Affiches cubaines. Révolution et cinéma, 1959-2019
Texte intégral
- 1 Auxquelles le Musée des Beaux-Arts de Lyon avait consacré une exposition en février-mars 1977.
1Le Musée des Arts décoratifs a présenté du 31 octobre 2019 au 2 février 2020 une exposition exceptionnelle d’affiches cubaines jamais exposées depuis la donation qu’en avait faite Gisèle Michelin à cette institution en 1979. La commissaire de l’exposition, Amélie Gastaud, conservatrice en chef du musée chargée des collections de design graphique et publicité, avait déjà organisé, avec Chantal Petit, l’exposition Roman Cieslewicz dont 1895 revue du cinéma s’est fait l’écho dans son numéro 85 (2018) en consacrant un cahier couleur à ses affiches de cinéma réalisée en Pologne. Dans la production prolifique d’affiches qui a fleuri après la révolution cubaine1, nous avons choisi de nous concentrer également sur un choix d’affiches de cinéma. En effet, comme on l’avait évoqué dans le dossier consacré à ce medium parafilmique (voir 1895 no 81, 2017), l’apport cubain, comme le polonais, compte parmi les plus inventifs de cette production dans les années 1960-1970.
2Dans ce domaine ce sont les collectionneurs qui se sont avisés de conserver ces sérigraphies par définition éphémères. Ici la collection Michelin, en Belgique la collection José Lambert (comptant 700 pièces dont une partie a été exposée à La Louvière en 2006). En France la Cinémathèque française avait reçu le dépôt d’une importante collection (Alexandre Alexandre) qui a malheureusement disparu dans les flammes du dépôt de Roye en 2002 (voir 1895 no 37, 2002) – même s’il en subsiste un certain nombre et que de récentes acquisitions ont encore enrichi la collection d’environ 300 pièces.
3À Cuba, avant la révolution de 1959 emmenée par Fidel Castro, l’affiche était vouée à la seule promotion de produits commerciaux d’importation, sur le modèle étatsunien. Or en 1961 le ministre de l’économie, Ernesto « Che » Guevara, promulgue une interdiction de la publicité commerciale. Depuis ce moment-là l’affiche devient politique et culturelle. La lutte contre l’analphabétisme, pour la prophylaxie (hygiène, santé publique), l’internationalisme (solidarité avec les luttes de libération nationale), la mobilisation contre les menaces d’invasion de l’île et, bien sûr, la célébration des péripéties révolutionnaires et de leurs acteurs (Guevara) et ancêtres (Marti) nourrissent l’imagerie politique qui connaît une extension internationaliste avec l’OSPAAL (organisation de solidarité avec l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine). Sur le plan de l’affiche culturelle, il s’agit avant tout du cinéma et c’est l’ICAIC, l’Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographiques (Instituto cubano del arte e industria cinematográficos), qui en est la structure de production.
- 2 Octavio Getino et Fernando “Pino” Solanas, « Hacia un tercer cine » [Vers un tiers cinéma/ Towards (...)
- 3 Cf. le manifeste « Por un cine imperfecto » de Julio García Espinosa (Cine Cubano no 140, 1969) et (...)
4L’île comportait beaucoup de salles de cinéma (422 en 1943) et Castro voulut faire du film le vecteur central de sa politique éducative et de mobilisation derrière les objectifs du nouveau régime. Se développa aussitôt un dispositif de cinéma itinérant, le « cine móvil » qui permit de diffuser les films dans les campagnes. Créée en 1959, l’ICAIC qui rassemble toutes les activités concernant le cinéma et se voit assigner des tâches de « décolonisation culturelle » devient ainsi le plus important commanditaire d’affiches du pays, et permet l’éclosion d’un style nouveau, voire d’une école graphique à laquelle on rattache les noms d’Eduardo Muñoz Bachs, Antonio Pérez González dit Ñiko, René Azcuy, Antonio Fernández Reboiro, Rafael Morante, Alfredo Rostgaard et quelques autres. Comme pour l’ensemble de l’imagerie révolutionnaire – revues (ainsi la fameuse Tricontinental où parurent le manifeste de Getino et Solanas2), affiches politiques, fresques murales dans l’espace public, pancartes, logos – ces artistes rompent délibérément avec les conventions régissant jusque là l’affiche de cinéma, conformée à la photographie, centrant la composition sur les acteurs-vedettes ou reprenant une scène emblématique du film afin de le promouvoir auprès du public en s’appuyant sur des codes de reconnaissance, d’adulation ou de suspense. Ils conçoivent leurs affiches en tant que composition graphique autonome et, jouissant d’une liberté stylistique complète, ils l’inscrivent dans des courants contemporains comme le Pop art, l’art cinétique, l’art psychédélique, la bande dessinée notamment, jouant de couleurs pures en aplat, de vifs contrastes, de formes géométriques prégnantes, d’un lettrage inventif. Parallèlement aux revendications exprimées par les cinéastes de promouvoir un cinéma « pauvre » voire « imparfait »3, la pauvreté des moyens techniques à disposition – manque de papier, imprimeries débordées – inclina à recourir à une technique artisanale permettant une certaine autonomie de production, la sérigraphie qui, dans toute cette décennie, fut le support des affiches politiques dans le monde entier et dont s’emparèrent également des artistes comme Andy Wahrol ou Roy Lichtenstein après Matisse, Léger, Picasso et les graphistes américains durant la Deuxième Guerre mondiale. Le noyau des graphistes engagés par l’ICAIC – qui avaient également en charge la maquette de la revue Cine Cubano – développa ainsi une esthétique jouant sur la simplicité et la lisibilité de l’héraldique des drapeaux, le cubain, en particulier, étant souvent utilisé avec ses plages de rouge, bleu et blanc, des jeux sur le fond et la figure (à l’aide des lettres souvent), des contrastes obtenus en photographie par solarisation (portraits du « Che », d’Angela Davis, Lumumba, etc.), du photomontage avec, dans le cas du plus prolifique de ces artistes, Eduardo Muñoz Bachs, un recours au dessin satirique, à la caricature, pour d’autres comme Rostgaard, le détournement de l’imagerie guerrière des comics états-uniens. La proximité de ces « styles » avec les courants contemporains de la peinture et du graphisme international est manifeste, que reprend et transforme à son profit l’engagement socio-politique proclamatif qui caractérise l’affiche cubaine.
5Comme on l’avait relevé pour l’affiche de cinéma polonaise, les affiches cubaines nous renseignent également sur les films étrangers en distribution sur l’île et sur les coproductions. Outre les productions locales, souvent des documentaires (notamment de Santiago Alvarez), des films soviétiques, polonais, etc., on trouve aussi bien Orange mécanique de Kubrick que Nous nous sommes tant aimés de Scola ou le Moby Dick de John Huston.
Notes
1 Auxquelles le Musée des Beaux-Arts de Lyon avait consacré une exposition en février-mars 1977.
2 Octavio Getino et Fernando “Pino” Solanas, « Hacia un tercer cine » [Vers un tiers cinéma/ Towards a Third Cinema], Tricontinental no 14, octobre 1969 (traduit en français dans Cinéma politique « L'heure des brasiers : vers un troisième cinéma ». Cinéma politique, no 3, octobre 1975, pp. 4-23).
3 Cf. le manifeste « Por un cine imperfecto » de Julio García Espinosa (Cine Cubano no 140, 1969) et le « Manifiesto del cine pobre » de Humberto Solás (1998).
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Référence papier
François Albera, « Affiches cubaines. Révolution et cinéma, 1959-2019 », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 90 | 2020, 122-141.
Référence électronique
François Albera, « Affiches cubaines. Révolution et cinéma, 1959-2019 », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 90 | 2020, mis en ligne le 03 janvier 2024, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/7742 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.7742
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