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Texte intégral

1Il n’est pas certain que les travaux en argumentation, à ce jour, fassent « paradigme », au sens kuhnien du terme : on est loin d’avoir affaire à une matrice disciplinaire structurée par un accord sur les faits dont il s’agit de rendre compte, par des questions communes soulevées par ces faits, et par le partage d’un certain nombre de catégories et de méthodologies permettant d’y répondre.

2Le sentiment de dispersion que peut donner le champ de l’argumentation tient notamment à l’existence de grands axes d’opposition qui le traversent : une orientation privilégiée vers la construction d’un modèle ou une priorité accordée à l’examen de pratiques argumentatives, une approche normative de l’argumentation, visant à départager les bons arguments des paralogismes, et une approche descriptive, visant avant tout à rendre compte des argumentations effectives, l’aspiration à accéder à la structure logique du raisonnement argumentatif, ou l’ambition de saisir l’argumentation dans sa chair langagière… Pourtant, les choix ouverts par ces oppositions ne sont pas binaires, et peuvent permettre des positionnements graduels, et les orientations théoriques et méthodologiques qui caractérisent les différentes approches de l’argumentation dessinent moins un paysage de bocage, délimitant par des haies infranchissables de petits territoires clos, qu’un paysage ouvert, aux configurations mouvantes, présentant à qui le parcourt une succession de regroupements autour de zones de vie connectées les unes aux autres par des chemins plus ou moins fréquentés.

3Ce numéro d’Argumentation et Analyse du Discours regroupe des approches qui ne s’inscrivent pas dans un modèle partagé de l’argumentation, aisément délimitable en contraste avec d’autres modèles concurrents ; en revanche, les contributions qu’il rassemble partagent l’idée que l’adossement à des données et l’entreprise de description d’argumentations authentiques sont au cœur des études en argumentation. C’est donc la question du rapport aux données empiriques dans les études en argumentation qui fait le lien entre les réflexions au cœur des textes réunis ici, qui s’attachent tous à spécifier ce qui entre dans le périmètre de l’observable argumentatif (des mots, du discours, du métadiscours, de l’interdiscours, des éléments contextuels) et ce à quoi l’analyste doit avoir recours pour rendre compte des pratiques argumentatives effectives (un modèle linguistique, une théorie du discours, des principes interprétatifs généraux, une psycho-sociologie de la communication). Chacune des contributions cherche à articuler, pour paraphraser Raphaël Micheli (2012), une conception de l’argumentation à ses corrélats observables et aux catégories descriptives associées.

4On voit bien en quoi l’étiquette d’« approches empiriques de l’argumentation » peut prêter à confusion, et les auteurs mis à contribution se défient de toute opposition radicale entre « théorie » et « pratique », « modèle » et « application » : une théorie ne fait sens qu’au regard des données dont elle prétend rendre compte (pour reprendre l’expression de Plantin ici-même, « une théorie est toujours une “théorie de –” »). On peut parler d’approche théorique pour décrire une démarche qui construit et travaille ses données dans le but explicite de réformer la théorie, et d’approche empirique lorsque la démarche utilise la théorie pour construire une représentation de données. Dans les deux cas, théorie et données sont inséparables. Les analyses des pratiques effectives sont informées par le cadre théorique auquel elles s’adossent, et par les catégories qui permettent de repérer, nommer et interpréter les phénomènes qui seront jugés pertinents. Symétriquement, toute étude de cas a un retour sur le cadre théorique qui l’a accueillie, que ce soit pour le confirmer (dès lors qu’il a permis de « faire voir » les discours argumentés mieux et différemment de ce à quoi leur appréhension spontanée et non travaillée aurait mené) ou, éventuellement, le modifier (si l’examen des données a fait apparaître des lacunes – des phénomènes échappant à la conceptualisation et à l’outillage du modèle – ou des catégories peu satisfaisantes – générant des analyses trop radicalement contre-intuitives, contradictoires ou peu pertinentes).

5Ces retours incessants entre théorisation et analyse des pratiques argumentatives effectives sont incontournables ; ce sont eux qui garantissent la pertinence des modèles, et la cohérence des analyses. Le prix à payer, comme le suggère Ruth Amossy ici-même, est que ceux qui s’engagent pour la première fois dans l’analyse argumentative des discours doivent renoncer à la tentation de « sélectionner » un modèle théorique qu’ils pourraient se contenter d’ « appliquer » à leurs données : « Chaque discours concret, ou ensemble de discours, se construit en imbriquant d’une façon singulière les éléments discursifs, les figures, les types d’arguments qu’il sélectionne, et c’est de cette réélaboration souvent complexe que se dégage son sens, sa logique et sa finalité » (Amossy, §5). C’est donc à l’analyste de déterminer, au coup par coup, en fonction des données envisagées, des problématiques qu’elles soulèvent, du terrain dans lequel elles se déploient, les catégories qui devront être mobilisées afin de faire jouer la « clé argumentative » qui permettra d’activer les rouages du discours et de « faire voir » la construction de l’argumentation qui l’organise.

6Au-delà de leurs spécificités, les approches de l’argumentation proposées ici partagent un certain nombre d’orientations communes. Elles se confrontent à des pratiques argumentatives caractérisées par une dimension publique (interactions diffusées dans les médias), relevant du discours politique ou de la divulgation scientifique. Ces deux caractéristiques en entraînent une troisième : plus encore que pour les interactions ordinaires privées, l’analyse d’argumentations médiatisées sur des thématiques impliquant une dimension institutionnelle interdit de négliger le caractère situé des données, la prise en compte des caractéristiques situationnelles et des enjeux qui leur sont attachés permettant seule à l’analyste de faire sens pleinement des mécanismes interactionnels et discursifs qui portent l’argumentation. De plus, la prise en considération d’objets complexes, de débats parlementaires à un talk-show organisé autour de la confrontation de « profanes » à un expert, en passant par des messages postés sur des blogs, impose aussi d’admettre que l’argumentation qui s’y construit ne peut se limiter à l’analyse, aussi minutieuse soit-elle, d’items linguistiques prenant en charge la micro-articulation de paires d’énoncés ou de fragments d’énoncés. C’est l’ensemble des ressources linguistiques et discursives qui est mobilisé dans la construction du sens argumentatif, et l’hétérogénéité des faits langagiers que l’analyste doit prendre à bras le corps est inévitable. C’est sur la base de catégories d’analyse proprement argumentatives (par exemple, la notion de type d’argument, de réfutation, de charge de la preuve…) que l’observation de ces faits langagiers est problématisée et organisée afin de montrer en quoi ils participent de la construction de la dimension argumentative du discours.

7Le numéro est organisé selon une progression allant de la focale la plus étroite (centrée sur des mécanismes linguistiques très locaux) à une attention portée à des mécanismes interprétatifs très généraux.

8Pour Alfredo Lescano, c’est un modèle sémantique qui peut permettre d’éclairer la mise en discours de l’argumentation. L’objet qu’il se donne est la controverse, caractérisée par des tensions entre points de vue circulant dans l’espace public ; c’est par l’élaboration d’une sémantique qu’il cherche à en rendre compte. Lescano, loin de considérer l’argumentation dans le prolongement des réflexions sur le logos, s’intéresse à des configurations qui « ne font intervenir ni preuves ni conclusions, mais des relations entre des signifiants entrant dans des configurations conceptuelles » (§6). La sémantique de la controverse, telle que la conçoit Lescano, s’adosse à la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS) – une des déclinaisons du programme de l’Argumentation dans la Langue (Carel 2011), dont on sait qu’elle décrit la signification des mots de la langue par des par des aspects argumentatifs. Ces derniers sont définis comme des relations atomiques en DONC et POURTANT qui expriment des structures sémantiques susceptibles d’être concrétisées dans des paraphrases, que Marion Carel appelle « enchaînements argumentatifs ». Lescano propose ici d’élargir la TBS, du sens des mots et des énoncés, pour rendre compte des concepts qui circulent dans l’espace social. C’est par l’observation d’un phénomène très localisé (une suite d’énoncés en « pourquoi ? Parce que… », dans un discours prononcé en 1974 par Simone Veil en faveur de l’avortement) que Lescano dévoile un des procédés par lesquels les locuteurs engagés dans des controverses prétendent proposer un cadre conceptuel qui en contraigne l’organisation sémantique de la controverse.

9A la différence de Lescano, Christian Plantin et Marianne Doury prennent en considération des problématiques sémantiques, relevant de la langue, aussi bien que des problématiques séquentielles relevant de l’analyse du discours et des interactions. Ils se penchent sur les procédures langagières qui permettent de construire des séquences argumentatives (argument – conclusion), qui constituent l’unité de travail pour l’étude de l’argumentation. A partir d’une analyse minutieuse des formulations des scores des candidats lors de soirées électorales, Plantin et Doury montrent comment la matérialité langagière, qui construit l’orientation argumentative des « faits » et prépare les énoncés qui les expriment à servir d’arguments pour des conclusions déterminées, peut être mise en relation avec des enjeux communicationnels locaux, qu’elle reflète en même temps qu’elle contribue à les réaliser. Sur la base de cette étude de cas, les auteurs explicitent les fondements de ce que serait, pour eux, une approche compréhensive de l’argumentation, au sens webérien du terme, c’est-à-dire une approche qui prend en compte le sens que les interlocuteurs donnent à leurs activités argumentatives, les savoirs qu’ils construisent sur ces activités, et leurs intentions, telles qu’elles s’y manifestent ; ils témoignent en cela d’une préoccupation qui les rapproche de la perspective développée par Jean Goodwin dans ce volume.

10La dimension séquentielle est également au cœur de l’approche développée par Corina Andone, qui se penche sur un type spécifique d’argument, les appels à la majorité qui soutiennent l’acceptabilité d’une préconisation en faisant appel aux désirs, aux préférences et aux valeurs d’un grand nombre de personnes. Elle souligne la centralité de ce procédé argumentatif, basé sur le nombre, dans le cadre de l’exercice de la parole politique publique en démocratie. A partir de l’examen de deux séquences d’argumentation politique (un débat au Parlement européen, et l’interview télévisée d’un homme politique), elle montre comment les politiciens utilisent l’appel à la majorité comme un moyen de restreindre leur responsabilité individuelle au regard des lignes d’action qu’ils proposent d’adopter, en les présentant comme émanant d’une volonté générale à laquelle ils se soumettent. Au-delà de l’identification et de la description du type d’argument envisagé (l’appel à la majorité), Andone se livre à un examen minutieux de la façon dont certains choix linguistiques (et en particulier, l’expression des modalisations) construisent différents degrés d’engagement du locuteur au regard de ce qu’il préconise, ces degrés d’engagement se traduisant en termes proprement argumentatifs par différentes stratégies de prise en charge du devoir de preuve. Son approche articule une attention aux choix langagiers qui donnent forme à l’argumentation, à ses propriétés séquentielles et au type d’activité caractéristique des données envisagées, qui en détermine certains des ressorts et enjeux ; sans la prise en compte de ces différentes dimensions, les données resteraient tout bonnement ininterprétables.

11La contribution de Ruth Amossy montre en quoi l’approche dite de « L’argumentation dans le discours » (Amossy 2012 [2000]), qui vise à la conceptualisation d’une approche socio-discursive de l’argumentation, fournit un cadre de questionnement et d’analyse susceptible de produire un éclairage perspicace sur les discours argumentatifs. Considérant, à la différence des deux auteurs précédents, que l’approche argumentative fait sens pour tout discours (et défendant en cela une théorie de l’argumentation généralisée), Amossy examine les procédures qui interviennent dans la construction d’un discours susceptible d’infléchir les façons de voir d’un auditoire, et d’en orienter des choix et des décisions. Elle s’intéresse de ce fait à l’ensemble des moyens discursifs et argumentatifs mis en œuvre dans un dispositif et une situation d’énonciation donnés. Sont ainsi pris en considération, dans le cadre d’une analyse argumentative, les dispositifs d’énonciation et les auditoires, les types d’arguments et leur inscription en discours, l’ethos ou image de soi de l’orateur dans le discours, la relation entre le logos (la raison) et le pathos (le sentiment), la doxa ou opinion publique dont se nourrissent les échanges verbaux, etc. La conceptualisation qui préside à l’articulation d’une approche rhétorique et de l’analyse du discours permet à Amossy l’analyse concrète de pratiques argumentatives ; c’est ce que montre l’auteure par une étude de cas qui retravaille la notion de formule, à partir de l’expression « délégitimation d’Israël », examinée à travers son occurrence dans un texte publié sur un site internet juif, accusant l’Europe de chercher à diaboliser Israël. L’analyse met en regard la matérialité langagière du message avec les enjeux attachés au contexte socio-historique dans lequel il a été produit, enjeux qu’elle traduit et reconfigure.

12C’est l’intégration, dans l’observable argumentatif, des représentations spontanées de l’argumentation, que propose Jean Goodwin dans sa contribution, considérant que « la théorie de l’argumentation n’est pas l’affaire exclusive des théoriciens de l’argumentation » (§1). L’idée que se font les locuteurs argumentant de l’activité à laquelle ils participent peut non seulement avoir des effets sur son déroulement, mais, pratique et théorie se situant sur un même continuum, elle doit être prise en compte par les théoriciens, qui doivent chercher à lui rendre justice dans leur propre conceptualisation de l’argumentation ; Goodwin s’inscrit par-là dans la perspective ouverte par Robert Craig (1996), qui propose de faire de l’argumentation une discipline pratique (practical discipline). Afin d’illustrer une telle démarche, Goodwin se penche sur un type particulier d’argument, l’appel à une opinion experte, qui est central dès lors qu’une question socio-technique, supposant l’intégration du discours expert aux échanges citoyens, est traitée dans le cadre d’une délibération publique. Elle examine ainsi les échanges, lors d’un talk-show, entre un spécialiste du climat et un panel de citoyens caractérisés comme « sceptiques », sur la question du changement climatique. Elle identifie deux stratégies majeures utilisées par les participants pour gérer les désaccords qui les opposent. Jean Goodwin montre que si certains comportements observés dans le débat font écho aux conceptions « savantes » de l’appel à l’opinion experte, d’autres – et en particulier, la valorisation de la modestie des assertions expertes comme indice de leur fiabilité – leur échappent largement, et suggèrent la nécessité de reconsidérer les théorisations existantes de ce type d’argument.

13Scott Jacobs, enfin, part du constat que bon nombre de messages comportant ce que les théoriciens normatifs de l’argumentation considèreraient comme des paralogismes ne peuvent être réduits à des raisonnements dont le caractère fallacieux serait dû à des prémisses explicites erronées ou mensongères. Il montre que pour rendre compte de l’empirie argumentative, il faut introduire des principes interprétatifs très généraux, auxquels recourent les destinataires de discours argumentés pour les interpréter et les évaluer. Pour Jacobs, l’argumentation ne se limite pas au message construit littéralement par les mots et énoncés ; elle est construite par les inférences auxquels ces mots et énoncés invitent le destinataire, et c’est précisément parfois de ces inférences que résulte le caractère fautif des argumentations. Adaptant le principe de coopération et les maximes conversationnelles de Paul Grice (1989), le principe de charité de Wilson, ou les propositions de Laurence Horn (1984) ou George Zipf (1949), à ses propres préoccupations, Jacobs suggère que les inférences s’appuient notamment sur les « formes normales », « l’à-propos informationnel », « la suffisance informationnelle ». A partir de deux exemples tirés du discours politique, il montre comment le recours à de tels principes interprétatifs peut être à l’origine de l’acceptation irraisonnée d’argumentations qu’une approche normative qualifierait de fallacieuses, bien qu’elles ne soient pas manifestement mensongères ou littéralement scandaleuses.

14L’ensemble des contributions réunies dans ce numéro d’Argumentation et Analyse du Discours illustre l’indissociabilité de la réflexion théorique et de la pratique d’analyse, et, par des études de cas approfondies, met à l’épreuve la rentabilité descriptive des modèles adoptés, qui en constitue le principe de pertinence.

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Bibliographie

Carel, Marion. 2011. L’entrelacement argumentatif. Lexique, discours et blocs sémantiques (Paris : Honoré Champion)

Craig, Robert T. 1996. « Practical-Theoretical Argumentation », Argumentation 10 : 4, 461-474

Grice, H. Paul. 1989. « Logic and Conversation », H. Paul Grice, (éd.), Studies in the Way of Words (Cambridge : Harvard University Press), 22-40

Horn, Laurence. 1984. « Toward a New Taxonomy for Pragmatic Inference : Q–based and R–based Implicature », Deborah Schiffrin (éd.), Meaning, Form, and Use in Context : Linguistic Applications (GURT ‘84) (Washington : Georgetown University Press), 11-42

Micheli, Raphaël. 2012. « Les visées de l’argumentation et leurs corrélats langagiers : une approche discursive », Argumentation et Analyse du Discours 9 [En ligne : http://aad.revues.org/1406]

Wilson, Neil L. 1959. « Substances without Substrata », The Review of Metaphysics 12 : 4, 521–539.

Zipf, George K. 1949. Human Behavior and the Principle of Least Effort (Cambridge : Addison-Wesley)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marianne Doury, « Introduction »Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 15 | 2015, mis en ligne le 15 octobre 2015, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aad/2075 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/aad.2075

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Auteur

Marianne Doury

Laboratoire Communication et Politique - IRISSO, CNRS ; Université Paris Dauphine

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