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Comptes rendus

Modena, Silvia. 2018. Pour et Contre l’Euro (Canterano : Aracne)

Maria Brilliant
Référence(s) :

Modena, Silvia. 2018. Pour et Contre l’Euro. Méthode pour l’analyse argumentative d’un débat public. (Canterano : Aracne editrice), ISBN 978-88-255-1269-4, 206 pages

Texte intégral

1Selon Silvia Modena, la question actuelle de savoir pourquoi l’Union Européenne semble continuellement soumise à des fluctuations autant politiques et financières qu’économiques, plonge ses racines dans « les années du passage à l’euro, entre 1998 et 2002 » (19). Si le fait de « battre monnaie » unique était essentiel pour l’UE, la suprématie accordée à l’aspect économique par rapport aux autres sphères suscita de nombreuses polémiques. Sur la base de ces assomptions, l’auteure a construit un corpus correspondant à sa problématique (21). Les données réunies correspondent à un moment de grande production discursive, depuis « la naissance, le lancement et la mise en place de la monnaie unique » (23). Ce corpus énorme – et informe – a été alors transformé par l’auteure pour pouvoir être traité par la lexicométrie, méthode employée pour l’investigation des textes, selon des locuteurs choisis. Dans son introduction, Modena s’attarde longuement sur les manières techniques d’analyser, à l’aide de la lexicométrie, un corpus informatisé sur les genres de discours choisis transformés en textes afin de satisfaire aux exigences de la méthode employée, et sur la question des locuteurs sélectionnés, institutionnels et politiques.

2Les diverses formes de procédures argumentatives sont ensuite reprises et analysées. L’argumentation « analogique » est la première mobilisée par l’auteure afin de resituer le débat sur l’euro dans son contexte historique à l’aide de trois exemples : les deux premiers (le Pont sur la Rivière Kwaï, et le Saint Empire Germanique) servent à attaquer l’euro, tandis que le troisième (le plan Marshall) est utilisé pour le défendre. Les polémiques qui ont entouré ces trois occurrences montrent qu’elles se perpétuent dans celles qu’a provoquées le passage à la monnaie européenne unique. En utilisant un fait avéré du passé pour le comparer à un débat actuel, un mécanisme intérieur est activé, qui met les deux problématiques en relation à l’aide de « la comparaison, l’analogie et la métaphore » (57). Le premier exemple, qui insiste sur une réussite technique extraordinaire (dans la construction du pont comme dans l’impression et la frappe de la monnaie unique), montre également le manque d’ambition que signale l’absence d’un large projet politique qui accompagnerait la performance technique. Quant au Saint Empire Romain Germanique, les leaders politiques (de positionnements très hétérogènes) qui se sont servis de cet exemple ont accentué les dangers que fait courir l’euro à la solidité de la France – qui se résorberait et s’effacerait alors dans « un nouveau Saint-Empire ». Enfin, l’analogie avec le plan Marshall vise à accorder un rôle positif à l’euro, qui servirait à « relancer l’économie d’un pays » (67). Cependant, on remarque que ces mêmes exemples historiques ont pu servir par la suite à défendre des points de vue différents : les discours sont adressés à des auditoires autres, et les circonstances « politico-économiques » ne sont plus les mêmes.

3Ce sont ensuite la métaphore et la comparaison qui sont abordées dans les discours polémiques au sujet de la monnaie unique. Celles-ci font également partie du raisonnement analogique dans le but de « renforcer la fiabilité de l’euro » (73). Le raisonnement analogique vise à rendre compréhensible une idée en la transposant dans un autre domaine. Le discours institutionnel se simplifie, en utilisant des métaphores relatives au sport, et des comparaisons avec les étapes biologiques de la vie humaine. « Plus le sujet est austère, plus la langue est fantaisiste » disait l’économiste David McCloskey (75). Les métaphores sportives permettent de « dépolitiser » un discours en le renvoyant à un univers de connaissances qui gomment l’appartenance à un parti politique. De même, les comparaisons avec les « étapes de la vie humaine » introduisent des analogies entre les différentes parties du corps et leur équivalent avec le domaine économique (« la chair que l’on met sur le squelette, flux financiers et circulation du flux sanguin », etc.). La monnaie unique est « anthropomorphisée », dans le but de projeter une relation déjà connue (les étapes de la vie humaine) sur l’histoire de la naissance de l’euro qui se trouve ainsi « naturalisée ».

4Dans l’analogie proportionnelle, l’auteure veut montrer que « la monnaie est un moyen de communication similaire à la parole, l’écriture, ou les poids et les mesures » (91), et qu’elle serait une sorte de « langue universelle », entretenant un rapport étroit avec ses usagers. Les détracteurs de l’euro comparent la mort du franc à l’incendie d’une bibliothèque, tandis que ses adeptes y voient une révolution pacifique, le renoncement à une « Babel » européenne, une force symbolique autant qu’économique.

5En conclusion de cette partie, l’auteure montre (en s’appuyant sur Amossy) comment « l’argumentation par l’analogie est liée à la visée argumentative » (98), qui tente de simplifier et de clarifier des concepts des experts, afin de les rendre accessibles et acceptables au public.

6Le second chapitre, « L’argumentation sur la nature des choses et leur définition », tente de cerner la problématique de la « nomination au sein d’une production argumentative » par l’auteure – selon Plantin (101). L’auteure passe en revue les différentes sortes d’argumentation liées à la définition, pour s’attarder sur la définition « argumentative » (polyphonique) qui, selon elle, est plus à même de rendre compte des clivages entre pro-euro et anti-euro. Les premiers voient « la monnaie unique comme une entreprise pacifique succédant à la guerre », tandis que les seconds la considèrent comme une « trahison », une « perte de souveraineté » (104). Le thème de la libre volonté des peuples à adopter une monnaie unique en Europe, réalisant ainsi le slogan maintes fois répété : « l’Europe c’est la paix », s’oppose à celui de « domination », de « soumission » et de « trahison » développé par les détracteurs de l’euro. La « perte de la souveraineté monétaire » y est martelée par une suite de slogans qui dénoncent un « capitalisme apatride ». L’auteure revient également sur l’analogie proportionnelle (monnaie et langue) pour montrer comment les argumentations utilisées par les détracteurs visent à montrer que « l’euro, c’est le vol de la démocratie » (126), entre autres parce que le premier nom proposé pour la monnaie unique, l’écu, a été écarté sans aucune consultation des peuples intéressés. L’« euro » serait donc une monnaie illégale et inconstitutionnelle, par sa seule désignation linguistique – l’ « esperanto » de la monnaie. En conclusion de cette partie, Modena confronte l’isotopie de la paix brandie par les partisans de l’euro, au « slogan publicitaire » martelé par ses opposants.

7Le troisième chapitre est consacré aux « argumentations fondées sur les personnes : l’ethos ». En effet, dans la mesure où le double but des partisans de l’euro était d’une part, de « convaincre de la fiabilité du projet de monnaie unique » (133), et de l’autre d’« inspirer confiance », il était profondément lié à l’ethos des locuteurs. Le crédit accordé à la personne rejaillit sur l’objet de l’argumentation, en l’occurrence l’euro. L’auteure cherche en conséquence à analyser la construction de l’ethos discursif, tout en passant par l’ethos préalable en raison des arguments qui illustreront son propos. En premier lieu, Modena mobilise l’argument d’autorité, l’argument ad hominem et l’attaque ad personam. L’argument d’autorité provient souvent d’une source extérieure, qui cautionne les dires du locuteur en s’appuyant sur sa réputation préalable. L’ethos de compétence du locuteur est ainsi établi, et l’argument d’autorité autorise le locuteur à intégrer dans son propre discours le discours adverse, dans le but de réfuter « la vérité d’une assertion », « tout en faisant référence à des caractéristiques négatives particulières à la personne qui les soutient » – dans les termes de Plantin (136). La réfutation ad hominem découle donc ici de l’argument d’autorité, et risque d’être suivie par l’attaque personnelle, ad personam qui, comme on le sait, est une manière de contourner « les positions de l’adversaire ; pour éliminer les dires, on disqualifie le locuteur » – toujours selon la définition de Plantin (137).

8L’auteure présente tout d’abord l’autorité principale sur laquelle se basent les opposants à l’euro. Il s’agit bien entendu de l’Histoire de la France, et de l’éloge du franc – monnaie nationale française, et d’une plaidoirie pour « la défense des racines de la culture française » (139). Des experts sont également mobilisés pour soutenir les thèses anti-euro, qui disent que la monnaie unique ne devait être que le tremplin d’une union politique des pays du cœur de l’Europe (qui n’a pas eu lieu). Quant aux autorités convoquées par les partisans de l’euro, elles aussi prennent leur envol à partir de Napoléon (qui aurait préconisé l’instauration d’une monnaie unique en Europe en fondant la Banque de France), puis de Victor Hugo qui parlait en 1848 d’une « monnaie continentale qui serait un facteur d’unité et de solidarité pour l’Europe » (142). Selon les dires des personnalités dont les textes forment le corpus de l’auteure, il s’agirait d’une continuité politique, une apogée vers laquelle tendaient tous leurs prédécesseurs (Jacques Chirac évoque De Gaulle et Helmut Kohl, F. Bayrou V. Giscard d’Estaing, etc…). On remarque chez les défenseurs de l’euro une adoption massive de l’argument d’autorité, qui contribue à construire leur ethos discursif. Quant à ses détracteurs, ils continuent jusqu’à présent à vouloir renégocier « pour retrouver la souveraineté nationale » (152), en faisant appel à l’autorité de « garants » : des Prix Nobel d’économie euro-critiques, et des économistes mondialement réputés.

9Jean-Marie Le Pen utilise ainsi tour à tour les arguments ad hominem et ad personam dans ses discours contre Jacques Chirac, qu’il accuse de déloyauté et de trahison envers la France (et même envers De Gaulle), puis le traite de « menteur et diffamateur ». En l’affublant de noms évocateurs (Judas, Tartuffe, Ganelon), il dégrade l’image du Président, avant de l’accuser d’intentionnalité dans sa trahison des hommes politiques qui l’avaient précédé. Il discrédite de la même manière les autres hommes politiques qui avaient œuvré à la construction monétaire européenne. De fait, près de vingt ans plus tard, on peut constater que si les acteurs politiques et institutionnels ont changé, les tendances idéologiques sont restées les mêmes, ainsi que les réfutations ad hominem et les attaques ad personam

10Le dernier chapitre traite du pathos, ainsi que de l’expression de la quantification, dans la thématique plus spécifique de l’élargissement de l’Union Européenne lors du passage à l’euro. En 1999, onze états constituaient l’Union, devenus vingt-huit aujourd’hui. Ceci n’a pu se construire que par la confiance des citoyens, « et leur nombre était fondamental » (165). La composante pathémique était bien évidemment « l’obligation d’abandonner un des repères de la souveraineté nationale, le franc » (166). La question de la confiance se bâtit sur un axe temporel prolongé, et fut intimement liée aux enjeux économiques de l’euro. L’auteure choisit en conséquence d’approfondir ce lien, en s’appuyant sur l’argumentation de la quantification. En effet, la confiance des trois cents millions de personnes concernées par le marché unique, et de ce fait, par la monnaie unique, était censée « fonder la vérité de l’argument ». Or, les détracteurs de l’euro – se servant des mêmes arguments quantitatifs – en prédisaient la défaite, justement par l’impossibilité (selon eux) de créer une monnaie unique pour tant d’habitants. Ces arguments firent largement appel au pathos, par la construction d’émotions dans le discours, dans le but soit de rassurer, soit d’effrayer les auditoires. Il était plus important de « provoquer » des émotions que de les « communiquer ». Deux sentiments opposés sont en jeu dans les discours : la peur et la confiance. La peur est engendrée par la menace de la perte du franc, tandis que la confiance se construit par les avantages économiques liés à la monnaie unique (faibles taux d’intérêt, transparence des prix, etc…).

11L’auteure veut plus spécifiquement analyser les divergences qui apparaissent dans les discours opposés, au nom des mêmes arguments. Chez les défenseurs de l’euro, la stratégie principale est la recherche de consensus par les chiffres et pourcentages, ainsi que par le nombre énorme d’utilisateurs de cette monnaie « supranationale ». Ce même argument est exploité par ses détracteurs, pour démontrer l’impossibilité d’appliquer et d’achever ce projet.

12En conclusion, l’auteure revient sur les argumentations analysées dans son travail, qui ont trait à l’implantation de l’euro dans les Etats membres de l’Union Européenne passés de douze à vingt-huit. Cependant, les mêmes types d’arguments perdurent. Les mêmes exemples historiques sont exploités, avec certaines adaptions telles que l’hégémonie allemande au sein de l’Europe (le « Saint-Empire »). Les gouverneurs successifs de la Banque centrale européenne doivent encore convaincre de la stabilité de la monnaie unique. Les voix d’autorité sont toujours invoquées (experts économiques), avec leurs corollaires : réfutations ad hominem et attaques ad personam, jusqu’aux élections présidentielles de 2017 en France, et sont utilisées par des adversaires politiques de différents partis.

13Il s’agit certes d’un travail approfondi et englobant, qui fait un usage apte et intéressant de notions tirées des théories de l’argumentation, et s’organise autour d’une distribution éclairante des arguments utilisés par les parties en présence. Il aurait cependant gagné à offrir un résumé historique succinct des diverses étapes dans la création de l’UE, et à présenter le moment où est apparu le projet de créer une monnaie unique dans cette Union. On aurait voulu comprendre la logique qui sous-tendait au départ le désir de créer cette monnaie, et les raisons économiques, politiques et culturelles par et pour lesquelles on en est arrivé au stade des argumentations pour ou contre l’euro. Il me semble que le débat concentré entre les années 1998-2002 y aurait gagné en compréhension. D’autre part, il semble qu’il ne s’agit pas réellement d’un débat public, puisqu’y sont analysés principalement les discours de personnalités politiques et d’experts économiques provenant d’horizons opposés, et pour lesquels toute opinion de l’un donne lieu à son dénigrement chez l’autre. D’ailleurs, la thèse soutenue par l’auteure et sur laquelle est basée ce livre s’intitulait, avec raison, « Le débat institutionnel français lors du passage à l’euro : 1998 – 2002 ».

14Ces limites posées, cet ouvrage a le mérite de présenter de manière très claire le cheminement des argumentations dans un débat polémique de longue durée, ses ramifications rhétoriques, et les positionnements irréconciliables des personnalités politiques qui, à tour de rôle, exploitent les mêmes arguments pour en tirer des conclusions opposées. D’un point de vue didactique, la méthode d’analyse utilisée par Modena, si elle n’est pas innovante, constitue néanmoins une excellente base pour « l’analyse argumentative de débats institutionnels ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maria Brilliant, « Modena, Silvia. 2018. Pour et Contre l’Euro (Canterano : Aracne) »Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 23 | 2019, mis en ligne le 17 octobre 2019, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aad/3845 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/aad.3845

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