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« Superstition ain’t the way ». L’optimisme du théoricien du complot

Marco Mazzeo et Adriano Bertollini
Cet article est une traduction de :
“Superstition ain’t the way”. The Optimism of the Conspiracy Theorist [en]

Résumé

Cet article aborde le thème des théories du complot d’un point de vue rhétorique et philosophique à partir d’une étude de cas récente : la série documentaire The Ancient Apocalypse de Graham Hancock, produite par Netflix1. Dans ce long documentaire, l’auteur émet l’hypothèse d’une conspiration voulue par les représentants académiques de l’archéologie : ils refuseraient à dessein de reconnaître l’existence d’une ancienne civilisation, hautement développée techniquement et disparue avant la dernière période glaciaire. La raison de cette résistance serait le désir des archéologues de maintenir une position de pouvoir et de prestige qu’ils devraient abandonner s’ils acceptaient un tel changement de paradigme. Le discours de Hancock servira de corpus textuel à analyser d’un point de vue rhétorique en vue d’interroger l’hypothèse philosophique selon laquelle les théories du complot peuvent être comprises comme une forme de superstition (que l’on distingue de la magie, § 1). Dans cette optique, nous nous intéressons à chacune des preuves techniques utilisée pour la persuasion. D’abord, l’éthos (§ 2) qui permet à l’orateur d’apparaitre comme une figure marginale et crédible car dérangeante. Nous analyserons ensuite le logos (§ 3), caractérisé par des sophismes, une logique ambivalente et un récit mythologique faisant office de preuve historique. Enfin (§ 4), nous nous concentrons sur le pathos, qui présente une forme de désintérêt et encourage une disposition à l’inaction.

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Texte intégral

Introduction

  • 2 A propos de la controverse entre archéologues, la plateforme Netflix et Hancock, voir par exemple : (...)

1Dans le Timée, Platon (2008) parle d’une île légendaire située au-delà des colonnes d’Hercule, elle aurait été « plus grande que la Libye et l’Asie réunies » (24e), un véritable continent sur lequel s’était développées « une grande et admirable puissance » (25a). Une terre florissante et prospère qui disparut ensuite « dans l’espace d’un seul jour et une seule nuit néfastes » (25d) Alors l’île « s’étant abimée dans la mer, disparut de même. Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, cette mer-là est impraticable et inexplorable, la navigation étant gênée par les bas-fonds vaseux que l’île a formés en s’affaissant » (25d). Il s’agit de la première mention du mythe de l’Atlantide dans la culture occidentale. Ce mythe de longue durée, qui a étonnamment vu le jour dans l’Athènes du cinquième siècle, est remonté jusqu’à l’actuel monde techno-scientifique. En effet, il fait l’objet d’une série documentaire controversée et à succès produite par Netflix : The Ancient Apocalypse de Graham Hancock2.

2Hancock est un journaliste britannique, auteur de multiples best-sellers, dont plusieurs soutiennent l’existence d’une civilisation ancienne, très évoluée techniquement, qui aurait ensuite, lors de la dernière période glaciaire (il y a environ 12 000 ans) disparu et serait désormais enfouie sous les mers, comme l’Atlantide. Bien qu’aucune preuve ne permette explicitement de remonter à cette civilisation perdue, selon Hancock, il existerait quand même, dans le monde, de nombreuses traces qui permettraient de lever le doute. De même, différentes incohérences, voire mystères, auxquels l’archéologie ne peut apporter de réponse, seraient résolus si l’on acceptait l’évidence de cette ancienne civilisation. Ces ancêtres, évolués, nous auraient transmis des compétences architecturales et astronomiques telles qu’elles ont permis la construction de sites complexes comme la pyramide de Cholua au Mexique, ou encore le temple maltais de Ggantha. Cette reconstruction est imaginaire, elle n’est étayée par aucune preuve empirique et est rejetée par la communauté scientifique3.

3Selon Hancock, la raison de ce rejet réside dans le fait qu’accepter ses vérités dérangeantes imposerait un changement de paradigme, intolérable pour la crédibilité des chercheurs (ce nouveau paradigme s’opposerait à l’actuel selon lequel le développement technique induit par l’Homme s’est produit après, et non avant la dernière période glaciaire (voir, par exemple, Barker 2009). En d’autres termes, il y aurait une conspiration de la part des archéologues universitaires pour cacher les découvertes sensationnelles du journaliste, de peur de perdre leur prestige et leur pouvoir.

  • 4 Pour une réflexion rhétorique sur le complotisme, nous renvoyons à Danblon et Nicolas 2010, Donckie (...)

4Dans le documentaire de Netflix, cette proposition est développée au long de huit épisodes. Dans ces séquences, l’auteur, Hancock, est aussi le narrateur. Dans la suite de notre contribution, nous traiterons son discours comme un corpus textuel à analyser dans une perspective rhétorique4. Et, même s’il est évident que des éléments tels que les images, la musique et le montage participent aussi de la persuasion, nous nous attarderons ici uniquement sur la composante linguistique. Nous lierons cette analyse du discours avec un regard philosophique porté sur les théories du complot. Nous commencerons notre réflexion par un paragraphe théorique où nous interpréterons le phénomène complotiste comme une forme de superstition, nous le comparerons aussi à la pensée magique. Ensuite, nous nous concentrerons sur l’analyse rhétorique, en prenant en considération les trois preuves techniques de la rhétorique aristotélicienne : l’éthos, le logos et le pathos. Nous montrerons qu’une profonde ambivalence marque la pensée conspirationniste : elle reflète certains des enjeux décisifs du monde contemporain mais n’en donne qu’une lecture partielle et décousue.

1. Superstition vs. Magie5

  • 5 Pour une discussion plus approfondie sur la superstition et la magie, voir Mazzeo 2020 et 2023.
  • 6 Sur les théories du complot comprises comme des systèmes, voir Nicolas 2010.

5Commençons par une définition, ouverte à la discussion : le monde de la conspiration est un monde de superstition. Attention : nous n’affirmons pas que les deux concepts sont identiques, un complot n’est pas équivalent à l’idée qu’un chat noir porte malheur. Ou plutôt, nous pensons que certaines formes de superstition se retrouvent dans les théories du complot. Nous émettons l’hypothèse selon laquelle, pour mieux comprendre les théories du complot, il est utile de les concevoir comme une forme de superstition englobante, relative à une vision du monde (Weltanschauung), c’est-à-dire comme un système hermétique, compact et isolé de croyances6. La superstition permettrait d’agir comme une défense face à ce qu’Ernesto de Martino (1948) nomme la « crise de la présence », ou la perte de points de références qui s’accompagne d’une paralysie pratique, et qui dans certains cas, peut affecter nos instincts les plus primaires (Gehlen 1940). La magie, elle aussi, est une manifestation historique-culturelle qui s’exprime quand l’Homme est face à une crise : le rituel magique a pour fonction pratique de rétablir un ordre perturbé, en vue de rétablir l’équilibre entre forces naturelles et surnaturelles. L’être humain recourt à la magie pour résoudre la crise quand il est confronté, par exemple, à la mort, la maladie ou la naissance. Dans ces contextes, le rituel magique sert à contenir la crise et à apaiser la communauté, ce qui permettrait au défunt de voyager paisiblement dans l’au-delà ou au malade de guérir.

6Superstition et magie sont similaires en ce que toutes deux, comme nous le verrons, ont une fonction d’endiguement. Pourtant, certaines différences fondamentales nous obligent à distinguer ces deux phénomènes, à les considérer plus comme des cousins éloignés que des frères siamois. Tout d’abord, Marcel Mauss (1927) rappelle que la magie est un art pratique, elle permet de résoudre des problèmes, de régler des conflits et d’apaiser certaines angoisses existentielles de l’être humain. En revanche, la superstition n’est pas un ensemble de pratiques codifiées mais plutôt un ensemble de croyance qui agit comme un rempart contre la réalité. Elle fournit des explications contradictoires et invraisemblables aux faits, et donne ainsi à ceux qui y croient l’illusion d’un contrôle sur les événements, ou tout du moins, une impression de limitation de la contingence. La superstition apparait alors comme un moyen d’endiguer le sentiment d’impuissance (Virno 2021) propre à l’être humain du 21e siècle.

7Dans cette perspective, nous considérons le complotisme comme une forme de pensée superstitieuse : il apporte des explications et remplit ainsi une fonction consolatrice. Plus précisément, les théories conspirationnistes contemporaines contribueraient à endiguer le flux massif de stimuli typique de la « condition mondaine ». Ce flux est désormais amplifié par le développement technologique (infostress, inattention comme mode classique d’attention) et amplifie une multitude de possibilités sur le « comment » et le « pourquoi » de nos vies. La pensée conspiratoire permettrait de réduire cette multitude de possibilités. C’est une pensée de type impuissant qui nous protège en proposant des explications pour ce qui n’en nécessite pas (comme par exemple, proposer une fonction aux chemtrails laissées dans le ciel par les avions). Ce faisant, elle occulte une réflexion sur les éléments qui régissent nos vies, comme par exemple, la logique néolibérale (De Carolis 2017).

8Ensuite, une deuxième différence entre des termes souvent employés, à tort, comme synonymes (« superstition » et « magie ») consiste dans le fait, comme le rappelle à nouveau De Martino, que la pensée magique ne s’exprime pas uniquement en temps de crise : elle est aussi une forme d’organisation politique de la rédemption. La présence du chaman n’est pas indicatrice de la fragilité vitale des Tungusi aux prises avec le climat sibérien ; elle est le signe d’un monde collectif qui sort temporairement de la crise. Le chaman vainc les chamans ennemis, il les combats par un état de transe, prédit la fin des tempêtes et découvre les causes cachées de la mort dans le village. Au contraire, le conspirationnisme est lui, impuissant, il ne lutte pas activement contre la crise en présence, il l’accepte. Il prend pour acquis l’absence de références typique à une époque hautement technologique comme la nôtre (Anders 1980, Virno 1999), il ne remet pas en question ses origines historiques et ne fait rien pour y mettre fin. Le conspirationniste est dans une situation paradoxale. D’une part, il se déploie joyeusement dans un contexte de crise comme si c’était son environnement naturel. D’autre part, c’est un phénomène marqué par la frustration, la colère et le ressentiment (voir ci-dessous § 4), il encourage la noyade. Du coup, dans un océan d’impuissance, il se raccroche à un radeau : il identifie un présumé coupable (l’archéologue, le politicien, la banque du jour) et il l’accable des reproches les plus divers. Le complotisme s’empêche ainsi de voir les réelles difficultés à laquelle notre époque est confrontée, il s’empêche de confronter réellement les archéologues, politiciens ou banquiers.

9À l’inverse, le monde de la superstition, qui resplendit dans une période très avancée technologiquement, ressemble lui, paradoxalement, à un monde non pas post-magique, mais pré-magique. Pour clarifier ce point, nous proposons une analogie avec le phénomène de l’olonisme, typique de certaines civilisations magiques. Ce nom est un dérivé de « olon », un terme toungouse utilisé pour désigner un état psychique spécifique qui se produit à la suite d’un « choc provoqué par un contenu excitant particulier » (De Martino 1948 : 73 notre traduction) ou à la suite d’une forte émotion. Il se caractérise par « l’établissement d’une coïncidence indifférenciée » (ibid. : 74), c’est-à-dire par une fusion entre la réalité environnante et une perte des limites individuelles. C’est un état de transe dans lequel la « présence tend à rester polarisée dans un certain contenu, ne parvient pas à le dépasser, et donc disparaît et abdique en tant que présence » (73). L’olonisme est ainsi marqué par une forte pulsion imitatrice : celui qui en est affecté devient une sorte d’écho de la réalité qui l’environne. Par exemple, il reproduit le bruissement des feuilles ou les mouvements de son voisin. Cet état est douloureux, il effraie généralement les membres des tribus dans lesquelles le développement technologique est faible. Dans cette perspective, ce phénomène est considéré comme pré-magique au sens anthropologique du terme selon lequel la magie est une pratique qui s’institutionalise précisément dans le but de mettre fin à un tel sentiment d’effondrement. Le chaman intervient à l’aide d’un rituel public et collectif pour mettre fin à l’urgence. L’olonisme seul, sans rédemption magique, est une simple manifestation d’une forme de fragilité qui touche l’individu quand celui-ci se trouve dans un environnement sans horizon, sans alternative possible dans la sphère publique.

  • 7 À ce sujet, nous renvoyons, par exemple, à Brizianelli et Armano 2017.

10La définition de l’olonisme peut correspondre, ante litteram, à celle que nous donnons aujourd’hui de la superstition. Le conspirationnisme souffrirait d’une forme d’olon au troisième millénaire : le conspirationnisme s’exprime dans un monde productif où les chocs technologiques sont constants, il est l’expression de cette fragilité profonde qui touche l’individu. Dans les populations étudiées par les anthropologues, lorsque le sens de la réalité se perd, un écho de nature perceptive et sensori-motrice prend le dessus. Dans le monde contemporain, en revanche, c’est un écho de nature informationnel-communicationnel qui s’observe. Les contours de la réalité se brouillent, celle-ci cède et devient l’écho d’une réalité liée au stress informationnel et aux médias sociaux : les nouvelles, ou supposées nouvelles, telles que « les chemtrails sont des outils secrets de contrôle de la météo » deviennent l’écho d’une autre nouvelle, qui est à son tour écho d’une autre nouvelle, dans un horizon d’expériences qui finissent par s’autoconfirmer sans fin. Dans ce monde qui est le nôtre, si riche en informations où il est difficile de distinguer le signal du bruit (De Carolis 2004), Graham Hancock est parfaitement à l’aise, et ce à un point tel que son documentaire – ainsi que le scandale qui l’accompagne – est publié sur l’une des plateformes multimédias les plus représentatives de notre société contemporaine, une société du spectacle (Debord 1967-1992)7.

2. L’éthos du marginal

11Dans la Rhétorique, Aristote affirme que l’éthos, la preuve technique fondée sur la crédibilité de l’orateur, est « le caractère constitue, pourrait-on presque dire, un moyen de persuasion tout à fait décisif » (Rhét., 1356 a2-13). Hancock semble avoir lu ce traité avec attention, il insiste en effet lourdement sur une présentation de soi comme quelqu’un de fiable. Il serait fiable car dérangeant. La docusérie s’ouvre sur une présentation de l’auteur, à travers plusieurs extraits d’interviews données par Hancock, il se présente comme une personne qui s’oppose à la communauté scientifique, elle-même coupable de ne pas vouloir le considérer à sa juste valeur à cause de ses recherches peu orthodoxes :

  • 8 Les traductions des extraits d’interviews, originellement en anglais ont été traduits par Emmanuell (...)

- [Interviewer] Comment vous décririez-vous8 ?

- [Hancock] [gloussement] Comment me décrirais-je ?

[Séquence d’une précédente interview télévisée]

- [Interviewer] On vous a décrit comme un pseudo-archéologue.

- [Hancock] En effet.

- [Interviewer] Quelqu’un qui choisit ses données. Quelqu’un dont les livres sont lus par des millions de personnes mais rejetés par les universitaires.

[Extrait d’une autre interview télévisée]

- [Interviewer] Saviez-vous que vous étiez en train de vous battre avec les universitaires ? Nombreuses personnes ne veulent pas entendre ce que vous avez à dire.

[Séquence d’une autre interview avec Joe Rogan, animateur radio, auteur d’un podcast qui propage souvent des théories du complot]

[Joe Rogan] Vous avez été au premier rang pendant des décennies et vous m’avez exposé à un grand nombre d’idées controversées qui ont maintenant été corroborées.

[Retour à Hancock, qui répond à la question initiale]

[Hancock] Je m’appelle Graham Hancock. Je ne prétends pas être un archéologue ou un scientifique. Je suis journaliste et le sujet sur lequel j’enquête est la préhistoire humaine. Je soupçonne les humains d’être une espèce amnésique. Nous avons oublié quelque chose d’incroyablement important dans notre propre passé. Et je pense que cette chose incroyablement importante, mais oubliée, est une civilisation perdue et technologiquement avancée à l’ère glaciaire. J’ai passé des décennies à rechercher, dans le monde entier, des preuves de cette civilisation perdue. Mon but est maintenant de rassembler ces indices [...] pour vous montrer les preuves qui remettent en question la vision traditionnelle de l’histoire de l’humanité. [...] Des structures anciennes construites avec un degré de sophistication surprenant [...] révélant les empreintes d’une civilisation préhistorique avancée. [...] La possibilité que les civilisations soient apparues plus tôt qu’on ne le pense devient beaucoup plus probable [...]. Bien sûr, cette idée dérange les soi-disant experts qui insistent sur le fait que les humains qui ont existé pendant la période glaciaire n’étaient de simples chasseurs-cueilleurs. Cela fait de moi l’ennemi numéro un des archéologues.

[Extrait d’une autre interview télévisée]

[Interviewer] Pourquoi ne pas dire « Nous ne savons pas » ? Il s’agit d’un mystère spectaculaire ; et en rester là ?

[Hancock] C’est mon travail d’offrir un autre point de vue. Il y a peut-être eu un épisode de l’histoire de l’humanité que l’on a oublié. Mais peut-être aussi que l’attitude extrêmement défensive, arrogante et condescendante du monde universitaire nous empêche d’envisager cette possibilité.

[Revenons à Hancock]

[Hancock] J’essaie de renverser... le paradigme de l’histoire

(Hancock 2022 : épisode 1, à partir de la minute 00’’15’’).

12Ce type de stratégie, que l’on désigne comme la construction d’un éthos marginal, est typique des discours conspirationnistes (Danblon 2010, Zagarella, Annoni 2019, Donckier de Donceel 2022). Le locuteur se représente comme un marginal (outsider), et ce faisant, il s’oppose aux conspirateurs : désireux de diffuser un savoir choquant, il est entravé par ceux qui ont plutôt intérêt à maintenir la communauté dans l’ignorance pour préserver une position de privilège. Un héros antisystème, victime de l’establishment qu’il défie courageusement. Dans ce cas, l’establishment est la science officielle, et l’utilisation du terme mainstream, que Hancock emploie souvent pour qualifier les archéologues universitaires, ne semble pas être une coïncidence. Opposé au mainstream conformiste, le présentateur devient le porteur d’une vérité souterraine, d’une pensée alternative qui a un coût élevé : un renvoi injustifié aux marges.

  • 9 Hancock considère que les archéologues, en partie, refusent sa théorie, car ils ne sont pas suffisa (...)

13En d’autres termes, la persuasion par l’éthos repose, en grande partie, sur une polarisation. D’un côté, une autorité créditée et puissante, de l’autre, un combattant solitaire et marginalisé (Angenot 1982). Il n’est donc pas surprenant que le locuteur ait recours à un lexique guerrier, parlant de lui-même en termes d’« ennemi numéro un des archéologues », ni qu’il utilise – même de façon voilée – des armes dialectiques telles que la moquerie, le ridicule et l’insulte/la diffamation, contre son adversaire9. La bataille en cours à laquelle il se réfère est celle du conflit des Lumières entre vérité et obscurantisme, entre noble désir de savoir et intérêts partisans. En effet, la communauté scientifique serait si féroce précisément parce que les travaux de Hancock saperaient ses fondements, et ce faisant, ils constitueraient une attaque insoutenable envers les chercheurs et leur crédibilité. Ils ne pourraient accepter un nouveau paradigme car ils verraient alors leurs rentes s’effondrer :

- [Interview] Pourquoi l’archéologie est-elle si opposée à la notion d’humains précédent l’ère glaciaire ?

- [Handcock] Changer de paradigme n’est pas chose aisée. Lorsqu’un état d’esprit particulier est devenu la préoccupation d’un groupe de chercheurs dans un domaine particulier, ils sont tellement réticents à s’en défaire qu’ils y deviennent existentiellement attachés, et une attaque contre leur paradigme est perçue comme une attaque à leur encontre, ils le défendent donc vigoureusement

(Hancock 2022 : épisode 3, à partir de la minute 14’’47’).

14L’opposition entre le locuteur et l’institution dominante est en somme l’un des mouvements argumentatifs clés, et ce au point qu’il est repris en ouverture de différents épisodes (1, 2, 3, 4), comme une sorte de mantra. Dans sa version la plus téméraire, cet éthos de marginalité va jusqu’à la construction d’une figure de héros moral, celui qui accomplit sa mission dans une optique quasi religieuse. Dans le sixième épisode, Hancock se tient près du site archéologique Serpent Mound en Louisiane, il aimerait y entrer pour pouvoir le filmer de près, mais il a besoin d’une autorisation. La direction lui refuse l’entrée car elle ne cautionne pas un écrit qui contredit ce que l’état de l’art démontre. L’occasion est trop belle pour ne pas crier à la censure, et notre auteur ne se fait pas prier : « Quel moyen plus efficace pour les archéologues pour censurer, restreindre l’accès et écraser les opinions divergentes aux leurs, que d’interdire l’accès aux sites archéologiques ? » (Hancock 2022 : épisode 6, à partir de la minute 18’’06’’).

15Une question se pose cependant : un personnage comme Hancock et, plus généralement, un conspirationniste est-il vraiment un marginal ? Est-il vraiment extérieur à ce qu’il dit vouloir combattre ? Nous pensons qu’en vérité, il n’est pas réellement aux marges. Comme nous l’avons vu, le théoricien de la conspiration ne se réfère pas à un horizon idéologique alternatif à celui de la culture qu’il combat. Notre interlocuteur se bat au nom de la vérité et de la science. Il affiche des positions proches de celles des Lumières, telle que la revendication de la liberté d’expression. Sa proposition est à la fois équivalente et opposée à la version officielle : il voudrait remplacer les vérités reconnues comme telles au nom, non seulement, de (prétendus) faits, mais aussi au nom des valeurs du monde dans lequel il agit. Paradoxalement, la critique de l’establishment que propose le conspirationniste, confirme l’autorité de l’ordre établi : « les dirigeants ne sont pas à la hauteur de leur tâche, il serait temps de les remplacer, de les renouveler », mais pas de réorganiser l’establishment en tant que tel. Après tout, Hancock voudrait que ses thèses décousues remplacent celles des archéologues reconnus, le négationniste du COVID-19 voudrait prendre des décisions sanitaires, et l’adepte de QAnon voudrait que les Républicains les plus radicaux soient au pouvoir.

16Indépendamment des problèmes liés aux arguments eux-mêmes, sur lesquels nous nous concentrerons dans le paragraphe suivant, nous voulions souligner un autre aspect de ces discours. Au-delà des apparences, il s’agirait d’un mode de raisonnement étonnamment optimiste. Mû par une insatisfaction et un malaise compréhensibles, typiques de l’époque actuelle, le conspirationniste les explique par une théorie du complot, c’est-à-dire par une trahison commise par certains individus ou groupes d’individus au pourvoir. Il est optimiste de croire que les mauvaises intentions de quelques personnes soient à l’origine des problèmes qui agitent le monde actuel, et de ne pas remettre en cause le cadre institutionnel régulateur de notre époque et dans lesquels ces problèmes prennent place. Le discours complotiste est donc optimiste car il envisage une solution trop simple qui consisterait à remplacer les personnes aux postes de commande par d’autres, mieux intentionnées. Cette proposition peut s’expliquer par une métaphore : le bateau est en bon état, mais ceux qui le dirigent sont incompétents. Un capitaine plus compétent et mieux intentionné mènera l’équipage à bon port. Et, bien que ce ne soit pas le lieu pour approfondir cette question, il nous semble plus adéquat de lire les difficultés contemporaines non pas tant comme résultats des mauvaises intentions des supposés maîtres du monde, mais plutôt comme les conséquences de différents changements qui caractérisent les dernières décennies et délimitent une nouvelle organisation globale.

  • 10 Il est clair que la proposition de Debord reflète un engagement, ce qui, à nos yeux, ne la rend cep (...)

17À cet égard, il nous semble que le diagnostic de Guy Debord n’a pas perdu de sa pertinence. Dans un texte de 1992 (Debord 1967-1992), le philosophe et cinéaste soulignait que le nouveau paysage institutionnel de l’après-guerre froide était caractérisé par le triomphe de l’économie marchande et par une gouvernance essentiellement technologique et anonyme. Ce mode de production (Marx, Engels 1845) s’est aujourd’hui généralisé dans le monde entier et est désigné par différentes appellations ; choisissez celle que vous préférez : mondialisation, capitalisme néolibéral, postmodernisme, société du spectacle, la substance reste la même. Dans un tel scénario, se tourner vers une possible conspiration de la part de certains puissants au pouvoir nous semble tout aussi optimiste, voire naïve, que de regarder la main quand celle-ci nous indique la Lune10.

3. Un logos mythologique

18Le discours de Hancock est marqué par des stratégies récurrentes spécifiques que la série fait ressortir avec une clarté particulière, des techniques sont employées de manière récurrente, donnant à chaque épisode la même structure. Un schéma répétitif à la fois rassurant et hypnotique, qui enferme l’auditeur, patiemment, sans agressivité. Notons, d’abord, un glissement continuel et injustifié du conditionnel à l’indicatif. Ce mouvement est si récurrent qu’il ne nous semble pas pertinent d’indiquer un extrait du document à ce propos. Il en va d’ailleurs de même pour les expressions contrefactuelles et/ou hypothétiques introduites par des expressions telles que « et si » ou « comme si ». Ces expressions suggèrent la présentation d’une hypothèse alternative qui n’est cependant pas défendue, qui est ainsi proposée et que l’on laisse s’installer dans les esprits. Ensuite, certains sophismes logiques défendent aussi cette hypothèse. Nous retrouvons par exemple le sophisme dit de la « question complexe » comme lors de la formulation « est-ce juste une coïncidence ? » qui insinue à la fois l’absence de hasard, mais aussi de questions plus articulées.

19Plus particulièrement, le quatrième épisode de la série est consacré à la formation rocheuse sous-marine de Bimini, aux Bahamas. Cette formation rocheuse est considérée comme d’origine naturelle par la communauté scientifique, tandis que l’auteur du documentaire considère qu’elle est artificielle :

- [Hancock] Si cette formation a simplement été produit par la force naturelle des marées, comme l’ont affirmé les géologues lors de sa découverte, alors comment explique-t-on le fait que la section la plus courte de l’archipel soit inclinée par rapport à l’axe principal. Pourquoi ne sont-ils pas parallèles ? Et pourquoi ne voit-on pas d’autres formations de ce type à proximité ?

 (Hancock 2022 : épisode 4, à partir de la minute 09’’58’’).

20Dans le même épisode, on remarque un autre sophisme. Dans une séquence où le journaliste discute avec l’un de ses collaborateurs, après avoir plongé près de la formation rocheuse de Bimini, Hancock et le biologiste marin Michael Haley discutent :

- [Hancock] J’ai beaucoup de mal à comprendre comment la nature a pu faire cela.

- [Haley] Je n’ai jamais vu un rocher de plage se fracturer de cette façon. Et vous ?

- [Hancock] Moi non plus. Et j’ai l’impression d’être confronté à une œuvre humaine ici.

- [Haley] En effet, cette structure pourrait très bien avoir été produite par l’Homme. Si j’ai raison, elle a dû être construite à une époque où cette partie des Bahamas était hors de l’eau.

(Hancock 2022 : épisode 4, à partir de la minute 11’’16’’).

21Comme Hancock ne dispose d’aucun argument pour étayer l’affirmation selon laquelle la roche est d’origine naturelle, il en conclut que l’inverse doit être vrai, que cette roche a été construite par l’Homme. C’est ce que l’on nomme l’argumentum ad ignorantiam, selon lequel on soutient la véracité d’une proposition à partir du fait que la fausseté (présumée) de sa négation n’a pas été établie.

22Cependant, les aspects les plus intéressants du discours de Hancock ne résident pas dans les sophismes, mais dans deux autres ressources argumentatives qui méritent que l’on s’y attarde. Tout d’abord, l’utilisation, explicitement revendiquée à plusieurs reprises, des termes de « contes populaires », « légendes » et « mythes » comme des « preuves importantes » (Hancock 2022 : épisode 2, de la minute 31’’35’’ à la minute 31’’26’’) d’une version alternative de l’Histoire, différente de celle à laquelle nous avons été habitués à croire. Dans chaque épisode, il y a un moment où l’argumentation s’appuie sur différents récits mythologiques (égyptien, grec, précolombien, zoroastrien ou encore biblique). L’histoire du déluge, de l’Atlantide ou encore le mythe de Prométhée démontreraient ainsi l’existence d’une civilisation évoluée ayant existé bien avant la datation proposée et attestée par les archéologues. Ce procédé est aussi fascinant que grossier : la naïveté avec laquelle la mythologie est revendiquée comme preuve historique est étonnante, elle marque une confusion entre des domaines méthodologiquement si différent, qu’elle jette à elle seule le doute sur l’intégrité de l’ensemble du documentaire qui prend la forme d’une version décousue de l’histoire, reposant sur des récits peu fiables.

23Et pourtant, c’est précisément cette naïveté qui est instructive et révélatrice. Le conspirationniste, critique apparent du monde dans lequel il vit, semble entrevoir l’aspect mythologique de notre présent précisément parce qu’il produit une alternative mythologique. À quoi faisons-nous référence ? Aux formulations de bon sens selon lequel notre monde serait « le meilleur des mondes possibles » auquel « il n’existerait pas d’alternative ». L’idée est que notre époque serait celle de la « fin de l’histoire » (Jameson 1991). Dans cette perspective, un changement vis-à-vis du statu quo est non seulement impossible, mais également impensable. Le conspirationnisme, d’une certaine façon, rejette cette mythologie, mais lui oppose un récit tout aussi mythologique, et également superstitieux. À la fin du quatrième épisode, Hancock trace un parallèle entre l’époque actuelle et celle de la disparition de l’Atlantide :

- [Hancock] Ce n’était pas seulement à cause d’un cataclysme. C’est à cause de l’arrogance, de l’orgueil et de la fierté développés au sein de l’Atlantide. C’est pour cela que l’Atlantide a été détruite. Parce qu’elle n’était plus en harmonie avec l’univers. Je pense que notre civilisation actuelle se trouve dans une situation très similaire. Nous avons perdu l’impression d’harmonie avec l’univers. Nous sommes vaniteux vis-à-vis de nos propres réalisations, notre volonté d’imposer notre pouvoir dans le monde à d’autres peuples moins puissants. Toutes ces choses, en termes mythologiques, suggèrent que notre civilisation est en très grand danger. 

(Hancock 2022 : épisode 4, à partir de la minute 27’’28’’).

24Les risques caractéristiques du modèle de développement actuel (« notre civilisation ») sont présentés par le locuteur. Pourtant, il ne les attribue pas à un facteur structurel (ce que nous avons appelé le « mode de production »). Au contraire, dans un style typiquement complotiste, il considère qu’ils sont dus à certains défauts moraux (l’arrogance, la vanité, l’orgueil) dont nous devrions prendre une meilleure conscience. De la sorte, le poids de la responsabilité passe des structures productrices régulatrices de nos modes de vie aux individus.

25Un second point mérite aussi d’être abordé : l’ambiguïté des termes avec lesquels Hancock se réfère à sa recherche. D’une part, dans l’intention de légitimer le travail qu’il a accompli, il décrit continuellement la préhistoire humaine comme une énigme dont la solution est problématique, un « mystère », quelque chose d’« inexplicable ». Mais d’autre part, ces termes sont associés à des expressions opposées : les réponses apportées par le locuteur seraient, elles, « indubitables », « évidentes », « claires ». Le discours oscille habilement entre secret inavouable et barricade, un jeu où une chose vaut son équivalent et son contraire, de façon totalement indifférente à la loi de la non-contradiction. En cela, la superstition complotiste partage quelques traits avec la pensée magique que nous évoquions en début d’article. Ces deux modes de pensée utilisent une logique que Lucien Lévy-Bruhl (1949) qualifie de « participative ». Selon cette modalité, l’essence du raisonnement est la « biprésence » (ibid. : 5, notre traduction), tant sur le plan spatial (un sorcier peut être « à la place F à l’heure T » et simultanément « à la place G à l’heure T », ibid. : 9, notre traduction) que sur le plan temporel puisque « être deux choses successivement revient à dire qu’elles sont simultanées » (ibid. : 40, notre traduction). Il ne s’agit pas en soi de modes de pensée prélogiques ou délirants. Ils sont nécessaires pour comprendre, par exemple, des phénomènes rationnels plus complexes, tels que les problèmes mathématiques liés à l’infinité des séries de nombres (Matte Blanco 1975). C’est une logique pré-individuelle dans laquelle s’applique le principe du « pars pro toto » (Lévy-Bruhl 1949 : 90). C’est une logique que l’on qualifie de participative car elle incarne le principe politique de participation : ce qui t’affecte m’affecte aussi (biprésence) ; l’avenir de l’espèce est aussi son présent (et vice-versa ; bitemporalité). Cette logique de l’ambivalence (Mazzeo 2009) est l’un des moteurs de la transformation éthique-politique et la superstition met en scène de façon ambivalente l’ambivalence de cette logique. D’abord, elle est ambivalente parce qu’elle oscille entre la clôture conspiratoire et l’ouverture possible à la rédemption propre à la pensée magique. Ensuite, la superstition est une expression ambivalente de l’ambivalence constitutive de l’être humain, des logiques qui animent les principes de la participation politique. C’est pourquoi elle est particulièrement repoussante ou, pour ceux qui y adhèrent, si attirante. L’habit superstitieux est tout aussi obscène qu’une chemise trop serrée et transparente : il laisse entrevoir le corps en dessous, la politisation participative de nos vies, que le conspirationniste, solitaire et héroïque, ne peut qu’imiter maladroitement.

4. Un pathos de l’indifférence

26Dans The Ancient Apocalypse, le pathos n’est pas la stratégie de persuasion la plus présente ; ce sont le logos et l’éthos qui occupent le devant de la scène. Pourtant, l’utilisation de techniques visant à susciter l’émotion n’est pas absente : le récit est construit de manière à conférer au documentaire une aura mystérieuse, notamment grâce à l’utilisation habile et ponctuelle de musique. Les allusions constantes de Hancock produisent une atmosphère de suspicion, non feutrée, et proche de la tonalité émotionnelle des séries policières ou des thrillers.

  • 11 Pour une réflexion sur les différents sens du terme « ressentiment », voir Bertollini 2023.

27Malgré cela, les affects les plus souvent associés à la conspiration (Danblon 2010), c’est-à-dire le ressentiment11 et l’indignation, ne jouent qu’un rôle mineur dans ce corpus. Le ton de l’orateur est calme et posé, son élégant accent britannique n’est pas de nature à enflammer les esprits et il est difficile d’imaginer un téléspectateur éprouvant du ressentiment dans cette situation. Au contraire, il semblerait même que cette passion puisse plutôt être attribuée aux ennemis d’Hancock, quand ce dernier est contraint de subir la « colère de l’académie dominante » (Hancock 2022 : épisode 4, minute 24’’40’’) ou quand il constate, avec un léger déplaisir, que « de nombreux archéologues me détestent » (ibid. : épisode 2, minute 00’’23). Des déclarations à partir desquelles il est plus probable de supposer une forme d’indignation qui découle du traitement injuste auquel le protagoniste, une victime irréprochable (Giglioli 2014), est soumis, qu’une forme de ressentiment.

28Ce sont une forme de détachement glacial et une suspension continue qui caractérisent le documentaire. Hancock ne se met pas en colère ni ne se déchaîne, il persuade plutôt à partir de la force calme et froide de la (prétendue) vérité. Nous avons l’habitude d’attribuer aux partisans des théories du complot des passions tristes et fortes, des accès de colère et de rage. Pourtant, l’absence de cette force émotionnelle permet peut-être de mettre en lumière un trait typique de la superstition conspirationniste. Au-delà de la fausse indignation revendiquée à outrance et rancunière dont le discours complotiste se pare, se cache souvent une impuissance mal dissimulée, une « disposition à l’inaction » résignée (Danblon 2009). En effet, l’idée que le malheur est dû à une ou plusieurs conspirations est profondément consolatrice (et optimiste) : il y a quelqu’un, un ennemi, à blâmer. Mais, en même temps, cette idée exprime une absence de prise sur la réalité, une distance moqueuse. La posture discursive froide et détachée de Hancock révèle le détachement par rapport au monde que ses mots tentent d’endiguer en fournissant un bouclier de superstitions, faits de suppositions ad hoc et d’histoires farfelues. Un bouclier efficace, mais seulement jusqu’à un certain point : les malheurs d’une civilisation ancienne ne peuvent pas parer aux fissures du monde qui, aujourd’hui, semble s’effondrer sous nos pieds.

Conclusion

29En conclusion, résumons brièvement les positions théoriques défendues dans cette analyse philosophique-rhétorique du complotisme. Nous pensons que les théories du complot doivent être perçues comme une forme de superstition, que nous opposons à la magie. Tandis que la magie est une institution pratique visant à surmonter les crises (comme la mort, la maladie), la superstition se réfère à un bloc de croyances à partir duquel on s’illusionne en pensant pouvoir contrer la crise, même si, en pratique, on ne fait rien pour la combattre. Plus précisément, la fonction de la superstition conspirationniste est consolatrice : elle fournit une explication pour l’origine de nos problèmes et désigne un (ou plusieurs) coupable(s). Même s’ils semblent catastrophistes, les conspirationnistes sont en fait des optimistes, ils croient que certains groupes d’individus ont le pouvoir de déterminer le destin de la planète, pour le meilleur ou pour le pire. Au contraire, nous avons montré dans cet article, que la crise contemporaine à laquelle les théories du complot tentent de répondre ne dépend pas des mauvaises intentions d’un individu ou d’une instance, mais du cadre institutionnel et du modèle de développement dans lesquels nous évoluons. Un ordre anonyme et global, sans maître, que Debord avait appelé la société du spectacle.

30Dans Ancient Apocalypse de Graham Hancock, nous retrouvons ces caractéristiques que nous venons d’énumérer. En plus, nous avons aussi mis en évidence certaines propriétés rhétoriques du discours de Hancock, que nous avons analysées à la lumière des preuves techniques de la rhétorique aristotélicienne. Du point de vue de l’éthos, l’auteur se présente comme un marginal, ennemi de l’establishment. Du point de vue du logos, son discours est rempli de sophismes et de références à la mythologie, utilisées comme preuve historique. Tout cela témoigne d’une confusion évidente entre les différents domaines convoqués. De façon plus inhabituelle, le discours de Hancock ne s’appuie pas tellement sur le pathos et, plutôt que de mettre en évidence le ressentiment habituel au complotisme, il fait preuve d’un détachement glacial, comme s’il n’avait pas besoin de faire appel aux émotions, mais persuadait uniquement par la force de ses discours et de son caractère.

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Notes

1 Cet article est le résultat d’une discussion entre les deux auteurs et de leur collaboration. Bertollini est l’auteur des parties 1, 3 et 5, Mazzeo des parties 2 et 4.

2 A propos de la controverse entre archéologues, la plateforme Netflix et Hancock, voir par exemple : https://www.thenation.com/article/culture/ancient-apocalypse-graham-hancock/; https://hyperallergic.com/791381/why-archaeologists-are-fuming-over-netflixs-ancient-apocalypse-series/; https://www.ilpost.it/2023/01/03/ancient-apocalypse-pseudoarcheologia/ (consulté le 07/05/2024).

3 La Société américaine d’archéologie a adressé un courrier à Netflix à ce sujet https://www.saa.org/quick-nav/saa-media-room/saa-news/2022/12/01/saa-sends-letter-to-netflix-concerning-ancient-apocalypse-series (consulté le 07/05/2024).

4 Pour une réflexion rhétorique sur le complotisme, nous renvoyons à Danblon et Nicolas 2010, Donckier de Donceel 2023.

5 Pour une discussion plus approfondie sur la superstition et la magie, voir Mazzeo 2020 et 2023.

6 Sur les théories du complot comprises comme des systèmes, voir Nicolas 2010.

7 À ce sujet, nous renvoyons, par exemple, à Brizianelli et Armano 2017.

8 Les traductions des extraits d’interviews, originellement en anglais ont été traduits par Emmanuelle Danblon et Lucie Donckier.

9 Hancock considère que les archéologues, en partie, refusent sa théorie, car ils ne sont pas suffisamment intelligents ou préparés pour la comprendre : « Les cultures anciennes dépendaient du ciel. Cette idée n’est pas en soi discutée par les archéologues mais est plutôt considérée comme non pertinente, je pense que cela est dû, en partie, au fait que la plupart des archéologues n’y comprennent rien en astrologie. Ce n’est pas ce à quoi ils ont été formés. Ensuite, ils la considèrent comme une intrusion dans leur domaine, des marginaux qui voudraient s’y faire une place. » (Hancock, épisode 6, à partir de la minute 12’’00’’).

10 Il est clair que la proposition de Debord reflète un engagement, ce qui, à nos yeux, ne la rend cependant pas moins pertinente. À ce propos, voir Koren 2008.

11 Pour une réflexion sur les différents sens du terme « ressentiment », voir Bertollini 2023.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marco Mazzeo et Adriano Bertollini, « « Superstition ain’t the way ». L’optimisme du théoricien du complot »Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 33 | 2024, mis en ligne le 15 octobre 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aad/8501 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12hve

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Auteurs

Marco Mazzeo

Università della Calabria (Italie)

Adriano Bertollini

Università di Palermo (Italie)

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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