Bertrand Bacqué, Lucrezia Lippi, Serge Margel et Olivier Zuchuat (dir.), Montage. Une anthologie (1913-2018)
Bertrand Bacqué, Lucrezia Lippi, Serge Margel et Olivier Zuchuat (dir.), Montage. Une anthologie (1913-2018), Genève, HEAD/MAMCO, 2018, 574 p.
Texte intégral
1On se souvient peut-être qu’il y a moins d’une dizaine d’années, dans un article aussi polémique que son titre truffaldien pouvait le laisser présager (« Une certaine tendance de l’enseignement du cinéma », Cahiers du cinéma, no 676, mars 2012), Dork Zabunyan, devenu depuis « professeur en études cinématographiques » à l’Université Paris 8, avait proposé un « état des lieux des attaques rétrogrades contre l’esthétique et le cinéma comme art » (sous-titre de son article). Postulant, sans réelle justification, l’irréductibilité d’une certaine (tendance de l’) esthétique du cinéma, Zabunyan définissait ces prétendues attaques comme relevant de « trois démarches », elles-mêmes « en apparence irréductibles ». Aux côtés des « sciences cognitives » et des « cultural, gender ou encore star studies », la troisième flèche de cet arc menaçant tenait selon lui à « une revalorisation de l’histoire du cinéma dont les tenants revendiquent un travail minutieux sur les sources et le factuel dans la perspective d’une archéologie du cinématographe ». On pourrait s’arrêter sur chacun des mots pour discuter cette position d’autant moins sérieuse qu’elle correspond tout au plus (et encore !) à une réalité strictement française – l’histoire du cinéma serait-elle qualifiable de « démarche », ou serait-il plus pertinent de la penser en termes d’« approche », de « méthode », voire de « discipline » ? S’il s’agit d’une « revalorisation », comment, à la faveur de quoi, sur quelles bases s’est produit cet hypothétique gain de valeur ? Le « paradigme » historien s’illusionne-t-il encore sur la finalité de l’histoire à produire du « factuel » ? Quelle signification donner ici à « archéologie » – méthodologico-disciplinaire, foucaldienne, etc. ? Le terme de « cinématographe » induit-il que l’histoire aurait vocation à s’en tenir à ce qu’André Gaudreault appelle la « cinématographie-attraction », et donc à délaisser les périodes postérieures, envisageables en dehors de toute historicité ? etc.
2Mais on peut également, de surcroît avec le recul que nous permettent les années écoulées, prendre ce point de vue au sérieux... tout en gardant ces questions en tête. Disons en tout cas que certaines publications récentes, comme cette anthologie sur le montage et d’autres livres sur lesquels nous reviendrons (Histoire vagabonde du cinéma, de Vincent Amiel et José Moure, chez Vendémiaire) – voire d’autres encore qui les ont précédées, parfois dans des perspectives différentes (par exemple cette forme d’« histoire anthropologique », comme l’avait écrit Michèle Lagny dans notre no 66, proposée par Emmanuelle André dans le Choc du sujet. De l’hystérie au cinéma, xixe-xxie siècles, PUR, 2011, qui postule grosso modo qu’une conception historique de l’hystérie a donné forme à des films, tout au long de l’histoire), sont à bon droit appréhendables tout autant comme la preuve que la flèche menaçante de l’histoire du cinéma a atteint sa cible qu’inversement, comme le signe d’une digestion de l’histoire du cinéma par l’esthétique. Difficile de distinguer, dans cette double possibilité, l’envers de l’endroit : le gant se retourne aisément, selon que c’est l’histoire ou l’esthétique qui l’enfile.
3Mais si l’histoire a gagné ( ?), sa victoire semble se limiter à suggérer que les phénomènes ne sont pleinement compréhensibles qu’en étant inscrits dans une certaine durée, voire dans l’entièreté de l’histoire, en tout cas pour ces deux ouvrages qui partagent le principe de traverser le cinéma de ses débuts jusqu’à la période actuelle – sans que cela ne dise rien de la manière (historienne ou non) dont on entend produire une intelligibilité de ces phénomènes. La chronologie s’impose en fait comme une matière qu’il s’agit de travailler, car – second effet de cette « victoire » ( ?) – les tenants de l’esthétique qui s’emparent de l’histoire ne sont pas sourds aux quelques rares idées qui font consensus dans la cacophonie des pratiques historiennes en matière de cinéma – en premier lieu le fait qu’il faudrait se défier de la linéarité, trop prompte à se marier avec la causalité (la chose est entendue au moins depuis Jean-Louis Comolli et son « Technique et idéologie » [1971-2, dans les Cahiers du cinéma ; rééd. 2009 chez Verdier sous le titre Cinéma contre spectacle]).
4Dès lors, l’un des principaux enjeux de ces travaux consiste, une fois la chronologie acceptée comme un donné, d’en proposer une lecture inédite, de lui appliquer un cadre d’intelligibilité... justement peu historique et historien. De fait, cette anthologie sur le montage pose dès son titre la période étudiée (1913-2018), présente les 94 textes réédités « selon un ordre chronologique rigoureux » (p. 22), mais ajoute à ce dispositif éditorial « historien » une sorte de supplément (qui se traduit d’ailleurs matériellement par une succession de cartes placées à la fin de l’ouvrage), voire de valeur ajoutée, par le recours à des « rhizomes » : « L’ambition des différents rhizomes présents dans cet ouvrage est de compléter cet ordre chronologique, d’offrir d’autres chemins et pistes de lectures » (p. 23). Ces « rhizomes » sont au nombre de dix : « les prédicats du montage », « continuités et ruptures entre deux plans », « les temps du montage : rythme, flux, vitesse », « de la plasticité à la composition », « puissance des hétérogènes », « des images et des sons : jonctions et disjonctions », « praxis du montage », « de la complexité des rapports entre découpage, tournage et montage », « règles et transgressions » et « sensations, tensions, émotions ».
5Ils dessinent donc des façons de penser le montage, de natures potentiellement différentes (si tous entremêlent plus ou moins pratique et théorie, ils peuvent renvoyer à des façons de penser plus pratiques, ou plus théoriques), qui paraissent anhistoriques, puisque, d’une part, faisant dialoguer des textes inscrits dans des aires et des périodes très diverses (qui parlent donc des langues différentes, dans l’espace et le temps) et, d’autre part, parce qu’étant élaborés à partir de « mots-rhizomatiques » balisant chaque texte qui ne sont pas envisagés dans leur historicité : le cadre d’intelligibilité est donc clairement plus théorique qu’historique.
6Pourtant, il va de soi, par exemple, que des « règles » de montages n’apparaissent qu’après la normalisation d’un ensemble de pratiques, et que leur transgression n’est possible qu’une fois ces règles reconnues comme telles. La « continuité » en tant que mode de concaténation des plans ne s’impose que progressivement, et l’on pourrait même envisager une histoire du montage basée sur les transformations (dans le temps et l’espace, d’une aire culturelle à une autre) dans la hiérarchie et les combinaisons des divers éléments susceptibles de produire l’impression de continuité (ordre du récit, mouvement, geste, direction des regards, etc.). De même, la question de la jonction et de la disjonction des images et des sons n’apparaît pas ex nihilo : outre, bien évidemment, qu’il faut que les conditions techniques soient remplies pour que jonction et disjonction soient possibles (notamment avec l’avènement du son optique), ces questions dialoguent avec un état en quelque sorte antérieur de la pensée sur le montage. En d’autres termes, la chronologie, à la fois affichée et complexifiée par ce principe de rhizome, est aussi ce qui vient en miner partiellement la pertinence : l’histoire (en tant que cadre d’intelligibilité) est minorée au profit de la théorie, mais ne cesse de faire retour. Pour le dire encore autrement, l’ouvrage fait presque malgré lui la démonstration que la théorie constitue en elle-même un objet historique.
7De fait, c’est bien sûr à partir d’un état actuel (ou d’une certaine tendance !) de la théorie sur le montage que sont constitués ces rhizomes, au point d’ailleurs que le livre s’épargne la nécessité de définir ce qu’il entend par « montage », adoptant implicitement une acception extensive qui prévaut aujourd’hui le plus souvent (le principe de mise en succession des plans), mais qui n’est elle-même que le produit de l’histoire. Faut-il rappeler que jusqu’au début des années 1920, dans la plupart des pays occidentaux, succession, rythme, etc., sont prévus dès l’écriture, dans le découpage (ou continuity, shooting script, etc.), document quasi contractuel qui régit par avance les modalités de l’assemblage des plans – lequel peut bien sûr modifier les prévisions du découpage, mais le plus souvent marginalement, sauf chez des metteurs en scène qui revendiquent, tant pratiquement que lexicologiquement, le montage (par exemple Gance, présent seulement dans le volume pour un texte « tardif » – « Le cinéma de demain », 1929 – qui ne permet pas de comprendre la précocité et la singularité de sa réflexion sur le sujet et sa contribution possible à la reprise du terme « montage » par les Russes). Il n’est d’ailleurs pas insignifiant de ce point de vue (mais sans que cet ouvrage en tire la conclusion qui s’impose) que le texte qui ouvre le volume, « Le cut-back » de Epes Winthrop Sargent (1913), soit tiré d’un ouvrage destiné essentiellement à expliquer l’écriture de scénarios et de découpage (il s’ouvre sur ces mots : « Don’t forget that the heart and soul of the scenario is its story », et se donne explicitement comme objet « the study of photoplay writing »). Si, à ce texte, on ajoute l’article bien connu de Buñuel de 1928, « “Découpage” ou segmentation cinégraphique », reproduit dans cette anthologie (qui, finalement, sort très peu des sentiers battus dans son choix de textes), on ne peut que constater que cet ouvrage décrit, mais bien sûr malgré lui, une situation historique (prévalence globale du découpage dans les opérations de mise en succession) contredisant le positionnement même de ce livre (le montage comme principe de mise en succession). Buñuel s’oppose même explicitement à Levinson qui, influencé par sa connaissance du cinéma soviétique, octroie plus d’importance au montage qu’il n’en prend alors (en 1927, dans l’après-coup de la découverte en France du Cuirassé Potemkine) dans les pratiques cinématographiques hors-URSS : « André Levinson a publié, il y a quelque temps, une étude sur le style au cinéma, dans lequel il attribuait au montage toutes les vertus que nous venons de définir pour la segmentation. Cela est dû, sans doute, à la confusion qui existe entre les mots techniques, à la connaissance incomplète des procédés cinématographiques ». Cette remarque polémique fait l’objet d’une courte note des éditeurs (p. 109)... uniquement pour renvoyer à la reproduction (partielle) de l’article de Levinson, qui précède justement celui de Buñuel dans l’ordre chronologique du volume. Mais le lecteur ne saura donc rien de plus sur les fondements de cette polémique, sur la réalité matérielle à laquelle elle renvoie, le cadre théorique construit empêchant de saisir les enjeux propres à cette époque dans les rapports entre découpage et montage.
8À l’autre extrémité, ou presque, du spectre temporel, on pourrait s’étonner de la présence d’un seul texte, assez ancien (« La grande syntagmatique... » de Christian Metz, de 1966) de nature sémiologique/narratologique, et plus largement du peu de présence des réflexions universitaires (Jacques Aumont et David Bordwell, représentants par ailleurs de deux branches, certes distinctes, d’un certain formalisme), alors que les approches plus « philosophiques » du montage sont très largement représentées (Gilles Deleuze, pour trois textes, Giorgio Agamben, Jacques Rancière, Marie-José Mondzain, Georges Didi-Huberman, etc.). Bien sûr, ce choix se trouve assez clairement énoncé en début d’ouvrage : « (...) nous avons retenu deux types de textes : des textes “sources” de cinéastes ou de monteurs-ses qui théorisent ou pensent leurs pratiques (de Kouléchov à Atherton), et des textes dits “de référence”, signés par des critiques, des théoriciens ou des philosophes qui ont marqué de manière significative la pensée du montage en apportant une ou des idées capitales (de Bazin à Mondzain) » (p. 20). Toutefois, cette justification interroge, en ce qu’elle semble s’adosser à une histoire (« qui ont marqué de manière significative la pensée du montage ») qui, d’une part, ne laisse aucune trace dans l’ouvrage, alors même qu’elle pose la question de la circulation diachronique des idées, leur possible reprise de texte en texte, et qui, d’autre part, semble un peu mise à mal par certains choix. On se demande ainsi, par exemple, ce qui explique la reprise d’un article de Poudovkine qui paraît avoir peu circulé et donc avoir eu un impact mineur (« L’observateur extérieur »), quand « Le montage, élément vital en cinégraphie » (publié en français dans Cinéa-Ciné pour tous, no 124, 1er janvier 1929), traduction du début de Filmtechnik, Filmmanuskript und Filmregie (1928), a connu maintes traductions, une intense circulation, et a fait l’objet de nombreux commentaires critiques et théoriques. Le choix d’une prévalence des approches « philosophiques » du montage produit en tout cas deux effets : d’une part, il contribue à donner l’impression que le montage est aujourd’hui pensé essentiellement par des praticiens et des philosophes (alors qu’il demeure un objet de réflexions académiques sans cesse renouvelées, comme le montrerait par exemple la trajectoire d’un Dominique Chateau, justement parti de la narratologie – « Montage et récit » en 1978 – pour en venir maintenant à une articulation entre philosophie et une certaine forme d’histoire) ; d’autre part, cet état actuel de la théorie engage évidemment le choix des « mots-rhizomatiques » recherchés dans chaque texte, afin de l’inscrire dans un ou plusieurs rhizomes et, ce faisant, d’inciter le lecteur à le faire dialoguer avec d’autres textes.
9Par conséquent, c’est à l’aune d’une certaine pensée philosophique du montage que la chronologie du phénomène est rebattue, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes. Il est ainsi frappant de constater que cette pensée ne sait que faire de certains textes, si bien que l’article de Juan Arroy, « La monteuse » (1925), ne bénéficie d’aucun mot-rhizomatique et ne trouve place dans aucun rhizome... pas même celui intitulé « Praxis du montage », dans lequel figurent pourtant la plupart des textes « pratiques ». L’exemple vaut donc qu’on s’y arrête. Cette « praxis » débute, chronologiquement, avec l’article de la monteuse américaine Anne Bauchens datant de 1937, et reproduit un an plus tard en français dans un volume présenté et traduit par Jean George Auriol (Silence ! On tourne. Comment nous faisons les films, Paris, Payot, 1938). Remarquons au passage qu’à la différence d’autres textes, on a fait le choix de ne pas le retraduire, alors même que certains termes anglophones, adaptés par le traducteur de l’époque à l’aire française, sont aujourd’hui passés dans l’usage courant : là où Bauchens écrit « script girl », Auriol traduit « secrétaire de plateau » ; quand elle parle des « rushs » journaliers visionnés, Auriol préfère « bouts ». De fait, la traduction d’Auriol est elle-même un objet historique, ne serait-ce que dans sa dimension de trace de pratiques langagières propres à une époque et à une aire culturelle (les textes étant très peu annotés, ces aspects ne sont pas spécifiés dans cette reprise de la traduction d’origine). Au-delà de ces questions de vocabulaire, Bauchens évoque des pratiques, des « règles » et des principes qui se fixent notamment avec les transformations matérielles que connaît le montage au moment du parlant (ce qui va dans le sens de ce que je mentionnais précédemment), l’ensemble constituant une « praxis » particulière à partir de laquelle – c’est-à-dire notamment contre laquelle – va s’élaborer une pensée plus ou moins philosophique, « de Bazin à Mondzain ». Cette praxis repose sur une double idée : le film est en partie inventé au montage ; cette « invention » consiste en particulier à transformer le discontinu du tournage en un récit donnant une impression de continuité. C’est ce qui permet d’en exclure des pensées plus discontinuistes (pour aller trop vite : les Russes, en tout cas Eisenstein et Vertov), et des discours considérant que l’essentiel du film se joue avant l’assemblage, comme celui d’Arroy. Celui-ci décrit en effet dans son texte la pratique commune du montage dans la première moitié des années 1920 en France, laissant de côté les pratiques plus marginales, comme celles de Gance, qu’il connaît pourtant très bien (il évoque d’ailleurs ces autres pratiques d’une formule laconique : « quelquefois aussi c’est plus compliqué »). Il la présente comme une phase durant laquelle il s’agit principalement de choisir les prises, puis de « les coller bout-à-bout dans l’ordre des scènes numérotées sur le scénario, non sans avoir au préalable coupé les déchets de la scène », c’est-à-dire élaguer l’inutile (début et fin de prises), dans une conception très particulière de la coupe, alors peu utilisée dans le cinéma français pour diviser une prise en deux et y insérer une autre échelle de cadrage (par exemple). On voit ainsi que faute de comprendre ce à quoi renvoie historiquement un texte, on le condamne à ne trouver aucune place dans un cadre théorique construit lui-même historiquement à partir de pratiques résolument différentes.
10On pourra cependant objecter à ces quelques remarques critiques que toute dimension historique est loin d’être absente de ce volume, au-delà même de la chronologie. En effet, dans une conception finalement zabunyenne de l’histoire du cinéma, l’histoire factuelle et minutieuse trouve en fait sa place à côté de la pensée, de la théorie, comme adjuvant, sagement posée au début de chaque texte dans une colonne de gauche, qui décline les papiers d’identité du texte : présentation de l’auteur, rapide résumé, publication originale et première publication en français (s’il y a lieu). En un sens, un contexte est donné, agrémenté parfois de rares notes visant par exemple à expliquer le recours à tel ou tel terme historiquement daté. Cependant cette « histoire » ne paraît reposer sur aucune méthode historienne au sens strict. Pour ne donner qu’un exemple, lorsqu’une note vise à expliquer le recours par Epes Winthrop Sargent (en 1913) au terme aujourd’hui inusité de « cut-back », elle le contextualise historiquement (« utilisé au début du xxe siècle... »), mais sans que soit explicité le cheminement qui permet de parvenir à cette assertion... d’ailleurs assez problématique. En effet, le terme est encore utilisé dans les années 1940, par exemple chez Theodore Huff parlant de Life of an American Fireman (voir notre no 86, où cet usage est signalé) ou chez le critique Otis Ferguson, dans son compte rendu de Citizen Kane en 1941. Certes, son acception change progressivement, signifiant l’alternance entre deux actions chez Huff et valant pour « flash-back » chez Ferguson (du moins dans le sens que nous donnons aujourd’hui au terme de « flash-back », qui a lui-même connu des variations sémantiques !), là où il désigne plutôt, chez Sargent, une intercalation, pouvant permettre une ellipse (qui peut, mais pas nécessairement, prendre la forme d’une alternance entre deux actions, lieux, etc., comme dans l’exemple reproduit dans cette partie du propos de Sargent). De surcroît, le terme est présenté comme « sans équivalent en français », alors même qu’Auriol lui en trouve un (certes très approximatif !), dans sa traduction de Bauchens (« you might cut back to a medium shot ») ! De fait, si les éditeurs étaient repartis du texte originel de Bauchens, ils auraient donc trouvé une occurrence bien postérieure « au début du xxe siècle »... Il apparaît ainsi clairement que l’histoire à l’œuvre dans ce volume ne va pas jusqu’à une sémantique historique des termes utilisés, et s’appuie sur une forme d’empirisme plus que sur une méthode historienne.
11D’autres présentations de textes sont plus problématiques encore, soit par leur inexistence (ce qu’elles ne voient pas dans le texte et donc ne disent pas), soit à l’inverse par ce qu’elles affirment au plan théorique, sans assise historique. Pour le premier cas, on peut citer le texte de Bazin sur Orson Welles, tiré du livre qu’il consacra au cinéaste américain en 1950, ou plus exactement de sa « réédition » par Labarthe... à partir du manuscrit réécrit par Bazin et resté inédit – ce qui le transforma en un autre livre. La présentation de ce texte dans le volume expose honnêtement son emprunt à l’édition Labarthe, tout en indiquant néanmoins les pages correspondantes dans l’édition 1950 (chez Chavane), laissant entendre une étonnante correspondance entre ces deux ouvrages pourtant fort dissemblables. Cette « minutie » (pour reprendre Zabunyan) suggère une forme de philologie susceptible d’éclairer les variations et nuances théoriques de Bazin d’une édition à l’autre par le recours à l’histoire, ou à tout le moins par une comparaison entre les deux Orson Welles, qui diffèrent notamment sur la place qu’ils accordent au concept de plan-séquence (lequel engage une conception nécessairement très particulière du montage). Mais il n’en est rien, l’édition du texte dans ce volume restant muette sur les écarts entre les deux livres, alors même que le lecteur pourrait rester circonspect devant le fait que Bazin évoque (p. 170) « l’intuition du plan-séquence » chez Welles (c’est-à-dire l’intuition d’un concept dont Bazin est l’inventeur), mais avant même de le définir... plusieurs pages plus loin (p. 173 : « une unité de découpage qu’on pourrait appeler le plan-séquence »... qui a donc été déjà nommée plus tôt !) ! Incongruité d’un manuscrit resté inédit, qui ne dérangea pas Labarthe, mais que l’on est en droit de voir explicitée dans une nouvelle édition qui semble vouloir donner des gages de minutie. De fait, dans l’édition 1950, cette sorte de prolepse théorique est absente, ce qu’un rapide travail à peine historien aurait permis de signifier par une note, en expliquant par exemple que, de 1950 à la mort de Bazin, le concept connaît une grande socialisation, qui amène sans doute Bazin à effacer les conditions de son origine, précisément définies dans l’édition 1950 (dans le contexte d’une forte polémique critique autour de Welles), dans son projet de réédition, pour lequel (comme avec Qu’est-ce que le cinéma ?) l’un des enjeux est de toute évidence de gommer la dimension critique afin de valoriser la dimension théorique. Ajoutons enfin au sujet de ce texte qu’on peut s’étonner de ne pas voir pas associé au mot-rhizomatique « montage-séquence », alors même que la scène des « trois ans du supplice de Susan », que Bazin commente à la suite de Sartre (p. 174), représente précisément un exemple de « montage-séquence », largement glosé en tant que tel dans l’aire anglo-saxonne. Il est vrai cependant que les éditeurs expliquent qu’« un texte retenu dans l’anthologie est inclus dans un rhizome s’il contient explicitement dans sa traduction française l’un des mots-rhizomatiques constitutifs dudit rhizome » (p. 24), et « montage-séquence » n’est, de fait, pas un terme utilisé par Bazin. En toute logique, puisqu’il n’existe, sauf erreur, que dans l’aire anglo-saxonne, bien qu’il soit ici francisé, et ce terme a d’ailleurs lui-même une histoire (essentiellement américaine) liée à l’irruption du terme français « montage » dans cette aire anglo-saxonne, suite à la parution de « Film Direction and Film Manuscript » de Poudovkine dans Experimental Cinema en juin 1930. Curieuse pratique, tout de même, que celle consistant à coller rigoureusement aux termes sans envisager pour autant les changements qu’ils connaissent spatialement (traductions) et historiquement (acceptions)...
12Le second exemple concerne « Le montage » de Béla Balázs, tiré de l’Esprit du cinéma (1930). La présentation du texte (p. 119) précise ceci : « Cet ouvrage représente la somme des réflexions sur les théories du montage en Allemagne et en Union Soviétique à partir des films d’Eisenstein, de Dziga Vertov et Walter Ruttmann. Or, le passage cité marque un certain différent [sic]. Alors qu’Eisenstein reproche à Balázs de surestimer l’importance de l’image au détriment du montage, et surtout “d’oublier les ciseaux”, Balázs lui-même définit la construction hiéroglyphique des films d’Eisenstein comme un pur “montage intellectuel” ». Quiconque connaît un peu les circonstances de la polémique entre Balázs et Eisenstein, qui a été documentée par Frank Kessler (« Les ciseaux oubliés », Cinémas, vol. 13, nos 1-2, 2002 ; à ce sujet, on peut regretter que l’ouvrage ne comporte aucune bibliographie, qui aurait pu donner au lecteur des pistes pour éclairer historiquement les textes), ne peut qu’être surpris par cette formule un peu alambiquée qui paraît induire une reconstruction de la chronologie, postulant implicitement qu’Eisenstein, dans un article de 1926, discuterait un ouvrage de 1930, et donc, forcément, en se trompant sur la position de Balázs. Eisenstein visait bien sûr un article largement antérieur, publié en juillet 1926 (ce qui n’est pas spécifié). Cette note donne ainsi une couleur théorique surprenante au texte de Balázs, qui semble défendre une position solidement assise, et finalement proche d’Eisenstein (le différend relèverait en un sens du malentendu). C’est oublier que les développements de Balázs sont en fait fragiles, au sens où peut l’être un béton trop frais, et qu’ils s’établissent justement dans l’après-coup de cette polémique, mais aussi d’une distinction stricte que fait une partie de la critique allemande entre le montage de certains Soviétiques, en particulier Vertov, et les collages d’un Ruttmann (« Vertov, par le montage, fait apparaître un sens dans la corrélation de ces morceaux de réalité. Ruttmann les juxtapose sans les éclairer ; Vertov les interprète en les représentant », écrit ainsi Kracauer dans sa critique de l’Homme à la caméra, reproduite dans le Voyage et la danse, Presses Universitaires de Vincennes, 2018, pp. 89-92).
13Isolant des textes, les groupant, les rendant pertinents, les mettant en relation et les constituant en ensemble, cet ouvrage peut donc donner l’impression de faire une sorte d’archéologie au sens foucaldien (on aura reconnu dans les premiers mots de cette phrase une reprise de la manière dont Foucault décrit cette nouvelle forme d’histoire qu’il appelle de ses vœux dans l’Archéologie du savoir, p. 7 de l’édition de 1969 chez Gallimard), et ainsi répondre lointainement à Zabunyan qu’il serait possible de conjoindre sur ce modèle théorie et histoire. Mais les points de discussion soulevés précédemment montrent qu’en dépit de cette référence revendiquée (citée p. 25), cet ouvrage tend plutôt à considérer les textes reproduits comme des documents, toujours au sens foucaldien, c’est-à-dire essentiellement comme des traces, d’une pensée et/ou d’une pratique, en quoi, selon Foucault, cette démarche s’inscrirait plutôt dans une « forme traditionnelle » de l’histoire – ici une chronologie et une présentation du contexte. Ce que manque globalement l’ouvrage, de ce point de vue, c’est de considérer davantage les textes comme des monuments, c’est-à-dire dans ce qui les constitue même – des mots (et l’on a vu qu’une telle anthologie gagnerait sans doute à être plus attentive à l’historicité des mots) et des discours, « ce pour quoi et ce par quoi on lutte », comme l’écrit Foucault dans l’Ordre du discours (Gallimard, 1971, p. 12). Il n’est pas insignifiant que les exemples sur lesquels ce compte rendu s’est arrêté relèvent pour la plupart, justement, de la lutte discursive, laquelle éclaire les positions défendues : Buñuel face à Levinson, Bazin face aux critiques qui attaquent Welles, Balázs face à Eisenstein – de la lutte émerge la conceptualisation théorique. De fait, une partie de la compréhension de ces textes nécessite de les réinscrire dans ces luttes diachroniques, c’est-à-dire « d’isoler, de grouper, de rendre pertinents, de mettre en relations, de constituer en ensembles » ces textes non en fonction d’une conception théorique actuelle du montage, mais à partir de ce qui les constitue en tant que monuments – donc d’établir à partir d’eux des séries historiquement fondées, dont pourrait rendre compte une courte présentation. Retrouver ce qui explique historiquement les positions singulières de Buñuel, Bazin, Balázs et les autres nécessite donc un vrai travail archéologique – ambitieux chantier qui dépasse très largement cette « archéologie du cinématographe » évoquée par Zabunyan, et si ambitieux qu’il n’a pour l’heure trouvé preneur ni chez les historiens ni chez les théoriciens. Et donc sans doute trop ambitieux pour ce livre, qui relève finalement davantage de la compilation érudite pour étudiants. De ce point de vue, il vient remplir opportunément et luxueusement (dans sa forme, très belle) un incontestable vide. Mais également nous rappeler en creux que l’histoire est moins une flèche menaçante pour l’esthétique que la condition d’une compréhension plus fine de ce qui la fonde.
Pour citer cet article
Référence papier
Laurent Le Forestier, « Bertrand Bacqué, Lucrezia Lippi, Serge Margel et Olivier Zuchuat (dir.), Montage. Une anthologie (1913-2018) », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 93 | 2021, 234-240.
Référence électronique
Laurent Le Forestier, « Bertrand Bacqué, Lucrezia Lippi, Serge Margel et Olivier Zuchuat (dir.), Montage. Une anthologie (1913-2018) », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 93 | 2021, mis en ligne le 02 décembre 2021, consulté le 18 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/8445 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.8445
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