’interprétation d’un message textuel, bien au-delà des intentions de son auteur, Eco n’a-t-il pas ouvert la boîte de Pandore ? Du moins on peut soupçonner qu’il n’a pas ignoré les dérives possibles de l’interprétation de son roman. La recherche esthétique et ludique du plaisir de la « fable » semble du même ordre que celle des situationnistes de Luther Blissett (même si officiellement – mais saura-t-on un jour la vérité ? Umberto Eco n’y a pas participé !) : un projet de dévoilement donne naissance à un dévoiement. La posture ironique ne fait qu’entretenir un peu plus le malentendu, et aboutirait, de fait, selon ses détracteurs, à faire le jeu du complotisme qu’elle est censée critiquer.

23Certes, le postmodernisme a pris acte de la disparition des grands systèmes de valeurs, et de l’avènement d’une société de l’information où la surabondance même d’énoncés hétéroclites finit par aboutir à une sorte de vertige esthétique (Eco 1997). Mais le geste même de création, en se réfugiant dans le seul jeu imitatif qui dynamite toute relation référentielle au réel, prend le risque de « faire le jeu » d’une émancipation des tropes plutôt que d’une émancipation du lecteur, et d’une dérive de l’interprétation. Il ne peut s’agir ici d’une critique argumentative : la posture esthétisante abandonne toute visée rationnelle/raisonnable.

6. Dérives du brouillage référentiel : Le cimetière de Prague

24Le cimetière de Prague (Eco 2010), qui paraît vingt ans après Le pendule de Foucault, est une sorte de transposition de ce dernier, sur un mode extrêmement similaire. Centré sur le conspirationnisme antisémite (qui se trouve relié de façon assez bouffonne à toute sorte d’autres complots, et notamment la genèse des Protocoles des Sages de Sion), il relate les tribulations d’un faussaire, personnage fictif au milieu d’une galerie d’acteurs historiques bien réels : tout est vrai dans le roman, semble-t-il, excepté le « héros ». Il est à noter que ce dernier se dit lui-même influencé par Dumas (en particulier Joseph Balsamo) qui sert de modèle pour la confection de « faux » complots ; Dumas en personne est également présent dans le roman, où il intervient dans le fil narratif. On retrouve le même goût de Eco pour la subtile mise en crise de la frontière entre le vrai et le vraisemblable, et, surtout, l’invraisemblable.

25Mais là encore le dispositif ironique ne fonctionne guère. Les procédés de distanciation sont les mêmes que dans les autres romans de Eco : le dédoublement des narrateurs est ici encore plus particulièrement marqué dès le premier chapitre (qui ne se donne pas comme une préface, et est lui-même un pastiche des débuts de romans réalistes du 19e siècle, mais adopte une police de caractères particulière) : « Le Narrateur lui-même ne sait pas encore qui est le mystérieux scripteur, s’il se propose de l’apprendre (de concert avec le Lecteur) tandis que tous deux, en intrus fouineurs, suivent les signes que la plume de l’autre couche sur le papier » (Eco 2010 : 14).

  • 29 Par exemple : « Tout semble irréel. Comme si j’étais un autre qui m’observe. Mettre tout par écrit (...)

26Tous deux ? Est-ce à dire que le narrateur et le scripteur seraient comme deux frères jumeaux vus dans un miroir trompe-l’œil ? A moins que ce ne soit le lecteur qui soit lui-même interpellé, et vu comme un double du narrateur, co-auteur de l’œuvre, à la fois spectateur et créateur lui aussi. Mais il y a plus : le fameux « scripteur » qui est donc le héros (ou anti-héros) du roman, Simon Simonini, est dans l’incertitude sur sa propre identité : le chapitre deux, qui correspond au début du journal de Simonini, s’intitule « Qui suis-je ? », et tout au long du roman une intrigue secondaire (à moins qu’elle ne soit la principale) consiste dans la découverte de la double personnalité de celui-ci, qui ne fait qu’un avec l’abbé Dalla Picolla29. Les deux voix alternent d’ailleurs dans la rédaction du journal (ce qui est matérialisé, là encore, par des polices de caractères différentes). Il n’y a donc pas moins de trois « narrateurs » plus ou moins distincts, dont l’un serait extradiégétique, et les deux autres à la fois confondus et distincts (l’un n’écrit que lorsque l’autre est absent ou endormi) … Cette inquiétante étrangeté est-elle entièrement réductible à une stratégie de distanciation et d’émancipation du lecteur ? Le caractère profondément trouble, dédalique et « ténébreux » du récit porte à incandescence la rhétorique mise en place par Eco dans ses fictions, jusqu’à un point de transgression qu’on peut considérer comme une métalepse ultime.

  • 30 Eco lui-même théorise d’ailleurs la différence entre ce qu’il appelle « simulation baroque » et d’a (...)
  • 31 La psychanalyse anglo-saxonne, notamment Deutsch (1933) et Winnicott (1965), s’est particulièrement (...)

27Au cœur du roman, la question du faux, qui se déploie aussi bien dans les textes théoriques que fictionnels de l’auteur, se trouve illustrée par des mises en abyme multiples, dans une esthétique post-moderne qui n’emprunte aux topoi du baroque que pour les annihiler : contrairement au dispositif théâtral propre aux œuvres de la période baroque, le récit chez Eco s’affranchit de tout référent ultime30. Alors que les paradoxes spéculaires, chez Cervantès ou Calderon, semblent arrimés, in fine, à un objectif de restauration de l’ordre épistémique et social, et censés garantir, par le truchement provisoire de l’illusion, le retour à une « vérité », c’est-à-dire, sur le plan narratif, par une restauration du pacte fictionnel, les dispositifs de brouillage postmodernes n’affirment rien de tel : la métalepse n’est pas une inquiétude momentanée qui ramènerait à une vérité, ou même une vraisemblance. C’est un vertige ontologique qui menace la possibilité même de la pensée raisonnable, qui devient une pensée « comme si »31, détachée de la référence. Dès lors, les précautions ou proclamations de Eco sur la visée cathartique de son œuvre ne sont-elles pas à lire comme une illusion parmi d’autres, puisque l’œuvre par définition échappe à son auteur et se dissémine dans la pluralité infinie des interprétations ? Faute de référent ultime et de sol où ancrer le discours, ce dernier semble emporté dans une « amplification » émancipée de son auteur, un glissement immaîtrisable par lequel il est conduit, de façon quasi automatique, à multiplier les transgressions. Quel autre point d’ancrage alors pourrait-il rencontrer, sinon ce que Lacan appelle « l’au-delà de la chaîne signifiante », c’est-à-dire la mort, le « point d’abîme » (1959-1960) ? Ainsi, la rhétorique complotiste dérive-t-elle presque naturellement vers ce point où la Shoah intervient comme tabou ultime :

J’aime la paix, je voudrais un monde dominé par la douceur et où personne ne comprendrait plus le sens du mot violence. Si disparaissaient du monde tous les Juifs, qui avec leur finance soutiennent les marchands de canons, nous irions au-devant de cent ans de bonheur. – Et alors ? – Et alors il faudra un jour tenter l’unique solution raisonnable, la solution finale : l’extermination de tous les Juifs (Eco 2011 : 344).

28Plus encore qu’avec Le pendule de Foucault, une inquiétude se fait jour sur les intentions réelles de l’auteur, que l’on ne peut pas accuser d’antisémitisme du fait de ses engagements personnels, mais qui se voit reprocher par plusieurs interlocuteurs de cultiver l’ambiguïté. Des membres de la communauté juive, de l’Eglise catholique, ainsi que des personnalités du monde intellectuel comme Pierre-André Taguieff, l’accusent de complaisance, si ce n’est de fascination, envers les thèses abjectes dont il se fait le secrétaire pendant près de six cents pages. L’éthos de ce grand universitaire humaniste ne semble pas avoir suffi à garantir la réception de ses œuvres romanesques, dans le contexte d’un soupçon généralisé et d’une perversion du sens même de la notion de fiction.

  • 32 En particulier Robert (1972)

29Comment se fait-il, là encore, que la distanciation échoue ? Là où la mise en scène postmoderniste, et les subtiles métalepses, sont censées éduquer le lecteur naïf, voilà que des lecteurs savants considèrent que le jeu est risqué, ou pipé. Est-ce une réfutation, ou une confirmation des thèses de Eco ? Voilà qui est bien difficile à trancher. Une chose est certaine : c’est moins à l’auteur et à ses intentions qu’au destin propre du récit et de ses figures qu’il faut imputer des dérives. C’est en tout cas ce dont voudrait nous persuader Eco, au risque de brouiller la responsabilité de l’auctor. Selon sa conception, la fiction romanesque serait semblable à un « cimetière », tel que le cimetière de Prague justement (Houry 2011). Seule la mort pourrait mettre un point final éventuel à l’émancipation des tropes : et encore, puisque l’interprétation lui survit en quelque sorte. Métaphore ou métalepse ? Le cimetière (et pas n’importe lequel, celui où les corps, empilés, des plus grands savants de la communauté juive reposent) devient la figure par excellence de ce lieu où la parole (chargée d’Histoire et de sacré) survit à ses énonciateurs, mais aussi ce lieu offert aux transgressions ultimes, celles qui visent à annihiler jusqu’à la mémoire, au nom de pulsions destructrices qui attaquent les liens jusqu’à la racine. La question du nihilisme, chère à Eco, se pose alors. Un détour par la clinique psychanalytique, et ses considérations sur la création littéraire32 serait peut-être instructif pour mesurer le poids des pulsions de mort, et poser la question de l’émancipation des énoncés discursifs au-delà de la volonté consciente de l’énonciateur. Après tout, Sigmund Freud ne figure-t-il pas lui aussi en bonne place dans Le cimetière de Prague ?

7. Diagnostic et solutions ?

30Au regard du corpus mentionné, qui comprend à la fois un certain nombre d’œuvres romanesques de fiction (Joseph Balsamo de Dumas, les romans d’Eugène Sue, ceux d’Umberto Eco et de Dan Brown) et des discours conspirationnistes (les Mémoires… de l’abbé Barruel, les Protocoles des Sages de Sion, entre autres), nous avons pu dégager deux caractéristiques essentielles des énoncés « de style complotiste », à savoir la dimension non exclusivement argumentative, mais bien esthétique et « figurative » du récit, ainsi que la mise en crise du pacte fictionnel, lequel est censé délimiter des espaces bien identifiés et balisés qui garantissent la validité ou la non-validité de la croyance dans les récits. Si tout acte de création romanesque comporte peut-être une certaine dose de remise en question de ce pacte, les conditions de cette remise en question doivent être circonscrites. Or, dans le contexte d’une circulation massifiée et accélérée d’énoncés, il est à craindre que cette transgression de la limite entre fiction et réalité n’échappe aux intentions de l’auteur : le dispositif méta-narratif, certes inhérent au genre romanesque, qui consiste à « inquiéter » les frontières entre énoncé et énonciation se soustrairait alors à la maîtrise. De par la réplication automatique de contenus, fictionnels ou non, ceux-ci deviennent indiscernables les uns des autres et donnent lieu à des reversements et renversements de plus en plus fréquents, du registre fictionnel vers le registre dénotatif, et vice versa. La rhétorique du complot, marquée par une mise en récit, une polarisation des personnages, la mise en exergue d’éléments mystérieux ou paranormaux afin de retenir l’attention du lecteur, est tellement similaire dans les deux cas que seul l’éthos de l’auteur serait susceptible de permettre de discriminer la valeur de vraisemblance des énoncés. Or, si les énoncés se répandent de manière anarchique et automatisée, cette référence à l’éthos ne peut plus servir de garantie ultime. L’appropriation des discours, quels qu’ils soient, par un auteur est-elle définitivement devenue obsolète ?

  • 33 Dans Le pendule de Foucault (Eco 1988), il donne à l’ordinateur le nom d’un grand kabbaliste du moy (...)
  • 34 Au sens de Gaulejac, Hanique etRoche (2007)

31A l’heure de la dissémination des énoncés via le web et les réseaux, l’idéologie postmoderne, voulue libératrice, de la « mort de l’auteur » s’est transformée en prolifération involontaire, et parfois potentiellement destructrice, de fables dont les vertus émancipatrices restent douteuses. Eco n’avait d’ailleurs pas méconnu, dès les années 80, la redoutable et mystérieuse puissance des algorithmes33, qu’il associe à la fois à l’occultisme, et à un savoir encyclopédique… et aléatoire, en faisant une nouvelle image de sa propre création. Faut-il en rester à sa version chaotique et anonyme de la circulation des signes, ce cimetière érudit, d’où les sujets ont disparu, ou bien repenser les conditions de possibilité d’une « parole vraie » (au sens de Lacan) ? Les sujets ne sont pas des entités dont les actes de parole obéiraient à un schéma intentionnel simple. Les modèles communicationnels cognitivistes qui réduisent le message à son seul contenu argumentatif ne permettent évidemment pas d’appréhender la complexité des discours complotistes, dont on voit bien qu’ils se répliquent sur la toile de façon « virale » et anonymisée, au plus loin parfois de tout contexte politique ou seulement intentionnel. Mais l’étude des théories du complot sous l’angle d’une rhétorique du récit pourrait donner à voir une tout autre image de ces récits émancipés de leur auteur : celui de discours dont la portée affective, figurative indique un ancrage dans l’inconscient. Dès lors, c’est bien à une rhétorique informée par la sociologie clinique34 qu’il reviendrait, en dernier recours, d’étudier la façon dont les tropes, et en particulier la métalepse, trahissent une source pulsionnelle. Figure de la transgression, la métalepse, portée à incandescence par la narrativité complotiste généralisée, indiquerait une irruption des pulsions de mort, censées fournir illusoirement un point d’ancrage, ou un point final, à la prolifération des énoncés. C’est cette illusion fondamentale que nous avons à dénoncer.

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Notes

1 Ces travaux sont fondés d’une part sur l’individualisme méthodologique de Boudon, d’autre part sur la psychologie cognitive couplée à l’économie comportementale telle que l’ont développée, notamment, Kahneman et Tversky ((2000) aux fins de maximiser l’efficience socio-économique.

2 Une simple recherche sur un moteur comme Google suffit à nous en persuader, mais surtout le choix de cette approche par de nombreux sites institutionnels comme le site de l’Unesco ou, en France, celui du Comité interministériel de Prévention de la Délinquance et de la Radicalisation.

3 Voir notamment, en France, le site https://www.gouvernement.fr/on-te-manipule, ainsi que les pages Eduscol (Ministère de l’Education nationale) consacrées à ces questions.

4 Par exemple la loi Avia ou la loi « anti fake news » ; par ailleurs Bronner a présidé la commission intitulée « Les Lumières à l’ère numérique » qui a rendu son rapport au Président de la République en janvier 2022.

5 Voir par exemple le site lumieresurgaia.com (consulté le 12.04.2024).

6 Au sens notamment de Danblon (2013).

7 Cette simultanéité s’expliquerait par la construction de l’Etat moderne, dont la présence massive et puissante dans le champ social génèrerait des effets de méfiance et de critique, exprimés sur le registre de l’imaginaire (Boltanski 2012).

8 L’abbé Barruel, dans les Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, attribue fallacieusement à la société secrète des Illuminati, qui a eu une brève existence à la fin du 18e siècle en Bavière, une machination destinée à renverser la religion et l’ordre social monarchique.

9 Barruel écrit, en conclusion de sa première partie : « Pour dévoiler ce mystère d’impiété, j’avois à recueillir plus spécialement mes preuves dans les archives mêmes des Conjurés, c’est-à dire, dans leurs confidences intimes, leurs lettres, leurs productions ou leurs aveux. Je crois avoir tenu ma parole au-delà de ce que le lecteur le plus difficile à persuader pouvoit exiger pour tout ce qu’on appelle une véritable démonstration historique. Je crois avoir porté mes preuves à l’évidence » (97).

10 Biarritz, paru en 1868 sous le pseudonyme de Sir John Retcliffe, selon Cohn (1992)

11 Voir par exemple le colloque « Théories du complot : mythes et mythologies à travers les siècles », qui s’est tenu les 18 et 19 novembre 2021 au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, à Paris.

12 Une rumeur d’ovnis datant des années 40, oubliée pendant cinquante ans, avant que le succès de la série X-Files ne redonne vigueur au thème

13 Voir infra, paragraphe 4.

14 Faute de place nous ne pouvons entrer plus avant dans une discussion sur la notion de fiction ; sur cette question on peut consulter avec profit, parmi beaucoup d’autres, Schaeffer (1999), Ginzburg (2010), Narjoux et Stolz (2015), Escola, Lavocat, Maignat (2021).

15 Par ailleurs, l’approche désormais largement institutionnalisée de l’Observatoire du Conspirationnisme et du site ConspiracyWatch est très favorable à une telle lecture.

16 En ce sens, l’ouvrage de Joseph Campbell Le Héros aux mille et un visages (1949) n’a cessé d’exercer une influence importante dans le domaine de la création, en particulier cinématographique, auprès de grands scénaristes d’Hollywood : aussi bien pourrait-on en déceler des traces jusque chez les « créateurs de contenus » contemporains, y compris les youtubeurs complotistes.

17 Selon une étude de l’IFOP de 2018 pour la Fondation Jean-Jaurès et l’Observatoire Conspiracy Watch. Les proportions seraient aujourd’hui moins importantes, mais les questions posées dans l’enquête ont été modifiées.

18 Pour plus de précision sur cette orientation, il s’agit de rechercher les effets des discours sur les pratiques langagières des individus contemporains en contexte hypermoderne, selon une méthodologie inspirée par la sociologie clinique (Cueille 2022).

19 D’où le succès de ces romans bien au-delà d’un public ouvrier, et selon des lectures politiques tout à fait divergentes (Letourneux 2017)

20 Une étude menée auprès d’un panel d’adolescent-e-s pendant quatre ans conclut qu’une écrasante majorité d’élèves non seulement ne vérifie pas, mais encore ne cherche nullement à vérifier les sources des contenus (Cueille 2020).

21 Brown les cite indirectement et malicieusement sous forme d’anagramme dans le roman.

22 Certains distinguent « métalepse du mode » (c’est-à-dire, pour faire vite, de la focalisation) de la « métalepse de la voix » (du narrateur) : il s’agirait ici de la première (Leiduan 2021 : 159-164).

23 Parmi d’innombrables exemples on peut mentionner le Don Quichotte de Cervantès (1610-1615) : ce procédé subsiste encore au 19e siècle (Potocki, 1810).

24 Selon Pier et Schaeffer (2005), la métalepse remet en question le double axe métaphore-métonymie, paradigme-syntagme qui constituait l’espace de la narratologie structuraliste.

25 Notamment le genre épidictique qui aurait pour effet de garantir la croyance en un monde juste.

26 Branche de la sociologie de la communication qui étudie la prolifération (essentiellement sur le web) de contenus répliqués quasiment à l’identique, de façon « virale ». En ce sens, il nous semble que la question de la diffusion (notamment via les moyens numériques), théoriquement distincte, ne serait pas entièrement dissociable, ici, de celle de la porosité entre fiction et réalité.

27 « Réfléchir sur les rapports complexes entre lecteur et histoire, entre fiction et réalité, constitue une forme de thérapie contre tout endormissement de la raison, qui engendre des monstres » (Eco 1998 : 183).

28 Le « narrateur-éditeur » ayant ainsi pour fonction de mettre à distance les croyances du « narrateur-témoin » impliqué dans le récit, ce qui est censé faire barrière à l’adhésion naïve.

29 Par exemple : « Tout semble irréel. Comme si j’étais un autre qui m’observe. Mettre tout par écrit pour être sûr que c’est vrai » (ibid. : 38).

30 Eco lui-même théorise d’ailleurs la différence entre ce qu’il appelle « simulation baroque » et d’autres formes de fausseté ou d’illusion, telles que l’ironie, la fiction narrative ou la « contrefaçon », forme à laquelle appartiendrait peut-être Le cimetière de Prague (Eco 2022 : cette conférence suit immédiatement la parution du Cimetière).

31 La psychanalyse anglo-saxonne, notamment Deutsch (1933) et Winnicott (1965), s’est particulièrement intéressée à ce type d’organisation psychique fondée sur une duperie fondamentale, qu’on nomme aussi « états-limites » ou « cas-limites ».

32 En particulier Robert (1972)

33 Dans Le pendule de Foucault (Eco 1988), il donne à l’ordinateur le nom d’un grand kabbaliste du moyen-âge, Aboulafia.

34 Au sens de Gaulejac, Hanique etRoche (2007)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julien Cueille, « Les dérives de la métalepse : pour une lecture figurative des récits conspirationnistes. L’exemple d’Umberto Eco et la machine complotiste »Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 33 | 2024, mis en ligne le 15 octobre 2024, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aad/8587 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12hvj

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Auteur

Julien Cueille

Université Montpellier 3 (France)

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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