Éric Rondepierre : précis de décomposition
Texte intégral
- 1 Jules Michelet, L’Insecte. L’infini vivant, Paris, Librairie Hachette, 1890 [1857], p. 99.
« Qui eût osé soutenir que la chenille, avec ce luxe pesant d’organes digestifs qu’elle traîne et ses grosses pattes velues, fût même chose qu’un être ailé, éthéré, le papillon ? »
Jules Michelet1
- 2 Roland Barthes, « Le troisième sens. Notes de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Eisenste (...)
- 3 Comme on le sait l’Image-mouvement et l’Image-temps de Gilles Deleuze (Minuit, 1984) reviennent rés (...)
1Éric Rondepierre, devant l’image en mouvement – le cinéma –, a pris le parti d’en explorer les composants invisibles à la projection : le photogramme, l’inter-image, le noir, l’avènement de la lettre, l’intervalle. Autant dire qu’il s’est intéressé à la matérialité de ces images éthérées quand elles sont projetées de la machine où elles tournent sur l’écran où elles trouvent un obstacle qui les fait apparaître. Pour atteindre cette matérialité il faut non seulement se détourner de l’écran, mais arrêter le mouvement, enrayer le défilement, se saisir de la bande pelliculaire, la scruter, entrer en elle. C’est l’arrêt sur image. On sait qu’à le pratiquer sans précaution – généralement par accident –, ladite image, soumise au feu des charbons incandescents ou de la lampe, brûle, se boursoufle, se tord, se brunit, forme finalement un trou dans la bande. Dans d’autres cas elle se déchire, elle tressaute, se décale du couloir qui la guidait et des engrenages qui la faisaient avancer grâce à ses fragiles perforations. Ces phénomènes, inhérents au film sur pellicule projeté, ont inspiré nombre de cinéastes : faire advenir délibérément le photogramme, atome invisible du corps filmique, à la perception du spectateur, hante le cinéma (Six et demi onze d’Epstein puis Blow Up d’Antonioni, via la photographie) ou l’enchante (Paris qui dort de René Clair, la Jetée de Chris Marker), parfois en impliquant la machine de prise de vue elle-même (début de Persona de Bergman, séquence de 79 primaveras de Santiago Alvarez). On y puise des possibilités de trucages depuis Méliès, on y traque l’unité minimale du « filmique », le kinème (Werner Nekes). Rien que de très normal à cela puisque le cinéaste, quand il travaille à son film à la table de montage, a bien affaire à cette bande immobile d’instantanés photographiques qu’on appelle photogrammes et dont on aimait énoncer le nombre par milliers dans les premières années du cinéma. Les ciseaux de Svilova ont immortalisé le geste de la monteuse qui choisit entre deux images, deux moments de ce qui serait la « même » image en mouvement. Les photogrammes, en outre, peuplent les publications de cinéma (ne serait-ce que celle que vous avez sous les yeux). D’où le geste inaugural de Roland Barthes, à partir de quelques photogrammes publiés dans les Cahiers du cinéma, d’une « théorie du photogramme » comme lieu idoine de la lecture du filmique2. Le photogramme, écrivait-il, lève la contrainte du mouvement et du temps filmiques3. C’est à se déprendre de la perception ordinaire du film projeté que l’analyse peut commencer. Mais – chez Barthes –, non point l’analyse en constituants, en traits pertinents du ou des codes narratifs et figuratifs (que constituait au même moment Christian Metz) ; plutôt l’analyse en étrangeté dirions-nous. Le photogramme permettant de dégager un troisième sens (signifiant sans signifié), échappant à la grille sémiotique : celui de l’excès, de l’inquiétant. On dira, peu après, de l’informe (Georges Didi-Huberman).
2Éric Rondepierre reprend ce problème à la racine : il va aux photogrammes eux-mêmes comme objets, non à leur reproduction en tant qu’image, et se focalise sur les pathologies qui les affectent et qui, paradoxalement, exhaussent leur nature de déchet, de raté ou de rature en les monumentalisant. Les images noires dans Excédents, les surimpressions de textes avant que la lettre ne soit lisible dans Annonces, les intervalles entre deux photogrammes, la trame vidéo, les images projetées sur des supports papiers, peintes et rephotographiées (Moires, Stances, Diptyka, Suites, Loupes). Mais c’est dans la série Précis de décomposition (1995) qu’il s’agit en particulier du photogramme comme matière : la pellicule, son émulsion et, altération de celle-ci, sa décomposition chimique – dont on a parlé ici même, Hollis Frampton en particulier (voir 1895 revue d’histoire du cinéma no 87, 2019). Ténue, elle n’est qu’un « supplément » incongru ou dérangeant, généralisée, elle met à mal la représentation. Dès lors « l’image » prise dans l’ambre de l’émulsion que l’apparence de son enveloppe figurative ne protège plus délivre sa larve de matières, d’halogénures d’argent et de ce magma naît une autre image qui n’est plus imitative mais projective, celle du fantasme, du cauchemar, du désir, des « images secondes ».
3« Quand l’image ne joue pas avec sa destruction, je ne prends rien » dit l’artiste (Apartés, 2001, p. 68) à qui l’on peut trouver une certaine proximité avec Jurgis Baltru_aitis et son goût pour les aberrations de l’image (anamorphoses, perspectives dépravées, effets merveilleux, etc.) porteuses de monstruosités. De ce matériau Éric Rondepierre tire des photographies dont les agrandissements en grands formats monumentalisent ces altérations du film.
4Pour des historiens du cinéma et, a fortiori, des archivistes qui ont affaire à l’aspect matériel du film et non seulement à son évanescence projetée, le travail d’Éric Rondepierre est fascinant : lui aussi a couru les archives, les cinémathèques pour récupérer des chutes, des rebuts auxquels il a redonné la grandeur d’une œuvre. Remettant en question la norme (technique, esthétique) qui fait de taches, de trous, d’écailles, de voiles, des motifs de rejet, il nous renvoie en effet aux puissances ou potentialités de ces images dont la dégradation ne signe pas l’obsolescence mais la promesse d’une métamorphose. Est-ce, au reste, à la lumière de ce travail qu’il n’est plus rare aujourd’hui de voir des passages entiers d’un film ancien abîmé par le temps, par l’usure ou par les conditions de sa conservation maintenus malgré tout dans la copie restaurée ? Asta Nielsen dans l’Abîme (1912) comme Séverin Mars dans la Roue (1923) poursuivent ainsi leurs faits et gestes auréolés de halos, jouxtés par des ectoplasmes, agacés par des feux follets, titillés par d’imprévisibles écorces, évidés ou augmentés d’émanations méphitiques ou nimbés d’improbables mandorles.
5C’est « pour nous la matérialisation d’une vie autonome et secrète du film, le fond organique de cette mince pellicule sur laquelle se sont déposés du temps et une poussière de vie, et qui exhibe ainsi les signes de sa mortalité » (Daniel Arasse).
Annexe
Sur l’œuvre d’Éric Rondepierre :
Éric Rondepierre, « Quelques éléments pour une poïétique du photo-gramme », dans René Passeron (dir.), la Poïétique comme science et philosophie de la création, actes du Premier Colloque international de poïétique, Vinneuf, 28 avril - 2 mai 1989, éditions Poïésis, 1991 ; Dominique Païni, « Éric Rondepierre, entre les images », Art Press, no 164, décembre 1991, pp. 50-51 ; Thierry Lenain, Éric Rondepierre, Un art de la décomposition, La lettre volée, 1999 ; catalogue d’exposition Éric Rondepierre, Espace Jules Verne, Brétigny-sur-Orge, avril-juin 1993 ; Philippe Dubois, « Éric Rondepierre ou le photogramme dans tous ses états (entre la tache et la trame) » dans Ibid ; Daniel Arasse, « Des images de rêve » dans Éric Rondepierre, Paris, Léo Scheer, 2003 ; Denis Riout, « L’ombre des images », dans Ibid. ; Régis Durand, « Un cinéma décomposé » dans Extrait, Paris, 779 éditions/ SFP, 2001 ; Julien Milly, « Entretien avec Éric Rondepierre », Nouvelle Revue d’esthétique no 10, 2012 ; Éric Rondepierre, Images secondes (avec des textes de Catherine Millet et Jacques Rancière), Paris, éditions Loco, 2015.
Éric Rondepierre est artiste plasticien, essayiste, romancier, comédien. Docteur en esthétique avec une thèse sur les Yeux verts de Marguerite Duras, il a été professeur associé à l’Université Paris 1 (1996-2015). En 2015 l’exposition « Images secondes » à la Maison européenne de la photographie et à la Maison d’art Bernard Anthonioz, témoignait de 25 ans de son travail.
Notes
1 Jules Michelet, L’Insecte. L’infini vivant, Paris, Librairie Hachette, 1890 [1857], p. 99.
2 Roland Barthes, « Le troisième sens. Notes de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Eisenstein) », Cahiers du cinéma, no 222, juillet 1970, pp. 12-19 (repris dans l’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1982).
3 Comme on le sait l’Image-mouvement et l’Image-temps de Gilles Deleuze (Minuit, 1984) reviennent résolument à l’image projetée.
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Référence papier
François Albera, « Éric Rondepierre : précis de décomposition », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 91 | 2020, 31-45.
Référence électronique
François Albera, « Éric Rondepierre : précis de décomposition », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 91 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2025, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/7998 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.7998
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