Histoires de chanter : Grémillon, Caron et Cami interprètes d’Émile Vuillermoz
Texte intégral
- 1 Sur la question de la déliaison voix/corps dans l'histoire du cinéma, je renvoie aux travaux d'Alai (...)
1Le fantasme de Vuillermoz consistant à dissocier la voix et le corps d’un acteur ou un chanteur afin d’harmoniser l’essentiel et l’accidentel a une longue histoire qu’on peut faire commencer, pour le moins, avec Villiers de L’Isle Adam et son Ève future : la belle mais stupide cantatrice est dupliquée, grâce à la photo-sculpture et une sorte de cinématographe, et elle est dotée, grâce au phonographe, d’une conversation intelligente1. Edison corrige la nature, la supplante. Vuillermoz veut étendre ces prodiges aux obèses, aux handicapés, aux nains, aux vieux : on pourra, grâce aux technologies de l’image et du son, postsynchroniser des effigies muettes filmées par ailleurs, à leurs voix. Ou l’inverse. Leur permettant ainsi de prendre une revanche sur leurs disgrâces.
- 2 Le doublage en français démultiplie encore cette dissociation en donnant aux deux protagonistes pri (...)
2Cette déliaison de la voix et du corps – que Vuillermoz fait remonter au Cyrano de Rostand « doublant », sous le balcon de Roxane, le prétendant Christian –, c’est le ressort narratif et comique qu’utiliseront les scénaristes Betty Comden et Adolph Greren ainsi que les metteurs en scène Stanley Donen et Gene Kelly dans Singin’ in the Rain en 1952 quand la star du muet Lina Lamont à la voix de crécelle doit être doublée à l’arrivée du parlant2. Mais on aimerait évoquer ici, en parallèle à cette série d’articles de Vuillermoz, un film français qui met déjà en jeu ces questions de déliaisons des voix et des corps en usant, mieux que ne le fait le film américain, des ressources de la technologie, des machines d’enregistrements, en posant plus crûment la question du machinisme. Ce film, c’est Histoire de chanter de Gilles Grangier (1947) dont le scénario est de Cami.
3Pierre-Henri Cami, humoriste de longue durée du siècle passé, auteur de plusieurs centaines de chansons chantées par Mayol, Polin, Dranem, notamment, fit une carrière extraordinaire d’auteur loufoque avec des sketches tels ses Drames de la vie courante, des contes tels ses Histoires à lire sous la douche ou des romans tels les Aventures de Loufok-Holmes, l’Œuf à voile, le Fils des Trois Mousquetaires ou Sans un au purgatoire. Dans les années 1930 il publie dans l’Illustration sa « semaine camique », sorte de bande dessinée sur l’actualité. Il est déjà l’auteur de l’Homme à tête d’épingle (1914) – qu’a lu et apprécié Charlie Chaplin – quand, en 1917 dans la Baïonnette (no 90, 22 mars 1917), avant Shoulder Arms (Charlot soldat, 1918) il publie un scénario où Charlot est correspondant de guerre. La couverture du journal montre le Kaiser jaloux du succès de Chaplin (dont les films sont interdits en Allemagne). Dans le Film de 1919 il publie une chanson, « Pancrace au cinéma », destinée à Polin, qu’il illustre lui-même (no 163, 15 septembre 1919), et de petits contes drolatiques qui s’inscrivent, en les exagérant encore, dans la tradition du cinéma comique français de l’époque en y ajoutant un ressort proprement littéraire, le jeu de mot,le calembour pris au pied de la lettre. Dans Sans un au purgatoire (1948), il met en jeu non seulement le cinéma mais un cinéma de l’au-delà (auparavant René Barjavel a publié son Cinéma total) qui permet de visualiser le passé d’un certain nombre de défunts soucieux de gagner le paradis. Déjà dans ses Merveilleuses aventures du Baron de Crac (1927) il mettait en scène l’inventeur Vaucanson auteur d’une machine à explorer l’avenir.
4Dans Histoire de chanter Cami a imaginé de dissocier corps et voix du beau ténor qu’incarne Luis Mariano (Gino Fabretti), lequel séduit toutes les femmes de Nice où il se produit, non seulement lors de ses spectacles mais via la diffusion radiophonique et discographique. L’ensemble de ces médias est convoqué dans cette histoire.
Gonzague et Marinella
5Puisque Histoire de chanter compte Julien Carette à son générique et qu’il joue un rôle clé dans l’intrigue, on peut évoquer brièvement deux autres films où il joue également et qui participent, eux aussi, sur un mode plaisant, aux problématiques soulevées par Vuillermoz.
- 3 Avec Maurice Chevalier, Georges Milton, Marguerite Moreno, Albert Préjean. Elle sera à nouveau mise (...)
6Le premier, Gonzague de Jean Grémillon (1935) – parfois appelé « Gonzague ou l’Accordeur » – est la reprise sonore d’un premier film de 1923 où Henri Diamant-Berger adaptait cette pièce de Pierre-Gilles Veber3. Carette joue le rôle d’un accordeur de piano qu’une famille bourgeoise a convoqué peu avant une soirée mondaine pour s’occuper de l’instrument. Un hôte de marque – un général – faisant défaut, on invite l’accordeur pour n’être pas treize à table en le faisant passer pour un prince estonien. Sollicité de jouer un morceau de piano en attendant que le dîner soit servi, Gonzague, qui ne sait pas en jouer mais ne peut s’y soustraire, s’installe à l’instrument et temporise. Puis consultant subrepticement les programmes radio du jour il allume discrètement le poste de TSF qui est derrière un rideau – et dont la soubrette lui avait fait observer qu’il avait désormais supplanté le piano. Un scherzo endiablé se fait entendre et Gonzague s’efforce de synchroniser ses gestes avec la musique, y compris quand une manœuvre maladroite d’un visiteur déplace l’aiguille sur un autre poste et fait entendre une chanson populiste, qu’il fait mine d’entonner aussitôt. Il rencontre un triomphe avant de se trouver au centre d’un quiproquo (supplémentaire) entre mari jaloux, femme infidèle et jeune fille romantique.
- 4 À l'exception notable de Chronik der Anna Magdalena Bach (1968) où Gustav Leonhardt est filmé et en (...)
- 5 Je dois ces précisions à Jean-Pierre Collot que je remercie vivement ici.
7Grémillon avec la complicité de son ami Jacques Brillouin (assistant et compositeur de la musique du film) joue ainsi de cette réalité nouvelle qui fait que la musique peut être enregistrée et diffusée par des machines, dynamitant les conventions mondaines jusqu’ici en usage. Mais non seulement il dissocie, dans la prestation de Carette, la gestualité du pianiste que l’on voit et la production du son que l’on entend (ce qui est des plus courants4), mais il use en outre d’une musique elle-même déjà machinée et ayant subi des manipulations mécaniques. En effet le premier morceau (23’30” à 25’) qu’« interprète » Carette est joué sur piano mécanique. C’est évident dans la séquence du milieu (23’50” à 24’07) comme dans la deuxième intervention (26’02” à 26’25”), avec de surcroît un effet qui comporte des sons à l’envers (26’04” à 26’08”), une technique qu’on pense souvent rendue possible par la seule bande magnétique dans les années 1940 (et dont, plus tard, les Beatles ou Jimmy Hendrix feront un large usage). Le morceau principal a vraisemblablement été enregistré lentement, puis exécuté à un tempo très rapide (le tempo n’étant qu’une question de réglage sur un piano mécanique où il n’y a pas de rapport figé hauteur du son/tempo comme sur un disque) car la séquence (de 23’50” à 24’07”) semble trop virtuose (doubles notes à une main, etc.). À moins que la musique ait été inscrite directement sur le rouleau à l’instar de ce que fera plus tard Conlon Nancarrow, compositeur mexicain qui a beaucoup influencé Ligeti (Studies for player piano)5. La bande son de Gonzague est donc expérimentale à plusieurs titres et inscrit la question de la synchronisation son/image dans un ensemble complexe.
8Dans Marinella (Pierre Caron, 1936) Tino (Tino Rossi) est un peintre de décors travaillant dans un music-hall, aimant chanter et charmant ses camarades et quelques employés par sa voix. Pendant qu’il chante en travaillant arrive Trombett (Carette), fantaisiste siffleur et imitateur de cris d’animaux sans talent (il en convient lui-même), qui se présente pour remplacer un chanteur défaillant. Le directeur ayant entendu, de loin, la seule voix du décorateur l’attribue à Trombett et l’engage sur le champ sur ce quiproquo. Devant le désastre public de sa prestation, le directeur, éclairé sur sa confusion par une costumière, propulse le peintre sur scène et Tino remporte un triomphe. Quelques mois plus tard Trombett est devenu bruiteur à la radio. On assiste alors à la diffusion en direct d’un drame dans la forêt équatoriale et de ses effets sur les auditeurs (en dépit de la médiocrité du bruitage qu’effectue Trombett, les « rugissements du tigre » font pleurer un jeune garçon qui écoutait le poste avec ses parents). Puis vient une chanson interprétée par Tino avec, là encore, des plans sur des auditrices subjuguées. La place de la radio dans la carrière d’un chanteur de music-hall, le rôle qu’elle joue pour asseoir sa notoriété sont ainsi soulignés : dans Mon Amour est près de toi (Richard Pottier, 1943), il en sera de même et le ténor Jacques Marton (Tino Rossi) est même conduit à un surmenage dû à l’enchaînement infernal des émissions en direct, des concerts et des galas qui lui fait perdre connaissance... et la mémoire.
9L’originalité du film de Pierre Caron tient à la place accordée aux technologies du son dans l’intrigue même. Dès le générique, sur fond d’émetteur radio et d’ondes concentriques, le visage de Tino s’inscrit dans le cercle d’un micro. Plus tard la transmission du spectacle auquel participe Trombett est transmis à la radio et celle-ci sollicite sans cesse le ténor. Puis la propre secrétaire de l’impresario chante au téléphone pour convaincre anonymement son patron – qui n’avait pas pris garde auparavant à son talent. Celui-ci l’engage « à l’aveugle » pour la radio puis sur scène. Les différents types de dissociation de la voix et du corps sont dans ce film à leur comble mobilisant également le disque et même la télévision.
Histoire de chanter
- 6 Au début du film Gino-Luis Mariano interprète Rigoletto de Verdi. Robert-Carette chante une chanson (...)
10Dans Histoire de chanter la radio est omniprésente et là encore elle sera le vecteur d’un retournement spectaculaire. Quand des reporters entreprenants de Radio Azur viennent – avec la complicité de Robert (Carette) livreur de l’épicerie Potron – enregistrer à son insu le chanteur Gino (Luis Mariano), en train de recevoir une de ses admiratrices, l’émission, diffusée en direct, décuple sa notoriété mais révèle aussi à un médecin (Noël Roquevert) que sa femme le trompe. Celui-ci parvient à convoquer le ténor chez lui, l’endort après l’avoir enivré et ayant attiré dans le même temps Robert le livreur, prompt à pousser la chansonnette sur son triporteur, il intervertit les cordes vocales des deux individus. Gino se réveille avec la voix de Robert et vice-versa. Renversement des promesses de la post-synchronisation vantées par Vuillermoz, c’est d’un corps disgracieux qu’émane désormais la voix « d’or » du ténor tandis que le séducteur qu’était ce dernier se voit doté d’un organe gouailleur et vulgaire. Le trouble gagne alors les admiratrices du ténor, trompées par la voix que porte le livreur. La voix les attire, la vue les repousse. Le ténor déchu, à la recherche de sa voix, poursuit le livreur bicycliste – (il vole à cette fin le vélo d’un facteur – clin d’œil au film de De Sica – poursuivi par la foule), puis « s »’entendant chanter sur un voilier où deux jeunes femmes prennent le soleil à quelque distance du port, il se jette à l’eau pour constater qu’il s’agissait d’un phonographe. La voix ainsi se déplace comme le nez de la nouvelle de Gogol... Perdre et retrouver sa voix se joue déjà dans les coulisses de l’Opéra de Nice avec l’affrontement du vieux baryton et du ténor, le premier devant boire une potion exotique pour retrouver, chaque soir, son organe... Désormais doté de la voix du ténor, Robert se produit en chanteur réaliste, expropriant l’opéra, l’opérette et la chanson langoureuse ou à roucoulades dont Gino était le héros au profit du café-concert et du style canaille6.
11L’autonomisation de la voix permise par les appareils de reproduction et de diffusion dans le film même (téléphone, radio, disque) redouble la réalité technique des deux bandes son et image du film – elles-mêmes synchronisées après-coup – et l’opération médicale inscrit cette dernière dans la diégèse au titre de ressort dramatique.
Notes
1 Sur la question de la déliaison voix/corps dans l'histoire du cinéma, je renvoie aux travaux d'Alain Boillat, en particulier Du bonimenteur à la voix-over, Voix-attraction et voix-narration au cinéma, Lausanne, Antipodes, « Médias et histoire », 2007.
2 Le doublage en français démultiplie encore cette dissociation en donnant aux deux protagonistes principaux deux voix françaises : l'une pour la parole ordinaire, l'autre pour le chant.
3 Avec Maurice Chevalier, Georges Milton, Marguerite Moreno, Albert Préjean. Elle sera à nouveau mise en scène dans un court métrage de René Delacroix en 1946.
4 À l'exception notable de Chronik der Anna Magdalena Bach (1968) où Gustav Leonhardt est filmé et enregistré simultanément, la plupart des acteurs jouant du piano dans les films sont doublés soit par eux-mêmes en studio, soit par un interprète : ils entrent parfaitement dans la réflexion de Vuillermoz préconisant une « fabrication » par assemblage d'éléments disjoints.
5 Je dois ces précisions à Jean-Pierre Collot que je remercie vivement ici.
6 Au début du film Gino-Luis Mariano interprète Rigoletto de Verdi. Robert-Carette chante une chanson réaliste parodique telle qu'en ont chanté Dranem ou Georgius (« Elle habitait dans un taudis/Au 6e porte à droite/Elle vendait du fil et de l'ouate/De neuf à cinq à Uniprix/Son père s'en allait d'la poitrine,/Sa mère s'en allait au marché... »). La contradiction opérette/caf'con' en tant que spectacles populaires s'exprime d'emblée quand le médecin, lassé de Rigoletto, sort en cours de représentation et chante une chanson d'Henry Garat en sortant (« C'est un mauvais garçon/Qui a des façons/Pas très catholiques... ») qui lui fait rencontrer Carette.
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Référence papier
François Albera, « Histoires de chanter : Grémillon, Caron et Cami interprètes d’Émile Vuillermoz », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 90 | 2020, 182-190.
Référence électronique
François Albera, « Histoires de chanter : Grémillon, Caron et Cami interprètes d’Émile Vuillermoz », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 90 | 2020, mis en ligne le 03 janvier 2024, consulté le 12 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/7762 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.7762
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