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Chroniques
Exposition

Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France (1833-1907)

Marie Guesden
p. 244-250

Texte intégral

1L’arrivée du cinéma en gare / au musée d’Orsay : « Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France (1833-1907) », exposition au musée d’Orsay, 28 septembre 2021-16 janvier 2022 et catalogue dirigé par Dominique Païni, Marie Robert, Paul Perrin, Paris, musée d’Orsay / Réunion des musées nationaux-Grand Palais, 2021, 336 p.

2L’exposition « Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France (1833-1907) » qui s’est tenue au musée d’Orsay sous le commissariat de Dominique Païni, commissaire indépendant, Paul Perrin et Marie Robert, conservateur pour la peinture et conservatrice en chef pour la photographie au musée d’Orsay, témoigne pleinement de l’entrée du cinéma au musée. Cette « arrivée du cinéma au musée d’Orsay » peut bien faire écho, compte tenu de son statut d’ancienne gare, à l’Arrivée d’un train à La Ciotat (1897). Le cinéma et ses liens au musée ou à l’exposition, comme aux arts, a fait l’objet de réflexions et d’approches variées, pour ne pas dire « éclatées d’un point de vue théorique » (Valentine Robert, « Introduction. Fictions de création : la peinture en abyme et le cinéma en question », dans Gilles Mouëllic, Laurent Le Forestier (dir.), Filmer l’artiste au travail, Rennes, PUR, « Le Spectaculaire – Cinéma », 2013, p. 19), cette problématique relevant d’un caractère « exploitable à l’infini puisque appréhendable par de multiples entrées thématiques comme esthétiques » (François Albera, « Cinéma et peinture, peinture et cinéma », 1895 revue d’histoire du cinéma, no 54, 2008, p. 195). Les relations entre musée et cinéma, en particulier, ont été appréhendées précisément par Dominique Païni (le Temps exposé. Le cinéma, de la salle au musée, 2002) ou encore par François Bovier et Adeena Mey (le Cinéma exposé. Films d’artistes, art vidéo et exposition d’images en mouvement, 2015) ; d’autres traitements sont encore apparus avec Cinéma muséum. Le musée d’après le cinéma (Barbara Le Maître, Jennifer Verraes (dir.), 2013) et Muséoscopies. Fictions du musée au cinéma (Joséphine Jibokji, Barbara Le Maître, Natacha Pernac, Jennifer Verraes (dir.), 2018), ou la question, dans le sillage d’André Malraux, d’un « musée sans murs » au cinéma dans l’ouvrage dirigé par Angela Dalle Vacche (Film, Art, New Media. Museum Without Walls ?, 2012) (voir par ailleurs le compte-rendu d’Olivier Lugon (dir.), Exposition et médias. Photographie, cinéma, télévision, 2012, par Stéphanie Louis dans 1895 revue d’histoire du cinéma, no 70, 2013). Comme le rappelle avec profit M. Robert dans le catalogue, dès l’ouverture du musée d’Orsay en 1986, une salle dédiée au cinématographe venait clore le parcours de visite et annoncer le XXe siècle : thaumatrope, phénakistiscope, stéréoscope, lanterne de projection, praxinoscope-théâtre y dialoguaient avec des chronophotographies et des silhouettes du théâtre du Chat noir. Après plusieurs refontes du parcours permanent du musée, le cinéma est revenu comme « objet d’histoire » lorsqu’une salle lui a été dédiée (p. 26). Comment le cinéma est-il ici abordé ?

3Le titre adopté témoigne d’une impatience, marquée par l’adverbe et le point d’exclamation, et peut se lire non seulement comme « enfin le cinéma entre au musée » mais encore comme « enfin apparaît le cinéma » dans l’histoire. Si le catalogue annonce dès sa préface inviter « le cinéma au musée sous un éclairage inédit », l’adverbe initial, pouvant servir à marquer le terme d’une énumération comme à exprimer la valeur temporelle d’un procès qui serait le dernier d’une série, après un long laps de temps, souligne aussi peut-être implicitement le projet plus général de cette exposition. Ce dernier semble traversé par une tension entre, d’une part, une conception téléologique, renvoyant étymologiquement à l’étude de la finalité, ou finaliste (comme cela est exprimé, non sans paradoxes, dès la préface du catalogue : « Plutôt que de narrer le fil du progrès jusqu’au point de ‘‘l’invention’’, elle expose le XIXe siècle avant et vers le cinéma. Les bouleversements urbains et la profusion des publicités habituent l’œil au défilement exponentiel des images. Elle montre que l’invention du cinéma, sans être déterminée par le XIXe siècle, s’insère dans un fatras bigarré de tentatives d’enregistrer une réalité qui s’accélère ») et, d’autre part, une conception plus résolument historique visant à appréhender le contexte d’émergence du cinématographe à travers les arts, les images et les spectacles.

4La perspective téléologique est patente dans les cartons présentant les œuvres picturales ou sculpturales de l’exposition qui précèdent le cinéma, assez systématiquement rapprochées de procédés cinématographiques tels que le fondu, le gros plan, etc. C’est également le cas dans le catalogue à travers des contributions appréhendant pré-cinématographiquement des peintures, comme celles des mouvements nabi et impressionniste (Vallotton se rapprochant intuitivement du cinéma et Caillebotte proposant des points de vue analogues à ceux du cinéma), et montrant ainsi plus généralement comment la peinture du XIXsiècle est travaillée avant l’heure par un désir de cinéma. Ceci prolonge, en le prenant dans l’autre sens, le parti pris de l’influence de la photographie sur la peinture – en particulier impressionniste – défendu par Aaron Scharf (Art and Photography, 1968) et dont Kirk Varnedoe avait toutefois souligné la posture problématique (« The Artifice of Candor : Impressionism and Photography Reconsidered », Art in America, no 68, 1980) à partir notamment de la Place de la Concorde (1875) de Degas (ces références sont absentes de l’exposition et du catalogue mais on trouve le même « sujet » représenté à la fois par une photographie de Disdéri autour de 1865, un film de Nadar de 1896-1898 et une peinture de Bonnard en 1897, Promenade des nourrices, frise des fiacres).

5Toutefois, d’autres contributions considèrent quant à elles la pré-cinématographicité des peintres d’histoire en même temps que l’appropriation par le cinéma de ces peintures à un moment où, déjà, la peinture d’histoire, théâtrale, est décriée (voir à ce sujet l’entrée « Narration » par Pierre Sérié ; sur le problème de la pré-cinématographicité face à la rencontre entre le cinéma et la peinture, voir plus généralement Laurent Guido et V. Robert, « Jean-Léon Gérôme : un peintre d’histoire présumé ‘‘cinéaste’’ », 1895 revue d’histoire du cinéma, no 63, 2011, pp. 8-23). Cette rencontre entre peinture, en particulier d’histoire, et cinéma, a été documentée dans l’exposition et le catalogue, notamment grâce au travail de V. Robert (dans la salle « L’histoire en tableaux » et dans l’entrée « Tableau » du catalogue qu’elle a rédigée), qui démontrent l’importance d’un tel paradigme pictural dans les premières vues (reprise de sujet, de composition, procédé de cadre dans le cadre) et projections, sur un écran pensé comme encadré et accroché au mur. Ces « tableaux animés » étaient décrits comme un « véritable musée vivant » (Jules Huret, « Spectacles et concerts », le Figaro, 23 mai 1897, cité p. 269). De même, Stéphane Tralongo rappelle que le musée Grévin, par exemple, projetait des vues exotiques, comme les Malabares au Jardin d’acclimatation (« Exhibitions »), dans son théâtre faisant office de « Journal lumineux » (et non « plastique ») à partir de 1899 (voir à ce sujet Vanessa R. Schwartz, Jean-Jacques Meusy, « Le Musée Grévin et le Cinématographe : l’histoire d’une rencontre », 1895 revue d’histoire du cinéma, no 11, 1991, pp. 19-48). Si ces liens entre musée et/ou histoire de l’art et cinéma sont tangibles dans le catalogue, ils auraient pu être plus saillants dans ce cinéma exposé que l’on peut saisir ici ou là, pré-cinématographiquement avec le Spectacle de la folie humaine d’Auguste-Barthélémy Glaize (1872) ou, plus historiquement, avec l’affiche Pathécolor titrant, entre 1903 et 1906, « La Cinématographie devient, comme la Peinture, l’Artistique interprète de la Nature » dans la salle consacrée à la « La réalité augmentée ».

6Le projet défendu par l’exposition est à ce titre bien mis en perspective dans le catalogue par Benoît Turquety qui rappelle combien « depuis une quarantaine d’années, la tendance dominante en histoire du cinéma a été de refuser la téléologie : l’histoire des médias, des images, des spectacles au XIXe siècle n’était pas vouée à aboutir au cinéma, elle aurait pu évoluer autrement », alors que le projet de l’exposition, plus généralement, « semble s’opposer à cette idée, et affirmer au contraire que l’émergence du cinéma était inscrite dans la culture bien avant l’invention des appareils techniques qui permettront l’exploitation commerciale du spectacle des images animées » (p. 27). Comme le souligne M. Robert, le projet de l’exposition vise plutôt, en se focalisant « sur les images et sur la question du regard, de la perception, et de l’esthétique », à penser une « archéologie du médium depuis les arts et les spectacles d’images du XIXe siècle » (pp. 26 et 28).

7Au-delà donc d’un déterminisme mécanique enchaînant la naissance du cinéma aux évolutions techniques, il s’agit plutôt de considérer celle-ci à l’aune des autres arts et pratiques culturelles du XIXe siècle relatives au spectacle de la modernité et à la culture des attractions, et de faire dialoguer l’histoire des arts, depuis l’invention de la photographie au début du XIXe siècle jusqu’aux premières années du XXe siècle, avec la production cinématographique française des années 1895-1907, au fil de quelques grands sujets que sont la fascination pour le spectacle de la ville, la volonté d’enregistrer les rythmes de la nature, le désir de mise à l’épreuve et d’exhibition des corps (athlétique, comique, érotique), le rêve d’une réalité augmentée par la restitution de la couleur, du son et du relief ou par l’immersion, et enfin le goût pour l’histoire. Trois « stations » ponctuent en outre le parcours thématique, et s’attardent sur les spectateurs eux-mêmes : les amateurs des « joujoux scientifiques » à animer seul chez soi, la foule des badauds dans la rue ou visitant la morgue et le public déjà constitué des divers spectacles de projection que proposait cette époque (p. 27). L’exposition se conclut vers 1906-1907 lorsque le « cinématographe » devient le « cinéma », compris à la fois comme lieu et loisir de masse, au moment où la durée des films s’allonge, les projections se sédentarisent dans des salles (l’Omnia Pathé à Paris) et les discours s’institutionnalisent. Si l’occurrence « cinéma » utilisée dans le titre peut interroger, prenant à la fin du parcours son sens plein (et c’est aussi lui qui sera appréhendé comme un art), elle permet malgré tout une identification efficace et une reconnaissance par tous. Cela peut rejoindre ponctuellement certaines équivoques possibles, par exemple à l’endroit du terme « montage » qui, comme le montrent des travaux récents et en cours, n’existe pas à ce moment (l’entrée « Montage » dans le catalogue, rédigée par F. Albera, offre toutefois des perspectives pour le montage à cette époque). On pourrait également discuter de ce point de vue de l’usage du « gros plan ». Ce type de problèmes se pose aussi s’agissant de la mobilisation de la « ligne serpentine » : « à l’instar du cinéma, articulant les contraires entre l’observation scientifique du fonctionnement du monde et sa restitution sensible, les créateurs de l’Art nouveau et la danseuse Loïe Fuller, convaincus des capacités émotionnelles de la ligne serpentine, génèrent des formes inédites : ils cristallisent dans la matière ou figurent par la danse le sentiment vitaliste de la croissance et les cycles de la vie ». La « ligne serpentine » n’est cependant bien sûr pas une forme inédite ; généralement, elle est nommée le plus souvent en référence à William Hogarth la « ligne de vie », appréhendée tant pour les êtres vivants, les animaux (comme le serpent) ou les végétaux, dans leurs mouvements ou structure, et est mobilisée dans l’esthétique générale, académique (par exemple David Sutter), scientifique (Eugène Véron, Esthétique, 1878) ou métaphysique (Jean-Marie Guyau, les Problèmes de l’esthétique contemporaine, 1921). L’Art nouveau entretient en outre un rapport paradoxal à elle. On peut par exemple lire la tension qui traverse alors la notion entre une ancienne et une nouvelle forme. Quant aux danses de Loïe Fuller, si elles sont répertoriées dans les planches de l’époque parfois précisément sous l’occurrence « Les lignes serpentines » (« La danseuse serpentine Loïe Fuller [6 figures] », les Annales politiques et littéraires, no 502, 5 février 1893, « Supplément illustré », « Actualités »), c’est plutôt en raison des motifs de serpents inscrits sur la robe de la danseuse, redevables d’un sens plastique et décoratif : « l’Art moderne est tenu en suspicion par nombre de personnes, à cause de son manque de pondération dès le début. On a pris pour de l’Art, et de l’Art nouveau, des projets affolants d’artistes déconcertés, pour qui l’incohérence, des interprétations florales ou faunesques, l’instabilité, et une fidélité trop constante aux lignes serpentines, représentait la suprême originalité. L’Art moderne n’est point fait de ridiculités pareilles. Il tient à s’affranchir des anciennes conceptions, parce qu’elles ne cadrent pas avec nos mœurs actuelles, mais il ne veut point, pour cela, bouleverser les lois de la nature » (« Le meuble », l’Art décoratif pour tous, no 9, 18 avril 1902). Au-delà des produits dérivés loïe-fulleriens pour les arts décoratifs et des vues des imitatrices des danses serpentines pour le cinématographe, d’autres perspectives auraient pu être saisies quant à l’Art nouveau – le style artistique comme la nouveauté technique – dans le prolongement des travaux de Lucy Fischer (Cinema by Design. Art Nouveau, Modernism, and Film History, 2017), notamment chez Segundo de Chomón. Il aurait pu en être de même à propos de la poussée vers l’abstraction (voir Nell Andrew, Moving Modernism. The Urge to Abstraction in Painting, Dance, Cinema, 2020). Il n’en reste pas moins que la dimension réaliste, naturaliste, académique, symboliste, impressionniste qui a ici été privilégiée permet de révéler des croisements intéressants entre cinéma et peinture, en particulier dans le catalogue. À l’inverse du schéma observé dans la peinture du XIXe siècle, le studio, pour le cinématographe, a rapidement triomphé du « plein air ». En outre, les cinéastes formés au studio en sont venus à regarder le paysage en ayant à l’esprit les conditions du studio et à reproduire ainsi une pratique qui a marqué l’œuvre d’artistes comme Cézanne, pour qui l’atelier, comme l’affirme l’historienne de l’art Svetlana Alpers, était devenu « un état d’esprit », même lorsqu’il peignait en plein air (Brian Jacobson, « Studios », p. 264).

8Il est donc moins ici question de convergences, disons explicites entre arts et cinéma – la grande majorité des œuvres picturales et sculpturales choisies datant d’avant l’apparition du cinématographe –, à l’exception de la peinture d’histoire qui, comme le rappelle Ivo Blom à l’entrée « Histoire » du catalogue, perd alors en prestige, ce que vient consommer son intégration au cinéma qui témoigne de circulations associées à la société de consommation de masse dans la culture visuelle de l’époque (cartes postales, boîtes de chocolat, etc.). A été par ailleurs exclue la façon dont le cinéma naissant a pu en retour bousculer l’art (manifeste chez les Futuristes par exemple) ou être rapproché de certains courants picturaux (on notera toutefois que dans un propos cité par José Moure dans le catalogue à l’entrée « Réception » [p. 225] apparaissent les affinités entre le cinématographe et les pré-raphaélites). Les allers-retours sont toutefois complexes. Prenons comme exemple le trottoir roulant de l’Exposition universelle de 1900, saisi par le dessin (Trottoir roulant de Charles Paul Renouard) et filmé par les opérateurs Lumière (Vue prise d’une plate-forme mobile [I-II-III-IV]). L’œuvre de Renouard est décrite à l’époque comme une proposition spécifique tant par rapport à la photographie qu’au cinématographe : « les gens ont vraiment la gesticulation d’individus qui sentent le sol se dérober sous leurs pieds. Nulle photographie, pas même le cinématographe, n’a pu traduire cette impression, sans laquelle le trottoir ne roule plus » (Clément-Janin, « Artistes contemporains. Paul Renouard », Gazette des Beaux-Arts, 1er janvier 1905, p. 229). Dans une veine similaire, et concernant le projet de l’exposition de centrer le propos sur le regard, la perception, l’esthétique, il aurait pu être judicieux et instructif de rappeler combien les beaux-arts étaient alors traversés, peu avant le cinéma, par une « théorie cinématique » pour reprendre l’expression de Georges Guéroult, qui mentionne, avec tant d’autres, la révélation constituée par la découverte des travaux de Muybridge ou Marey : « Jamais on n’avait vu des attitudes pareilles, et le peintre qui se serait risqué à les reproduire sur ses tableaux aurait été taxé de mensonge et de folie » (« Du rôle du mouvement dans les émotions esthétiques », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1er janvier 1881, p. 48). Les questions du mouvement, de la forme et de la couleur – qui font par ailleurs l’objet de l’entrée « Vibrance » par B. Turquety dans le catalogue et sont appréhendées dans la salle « La réalité augmentée » –, sont alors associées précisément au regard, s’exprimant par le « caractère flottant, continu, traînant, en quelque sorte, dans l’œil » (correspondant à la persistance rétinienne) des objets en mouvement (G. Guéroult, « Formes, couleurs et mouvements », Gazette des Beaux-Arts, tome XXV, 1882, p. 177). C’est, plus généralement, l’époque d’une esthétique des lignes (droite, ondoyante, brisée) et d’un langage des formes doté de propriétés symboliques et émotionnelles reposant sur un phénomène psycho-physiologique. Le regard se meut sur différentes lignes aussi bien en sculpture, à travers la « trajectoire » du parcours oculaire, qu’en architecture et peinture, soit « dans tous les arts qui relèvent de la vision » : « L’artiste fournit au regard du spectateur une courbe, une trajectoire que celui-ci peut parcourir à son gré, en commençant par où il veut, avec la vitesse qu’il veut, conformément à sa nature, à son tempérament, à la disposition d’esprit où il se trouve » (G. Guéroult, « Du rôle du mouvement des yeux dans les émotions esthétiques », Gazette des Beaux-Arts, tomes XXIII-XXIV, 1881, p. 89).

9Or, si les expérimentations du cinéma naissant s’attachent notamment aux trajectoires réelles modélisées par des techniques, les formes de mouvement étant fonction de formes de machines, le cinématographe va quant à lui imposer une vitesse de défilement, trépidante, saccadée, analogue au mouvement réel de l’œil, correspondant au paradigme de la ligne brisée (sur le zigzag, le geste automatique et saccadé, voir l’entrée « Le corps pathologique » par Rae Beth Gordon), associée au mouvement contraint et non organique – opposition chère par ailleurs à Bergson. Comme le souligne Henry Havard, historien des arts décoratifs ayant assimilé les leçons du positivisme, « procédant par saccades et par soubresauts », la ligne brisée « donne assez bien, lorsqu’elle est continue, l’illusion que produit toujours en nous la contemplation de la ligne ondoyante ou serpentine, c’est-à-dire l’impression du mouvement, et par conséquent de la vie » (H. Havard, les Arts de l’ameublement. La décoration, Paris, Charles Delagrave, 1891-1897, p. 46).

10L’exposition prend à ce titre le parti d’une dimension sociale et culturelle élargie, d’une « histoire sociale des images, ou` la circulation des motifs, des supports, la présence concrète des images dans la culture et dans l’espace public est prépondérante, et où on s’attache à l’imagerie populaire... » (p. 30). Il s’agit de considérer la modernité comme spectacle, associée à un nouveau paradigme du regard, à l’émergence du spectateur moderne, une culture urbaine, sociale fascinée par le mouvement des êtres et des choses ; de prendre en compte les dispositifs visuels et attractions variés (du panorama aux musées de cire, en passant par la morgue, les aquariums et les foires) qui trouvent leur apogée lors de l’Exposition universelle de 1900 à Paris, afin de montrer combien les films sont les héritiers de multiples pratiques, artistiques comme scientifiques, savantes aussi bien que vulgaires. Les travaux les plus récents concourent à ce titre à enrichir l’exposition comme le catalogue (tels ceux de Guillaume Le Gall sur l’aquarium et l’image animée). En somme, « l’exposition présente (...) le XIXe siècle dans et depuis le cinéma, éclairant les effets sociétaux de son succès (...), ses hésitations et contradictions, entre outil populaire et spectacle commercial, technique scientifique et expression de l’art » comme le souligne Laurence des Cars, présidente des musées d’Orsay et de l’Orangerie, qui ajoute : « [e]lle suit son parcours chaotique, des fêtes foraines vers une institutionnalisation par la double caution de l’élite et de l’art académique ». Paul Perrin affirme quant à lui avoir essayé « de manière empirique de retracer le ‘‘parcours identitaire’’ des multiples pratiques de la projection d’images animées devant un collectif de spectateurs, à travers ses variations et ses mutations au XIXe siècle : de l’aquarium et du jardin zoologique, en passant par la morgue, le cirque, les soirées de lanternes magiques, les travaux haussmanniens, les vitrines des magasins, la visite au Salon ou à l’Exposition universelle, le music-hall, jusqu’aux spectacles de magie, de marionnettes ou de café-concert, etc. ». Parmi ces convergences, une approche contextuelle pourrait compléter l’approche empirique, permettant, par exemple, pour la danse serpentine de Loïe Fuller répertoriée parmi les « Mouvements de la nature » mais aussi dans « Une réalité augmentée », de l’appréhender conjointement à la salle qui aborde « Le spectacle de la ville » avec ses panneaux-écrans. Au début du siècle en effet, le poète, romancier, historien de l’art et critique littéraire français Camille Mauclair intègre la fameuse danseuse à l’histoire de la « décoration lumineuse » qu’elle incarne « vivante », analogue aux fontaines lumineuses et aux décorations lumineuses urbaines, enseignes publicitaires, caractérisant une « colossale féérie industrielle » (« La décoration lumineuse », la Revue politique et littéraire, 23 novembre 1907, pp. 656-658). Bien plus, est soulignée la relation entre décoration lumineuse et architecture du fer, « squelette illuminé », entre volumes, courbures du fer et « points lumineux » correspondants aux « milliers d’ampoules », relevant d’une conception continue discontinue du mouvement. La danseuse emblématise une culture urbaine à la fois coutumière et féérique, industrielle, ô combien spectaculaire, étant encore appréhendée à l’instar du numéro circassien du ruban (Gaston Bonnefont, le Règne de l’électricité, 1895) et des serpentins, bobines festives propres à une ondoyance banale, qui sont alors une industrie nouvelle, associées à l’attraction et qui sont utilisés aussi bien en extérieur sur les boulevards qu’en intérieur dans les théâtres et les passages parisiens pour des redoutes hautes en couleur (voir « La danse serpentine », le Petit Parisien, 16 avril 1893, p. 2). Ces corrélations établies, il est possible de saisir – à distance d’une salle à l’autre dans l’exposition – aussi bien les « Mouvements de la nature » propres aux danses de Fuller que les jets d’eau colorés dans le Scarabée d’or (Segundo de Chomón, 1907) placé à côté des affiches de Loïe Fuller (« La réalité augmentée »), comme les serpentins visibles dans le Boulevard Montmartre, mardi gras, après-midi (1897) de Camille Pissaro (« Le spectacle de la ville »). Parmi ces convergences, enfin, relatives à la circulation des motifs, des supports, à la présence concrète des images dans la culture et dans l’espace public, avec une attention à l’imagerie populaire, la série de tableaux (ou de gravures – qu’on pense à Doré) est une perspective tout à fait intéressante, présente dans l’exposition à travers des paravents (Promenade des nourrices, frise des fiacres en 1897 de Pierre Bonnard par exemple) ou des polyptyques (le Bon Marché en 1898 de Félix Vallotton) mais également dans le catalogue (chez Monet traité par Marine Kisiel à l’entrée « Série »). L’entrée « Satirique » par Jérémie Houillère laisse quant à elle poindre une telle question considérée cette fois-ci du point de vue des relations entre le cinéma naissant et les journaux illustrés, à la manière de deux dessins humoristiques présents dans l’exposition et synthétisant le cinéma (« Le cinématographe. Prologue. Dénouement », les Étoiles, no 1, 1er juin 1896).

11En définitive, l’exposition et le catalogue fonctionnent tel un montage vertigineux d’éléments, fait de collisions et d’écarts, organisé autour du principe de l’« inventaire ». Ce dernier, dans l’entrée du catalogue que lui consacre P. Perrin est associé à la notion d’« invention » telle que l’emploie Isabelle Stengers, soit au résultat de phénomènes discontinus qui adviennent sans que nous les supposions ni les attendions. Ces phénomènes, en survenant d’un coup et en connectant des champs de connaissances et d’activités indépendants et jusque-là étrangers, concourent donc à infléchir le parti pris finaliste en partie adopté par le projet. Ce principe de l’inventaire ou ce vertige de la liste est manifeste dans le traitement alphabétique des entrées du catalogue offrant approfondissements ou contrepoints des thématiques de l’exposition, organisés selon les grands thèmes iconographiques de la production cinématographique des années 1895-1907 et permettant la flânerie du visiteur comme du lecteur, tout en requérant de leur part un travail actif. Cette pratique apparaît privilégiée par D. Païni (voir le « montage » appliqué au carnet d’adresses d’Eisenstein dans « Les passages parisiens d’Eisenstein », dans Ada Ackerman (dir.), Sergueï M. Eisenstein. L’œil extatique, Metz, Centre Pompidou-Metz, 2019, p. 278), confirmant, dans le catalogue, que « l’ambition de l’exposition (...) n’est (...) pas d’accumuler des preuves tirées de la volonté déclarée des artistes, scientifiques, ingénieurs, écrivains et chroniqueurs témoins de cette précipitation culturelle et technologique de cette fin de siècle » mais bien « d’opérer, selon le modèle du montage, des rapprochements dont nous espérons la fertilité poétique autant qu’historiographique. Nous en attendons des éclats de connaissance, des étincelles dans des ‘‘champs magnétiques’’ inédits pour paraphraser André Breton » (p. 16 ; voir aussi la mobilisation de la notion d’« assemblage » à partir de Deleuze et Guattari).

12Si un tel « fatras bigarré » peut ici être source d’éclatement, comme d’incomplétude (voir, par exemple, le choix des biographies et même des entrées dans le catalogue) ou encore d’arbitraire, « Enfin le cinéma ! » contribue à faire bouger le « concept » cinéma (comme le relevait foncièrement, pour le cinéma exposé, F. Albera dans « Exposé, le cinéma s’expose », dans Olivier Lugon (dir.), Exposition et médias. Photographie, cinéma, télévision, L’Âge d’homme, 2012, pp. 179-208). L’exposition et le catalogue, réunissant historiens de l’art, philosophes et théoriciens, historiens et esthéticiens du cinéma, témoignent d’une riche entreprise, stimulante et heuristique, en forme de kaléidoscope, à la manière de la robe de Miss Darling Chromo dont l’affiche est présentée en fin de parcours, une sorte de « fête foraine didactique et attrayante » (Henri Leneveux, De l’instruction en France. Études sur les moyens de la propager, Paris, Dubuisson, 1861, pp. 176-178, cité p. 142) pour appréhender cet objet polymorphe qu’est le cinéma.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie Guesden, « Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France (1833-1907) »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 96 | 2022, 244-250.

Référence électronique

Marie Guesden, « Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France (1833-1907) »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 96 | 2022, mis en ligne le 01 octobre 2024, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/9558 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12y88

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