1La présente étude porte sur la Déclaration universelle de 1948 (désormais DUDH) et se propose de lier la prétention d’universalité des droits l’homme à leur condition textuelle. Instruite dans le cadre d’une philosophie de la communication étendue (du dialogue au texte), cette recherche se veut compatible avec les disciplines positives en analyse du discours et argumentation. Précisons d’emblée la portée interdisciplinaire du propos. Il s’agit de redéployer les dimensions de concepts peu sollicités (comme celui de communicabilité) ou utilisés sous une acception plus restreinte (comme ceux de signifiance, dialogisme ou textualité), afin d’en mettre en évidence les enjeux pour une lecture de la DUDH ; le rendement opératoire des instruments d’analyse se mesurant aussi à l’enrichissement de l’arrière-plan compréhensif de la question des droits de l’homme.
2Nous montrerons que la textualité de la DUDH, à condition de la considérer dynamiquement, intéresse tant son statut public que la portée universelle de sa question, celle de l’« humanité ». Cette perspective suppose que le texte peut être saisi en tant que relation communicative dans un cadre rhétorique, ce qui ne va pas de soi. Voici un texte dans lequel une autorité institue des normes de droit pour tous les hommes et parle seule en leur nom : à quelles conditions peut-il être considéré comme « dialogique », au sens fort d’une communication publique virtuelle et pas seulement d’une polyphonie de l’énonciation ? L’on se demandera aussi à quel égard la DUDH peut relever du champ de la rhétorique. Car il n’est pas évident de considérer comme argumentatif un texte composé de déclarations de principe postulées à titre catégorique (indiscutable), précédant l’énumération de droits qu’elles fondent sans à proprement parler les justifier.
3Mais la DUDH ne se contente pas de traiter de l’homme comme sujet de droit : elle s’adresse également à un public en droit élargi aux dimensions d’une humanité dont l’essence et la valeur sont précisément en question dans le texte, donc enjeu d’un débat possible. Ce cercle, qui lie le public que la DUDH sollicite au tissu de significations qu’elle instaure pour cadrer toute mise en débat de sa question, nous retiendra dans cette étude.
4La grande innovation introduite par la DUDH dans la tradition juridique est d’avoir posé l’humanité en droit. Une institution s’autorise à créer des normes au-delà des Etats souverains pour « tous les individus et tous les organes de la société [humaine] », en levant l’ambiguïté lexicale relative au sujet des droits : non plus le citoyen (d’où la suppression quasi systématique de la catégorie d’Etat), mais bien l’homme – l’individu ou plus exactement sa personne (23 occurrences), considérée comme singularité irremplaçable. L’Assemblée Générale de l’ONU délègue la parole de l’humanité (2e Considérant), l’invoque comme destinateur de son énonciation, l’interpelle comme destinataire et l’interroge comme sujet d’énoncé – le recouvrement des instances étant décisif pour saisir le fonctionnement de ce texte. À cet égard, l’on peut considérer la DUDH comme l’un des plus ambitieux « discours constituants » (Maingueneau & Cossutta 1995), par l’ampleur de la communauté de paroles instituée par la scène d’énonciation. L’humanité désigne l’ensemble des individus en tant qu’hommes en extension (« tous les membres de la famille humaine », 1er Considérant), et l’humain dans l’homme en intension (« la dignité et la valeur de la personne humaine », 5e Considérant). Le texte est ainsi universel à plus d’un titre dans sa prétention à parler pour l’humanité : à son intention, en son nom (« L’Assemblée Générale proclame […] l’idéal commun à atteindre par tous les peuples »), et pour son bien supposé le plus fragile et précieux, à savoir la protection et l’épanouissement de l’humain dans l’homme « proclamé comme la plus haute aspiration » (2e Considérant).
5Nous verrons comment cet enjeu est problématisé au cœur même du texte. Considérons d’abord la manière dont la question de l’universalité humaine est abordée dans les modèles théoriques dont peut s’inspirer l’analyse.
6L’idée centrale consiste à relier l’universalité humaine à la textualité de la DUDH en tant qu’elle est soumise à une condition de communicabilité, entendue comme participation conjointe à la production du sens (Susana 1999). La communicabilité est rarement reconnue en tant que condition du discours, et plus rarement encore du texte. Des théories de l’argumentation comme l’Ethique de la discussion ou la Nouvelle Rhétorique présupposent directement la notion dans les idées régulatrices d’Auditoire Universel (Perelman & Olbrechts-Tyteca 1988), de communauté de communication idéale (Apel 1994) ou d’espace public illimité (Habermas 1998). Ces approches fondent la reconnaissance des droits sur l’assentiment obtenu d’un public ou au cours d’un débat public, pour autant que le discours se conforme lui-même à des principes de droit. Le consensus n’est légitime que si les interlocuteurs se traitent toujours comme des fins et non seulement comme des moyens, ou si l’orateur vise dans son auditoire une figure de la communauté des êtres raisonnables.
7Dans l’éthique délibérative, tout acte de langage est considéré comme une offre d’accord adressée à un allocutaire par laquelle le locuteur prétend à la reconnaissance de la validité de ses assertions (cognitives), ses prescriptions (normatives) ou ses appréciations (expressives). La validation dépend de l’accord obtenu au terme d’une discussion menée sous la seule contrainte de la « loi du meilleur argument ». Le dialogue raisonné devient procédure d’universalisation de tout droit posé comme objet de reconnaissance, parce qu’il incorpore les droits de l’homme – participation ouverte, liberté de parole, égalité des locuteurs, respect des opinions, non-violence – comme normes immanentes d’un usage public de la raison en discours (Ferry 1996).
8Ce type d’approche présente deux défauts. D’une part, la fondation fait pétition de principe : la norme est présupposée et non dérivée de la (dia)logique du discours, faute d’une problématisation de la communicabilité des énonciations, censée aller de soi. D’autre part, la condition du « discours des droits de l’homme » reste impensée : les textes fondateurs (Constitutions, Déclarations) sont tenus pour la simple expression écrite de l’idéalisme incarné dans la procédure du « débat public ». Ce dialogue de chacun avec tous fait l’économie de l’autorité représentative et du public en tant qu’auditoire (Corroyer 2005).
9Une approche par la Nouvelle Rhétorique se soustrait au second défaut. Il ne s’agit plus de présupposer les droits de l’homme dans une morale du débat public, mais pour un orateur de les justifier au cours d’une argumentation publique visant la persuasion d’un auditoire. La valeur des arguments se mesure à l’aune de la qualité de l’auditoire visé : selon que ce dernier est particulier ou universel, l’argumentation acceptée entraînera la persuasion ou la conviction – la croyance justifiée. Perelman a tracé cette voie médiane de la justification des droits de l’homme, entre la fondation a priori et la simple adhésion de fait (1990 : 469).
- 1 Ainsi, l’on peut tenir les divers Considérants comme autant de prémisses à l’appui de la conclusi (...)
10Imaginons donc un orateur représentant l’auteur du texte, qui s’adresserait au grand public d’une « opinion internationale » pour légitimer la promulgation des droits de l’homme en normes légales, en sollicitant son consentement à leur adoption. Aborder la question sous cet angle induit quelques remarques incidentes. D’abord, la DUDH elle-même se préoccupe moins de justifier les droits de l’homme que de les « fonder », c’est-à-dire en instituer déclarativement le statut (nous y reviendrons). Argumenter (sur) les droits de l’homme suppose donc nécessairement d’entrer dans le texte de la DUDH pour en reprendre la problématique, faire comprendre ce qui est en question et solliciter un lecteur dans l’auditoire. L’argumentation peut prendre place dans le cadre posé par le texte ou porter sur celui-ci. Argumenter dans le texte, ce peut être le lire en explicitant le lien raisonné entre les énoncés, au sens de l’étayage d’une thèse par des raisons1. Argumenter sur le texte, c’est produire une méta-lecture thématisant les catégorisations sémantiques retenues à un niveau critique où celles-ci ne peuvent plus fonctionner sur le mode de la pétition de principe – sauf à fonder la justesse de ces postulats dans une philosophie première (onto-théologie, droit naturel, etc.). Ce que récuse la Nouvelle Rhétorique, sensible à la plurivocité des significations et des valeurs : dès lors que la conviction, même justifiée, reste convenue et donc révisable, il n’y a pas lieu de chercher un fondement apodictique. Cependant, Perelman ne mésestime pas le rôle central de ces présuppositions catégoriques dans l’argumentation (comme on le verra plus loin).
11Dans la conception néo-rhétorique, toute justification peut se prétendre « raisonnable » dans la mesure où elle se soumet à l’examen de l’Auditoire Universel et peut en présumer l’approbation. Norme du sens commun valable (Danblon 2002 : 192-194), cette figure rassemble tous les hommes de bonne volonté compétents sur la question débattue, donc tous les interlocuteurs disposés à collaborer en vue d’une progression des raisons. Il suppose donc une anthropologie philosophique, une image de l’homme comme partenaire d’interlocution vis-à-vis duquel argumenter revient à contracter une obligation. Reste donc le cercle, signalé par Perelman lui-même, entre les droits de l’homme et le « devoir du dialogue » public.
12Pour comprendre ce lien du dialogue au texte de la DUDH, nous proposons de le considérer comme procès de signifiance dans l’optique de la dialogique ou logique de l’interlocution (Jacques 1985). La signifiance, ou production communicationnelle du sens, suppose trois conditions nécessaires :
1. sémiotique : un système virtuel de signes linguistiques, dont la valeur est différentielle, combinables selon des règles syntaxiques en phrases pourvues de signification ;
2. sémantique : une réalité extra-linguistique à laquelle se rapportent en contexte des énoncés de phrase porteurs de sens et de référence, et dotés de conditions de vérité ou de correction vis-à-vis du monde à dire ;
3. pragmatique : une relation interlocutive (fut-elle intériorisée ou virtuelle) entre des énonciateurs pour lesquels ces énoncés signifient quelque chose, et qui confrontent leurs attitudes propositionnelles au moyen d’actes de discours dotés de conditions de succès dans le contexte et de conditions de satisfaction illocutoire vis-à-vis du monde.
13La condition pragmatique est porteuse d’une contrainte de communicabilité. La mise en commun du sens et de la référence des énoncés dépend de l’assomption conjointe, par les interlocuteurs, de la force illocutoire de leur énonciation : une condition préalable à l’accord et au désaccord, comme à toute possibilité dialectique de convaincre ou réfuter un partenaire. Pour qu’un énoncé puisse être reconnu ou non comme acceptable, il doit d’abord avoir été rendu communicable ; il faut qu’il ait un même sens pour celui qui l’entend et celui qui le profère, sans quoi la co-référence fait défaut.
14S’entendre revient à co-signifier ou « co-dire » ce qui est dit, à partir du dialogisme foncier de l’interaction – à distinguer de la polyphonie ou de l’interdiscours : structure interne de tout discours (fut-il monologué) distribuant l’initiative sur au moins deux instances énonciatives (dotées d’un code ou idéolecte propre) en relation interlocutive. L’acte de discours est conçu comme le produit d’une conjonction bilatérale : le locuteur prend la parole, non le discours ; il n’est pas l’auteur souverain du dire, mais participe en tant qu’énonciateur à la constitution d’un même discours entretenu à deux voix. Des traductions mutuellement homologuées doivent permettre de vérifier que chaque énoncé peut être imputé à la dyade des interlocuteurs.
- 2 Le dialogue n’est pas un idéal mais le déploiement optimal du dialogisme en contexte : le gradien (...)
15Détachée du vouloir dire (Grice) ou de l’intenté du locuteur (Benveniste), la signifiance procède d’un partage sans prérogative, ni du locuteur/orateur (comme en analyse du discours ou en rhétorique), ni de l’interprète/auditoire (comme en herméneutique). Cependant, la communicabilité n’est pas une norme de coopération adressée à la bonne volonté, comme dans l’éthique de la discussion2. Les incidences anthropologiques, présupposées de l’extérieur dans la figure d’un auditoire universel ou d’un espace public idéalisé, sont ici dérivées de la constitution dialogique du discours lui-même : à la différence de l’individu comme sujet parlant monadique, la personne en tant qu’instance énonciative se définit par son aptitude à la réciprocité interlocutive. Dans le dialogue, c’est la dyade des interlocuteurs qui pour l’un et l’autre figure le tiers – l’« autrui généralisé » de l’humanité ; tiers interpersonnel dont la concordance est signe d’universalité possible (Jacques 1982).
- 3 « Erotétique » : de érôtèma, interrogation. La logique érotétique étudie les problèmes et leurs co (...)
16L’originalité de cette approche pour une lecture de la DUDH est de permettre une extension de la communicabilité de la relation interpersonnelle au public, en passant par une théorie dialogique du texte. L’intérêt est ici de reprendre la problématique rhétorique du public comme auditoire universel visé par l’auteur du texte, mais sur le modèle dialogique de l’interlocution : en logeant dans le texte la mise en débat public de l’humanité par elle-même. Il s’agit donc de lier, via la communication qu’elle établit, la publicité de la DUDH à la question de l’homme et de ses droits. Nous supposons que discours et texte sont susceptibles d’une approche unifiée de la signifiance complémentaire des disciplines sémiotiques, herméneutiques ou rhétoriques. Dans cette conception d’inspiration interrogative ou « érotétique », la dialogique se dépasse en « textologie »3. Les remarques qui suivent visent à développer l’hypothèse d’une communication textuelle, et en tirer les conséquences pour l’analyse.
171) Le texte est irréductible à sa trace écrite comme à la structuration de sa lettre. Certes, la sémio-linguistique part de cette surface verbale et détermine sa composition pour identifier les contraintes qu’elle exerce sur la lecture : extension de la problématique de la valeur différentielle (structures sémiques) au texte pris comme enchaînement de phrases ; extension des règles de la grammaire phrastique aux macro-structures transphrastiques (grammaire textuelle, syntaxe actantielle du récit) ; articulation séquentielle des régimes discursifs (narratif, argumentatif, descriptif, etc.) ; relevé des marques du dispositif énonciatif et des modalités d’adresse (élocutives, allocutives, délocutives) ; analyse pragmatique de la visée textuelle en termes de macro-actes illocutoires. Loin de négliger ces déterminations pour rejouer l’esprit contre la lettre, il s’agit d’y voir les moyens nécessaires d’une relation communicative (entre auteur et lecteur), dont la cohésion et le mouvement (interrogatif) constituent les traits essentiels de la textualité qui nous retiendrons ici.
- 4 « TEXTE = discours – conditions de production » (Adam 1990 : 23).
- 5 Un « type de texte » désigne le domaine sémantique d’une pratique culturelle comprise avec ses age (...)
182) La textualité peut être tenue pour une réalité plus large et non plus étroite que le discours, par contraste avec une linguistique textuelle qui la définit par soustraction4. La textualité désigne un niveau de complexité supérieur de la signifiance, ajoutant au discours des contraintes de codification générique et d’affiliation à un corpus5. Cette approche peut s’harmoniser avec les disciplines qui reconnaissent le texte comme objet fondamental et le corpus générique comme unité maximale (Rastier 1989 et 2001), à condition d’admettre que
193) le texte ne se réduise pas à une unité sémiotique de renvois internes. Conformément à nos attendus, la signifiance textuelle implique aussi la référence sémantique à une réalité extra-linguistique, fut-elle déployée au sein d’un monde possible comme dans la fiction (Eco 1992 : 218-224), et la communicabilité pragmatique entre auteur et lecteur.
- 6 U. Eco (1985 : 61-63) rappelle que le texte construit toujours un modèle de lecteur composé d’inst (...)
204) Le sens du texte ne se trouve ni dans l’« intention communicative » d’un auteur imposant ses instructions de lecture6, ni dans la pratique d’interprétation correspondant à l’« horizon » d’un lecteur (ses préjugés ou intérêts propres) comme en herméneutique de la réception (Iser 1985). Le sens du texte procède du couplage dialogique que sa lettre permet entre l’auteur et le lecteur. En quoi la lecture, reprise que l’écriture tente toujours de solliciter, participe pleinement à l’activité de textualisation (Jacques 2002 : 201).
215) Ce couplage a la nature d’une interrogation. Le lecteur est appelé à effectuer la lettre du texte pour participer en esprit au parcours de la problématique qui s’y déploie (Jacques 1998 : 1763). Sans ce jeu interrogatif qui lui confère sa cohésion et sa productivité propres, le texte reste « lettre morte » ou simple document. Certes, le texte ne répond pas aux questions qu’on lui pose comme un interlocuteur ; mais pour autant qu’un questionnement l’anime, le lecteur peut par son entremise entrer en interrogation avec l’auteur comme répondant virtuel.
226) Le texte sollicite le désir (érotétique) du lecteur et l’oriente vers des objets de quête ou de valeur. Le questionnement relie des instances qui s’efforcent de remédier à une perplexité ou une préoccupation. Il présuppose chez le lecteur le désir d’une réponse, la croyance en sa possibilité et en la capacité de l’auteur à l’y acheminer. Le questionnement noue la composante noétique du logos à l’ethos de l’auteur et à la charge motivante du pathos, pour mettre le texte en connivence avec un lecteur putatif (Jacques 1992 : 432).
237) Le questionnement articule les questions aux postulats qui préparent le consentement aux réponses, dans un cadre sémantique qui spécifie le questionnable : ce qu’il s’agit de chercher ou de promouvoir dans la réalité, dont auteur et lecteur sont censés convenir. Cette orientation est indiquée par des catégories directrices qui président à l’instauration du sens du texte, c’est-à-dire à la mise en question de la référence (des prédicats qui en déterminent le mode de donation).
248) Le texte construit un monde, ou plutôt une « version de monde » (Goodman 1992 : 10-14), configurée par la donation de la référence assurée par le sens textuel. L’on rejoint la notion herméneutique de « monde du texte » (Ricœur 1986), qui invitait dans le cas du récit à se concentrer sur l’intrigue dans son pouvoir de re-description du monde de référence (notamment par la métaphore), ménageant un décalage entre horizon d’expérience et horizon d’attente pour le lecteur :
L’auteur doit collaborer avec un public afin d’imposer la signification d’un rapport au monde. […] Une fois l’œuvre ‘publiée’, i.e. rendue au public, celui-ci est convoqué, convaincu de s’installer pour un moment au cœur de ce monde. Un tel monde, qui a ses valeurs et sa logique propre […], appartient autant au public qu’à l’auteur lui-même. (Jacques 2007 : 72-73)
25Le texte installe un régime de communication non interpersonnelle et in absentia qui élargit la relation dialogique au public. La figure de ce public reste indéterminée, mais il ne s’agit pas d’une instance impersonnelle anonyme, car c’est chaque lecteur singulier qui est invité à participer au questionnement.
- 7 La DUDH se ménage des lecteurs possibles en posant un droit subjectif de publier ses pensées (Arti (...)
26La publicité du texte ne se réduit pas à sa publication ou diffusion de fait, même si celle-ci n’est en rien triviale7. La publicité désigne la possibilité de participation en droit universelle de chacun à la question de l’humanité via la lecture du texte, contrainte à la fois au niveau de la relation de communication et de son contenu : la « chose publique » (res publica) désigne l’affaire ou la cause dont la mise en débat concerne tout le monde et est au même titre accessible à chacun, en tant que son traitement présente un « intérêt public » – en l’occurrence universel lorsqu’il s’agit de l’humain en l’homme. Circulairement, la communauté humaine présentée dans le monde du texte est renvoyée au questionnement d’une « opinion publique » qui prend la figure d’un lectorat : ce que Kant nommait un « monde de lecteurs » (Leserwelt). Selon ce thème de la République des textes, typique de l’Aufklärung (Lyotard 1986 : 51-78), le « public qui lit » constitue le support de la Culture comme capacité aux Idées régulatrices ou « problématiques ».
27L’analyse textuelle pourrait renouer avec ces enjeux, tout en leur donnant une portée opératoire.
28Résumons-nous. Qui dit texte dit relation interrogative entre un auteur et un lecteur. Ces deux instances sont suscitées par le texte. De même que les énonciateurs du discours (termes d’une relation interlocutive) ne se confondent pas avec les locuteurs (supports empiriques de la parole), l’auteur ne se réduit pas au scripteur du texte ni le lecteur à son récepteur. Il vaudrait mieux parler d’Autorité responsable et de Lectorat public pour désigner les fonctions pragmatiques de la communication textuelle. L’on évite ainsi une confusion avec les notions sémio-narratives de « destinateur », « sujet », « destinataire », etc., comme fonctions actantielles internes au contenu énoncé – disons : au mouvement sémantique du questionnement –, qui ne sont pas forcément embrayées sur les premières (Landowski 1989). Il y a un intérêt analytique à articuler ces différentes instances dans le dispositif énonciatif de la DUDH. Ainsi, l’Autorité figurée par l’Assemblée ne se confond pas avec le destinateur ou le mandataire dont elle se réclame (les « peuples des Nations Unies »), qui fonde la légitimité de son pouvoir en tant que sujet d’action délégué (héros/héraut des droits de l’homme), et devant laquelle elle est responsable. Réciproquement, le Lectorat figuré par l’Humanité est embrayé à la fois sur les fonctions de destinateur, de sujet d’énoncé (ou patient) et de destinataire bénéficiaire de l’action. C’est ce dispositif qui soutient l’effet déclaratif produit par l’Autorité en tant que porte-parole : l’humanité comme société universelle et l’homme comme sujet de droits sont des statuts institués par le texte.
29L’Autorité (auctoritas), par définition, s’autorise ou s’auréole d’un « ethos auctorial » (Amossy 2009) pour prendre en charge la « chose publique » du texte, la question des droits de l’humain dans l’homme. L’auctor est le garant à qui revient la responsabilité de formuler la problématique, poser les questions et proposer des réponses pour un gain d’intelligibilité ou une « augmentation » (augere) du sens. L’Autorité tire sa légitimité du discernement de ce qui est digne d’intérêt public, elle impose les questions représentatives qui « se » posent comme étant celles du Lectorat. Lire, c’est se laisser prendre au texte et s’en faire pour ainsi dire le co-auteur, devenir partie prenante au monde du texte – interrogé par lui comme public et mis en question en son sein comme chose publique –, pour occuper les fonctions de destinateur, sujet et destinataire de la question des droits de l’homme.
30L’on conçoit donc que le texte se présente sur le mode de l’enjeu : appel à un public concerné, rendu présent dans le texte et convié à suivre son questionnement (donc en ratifier les présupposés) par sa lecture. Ainsi la question de l’humanité est-elle imposée comme impérieuse, suprême :
Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme.
- 8 La barbarie provoque la « désolation » du monde comme communauté de langage (H. Arendt). Le terme (...)
31La référence dont il est question, les individus et leurs droits à instituer, est mise en question du point de vue de son sens : à savoir la protection de la dignité personnelle, catégorie supposée définitoire de l’essence humaine, contre sa négation dans l’existence. Après que l’histoire nous ait présenté – à « nous autres, hommes » – l’inhumanité sous la figure des victimes et des coupables de la barbarie nazie, quels droits indissociables de la dignité de la personne ne doivent jamais plus être bafoués ? L’urgence de cette question et la nécessité d’y apporter des réponses positives attestent de la portée pratique du texte : la DUDH projette un monde dont la barbarie et la désolation seront bannies8.
- 9 La logique modale admet un ensemble indéfini W de mondes possibles, collections d’états de choses (...)
- 10 La réalité ne s’oppose pas tant au possible ni même à l’idéal qu’à l’apparence, c’est-à-dire l’ill (...)
32Ce monde du texte est posé comme souhaitable et possible : il s’agit d’un « idéal » potentiellement viable, dont les conditions d’établissement sont accessibles à partir du monde actuel – comme dit la logique modale9. Dans un monde où l’existence des individus peut être, par le respect des droits, réconciliée avec l’essence de l’humanité, l’idéal ne s’oppose plus à la réalité comme la norme au fait mais vise une « nature essentielle » (axiologiquement orientée) sur laquelle le droit prend appui pour rectifier l’empirie déficiente qui en défigure les traits10. La DUDH se présente ainsi comme le rempart contre une dissolution de ce noyau intelligible, fondement d’une société humaine dont il s’agit de promouvoir l’« avènement ».
33L’Autorité enjoint son Lectorat de se conjoindre au questionnement. Lire, c’est assumer le parcours interrogatif vers les réponses proposées, qui consistent dans l’affirmation des droits eux-mêmes.
- 11 Sur ce connecteur déclaratif, voir F. Chateauraynaud et M. Doury, ce volume.
34La plupart des analystes ont relevé que le discours des droits de l’homme ne se composait pas d’assertions relatives à des « droits naturels » supposés immanents à la condition humaine, mais de prescriptions (de normes positives pour les Etats signataires) instituées par une énonciation déclarative qui revient à créer un fait institutionnel : un statut social dont chacun pourra se réclamer. Désormais11, c’est-à-dire à partir de l’instant de raison juridique que constitue l’énonciation implicite par l’Autorité d’une formule conventionnelle (« X est compté comme un Y en C », Searle 1998) – et sous la condition préparatoire décisive d’un assentiment de l’« intentionnalité collective », donc d’une participation du Lectorat –, individus, propriétés et relations sont investis de nouveaux statuts : tous les individus (X) sont considérés comme des personnes titulaires de droits (Y) ; les sociétés civiles, nations et peuples du monde (X) sont considérés comme participant d’une unique communauté humaine (Y) ; les relations internationales entre Etats souverains (X) sont considérées comme un ordre public commis à la protection de ces droits (Y), au regard des lois et juridictions (en C).
35Il s’agirait donc moins de la qualification ontologique d’une nature essentielle que de l’imposition d’une convention juridique (Danblon 2002 : 87-94 ; 2004 : 36-37). Cependant, cette coupure entre fait et norme suppose sans la recouvrir une (re)catégorisation sémantique et axiologique de la réalité dans le monde du texte. Celle-ci est marquée par des valeurs cardinales dont le rôle est de piloter le questionnement : des idées directrices ou catégories (Jacques 1999a). Plutôt que d’en effectuer un relevé et d’exposer leur dispositif dans la DUDH (Susana 1999), nous préférons insister sur leur portée et l’illustrer à l’aide d’exemples. Sans entrer dans des considérations de philosophie de l’esprit ou de sciences cognitives, disons que les catégories désignent les termes traçant le partage « problématologique » entre ce qui est en et hors question (Meyer 1992 : 149-153 et 2005 : 53-58). En leur portée noétique, les catégories circonscrivent le dicible en projetant sur les faits dénotés les types idéaux qui distinguent les aspects significatifs ou « essentiels » par rapport auxquels ils importent dans le monde du texte ; elles président à l’apparition du visible en dirigeant l’attention du lecteur.
- 12 Cf. la « vision du monde » de la DUDH selon Emmanuel de Jonge (ce volume). Ce trait peut rapproche (...)
36L’enjeu de la catégorisation concerne donc le contenu sémantique autant que l’initiative pragmatique dans sa détermination. L’Autorité, en imposant la question de l’humanité face à la barbarie, présuppose du même coup la convenance des catégories dans lesquelles cette question se pose, comme première réponse semblant ne répondre à rien sinon à la réalité déficiente (des faits contre le droit) et l’appel du Public lecteur à la prendre en charge. Cette injonction interrogative fait précisément de la DUDH un texte « fondateur » : la fondation impose l’arrière-plan du questionnable en le soustrayant au débat12.
37S’ensuivent deux conclusions. D’une part, le caractère imprescriptible des droits de l’homme s’érige sur la convention textuelle. Chaque énoncé de droit constitue une proposition inconditionnelle ou catégorique parce qu’elle répond à une question catégoriale implicite, relative à une « catégorie essentielle » supposée définitoire de l’humanité. Principe premier ou impératif absolu, la postulation catégorique se distingue de la proposition hypothétique : le modalisateur aspectuel, opérateur conventionnel du « comme si » (voyons ou disons ceci comme cela), disparaît dans l’assomption ontologique qui semble délivrer la nature des choses (ceci est en réalité ou signifie au fond cela). Il n’y a donc pas à s’étonner que la DUDH ait pu s’inspirer de la tradition moderne (humaniste) du « droit naturel », centrée sur une anthropologie du raisonnable. Cet engagement anthropologique apparaît indissociable de l’Autorité législatrice dont la délégation vaut imposition de problématique, fût-elle consentie. Toute Autorité a tendance à « pontifier » sur les vraies questions concernant les objets de débat d’un domaine. L’on peut bien tirer les droits de l’homme du côté d’un débat démocratique généralisé dont ils seraient les présupposés nécessaires. Mais dans le texte, l’argumentation dépend d’un questionnement qui, bien qu’asymétrique, se légitime en tant qu’interrogation participable entre Autorité et Lectorat.
38D’autre part, la relative indétermination des catégories est décisive pour le projet irénique de la DUDH. Si ces principes sont susceptibles du consensus le plus étendu, ce qui est le but déclaré du texte (« une conception commune de ces droits et libertés est de la plus haute importance pour remplir pleinement cet engagement », 7e Considérant), c’est seulement à mesure de leur généralité, car les valeurs ne rassemblent qu’à raison de l’indétermination qui les rapproche du vague. C’est pourquoi la règle formelle (ou quasi logique) de justice – « traiter les êtres relevant d’une même catégorie essentielle de manière semblable » (Perelman 1990 : 30) – se trouve saturée par la catégorie la plus extensive, à savoir l’humanité : les hommes sont titulaires de droits non à raison de leurs rang, race, classe, propriété, mérite, travail ou besoin, mais comme personnes singulières de dignité égale.
39Le texte invite à s’accorder sur la validité catégorique des droits sans déterminer le dispositif catégorial des valeurs dont ils procèdent : celles-ci sont co-affirmées mais non définies ni hiérarchisées, car il serait aussi difficile de se concerter que de se laisser déconcerter à leur propos. Leur « vrai sens » reste voué à une contestation que l’argumentation ne saurait résoudre, dès lors que toute justification présuppose la justesse des catégories ou postulats de signification retenus. Admettons par exemple que l’on veuille ordonner les droits que le 5e Considérant suppose conciliables : « favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ». Veut-on les hiérarchiser à partir de catégories comme la liberté d’entreprendre ou la solidarité sociale ? L’on rencontre alors des incompatibilités ou des clivages catégoriaux, et les discordes idéologiques s’annoncent (Corroyer 2007, Angenot 2008).
40C’est pourquoi l’universalité des droits de l’homme dépend de la plurivocité du texte. Souvent critiquée au nom de l’univocité du concept ou la clarté de la règle, cette condition fait la richesse du principe qui permet l’articulation de plusieurs conceptions du bien ou de la vie sensée, ancrées dans différentes modalités culturelles (politiques, philosophiques ou religieuses). Les principes généraux garantissent la « texture ouverte » du droit (Hart 1994 : 155). À la différence des règles juridiques, ils ne contraignent pas mais inclinent en laissant une marge d’interprétation. Chaque lecteur peut ainsi reconnaître publiquement les principes tout en les investissant, au titre privatif d’un droit subjectif, en fonction de sa propre « doctrine compréhensive ». Le raisonnable consiste alors à s’accorder sans vider la querelle du sens, sur le modèle libéral de la tolérance ou du « consensus par recoupement » selon John Rawls.
41Lors même qu’on stigmatise le consensus comme pensée unique, les droits de l’homme font encore l’objet de controverses, leur mode de lecture étant âprement disputé aux frontières de plusieurs domaines de la culture, du droit à la théologie. La DUDH porte la trace de ces tensions entre divers registres problématiques voire « anthropologiques », si l’on accepte de reconnaître cette portée aux modalités textuelles selon lesquelles « l’homme » se met en question (Jacques 1999b).
42Le texte pose par exemple problème dans l’ordre politique, en raison de la teneur déontologique de son impératif catégorique qui présuppose la priorité du « juste » (le respect des droits de l’individu privé) sur le « bien », y compris le bien commun de la collectivité publique. Les deux énoncés de l’Article 29 témoignent de cette tension :
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L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seule le libre et plein développement de sa personnalité est possible.
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Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique.
43Si les devoirs de l’individu s’arrêtent juridiquement au respect de l’égalité en droits, est-ce à dire que nul ne peut être contraint de sacrifier ses intérêts ou opinions au nom de la sécurité, de la prospérité collective ou d’une quelconque conception du bien commun ? Que nul ne devrait être commis au dévouement pour la sphère publique ou mobilisé dans une guerre pour le salut de sa patrie ? La question est sous-jacente, car l’individu ne connaît que des rivaux privés et n’a pas plus d’ennemi public que l’humanité ; celle-ci n’est menacée que par la barbarie, i.e. l’inhumanité en l’homme définie par la violation des droits.
44La DUDH enveloppe donc une tension morale, philosophique sinon théologique, vers un œcuménisme universel ou un salut séculier par la tolérance mutuelle. C’est pourquoi l’on a pu écrire que « les droits de l’homme ne sont pas une politique » (Lefort 1981). Mais l’on peut aussi soutenir que la DUDH pose les bases d’une « synthèse républicaine » (Ferry et Renaut 1985 : 156-189), qui relance la question des limites que les souverainetés nationales imposent à l’aspiration cosmopolitique.
- 13 La catégorie fondamentale de liberté déploie un spectre sémantique complexe. Il s’agit tantôt du s (...)
45Elargissons un peu cet horizon au moment de conclure. La DUDH semble viser un concordat pacifique à l’échelle mondiale entre les civilisations, mais aussi une sorte de pluralisme concerté entre diverses modalités culturelles. La communication entre certains de ces modes de lecture semble ouverte dans le texte par le jeu de catégories puisant à des provinces de signification distinctes : pensons à la dignité, la fraternité, et bien sûr la liberté13. Cette intégration fait-elle de la DUDH plus qu’un texte de droit : un symbole, signe de reconnaissance possible ? Il est permis de penser qu’elle accroît les chances d’une participation élargie du Lectorat, c’est-à-dire une approximation de fait de la communicabilité publique de droit sur laquelle repose l’universalité du texte.