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Chroniques
Notes de lecture

René Allio, les Carnets tome II, janvier 1976-mai 1981

François Amy de la Bretèque
p. 194-197
Référence(s) :

René Allio, les Carnets tome II, janvier 1976-mai 1981, édition présentée par Annette Guillaumin et Myriam Tsikounas, Préface de Nicolas Philibert, Montpellier, Deuxième Époque, coll. « Une Vie dans l’art », 2019, 472 p.

Texte intégral

1Les Carnets que René Allio a tenus quasi quotidiennement durant toute sa vie d’adulte représentent un trésor que sa dernière compagne, Annette Guillaumin, a pris la pertinente initiative de donner à publication. Saluons le courage de l’éditeur montpelliérain Deuxième Époque qui a pris le relais de L’Entretemps qui avait assuré l’édition du premier tome : René Allio, les Carnets, vol. 1 (1958-1975) (présenté par Gérard-Denis Farcy, coll. « Horizons de cinéma », Lavérune, L’Entretemps, 2016. Voir ma note dans 1895 no 79 été 2016, pp. 205-208). Saluons aussi le travail des deux éditrices de ce volume, Annette Guillaumin qui a effectué le décryptage du manuscrit, travail pas facile (on trouvera dans le livre quelques pages en fac similé) et Myriam Tsikounas qui en a assuré l’édition scientifique, l’annotation, et les index des noms de personnes et titres de films qui manquaient dans le premier tome. On y aurait bien ajouté un index des noms de lieux et des nombreux sigles qui jalonnent le texte.

2Pour Allio, la période couverte va de la sortie de Moi, Pierre Rivière... (non sélectionné à Cannes en mai 1976, grosse déconvenue) au tournage heureux de lHeure exquise (septembre 1980) qui laisse présager un succès. Elle englobe le tournage laborieux et l’échec de Retour à Marseille et de multiples autres projets toujours marqués par des combats difficiles, principalement la création du CMCC (Centre Méditerranéen de Création Cinématographique) à Fontblanche et la série télévisée pour l’INA intitulée Paysans, qui devait au départ être une adaptation de lHistoire de la France rurale de Georges Duby et aboutira au seul Un Médecin des Lumières qui se profile à l’horizon à la fin de ces Carnets. Dans cette période Allio est très productif sur de multiples fronts. Il croit à chacun de ces projets avec une conviction profonde et sincère. Il convoque chaque fois l’élite des intellectuels et artistes de son temps. Beaucoup répondent positivement. Il dépasse toujours le scepticisme et le désenchantement qui font le fond de son caractère.

3Allio ne pourrait peut-être pas écrire « je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et n’aura pas d’imitateur » comme Jean-Jacques Rousseau en tête de ses Confessions, mais presque. Certes, de nombreux cinéastes ont tenu un Journal pendant le tournage d’un de leurs films comme Cocteau pour la Belle et la Bête ou François Truffaut pour Fahrenheit 451, mais peu de cinéastes, du moins dont on ait accès aux archives, ont écrit tout au long de leur vie en ayant pour horizon leur œuvre cinématographique – sauf peut-être Boris Lehman, dont l’œuvre écrite reste en partie inédite (cf. sa rétrospective au Centre Pompidou en 2003) (merci à François Albéra).

4Quelle est la nature et la visée de cet exercice introspectif ? Ce n’est pas un classique Journal, ce n’est pas non plus un simple recueil de notes de lecture ni de memos en marge des tournages. Pour Allio lui-même ces notes avaient en premier lieu un caractère utilitaire. Il les relit, les commente et les critique parfois, y ajoute parfois aussi des annotations. C’était du matériau soit pour des projets de films à venir, et ici le cimetière des projets inaccomplis est abondant – dont le récurrent Bon Petit Henri, un récit initiatique lointainement adapté de la comtesse de Ségur qu’Allio fantasma toute sa vie : l’index permet commodément de recenser tous ces films qu’on ne verra pas ; soit, et ceci est plus important, des mises au point permanentes sur ce qu’il pensait du cinéma, de la peinture, du théâtre, de l’art en général et au-delà, de la politique, voire du sens de la vie examiné par un homme qui atteint la maturité : il a alors entre 52 et 57 ans et sent, déjà !, la vieillesse s’approcher.

5Ce qui frappe d’entrée est qu’Allio place l’exercice d’écriture au-dessus de tout. Et l’écriture, ce n’est pas seulement celle du scénario, à propos de laquelle son opinion évolue (Pour Un Médecin des Lumières, le film qu’il prépare à la fin de la période, il décide finalement de ne plus s’en mêler et de la laisser à d’autres). À diverses reprises il se promet de s’y consacrer pleinement. Il décide à partir de 1979 qu’il faudra qu’il tire une anthologie du matériau de ses Carnets. Son geste n’était donc pas destiné au secret et la publication posthume est un accident qui change évidemment notre regard sur ce texte. Il a d’ailleurs de vraies qualités de style et se nourrit des écrivains et essayistes de son époque, il n’en a manqué presque aucun. Il voulait aussi reprendre le texte de ses entretiens de 1976 avec Guy Gauthier (qui en tirera les Chemins de René Allio, Cerf, 1993). Il s’y attelle, y renonce, y revient... Pour ne pas aboutir finalement. Il change de direction et transforme le projet en celui d’un ouvrage d’écriture plus personnelle qu’il intitule la Montagne Sainte-Victoire en hommage à Cézanne dont il fait un modèle : où l’on voit qu’il ne reste jamais loin de la peinture, sa formation d’origine, non plus d’ailleurs que du théâtre : il a été et il reste dans ces années décorateur et scénographe. Ceci nous offre l’occasion de dire que l’édition des Carnets intéresse un lectorat bien plus large que les cinéphiles. Un historien du théâtre ou de la peinture y trouvera matière à réflexion.

6On aura compris qu’il y a plusieurs manières d’entrer dans ces Carnets. Celui qui s’intéresse à voir une œuvre en train de se construire, du point de vue de son créateur, y trouvera un matériau de première main. Mais nul n’est obligé de lire ces 420 pages dans l’ordre. On peut aussi utiliser ce volume comme une sorte d’encyclopédie dans laquelle les entrées facilitées par les index sont multiples et, redisons-le, pas seulement celles qui concernent le cinéma. Aussi, pour s’y guider, le très bon avant-propos de Tsikounas est fort utile. C’est, dit-elle, « une mine de renseignements sur le milieu du cinéma sous le septennat de Giscard d’Estaing ». Au-delà c’est aussi, ajoute-t-elle, « une précieuse contribution à l’histoire intellectuelle et culturelle de la France des années soixante-dix ».

7Allio aura passé toute sa vie à chercher sa définition du cinéma. Il ne conclut jamais définitivement car c’est un penseur qui a le souci de la nuance et surtout de la contradiction possible. Néanmoins, ses idées sont claires et ne rentrent dans aucun discours dominant. On recommande par exemple les réflexions qui lui viennent à l’esprit après une re-vision de Playtime à la télévision (11 novembre 1980, p. 405). Outre la pertinence de ses remarques sur le passage au petit écran qui ne nuit pas à ce film contrairement à ce que tout le monde pourrait croire, Allio y trouve matière à réfléchir à la vraie nature du cinéma. Pour lui, elle n’est pas dans le mouvement, mais dans la durée. Ce qui en serait le plus proche ce sont les photographies à pose longue de Nadar que Walter Benjamin avait commentées ; mais c’est pour rectifier aussitôt en ajoutant que son deuxième fondement réside dans la « découpe ». Plus tard (6 février 1981, p. 424) il récuse « ... cette idée que le cinéma serait d’abord affaire de cadre, de découpage et de montage, (...). Il me semble que la notion qui doit primer, c’est celle de traces. (...) Traces de quelque chose, lieux, objets, personnes qui ont constitué effectivement un moment, une phase de l’espace-temps ». Allio n’a cessé d’assigner au cinéma comme à toute expression artistique une mission sociale et historique, celle de donner la parole aux oubliés de l’Histoire (26 janvier 1978, p. 180) : « la disparition, le retour au néant de ces instants vécus, je ne peux pas l’admettre, je le refuse, je veux le refuser de toutes mes forces ». La véhémence de cette conviction ne doit pas cacher qu’il tenait là la synthèse après laquelle il a couru toute sa vie entre les convictions sociales et la dimension empathique et amicale, voire autobiographique sans laquelle, ne cesse-t-il de répéter, il n’y a pas d’œuvre sincère possible. Or ce qu’il déteste par-dessus tout c’est l’absence d’implication, la froideur professionnelle. Il récuse l’étiquette qu’on lui a accolée de cinéaste intellectuel.

8Allio était réputé pour ses mises en scène à caractère réaliste, notamment dans ses années aux côtés de Roger Planchon. Il s’explique à diverses reprises sur cette notion. Il juge que cette forme de réalisme est devenue un nouvel académisme dans les années 1970. Il n’a pas aimé lAlbero degli soccoli (lArbre aux sabots) d’Olmi. Après avoir vu à la télévision une adaptation par John Irvin des Temps difficiles de Dickens, il rédige plusieurs pages de réflexion de fond (24 décembre 1978, pp. 226-228). Allio ne recule jamais devant l’exigence théorique. Pourquoi le réalisme anglais est-il en général supérieur à ce que font les Français ? Il y a pourtant une tradition spécifique dans laquelle il s’inscrit et qu’il place dans une généalogie de peintres : les frères Limbourg, les Le Nain, Chardin, Millet, Daumier, Van Gogh. C’est ce vers quoi il veut aller tendanciellement. Il appelle cette forme le « réalisme classique » qu’il veut « désenglué » des conventions scéniques modernes (la fameuse tranche de vraie viande) aussi bien que de « tout ce qui s’est théorisé à partir du marxisme depuis une cinquantaine d’années ». « Je pense à la maîtrise calme des moyens et de l’écriture, à une présence du permanent sous les secousses et les tensions du journalier ». À cet art de la litote il souhaite qu’on ajoute une tendance plus baroque, dans la lignée Goya-Daumier-Van Gogh- Ensor. Une part de « trivialité », dont les cinéastes japonais fournissent un modèle, écrit-il ailleurs.

9Tout au long des Carnets Allio reconduit en l’actualisant l’opposition du fond et de la forme. Il pense avoir été trop longtemps soumis à la dictature d’un art à message dont il impute (avec un peu de mauvaise foi) la responsabilité à la Gauche marxiste brechtienne. Il rêve de faire aussi bien qu’Ozu, son cinéaste de prédilection, celui qu’il cite le plus, chez qui il admire la rigueur de choix des formes de cadrage, de montage et aussi de récit, choix limité auquel le Japonais s’est toujours tenu et qui fonde le sens de ses films (28 novembre 1978, pp. 223-224). Mais ces formes, Allio voudrait qu’elles soient aussi « populaires » que par exemple celles de Rabelais : il lit beaucoup Mikhaïl Bakhtine dans ces années. D’où ses hésitations et tergiversations en préparant Retour à Marseille, et plus tard Matelot 512.

10Pagnol fournit un cas qui le stimule et l’agace tout à la fois, car il a réussi cette synthèse tout en restant dans le « système : cet auteur « avait des ficelles » mais « originellement enracinées », « assez pute et considérablement petit bourgeois » mais « il y avait [chez lui] assez de “plèbe”, comme disait Foucault, pour qu’une authentique parole méridionale et populaire soit là » (18 août 1977, p. 141). Toute ces années Allio restera préoccupé par la recherche de cette parole. C’est dans cette période qu’il va passer trois jours à Perpignan sur l’invitation de Marcel Oms pour une rencontre sur les « Régions en lutte au cinéma » (l’auteur de ces lignes y était) (15 novembre 1976, pp. 72-73). On sent venir de loin le projet du CMCC dont l’objet est de donner par tous les moyens et sous toutes les formes la parole à la culture étouffée des classes populaires du Midi. On est alors dans le sillage de mai 68 ; aujourd’hui, la quasi absence des émigrations maghrébine et orientale dans le projet peut surprendre, mais c’est l’époque qui a changé.

11Il se rend beaucoup en Province et à l’étranger avec une frénésie qu’il regrette parfois. Mais, par gentillesse, il est incapable de refuser une invitation dans des milieux culturels dont pourtant il répète à de multiples reprises qu’il se défie. Il n’aime pas trop les rencontres, les discussions de ciné-clubs, le milieu associatif et socio-culturel, parce qu’il est formé de petits bourgeois et intellectuels et pas des gens du peuple qu’il voudrait tellement toucher. Ce faisant, Allio se montre assez injuste, car c’est son public naturel qu’il dénigre, et il en a bien conscience. Mais en somme, toute sa vie, il a essayé d’échapper à une détermination sociologique avec une sincérité qui touche.

12Esprit très critique, travaillé par sa mauvaise conscience, Allio cinéaste et plus largement artiste cherche sa place dans le champ (au sens bourdieusien) au cours de ces années giscardiennes. Il se situe en fait dans ce que Dominique Maingueneau appelle un lieu paratopique, ni dans le système, ni au-dehors, se demandant toujours s’il vaut mieux y entrer ou en sortir carrément : ce sont bien des interrogations des années 1970. Il se sent exclu des lieux qui édictent les codes. La critique parisienne ne le comprend pas, les Cahiers du Cinéma ne le comptent pas comme un des leurs (12 janvier 1978, p. 177 ; 9 juillet 1978, p. 212) ; cependant un article d’Alain Bergala lui fait revoir son jugement (6 octobre 1980, p. 401) mais on sait que Bergala a participé à l’aventure du CMCC. À l’écart du combat des écoles mais très au courant des mouvements d’idées en histoire, sociologie, philosophie et politique, cette dernière au sens plein du terme, il prend toujours position mais toujours sans sectarisme.

13René Allio fut en un sens un créateur isolé dans le système, lui qui, pourtant, s’est toujours entouré de collaborateurs et s’est toujours demandé jusqu’où il devait garder la maîtrise de son travail ou en céder une part à ces derniers. Comme quelques autres (Cocteau, Rouquier), il n’a pas « fait école » bien qu’il ait fondé un centre, mais aujourd’hui sa descendance est bien là. Alain Jaubert, Gérard Mordillat, Nicolas Philibert comptent parmi les premiers. Le dernier cité (Philibert) écrit une très belle et sensible préface à ce volume passionnant.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Amy de la Bretèque, « René Allio, les Carnets tome II, janvier 1976-mai 1981 »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 89 | 2019, 194-197.

Référence électronique

François Amy de la Bretèque, « René Allio, les Carnets tome II, janvier 1976-mai 1981 »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 89 | 2019, mis en ligne le 27 octobre 2020, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/7642 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.7642

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Auteur

François Amy de la Bretèque

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