- 1 Je remercie Galia Yanoshevsky, qui m’a accompagnée tout au long de ma réflexion sur l’appel à la pi (...)
- 2 La Rhétorique à Herennius préconise ainsi des usages différenciés de la pitié pour l’accusateur ou (...)
1L’appel à la pitié, dans une perspective rhétorique, se rattache à la réflexion sur un des trois moyens de preuve identifiés par Aristote : la preuve émotionnelle, ou pathos. L’idée, on le sait, est que l’auditoire ne recevra pas de la même façon la thèse défendue selon l’état émotionnel où il se trouve, en particulier s’il s’agit de le « faire agir » plus encore que de le « faire penser ». L’émotion est conçue depuis longtemps comme un ressort de l’action ; « Pendant que nous sommes sans passion, nous sommes sans action », écrivait le Révérent Père Lamy dans La rhétorique ou l’art de parler (chap. XIV) ; et Walton aujourd’hui ne dit pas autre chose (1995 : 770). Il convient donc, pour l’orateur, de mettre ses destinataires dans un état émotionnel qui le dispose favorablement. Dans cette perspective, faire éprouver de la pitié à son auditoire peut être un objectif plus ou moins approprié selon la nature de la thèse défendue. On imagine que c’est une émotion qu’il est intéressant de soulever, par exemple, dans un contexte de tribunal où on veut faire valoir des circonstances atténuantes pour obtenir un verdict plus clément (l’accusé a eu une enfance difficile, il a volé pour nourrir ses enfants qui avaient faim, etc.)2. Les appels à l’aide humanitaire sont, par excellence, des messages persuasifs desquels on attend qu’ils jouent sur la pitié (ou compassion, ou charité, qu’on ne distinguera pas à ce stade ; Walton 1992 : 112, Juhem 2015, Manno 2000).
2La conceptualisation de l’appel à la pitié comme procédé rhétorique ne pose pas de problème particulier, le cadre rhétorique prévoyant centralement la prise en compte de stratégies émotionnelles. C’est tout autre chose que de s’interroger sur la façon d’envisager l’appel à la pitié d’un point de vue argumentatif au sens restreint – c’est-à-dire comme reposant centralement sur une séquence argumentative constituée, a minima, d’un argument et d’une conclusion.
3Pourtant, l’appel à la pitié (que ce soit sous cette désignation ou sous son équivalent latin d’argumentum ad misericordiam) est souvent considéré, non seulement comme argumentatif, mais comme constituant même un type d’argument (ou un paralogisme, selon qu’on pose que tout appel à la pitié est fallacieux, ou que seuls certains d’entre eux le sont) à part entière.
4Voici par exemple la définition qu’en proposent Eemeren, Garssen et Meuffels :
The argumentum ad misericordiam (“appeal to pity”) is a fallacy in which an unjustified appeal is made to the audience’s compassion in order to further one’s own interests:
If you don’t improve my grade for this course I will lose my self-esteem and find it difficult to continue with my life. (2009 : 11).
- 3 « The speaker, in his appeal, points out the reasons why the hearer should be involved in the bad s (...)
5Walton, quant à lui, considère qu’un argumentum ad misericordiam n’est pas nécessairement fallacieux. Dans Walton, Reed et Macagno (2008), on trouve une description plus complexe du mécanisme argumentatif sous-jacent. Dans cette perspective, on a au départ un practical reasoning, qui dit qu’il faut faire advenir l’état de fait E ; que pour le faire advenir, il faut mettre en œuvre telle ligne d’action L ; et la conclusion est : « on doit mettre en œuvre la ligne d’action L ». L’appel à la pitié intervient en amont, comme justification à « il faut faire advenir l’état de fait E » (Walton et al. 2008 :100-101). Les pathetic arguments from need for help, distress, and plea from excuse, qui semblent être pour Walton des déclinaisons de l’appel à la pitié, sont des procédés utilisés pour que le destinataire se sente concerné par la ligne d’action dont la mise en œuvre est visée par le practical reasoning3.
- 4 A cette phase, la pitié peut même être argumentée, à la façon dont Plantin (1998) parle des « raiso (...)
- 5 Il y a, dans le recours à la pitié pour susciter une action (celle de donner, en général, dans les (...)
6On a donc un processus en deux temps : 1) mise en œuvre de divers procédés pour faire ressentir de la pitié par l’interlocuteur4 au vu de la situation catastrophique S dans laquelle un ou plusieurs individus se trouvent ; c’est cette pitié ressentie qui met le destinataire en condition d’adhérer à la proposition « il faut faire advenir l’état de fait E » (état de fait où la situation S rencontre une remédiation) ; 2) la proposition « il faut faire advenir l’état de fait E » devient alors la prémisse d’un raisonnement pratique en faveur de la conclusion « on doit mettre en œuvre la ligne d’action L »5.
7Mais la dimension proprement argumentative des stratégies mobilisées pour faire ressentir de l’émotion par le destinataire (étape 1 ci-dessus) est loin d’être évidente – et dire que les différents procédés stylistiques ou la production d’images susceptibles de faire naître un sentiment de pitié équivaut à « donner des raisons pour faire accepter la conclusion ‘il faut ressentir de la pitié devant cette situation’ » a quelque chose d’une pirouette. C’est pourquoi on s’alignera sur la position de Plantin lorsqu’il suggère d’éviter de considérer qu’on a affaire à un argument, et de parler d’« appel à la pitié » plutôt que d’« argument » :
On parle de « argument ad + (nom d’émotion) », mais pour inspirer la confiance ou émouvoir, la meilleure stratégie n’est pas forcément de se borner à dire qu’on est une personne de confiance ou qu’on est ému, il est préférable de structurer émotionnellement son dire et d’agir également dans d’autres registres sémiotiques non verbaux. La notion d’argument évoque sinon une forme propositionnelle, du moins un segment de discours bien délimité ; étant donné que l’émotion a tendance à diffuser sur tout le discours, il sera souvent plus clair de parler d’appel à telle ou telle émotion, plutôt que « d’argument + (nom d’émotion) », par exemple d’appel à la pitié plutôt que d’argument de la pitié (Plantin 2006 : 439).
8On envisagera à présent les principaux angles de critique de l’appel à la pitié, afin de comprendre le recours à des argumentations alternatives pour défendre des causes qui s’appuieraient pourtant « naturellement » sur un tel régime persuasif.
- 6 Cet inventaire des critiques adressées à l’appel à la pitié reprend pour partie le repérage qu’en a (...)
9En tant que procédé permettant de renforcer l’acceptation d’une thèse (en général, préconisation d’une ligne d’action), l’appel à la pitié peut être critiqué6 :
10(a) Comme sincère mais inefficace
- 7 Cette critique est également présente dans la critique de l’aide au développement.
– L’appel à la pitié joue sur une émotion négative que des solutions de très court terme suffisent à faire disparaître, et fait l’économie de la réflexion politique qui s’en prendrait aux problèmes de fond, et qui constitue la seule voie possible vers une solution pérenne7 (Albert 2001, Juhem 2001 : 19-20)
– L’appel à la pitié se montre parfois contre-productif. Il risque d’amener le destinataire à se détourner du message afin de mettre un terme à la vision pénible et culpabilisante sur laquelle il s’appuie. Pour l’objet de la pitié, cette stratégie rhétorique ajoute du malheur au malheur (Alain 1909) ; enfin, elle peut aboutir à une idéalisation et déresponsabilisation de l’objet de la pitié qui inciterait à tout accepter de lui, ses éventuels méfaits étant mis sur le compte de ses souffrances passées – par exemple, elle conduirait à justifier des actions terroristes présentées comme l’ultime recours possible pour les opprimés (Koren 2000).
11(b) Comme efficace, mais problématique du point de vue de la justification des moyens par la fin poursuivie
– C’est un procédé émotionnel, qui prend donc à ce titre potentiellement le pas sur des considérations rationnelles (à la fois par l’intensité du sentiment de pitié qu’il peut déclencher et par son double éthique, la culpabilisation)
- 8 « À la place des deux classes de devoirs ci-dessus nommées, je mets deux vertus, la justice et la c (...)
– C’est un procédé « terroriste » au regard du destinataire, au sens où il institue une « obligation de ressentir » (à la fois la pitié, et la honte ou la culpabilité si on n’agit pas). Cette injonction à ressentir de la pitié est étroitement liée à la conception de la pitié comme émotion naturelle ; si on n’en ressent pas, c’est qu’on est « inhumain » (Boltanski 1993 : 151, Surdel-Schehr 1995 parle aussi de la pitié comme « vertu naturelle » chez Schopenhauer8 et Alain)
- 9 « [T]he word ‘pity’ has a negative connotation for most people, implying being sorry for someone wh (...)
- 10 Surdel-Schehr, s’appuyant sur des textes littéraires, souligne que « le pitoyable souffre surtout d (...)
– C’est un procédé irrespectueux au regard de l’objet de la pitié ; il témoigne d’une forme de condescendance9, et instaure un rapport de places défavorable à l’objet de pitié ; « Nul n’aime inspirer la pitié » (Alain, 1909)10.
12(c) Comme manipulatoire, en ce qu’il remplit efficacement un agenda caché
– L’appel à la pitié aurait pour but de faire diversion par rapport aux vrais problèmes (Albert 2001 : 11-12, Boltanski 1993 : 193) et de permettre aux structures de domination en place de perdurer tout en lâchant le minimum de lest nécessaire pour empêcher que l’existant n’explose ; il détourne le destinataire de l’appel à la pitié, d’une topique de l’indignation, vers une topique de l’attendrissement qui fait l’économie de la notion de justice, de toute enquête cherchant à identifier les responsabilités dans l’état de fait qui est advenu (Boltanski 1993).
- 11 Il est difficile de résister à la tentation de citer ici Léon Werth, qui, dans La maison blanche (l (...)
- 12 Eggs (2000 : 22) met ce point en évidence par une démonstration linguistique spectaculaire. Il ne f (...)
– Entrent dans cette même catégorie de la dénonciation de la poursuite d’un agenda caché, les critiques dénonçant le fait que l’appel à la pitié serait une stratégie mise en œuvre par les médias pour mieux se vendre, ou qu’il permettrait à ceux qui le lancent de poursuivre un objectif égoïste d’épanouissement dans la pitié (Boltanski 1993 : 15, 137), d’en tirer du plaisir (Surdel-Schehr 1995 : 155 ; Boltanski 1993 : 190 sv.)11. Il leur offrirait également l’occasion de se construire un éthos favorable12, et, symétriquement, de s’en prendre sans retenue à l’entité désignée comme responsable des maux dont souffre l’objet de la pitié (on pense ici à la critique de la topique de la dénonciation identifiée par Boltanski 1993 : 139).
13Il en ressort que l’appel à la pitié, s’il constitue une ressource évidente pour défendre certaines causes – pour pousser l’interlocuteur à agir dans un certain sens (par ex. appels à l’aide humanitaires), fait l’objet de contestations multiples, adoptant des angles d’attaque très divers. Ces critiques sont aussi bien le fait d’acteurs « ordinaires » que de scientifiques (sociologues, philosophes…) qui théorisent cette stratégie de communication et l’évaluent.
- 13 En soulignant la mise à distance volontaire des discours justificatoires à ancrage religieux par le (...)
14Le malaise que suscite l’appel à la pitié comme stratégie rhétorique du fait de son ambivalence peut être mis en relation avec le déclin du religieux dans notre société. Il semblerait en effet que dans un contexte où la référence à la chrétienté est centrale (et c’est sans doute le cas pour d’autres religions), la pitié, étroitement liée aux notions de charité, miséricorde…, soit une valeur (une vertu ?) en soi, dont l’invocation suffit à justifier l’adoption d’une ligne d’action (on peut dire « par pitié », comme on dirait « par loyauté », « par amour de la patrie », …). Or, Jean-Pierre Albert (2001 : 1) signale qu’aujourd’hui, malgré l’adjectif « caritative » accolé à « organisation » dans l’expression qui désigne les organismes qui prennent en charge l’action humanitaire ou l’aide sociale, ceux-ci « écartent systématiquement le mot ‘charité’ de leur vocabulaire » – et cette observation vaut même, spécifie Albert, pour les organisations explicitement ancrées dans la mouvance chrétienne, comme le secours catholique. Le vide causé par le renoncement à ce registre de justification, ancré dans une pensée religieuse, n’est pas aisément comblé par un registre laïque de justification qui s’imposerait « naturellement »13.
15En bref, la perte de centralité de la référence chrétienne rend l’appel à la pitié ou à la charité moins acceptable, et amène à se demander « quelle est la place accordée au lien positif à autrui dans la pensée politique moderne » (Albert 2001 : 2).
16Dans les sections qui suivent, on se penchera sur ce qu’il advient de la justification de certaines lignes d’actions par un appel à la pitié, et sur les alternatives argumentatives qui en sont proposées.
17On l’a dit, l’appel à la pitié est une stratégie persuasive mobilisable dans divers contextes où il s’agit d’inciter le destinataire à mettre en œuvre une certaine ligne d’action, ou de justifier une action qu’on compte soi-même entreprendre. En contexte privé, le rejet de l’appel à la pitié comme justification d’une action peut déboucher soit sur le rejet de cette action faute de soutien alternatif, soit sur le maintien de la ligne d’action en discussion, sur la base d’arguments tout autres.
- 14 http://forum.psychologies.com/psychologiescom/Paroles-d-hommes/marier-femme-sujet_2041_1.htm
- 15 Le message a été reproduit dans son orthographe originale.
18C’est ce qu’on observe par exemple sur le forum psychologies.com14, sur lequel « Frédéric » a posté le message suivant, dans lequel il s’interroge sur la décision qu’il envisage prendre de se (re)mettre en couple avec une femme « par pitié pour elle »15 :
Faut-il se marier avec une femme par “pitié”, par “culpabilité ” ??
Avoir aimée une femme , ne plus avoir pendant un temps une relation avec elle .. Et une fois que son narcissisme est “dégradée ” une fois qu’elle n'est pas casée ... faut-il , ne serait ce que pour se “déculpabiliser” se caser avec elle ?
19La grande majorité des commentaires soulevés par le message de Frédéric incitent ce dernier à renoncer à son projet, arguant du fait que la pitié n’est pas une bonne raison pour se mettre en couple (pas plus d’ailleurs que la culpabilité exprimée par Frédéric), en raison de l’asymétrie qu’elle introduit dans la relation, comme dans ce message de « Nutcraker » :
Tout ce que je peux dire, c’est que se marier (ou même avoir une relation) par pitié ou culpabilité est à proscrire. Toute relation où l’un est débiteur et l’autre « sauveur » est vouée à l’échec à plus ou moins long terme.
Lis « la Pitié dangereuse » de Stefan Zweig, tu comprendras le problème.
20L’asymétrie des rôles, pointée ici par le couple « sauveur/ débiteur », est présentée comme incompatible avec toute relation amoureuse saine ; cette critique rejoint le mode de discussion (b) identifié plus haut de l’appel à la pitié.
21Rejeter l’appel à la pitié comme fondement du couple ne revient toutefois pas, dans ce forum, à dissuader Frédéric de se remettre en couple avec son ex. Ainsi, un autre intervenant (phoenix3), bien qu’il considère, comme Nutcraker, que Frédéric ne doit pas revenir à son ex-compagne par pitié, l’incite pourtant bien à adopter cette même ligne d’action, mais sur la base d’une justification tout autre :
- 16 « Frédéric » est connu sur ce forum pour venir d’un pays musulman (Algérie).
En des termes plus clairs (et dis-moi si je me trompe)
Tu te demandes si après avoir couché avec une femme (“avoir aimé une femme), celle-là même n’étant plus vierge (et une fois que son narcissisme est dégradé), ne peut plus se marier...faut-il, ne serait-ce que pour se déculpabiliser se caser avec elle??? […]
Cela étant, tu as tout de même une part de responsabilité....!!
Alors voici ma réponse:
Si habituellement, dans ton pays16, le mariage est plus de raison, plus arrangé, plus pour tout autre raisons que l’amour....Alors, et toujours compte tenu de ce que je connais de ton pays, il est de ton devoir de l’épouser!!!!!
Non pas par pitié, ou pour autre chose du même ordre, mais simplement parce que parfois, il faut assumer ses actes!
22La justification alternative proposée par phoenix3 a bien à voir avec la question de la culpabilité mentionnée en association avec la pitié (qui, elle, est disqualifiée comme motivation possible : « non pas par pitié ») : c’est parce que Frédéric a une part de responsabilité dans la situation qui rend la femme dont il est question « pitoyable », qu’il est invité à « assumer ses actes ». Cette justification de l’action par le fait qu’elle permettrait à Frédéric de remédier à une faute qu’il a commise et dont souffre la femme aujourd’hui, dans un contexte où « le mariage est plus de raison, plus arrangé, plus pour tout autre raisons que l’amour », est présentée comme plus acceptable que l’appel à la pitié : l’homme n’est plus compatissant, mais responsable ; la femme n’est plus pitoyable, mais bénéficiaire d’une réparation. Le passage, d’une rhétorique de la pitié à une logique de responsabilité, rétablit une forme d’horizontalité, où la relation entre offenseur et offensé(e) est prise en charge par un principe supérieur de règlement des tensions reposant sur le respect des droits et des devoirs de chacun.
- 17 Guerrini (2015 : 273) évoque le même phénomène de bascule, qu’il situe à la fin du 19e s.. Voir aus (...)
23À une échelle plus globale, lorsqu’on se penche sur les alternatives à l’appel à la pitié au-delà de la sphère privée, lorsqu’il s’agit de défendre des causes humanitaires ou des actions sociales, le phénomène le plus évident est la bascule, de l’appel à la pitié, vers l’appel à la solidarité – bascule qu’Albert (2001) situe autour de 184017, avec l’émergence d’une pensée solidariste, qui cherche à dépasser l’idéal chrétien de la charité, dénoncé comme acceptation d’un statu quo social et politique, en passant, pour reprendre l’heureuse expression de Brodiez, d’un « faire pour » à un « faire avec » (2009 : 87).
24Avec toutes les réserves qu’on peut émettre sur l’outil, on ne peut s’empêcher de trouver significatif le graphique qui suit, obtenu par Ngram Viewer18, interrogé sur les fréquences respectives des termes « pitié », « charité », « solidarité » de 1500 à nos jours :
25On y voit un âge d’or du registre de la charité et, à un moindre degré, de la pitié, tout au long des 17e et 18e siècles, et un effondrement rapide suivi d’une longue période de stagnation, alors que le terme de solidarité prend le relais à partir du début du 19e siècle et gagne en fréquence régulièrement depuis lors.
26L’appel à la solidarité semble être devenu aujourd’hui le registre le plus « neutre » sur lequel peuvent s’appuyer les appels à l’aide humanitaires ; aussi le retrouve-t-on au service de causes ou d’organisations très diverses. Le Secours populaire français lance ainsi le « festival des solidarités » ; « Solidarité Sida » regroupe « des jeunes contre le Sida » ; les restos du cœur adossent le lancement d’une collecte nationale au slogan « Solidarité, engagement, fraternité, partage » ; Emmaüs enjoint chacun à faire valoir la « Solidarité de la rue à la vie ! », Action contre la faim lance une campagne intitulée « Solidarité Asie » …
27La notion de solidarité n’appartient pas, rappelle Albert, au registre de la morale :
Il s’agit d’abord, en effet, d’un terme juridique désignant la situation de personnes répondant ensemble d’une même obligation (une dette, par exemple). Par extension, être solidaire signifie dans l’usage courant depuis la fin du XVIIIe siècle : être lié à d’autres personnes par une responsabilité et des intérêts communs. D’où le sens de « solidarité » comme « dépendance réciproque » (y compris lorsqu’il est question de dispositifs mécaniques) et « fait de s’entraider ». La notion de solidarité ainsi entendue a donc une valeur descriptive, et non pas normative : on peut constater dans la réalité sociale de nombreuses situations de dépendance réciproque, en particulier au niveau de la vie économique (2001 : 7).
- 19 On verra peut trouver cette campagne ici : https://www.fondation-abbe-pierre.fr/nos-actions/sensibi (...)
28La notion de solidarité partage avec la pitié l’idée que l’on pourrait se trouver à la place de celui qui souffre (Aristote, Rhétorique, II, chap. XVIII-II), mais s’en distingue en ce qu’elle prend cette possible symétrisation au sérieux et en tire les conséquences, puisqu’elle place sur le même niveau celui qui donne et celui qui bénéficie du don : un système solidariste repose sur l’idée que tout individu peut, à différents moments, occuper l’une ou l’autre place. C’est cette vision d’une réciprocité potentielle que la campagne « l’exclusion n’exclut personne », lancée par la Fondation Abbé Pierre en 2017, cherche à substituer à la vision « con-descendante », au sens strict, du don charitable ou apitoyé. Cette campagne met en scène un.e donateur.trice apportant une aide à un alias d’elle-même (de lui-même)19 : l’asymétrie verticale, toujours présente visuellement, est compensée par l’interchangeabilité des rôles. Ce visuel, doublé du slogan « l’exclusion n’exclut personne », exhibe un fondement possible d’un système solidariste, susceptible de bénéficier à ceux-là même qui y contribuent.
29Cette conception de la solidarité, qui court-circuite l’appel aux émotions, est tiraillée entre une conception mécaniste de l’interdépendance mentionnée plus haut (les pièces d’un même mécanisme sont solidaires les unes des autres) et une conception normative. En effet, ainsi que le souligne Albert, « le simple fait que l’on puisse parler d’un “devoir de solidarité” – expression qui circule largement dans l’espace public – suppose que l’on a affaire à une valeur, un principe normatif. Que sa réalité n’est pas de l’ordre du fait, mais de l’ordre du désirable » (2001 : 7).
30La solidarité telle qu’elle émerge au milieu du 19e siècle, qu’Albert qualifie d’assurantielle, « s’articule autour de l’idée d’assurance comme forme d’entraide – ce à quoi consent le capitalisme si c’est la condition de la paix sociale ». Cette solidarité ne demande aucune vertu morale particulière ; « ce n’est pas par ‘esprit de solidarité’ que l’on adhère – librement – à une assurance mutualiste, mais pour gérer au mieux ses intérêts. » (8-9) ; elle n’a donc rien à voir avec la notion chrétienne de charité ; « sa logique rentre plutôt dans le cadre de l’utilitarisme rationnel, la poursuite d’un intérêt bien compris » (9).
31On peut donc considérer que c’est cette vision assurantielle de la solidarité qui est au principe même d’une autre alternative à l’appel à la pitié, que l’on trouve notamment dans les argumentaires soutenant l’aide au développement. Il s’agit de l’argumentaire que l’on peut résumer ainsi : « Il faut aider les pays émergents à se développer, non par pitié, fraternité ou humanisme (en bref, pas parce que c’est moral), mais parce que c’est dans notre propre intérêt ». Il s’agit d’éviter l’avènement des conséquences négatives d’une absence d’action, et en particulier un recours des « pauvres » à la violence, un afflux non désiré de populations issues des pays en difficulté, des retombées négatives en termes économiques sur le commerce mondial... Cette ligne de justification trouve son origine, selon Servet (2010), dans un discours du président Truman en 1946 :
Le lien consubstantiel entre aide et développement se trouve dans les origines mêmes des politiques de développement, à savoir le fameux point IV du discours d’investiture du président des États-Unis Harry S. Truman (1884-1972, président démocrate de 1945 à 1953) qu’il prononce le 20 janvier 1946. La pratique d’une aide économique d’un État à l’autre n’a rien alors d’un phénomène nouveau. L’innovation est dans l’affirmation que les inégalités économiques entre peuples peuvent compromettre gravement la paix (autrement dit le statu quo entre puissants) et que les États les plus riches doivent contribuer, y compris donc dans leurs propres intérêts, au « développement » économique des peuples supposés ou se disant les plus démunis. La promotion des deux mots « sous-développement » et « aide » les lie fortement dans le discours du président Truman, qui vient d’être d’évoqué (2-3 §4).
32Il s’agit d’une certaine façon d’assumer et même de revendiquer ce qui était utilisé comme un élément de discrédit des appels à la pitié évoqué plus haut (on les rejette parce que sous couvert de pitié et d’humanité, ceux qui les profèrent servent en fait leur propre intérêt ; voir ligne de critique de l’appel à la pitié, c) ; si la poursuite de ses intérêts ne relève plus d’un agenda caché, on désamorce, au moins partiellement, la critique.
- 20 On pourra voir par exemple cette photo ici : http://100photos.time.com/photos/therese-frare-face-ai (...)
- 21 « David Kirby est mort en avril 1990 à l’âge de 32 ans, peu de temps après les débuts de Therese Fr (...)
33Dans cet esprit, le contraste est frappant entre les deux stratégies d’incitation à lutter contre le fléau du sida que l’on va évoquer à présent. La première est constituée par le cliché désormais célèbre réalisé par la photographe Therese Frare, publié dans le magazine Life en novembre 1990, et lauréat du World Press Photo award en 199120 ; elle sera reprise en 1993 par la firme Benetton dans sa campagne de publicité ; aussi controversée que soit cette reprise, elle a accéléré spectaculairement la diffusion du cliché dans le monde. Aujourd’hui, les commentateurs s’accordent sur l’idée que cette photo, rappelant tant par son sujet que par sa composition les pietàs de la peinture religieuse, a provoqué un basculement dans la perception de la maladie auprès du grand public, et a joué un rôle clairement positif dans la lutte contre le sida21.
- 22 www.pistes.fr/Transcriptases/112_309.htm
34On mettra cette photographie en regard avec une seconde stratégie d’incitation à prendre part à la lutte contre le sida, tirée de la revue Transcriptases. Revue critique de l’actualité scientifique internationale sur le VIH et les virus des hépatites. L’article de Mélanie Heard est intitulé « Les entreprises entre intérêt bien compris et humanisme partagé »22. Ses premières lignes résument l’argumentaire qui sera développé tout au long de l’article :
« Quand on fait des affaires, répondre à la menace du sida doit être une règle et non une exception », telle fut la devise proclamée par Richard Holbrooke au nom du Global Business Council lors de la session extraordinaire de l’ONU dédiée au VIH en 2001 ; c’est que, sur le site de cette même ONU, on apprend que, « confronté à la dure réalité du VIH/sida, le monde des affaires réalise chaque jour qu’il ne peut pas l’ignorer, car l’épidémie, ayant un terrible impact tant sur les employés que sur les clients, est en train de faire tomber les profits et constitue une menace à la stabilité économique mondiale et aux intérêts commerciaux ».
35Le cœur de l’argumentaire est ici un argument pragmatique par les conséquences négatives, et plus spécifiquement, la variante de cet argument dans laquelle ce sont les conséquences de l’inaction qui sont évoquées : « Il faut faire X, sans quoi les conséquences indésirables x, y, z adviendront ». Si une dimension émotionnelle reste perceptible dans les adjectifs « dure » (« dure réalité ») ou « terrible » (« terrible impact »), c’est bien le risque de faire tomber les profits et, partant, de compromettre la stabilité économique mondiale et les intérêts commerciaux qui est présenté comme décisif. L’affirmation de l’Onusida, selon laquelle « Il est impératif, dans leur propre intérêt et dans celui de tous les partenaires, que les entreprises ripostent au VIH/sida », explicite le principe qui est au fondement de cette alternative à l’appel à la pitié : sauver des vies, lutter contre la maladie, ou, dans d’autre contextes, lutter contre la pauvreté, la faim dans le monde, contre les inégalités, c’est (aussi) une question d’intérêt bien compris. Le visuel proposé dans l’article illustre spectaculairement le grand écart entre les deux registres de justification sur lesquels s’appuie l’appel à l’action contre l’épidémie de VIH :
36Une telle ligne argumentative présente l’intérêt de rétablir une forme de symétrie dans la relation, symétrie mise à mal dans la justification par l’appel à la pitié ou à la charité, et que tentent déjà de corriger l’appel à la solidarité et l’appel à la responsabilité évoqués plus haut.
37Elle répond aussi à une difficulté dans laquelle se trouve toute entité (individuelle ou collective) engagée dans une cause susceptible d’être qualifiée d’« altruiste », lorsqu’elle voit la sincérité de son engagement humaniste questionnée. Cette difficulté est réelle lorsqu’il s’agit d’individus, accusés de s’engager par exemple dans des causes humanitaires pour « s’acheter une conscience », ou, comme dans le cas des artistes participant à la tournée des « enfoirés », pour relancer leur carrière en perte de vitesse. Cette difficulté est accrue lorsqu’il s’agit d’entités non humaines dont le moteur supposé est la recherche du profit, comme les entreprises. Des concepts tels que « commerce équitable » ou « éthique d’entreprise » cherchent à déjouer la défiance envers l’engagement de telles entités dans des « causes ». La prise en charge du registre justificatif de l’intérêt bien compris, s’il n’est pas de nature à construire une image de moralité de l’entreprise, contribue en revanche à convaincre de la solidité de son engagement : si telle entreprise se lance dans la défense de telle cause parce qu’une telle démarche sert ses intérêts, alors elle peut constituer un partenaire fiable pour ceux qui le font par conviction humaniste.
38La justification par l’intérêt bien compris peut elle-même faire l’objet de critiques, dont les principales sont :
- 23 Il ne faut toutefois pas caricaturer, et l’article cité ici développe plus loin d’autres raisons, p (...)
– Une accusation de cynisme, du type : « et si ça ne rapportait rien aux entreprises, on les laisserait crever sans lever le petit doigt ? »23
– Le questionnement de l’efficacité de la mesure prônée (dans la perspective de l’intérêt du bienfaiteur, cette fois).
39Pour se prémunir de l’accusation de cynisme, il est possible d’affirmer la compatibilité des deux registres de la pitié humaniste et de l’intérêt bien compris, qui peuvent, pris conjointement, renforcer l’appel à l’action. C’est ce que fait André Glucksmann lorsque, en juin 1996, il enjoint l’Europe à agir pour faire cesser les exactions russes contre les Tchétchènes, après près d’un an et demi d’une guerre sanglante (première guerre de Tchétchénie) sans grande réaction à l’international. Son appel, publié dans l’Express, s’achève ainsi :
- 24 https://www.lexpress.fr/informations/pourquoi-les-tchetchenes_614716.html
Le cœur murmure, la tête calcule, sans forcément entrer en collision : la pitié et l’intérêt bien compris, les égards dus au prochain et la sécurité commandent également de ne pas laisser l’abîme tchétchène se creuser sous nos pieds. Il existe des limites aux violences tolérables. Il est grand temps d’en exiger le respect par les dirigeants russes. Pour eux, quels qu’ils soient, avant et après l’élection présidentielle, un seul message : arrêtez l’hécatombe. Grozny est loin, mais les fusées volent sans frontières. Mieux vaut freiner des massacreurs imprudents et impudents aujourd’hui que plus tard et trop tard. L’indifférence de l’Occident ne reflète aucune lucidité, mais relève, comme souvent, d’une myopie à double foyer, pas moins mentale que sentimentale (L’Express, juin 1996)24.
40Le double paradigme de justification de l’intervention est construit avec systématicité, articulant « le cœur [qui] murmure », « la pitié », « les égards dus au prochain », la dénonciation de la « myopie sentimentale » des indifférents, d’une part, et « la tête [qui] calcule », « l’intérêt bien compris », « la sécurité », la dénonciation de la « myopie mentale » des indifférents d’autre part.
41Quant à la mise en cause de l’efficacité des mesures prônées (dans la perspective de l’intérêt du bienfaiteur), on la trouve, par exemple, en réponse aux argumentations qui incitent à aider des pays comme la Syrie à se développer, pas tant par humanisme devant la misère de la population qui y vit, que pour faire en sorte que cette population ne soit plus tentée par l’exil, et freiner ainsi les flux migratoires vers les pays occidentaux.
- 25 Ce « aide au développement contre contrôle migratoire » serait la dernière version d’un donnant-don (...)
- 26 https://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/Laide-au-developpement-nest-pas-un-outil-de-gestion (...)
42Ces argumentations sont contrées par la contestation de l’efficacité de telles mesures au regard de l’objectif poursuivi, autant que par le risque de subordonner l’octroi à un pays d’une aide au développement, à sa capacité à contenir les candidats à l’exil à l’intérieur de ses frontières, selon une sorte de « donnant donnant » plus ou moins explicite25 ; c’est cette dérive que dénonce l’appel conjoint des ONG françaises membres et partenaires de Coordination SUD, « L’aide au développement n’est pas un outil de gestion des migrations ! », publié notamment dans le journal La Croix en avril 201726.
43À côté de l’appel à la solidarité et de l’appel à l’intérêt bien compris, l’appel à la générosité peut, quant à lui, être vu comme une tentative de masquage des difficultés posées par la justification laïque de la charité, puisqu’il évite de choisir entre le registre de la philanthropie laïque et celui de la charité chrétienne (Albert 2001 : 16). Il implique un renoncement à l’idée de réciprocité présent dans l’appel à la solidarité, ainsi qu’à l’idée de bénéfice mutuel qui sous-tend l’appel à l’intérêt bien compris. Il déplace l’attention sur le destinataire du message, auquel il donne une chance d’être caractérisé comme « généreux », alors que la pitié se centre sur autrui comme foyer de souffrance, et que la solidarité met en valeur la relation entre les acteurs.
44Je voudrais conclure en discutant la thèse défendue par Philippe Juhem dans un article intitulé « La légitimation de la cause humanitaire : un discours sans adversaire ». Il souligne que le succès des appels à l’aide humanitaire ne va pas de soi, dans la mesure où il s’agit d’intéresser un large public au sort de personnes distantes et inconnues d’eux, au point de les amener à les aider financièrement. Juhem explique que de tels appels doivent leur réussite au fait qu’il s’agirait de discours sans opposants – ou du moins, sans opposants organisés. Pour lui, il existe bel et bien une critique de l’humanitaire, et « si elle n’est pas davantage formulée et affirmée, ce n’est pas parce que cette critique manque de logique ou de pertinence propre mais parce qu’aucun locuteur organisé n’est susceptible de la prendre en charge pour la diffuser. Il s’agit là d’une critique sans promoteur et par conséquent sans force sociale » (2001 : 18).
- 27 https://fr.wikipedia.org/wiki/Assistanat
45Sur ce point, Juhem se montre peut-être excessivement catégorique ; et on peut en particulier se demander si le discours de dénonciation des dispositifs d’aide sociale comme relevant de l’ « assistanat », qu’on rencontre depuis des années chez la droite libérale française, ne constitue pas l’expression locale, politiquement et idéologiquement structurée, d’une opposition critique à une forme de solidarité institutionnalisée. La définition que propose Wikipédia de l’assistanat fait assez spectaculairement écho à certaines des critiques mentionnées précédemment27 :
Sens péjoratif ou compatissant
Le terme d’assistanat désigne péjorativement un système de redistribution des richesses ou de solidarité, dont les effets pervers ruinent la fonction.
Le terme est alors associé à celui d’« assisté », souvent péjoratif mais pas automatiquement, désignant les bénéficiaires ou, selon le point de vue, les victimes de ce type de système : bénéficiaires si l’on insiste sur l’avantage accordé (c’est en outre la terminologie officielle), victimes dans la mesure où le système encourage, permet ou oblige leur maintien dans une situation de dépendance sociale peu enviable.
Plus largement, le terme est alors souvent utilisé pour désigner et critiquer toutes les formes de dérive des politiques d’aide sociale.
46Le terme d’« assistanat » critique les systèmes d’aide sociale qu’il prétend décrire sous le biais des effets pervers qu’ils génèrent. Cette aide entretiendrait l’asymétrie de la relation entre aidants et aidés, et pérenniserait une forme de verticalité dans les relations socio-économiques. Elle ôterait la liberté et la responsabilité de l’individu « assisté », et, décourageant l’initiative individuelle et le travail, encouragerait la paresse. La dénonciation de l’assistanat pose que l’aide sociale serait perverse en ce qu’elle détournerait des « vraies causes » (qui seraient quelque chose comme la propension des pauvres – et plus spécifiquement, des « mauvais pauvres », pour reprendre l’expression de Loïc Wacquant, 1999 – à la paresse, au laisser-aller et à s’en remettre à autrui pour leur survie), et donc des « vrais remèdes » (qui consisteraient à couper toute aide pour mettre lesdits pauvres « au pied du mur » et, les responsabilisant à nouveau, les mettre en position de se sortir d’une situation où leur nonchalance les aurait conduits).
47Certes, le discours contre l’« assistanat » est relatif à l’aide sociale plus qu’à l’aide humanitaire ; mais on peut y voir une prise de position sur la question, commune aux deux, de « la place accordée au lien positif à autrui dans la pensée politique moderne » (Juhem 2001 : 2) – et son existence même suggère qu’on aurait intérêt à s’interroger sur les parentés plus ou moins souterraines entre l’argumentaire anti-assistanat et certaines critiques adressées à l’action humanitaire.