Transcrire pour composer : le Beethoven d’Abel Gance
Texte intégral
1Le film que Gance consacra en 1936 à Beethoven n’a guère fait l’objet d’études conséquentes. Pourtant le projet gancien a de quoi séduire ; les envolées du cinéaste semblent s’accorder à l’évocation d’un compositeur de l’envergure de Beethoven. Mais un certain nombre d’obstacles peuvent détourner du film. Le premier est son état fragmentaire. On sait que Gance, parti d’un premier état de 6 515 mètres, aboutit à une version de 3 800 mètres, encore bien trop longue pour autoriser une exploitation dans le cadre des doubles programmes d’alors ; c’est cette version d’Un grand amour de Beethoven qui fut présentée à Paris en soirée de gala, le 7 décembre 1936 à la Salle Pleyel, puis qui concourut le 16 décembre pour le Grand Prix du Cinéma Français. Mais ce n’est pas le film que découvrit le public en janvier 1937 : après une bataille judiciaire, les exploitants avaient en effet eu gain de cause, obtenant auprès de la production cinquante-cinq coupures et modifications. Ce qui s’est perdu est peut-être la ligne du récit, et par voie de conséquence celle des personnages ; tel est en tout cas le sens d’une lettre adressée au plus fort du conflit par Jany Holt au directeur de production Christian Stengel :
Lorsque vous m’avez fait l’honneur de m’engager pour interpréter le rôle de Juliette Guicciardi, vous m’avez confié un scénario où j’ai pu voir une courbe psychologique intéressante. Les coupures faites actuellement dans votre film lui enlèvent toute valeur psychologique, et si j’avais lu mon rôle tel qu’il est, je ne l’aurais certes pas accepté […]. Vous n’aviez pas le droit de […] mutiler mon rôle au point de le rendre incompréhensible. J’estime que vous m’avez fait le plus grand préjudice moral et commercial.1
2Des figures schématiques, un montage abrupt, autant de traits qui ont contribué à faire du film un drôle d’objet.
3Les tribulations du Beethoven de Gance n’ont pourtant rien d’exceptionnel : tant d’autres films du cinéaste furent mutilés qu’on est amené à penser que le peu d’empressement des analystes relève d’un autre ordre. Il touche à la nature même de l’ouvrage entrepris par Gance, où le matériau musical s’avère déterminant. En dépit des rapports souvent invoqués par Gance lui-même entre musique et cinéma, les publics de ces deux arts du temps ne se fréquentent guère, à tel point que l’inculture des cinéphiles en matière musicale est notoire. Il suffit de feuilleter le numéro de l’Avant-scène cinéma censé rendre compte du film : non seulement une partie des morceaux n’est même pas identifiée, mais ceux qui se trouvent référencés le sont souvent de façon erronée ; pire : il n’est jamais fait état dans le découpage établi de la façon dont se présente l’œuvre jouée (l’est-elle dans sa formation originale, ou bien transcrite ?). Voilà bien des légèretés, quand les descriptions visuelles se veulent des plus précises. Pour beaucoup, le cinéma se réduit encore à son seul aspect visuel ; quelles que soient par ailleurs les ronflantes et périodiques déclarations d’intention, le son, sous toutes ses formes, demeure le parent pauvre de la réflexion. Pourtant Beethoven n’est pas en l’occurrence le plus méconnu des musiciens classiques. Que penser du puzzle musical que présente le film ? Il se peut que son étude renseigne sur la nature du cinéma de Gance ; c’est du moins notre hypothèse.
4Le générique fait entendre la réexposition du premier mouvement, allegro con brio, de la Cinquième symphonie en ut mineur, op. 67, dont l’orchestration est respectée. Cette citation en épigraphe place l’œuvre2 sous le signe du Destin. La fin abrégée de l’allegro a été retenue en raison de son caractère implacable. La première scène montre Juliette Guicciardi, écoutée par sa cousine Thérèse de Brunswick, jouant au piano… un lied (Zärtliche Liebe WoO 123, souvent appelé Ich liebe dich). La transcription est double, opérant à la fois en réduction et expansion : la mélodie (voix et piano) est réduite visuellement pour piano seul, mais entendue à l’orchestre : ce qui sort du piano est le son d’un orchestre de chambre ! Paradoxe, on se trouve en même temps dans le registre de la musique filmée et dans celui de la musique de film ; la musique est à la fois justifiée (un instrument est censé produire le son) et renvoyée à son statut de musique de film, c’est-à-dire de commentaire3. Cet arrangement est aussitôt repris, comme une sorte d’écho – cette fois sans justification visuelle, donc en tant que commentaire classique – lors de la conversation qui s’engage. Lui succède une nouvelle musique de film, cette fois à l’orchestre symphonique, quand Thérèse s’éloigne du groupe pour se diriger vers un arbre ; il s’agit de la transcription du court adagio cantabile ouvrant la Vingt-quatrième sonate pour piano en fa dièse majeur, dite « à Thérèse », op. 78. La scène se conclut par un « dialogue » entre Thérèse et le cèdre Beethoven, ce dernier « répondant » par le début (dans l’orchestration originale, sans l’accord introductif) de l’Allegretto de la Septième symphonie en la majeur op. 92. Que retenir du début du film ? Gance identifie Beethoven à la forme symphonique, qu’il cite textuellement (Cinquième, puis Septième symphonie) ; pour l’instant, il réserve les transcriptions aux deux femmes amoureuses du compositeur : à Juliette le lied débutant par Ich liebe dich, à Thérèse sa phrase de la sonate qui lui est dédiée. Autant d’allusions exigeant une forte culture musicale, qui ne seront donc pas perçues consciemment par le public.
5La deuxième scène s’ouvre de façon burlesque par un Beethoven déboutonné, chantant à tue-tête un thème, qu’il vient de trouver, de l’ouverture Coriolan en ut mineur op. 62. Thème aussitôt fredonné par sa servante Esther, puis au violon seul en musique filmée par le fidèle Schuppanzigh, enfin en musique de film (dans la bonne orchestration) après le passage à cheval du comte Gallenberg, en quête de musique pour son ballet ; la scène s’achève dans un ton plus sombre sur la menace d’un suicide, avec en commentaire le début du deuxième mouvement (adagio affetuoso ed appassionato) du Premier quatuor en fa majeur op. 18 n °1, joué dans sa formation.
6Avec la troisième scène, Gance entend passer du trivial au sublime, avec un tableau naïf qui pourrait facilement paraître ridicule ; isolé du reste de l’action, un intertitre l’annonce à la façon du cinéma muet : « Passant devant la maison d’une voisine, Beethoven s’étonne de voir les volets fermés. Improvisation de la Pathétique ». On l’aura compris, il s’agit d’« expliquer » l’inspiration par un choc affectif. Gance plante d’abord le décor : « Chambre de l’enfant mort. On retient une femme hurlante de douleur qui veut se tuer, une femme littéralement en train de devenir folle et qui est aux confins extrêmes de la souffrance »4. Puis le cinéaste passe au musicien : « Beethoven, au piano, prélude si doucement qu’on peut s’imaginer qu’il s’agit de la plainte musicale de la douleur elle-même »5. Comme annoncé, on entend la Huitième sonate en ut mineur op. 13, dite Pathétique, plus précisément son adagio cantabile – mais transcrit à l’orchestre, comme pour la Sonate à Thérèse de la première scène.
7Reprenant le cours narratif, la scène suivante inaugure un procédé qui reviendra souvent6, celui de la ponctuation musicale : Gance isole un bref extrait (ici le tout début de la Cinquième déjà entendue au générique) pour le jeter sur l’image en une sorte de « point expressif » ; le plus curieux est que cette première utilisation est plus lyrique que dramatique : elle pointe un moment de bonheur de Beethoven auprès de Juliette, accompagnée par Thérèse. Ces points expressifs seront toujours orchestraux, ce qui confirme la vision symphonique du cinéaste. La scène est interrompue un temps par un échange entre les parents de Juliette dans leur château, avec comme toile de fond l’allegro molto e vivace (sans l’adagio introductif) du dernier mouvement de la Première symphonie en ut majeur op. 21, jouée comme toujours en pareil cas dans sa version orchestrale d’origine. Cette musique légère entend traduire la frivolité des aristocrates. Façon, aussi, de renforcer le contraste avec le retour chez Beethoven ; il fait travailler à Thérèse le début adagio cantabile de sa sonate, ce début qu’on avait découvert à l’orchestre au début du film, entendu cette fois au piano car la situation s’y prête : Gance filme une leçon de piano. Thérèse partie, la scène prend son envol :
Beethoven, bouleversé d’émotion, vient d’écouter les aveux de Juliette. Il n’y a pas à s’y tromper. Il entend, comme dans un rêve, les mots d’amour que la jeune fille ne retient plus et, grandi par la joie, tandis qu’elle pleure sur son épaule, il fait surgir du néant, en gouttes sonores que l’immortalité va figer, les indicibles arpèges de la Sonate au Clair de Lune. Mais voici que, peu à peu, tandis qu’une lumière sonore semble entourer ses mains, il se rend compte que ce n’est pas de lui dont il s’agit, que cet aveu, cette explosion de passion amoureuse, ce soir, n’étaient pas pour lui.7
8L’allegro sostenuto de la Quatorzième sonate, dite Clair de lune, en ut dièse mineur op. 27 (dédiée à la comtesse Guiletta Guicciardi) est entendu au piano ; quand la Pathétique se faisait tout à l’heure symphonique, la Clair de lune, également déclenchée par un choc affectif, garde son instrument. Après le départ de Juliette, Ludwig peut laisser libre cours à son désespoir ; mais c’est une musique lyrique qui clôt alors la scène : une phrase de la Romance pour violon en fa majeur op. 50. Après le point musical dramatique, de nature exclamative, Gance expérimente ainsi un point musical de suspension, qui est aussi une « idée fixe » (la phrase reviendra), leitmotiv de « l’Immortelle Aimée »8. Peut-on parler ici de transcription ? Gance a ôté l’accompagnement orchestral, confiant la mélodie nue au seul violon. Le souffle symphonique reviendra peu après, avec la scène du moulin, entièrement portée par le troisième mouvement, allegro, de la Cinquième. Friant de contraste, Gance fera ensuite interpréter à Harry Baur9 le début enjoué du deuxième mouvement (tempo di minuetto) de la Sonate pour piano n° 20 en sol majeur (l’op. 49 n° 2), pour remercier les enfants qui l’ont aidé dans son déménagement – avant de souffler à nouveau le froid : « Vint le matin le plus tragique de la vie de Beethoven », proclame l’intertitre tandis que retentissent les deux premiers accords de Coriolan.
9C’est le morceau de bravoure du film : l’irruption cauchemardesque de la surdité, le désarroi conséquent et la victoire par la création qui transcende le mal physique et moral. Gance élabore une grinçante partition concrète (Beethoven ne perçoit plus que des bruits incohérents) ; alternant écoute subjective et objective, le cinéaste installe le malaise avec une conviction rare. N’est-ce pas, inversée (le silence devenant l’ennemi), la lutte du cinéma muet contre le cinéma parlant que brosse, en un tableau énergique, un homme du muet ? Une idée forte prend le relais : le silence absolu est rendu par une musique – le lento assai, cantante tranquillo du Seizième quatuor (le dernier) en fa op. 135 ; le mouvement est transcrit pour orchestre à cordes, sans doute pour lui donner plus d’ampleur. Puis Gance procède à un montage accéléré de bruits d’où surgit, miracle, l’allegro ma non troppo de la Sixième symphonie en fa op. 68 : composer devient transcrire un paysage sonore désormais inaccessible aux sens. Après la parenthèse du testament d’Heiligenstadt, accompagné par l’andante con brio de la Cinquième, retour au programme de la Sixième, à savoir Orage, Tempête. Et les mains de Beethoven courent sur le clavier tandis que l’orchestre tonne, avant de s’apaiser dans l’allegretto qui suit ; pourquoi la scène fonctionne-t-elle infiniment mieux que celle de l’improvisation de la Pathétique ? Parce qu’on entend ici l’œuvre telle qu’elle a été instrumentée par Beethoven ? Certes ; mais aussi parce que l’idée d’un compositeur jouant au piano une symphonie qu’il écoute intérieurement déjà comme telle, est bien plus juste que le poncif précédent. Beethoven n’entend pas le piano, mais sa Sixième.
10Nouveau morceau de bravoure, la messe de mariage de Juliette avec Gallenberg. Beethoven s’est enfermé dans l’orgue : il y déploie sa Marcia funebre sulla morte d’un eroe de la Douzième sonate en la bémol majeur op. 26. La transcription se justifie par le lieu et la situation ; faire retentir une marche funèbre en plein mariage a de l’allure. Plus anodine, la scène de la répétition du ballet chez le comte donne l’occasion de retrouver le dispositif de la première scène : quelqu’un joue du piano mais c’est un orchestre qu’on entend… L’entrevue qui suit entre Beethoven et une Thérèse désabusée est plus intéressante : on y retrouve en musique de film la phrase adagio cantabile de la sonate « à Thérèse », de nouveau à l’orchestre, mais pas dans la même interprétation ni la même orchestration ; jouée plus lentement et plus doucement, aux cordes, elle est tout de suite reprise aux vents avec accompagnement des cordes. On se trouve en présence d’une transcription de transcription… Après ce coup d’oreille à la « rêveuse et fantastique Sonate op. 7810 », Gance sort un tour de bien étrange facture : pour célébrer l’annonce impromptue des fiançailles de Ludwig avec Thérèse, Schuppanzigh et ses trois amis jouent en quatuor à cordes… le début de la Sixième, entendu dans sa version orchestrale. Bien que le cinéaste ait déjà fait preuve de son intrépidité, le choc est un peu rude.
11C’est au tour de Juliette à souffrir ; elle joue au piano le premier mouvement de sa Clair de lune, qu’on entend… au piano. Cette fidélité inattendue vient de la situation : il faut que le mari jaloux entende la sonate pour que la « scène » se produise. C’est aussi au piano que Beethoven joue quelques passages (allegro assai et andante con moto) de sa Vingt-troisième sonate, l’Appasionnata en fa mineur op. 57 ; qu’on l’entende au piano n’est pas sans logique : ce que Gance montre alors n’est pas la composition de la sonate mais son interprétation (Ludwig parcourt la partition manuscrite). L’absence de transcription se justifie. La suite de la scène ne manque pas d’invention : de retour de son exil romain, Juliette était apparue dès le début du mouvement lent ; quand elle se met à parler à Beethoven, qui s’est arrêté de jouer, l’andante con moto est alors repris en musique de film, transcrit pour un ensemble de cuivres et joué avec toute la solennité sacrée d’un cantique : ce choral irréel auréole sa déclaration d’amour. Le goût baroque, immodéré de Gance pour les contrastes fait succéder à cet air noble un divertissement cocasse : tous les amis du compositeur, cuisinière comprise, s’approchent de lui et attaquent les Ruines d’Athènes (op. 113-114) jouées à l’orchestre ; l’effet est cependant plus heureux que lors de la Pastorale pour quatuor, sans doute parce qu’il s’agit maintenant d’une œuvrette, traitée visuellement comme telle (tous sont affublés d’instruments réduits, donc comiques) ; bientôt, le groupe entonnera le même air (même jeu que pour l’improvisation de Coriolan), repris un peu plus tard en musique de film. Le contraste sera d’autant plus saisissant avec la scène contiguë de la lecture par Thérèse de la lettre à l’Aimée, lecture transfigurée par un admirable mouvement de quatuor ; s’il n’y a pas amplification (on distingue les seuls quatre instruments) à l’inverse du tableau de la surdité, il ne s’agit pas moins d’une transcription pour quatuor à cordes de l’andante espressivo, surnommé « l’Absence », de la Vingt-sixième sonate pour piano en mi bémol majeur, op. 81 a, dite « les Adieux »… Que dire d’un tel choix ? Celui de la sonate s’explique à la fois par son caractère tragique et son titre ; quant à la transcription, elle rappelle que les interventions de quatuors (amplifiés ou non pour orchestre) accompagnent toujours des moments douloureux. L’ensemble fiançailles s’achève par un morceau inattendu : s’accompagnant au piano, Beethoven chante ce que Gance présente comme « le magnifique chant de Jean-Sébastien Bach »11. Il est vrai qu’un portrait de Bach (ainsi qu’un autre de Mozart) orne les murs de la chambre de Ludwig.
12Les années passent et Beethoven s’assombrit. Gance le montre devant une partition pour quatuor titrée « la Mélancolie », et l’on entend de fait l’introduction adagio, dite « la Malinconia », du Sixième quatuor en si bémol majeur, op. 18 n° 6. Sauf que le quatuor est quelque peu « gonflé » en orchestre de chambre : la tentation symphonique reste forte chez Gance. La suite de la scène le confirme, d’abord par le retour en musique de film de la Cinquième, dont le premier mouvement est enfin entendu dans son exposition ; puis par l’arrivée, au moment où Beethoven en écrit la partition pour orchestre (il peut donc composer à la table !), de la première phrase de l’adagio assai, Marcia funebre, de la Troisième symphonie en mi bémol majeur, op. 55 – Thérèse venant de l’enjoindre de finir l’Héroïque… Enfin, par le développement de la Septième lors de la confession de Thérèse : comme si le temps s’était arrêté pour elle depuis l’apparition céleste de cette symphonie, auprès du cèdre beethovénien auquel il est fait explicitement référence. Faut-il préciser que dans les trois cas, les symphonies sont jouées à l’orchestre, conformément à la partition ? L’orchestre demeure par son ampleur le modèle pour Gance. Le cinéaste poursuit avec quelques mesures orchestrales de la Cavatine de Rosine du premier acte12 du Barbier de Séville (Rossini est alors plus apprécié des Viennois que le vieux maître de Bonn). Après cette courte parenthèse assassine, retour au Beethoven symphoniste pour l’andante con moto de la Cinquième, lors de la rencontre de Juliette et de sa fille avec un Ludwig définitivement sourd. Si la fameuse Lettre à Élise13 est ensuite jouée au piano telle quelle, c’est, comme pour la scène similaire avec Thérèse, que la situation l’exige : Beethoven donne une leçon de piano. Dès que Gance peut repartir dans le monde symphonique, il s’y précipite : les ultimes retrouvailles des deux cousines sont bercées de compassion par l’adagio cantabile de la Pathétique, dans l’arrangement orchestral de son « improvisation » ; comme la durée de la scène excède celui de la transcription, Gance fait même entendre deux fois la première phrase.
13Comment comprendre que Gance confie ensuite à deux quatuors la disparition de Beethoven ? Pour la maladie, il revient à l’adagio affetuoso ed appassionato du Premier quatuor ; pour l’agonie, il a recours au passage central du lento assai du Seizième quatuor. S’il s’en était tenu à la formation de quatuor, pour l’opus 18, il ne peut s’empêcher de revenir au procédé du « gonflage » des cordes, pour l’opus 135 ; il ne fait que se conformer aux précédentes utilisations de ces mêmes œuvres. Malgré l’orchestre de chambre, on reste dans le domaine du quatuor ; et c’est finalement justifié : cela lui permet d’opposer la coulisse obscure à la scène lumineuse : au moment où Beethoven agonise, ses œuvres triomphent enfin au concert. Le retour en musique de film du troisième mouvement de la Cinquième n’attire pas d’abord l’attention, mais soudain la symphonie accède au statut de musique filmée14 : on se trouve transporté au concert où elle est jouée devant un parterre conquis. Retour à l’agonie, avec l’arrangement du lied initial (car Juliette est présente), puis nouvelle incursion à la salle de concert. Mais, surprise, c’est pour les triomphales dernières mesures non de la Cinquième, mais de l’ouverture d’Egmont (en fa mineur, op. 84) ! Gance compose donc une sorte de symphonie idéale à partir des œuvres existantes. Le cinéaste s’enhardit jusqu’à inventer une œuvre : le Miserere d’une Messe de Requiem. C’est qu’il compte filmer l’hallucination finale du compositeur, mêlant temps et lieux : c’est, au concert, le début de la Clair de lune, mais ce piano aussi improbable (comment aurait-il succédé à l’orchestre ?) qu’invisible accompagne un chant de déploration, voix puis chœur féminins. Serait-ce, dans l’imagination de Ludwig agonisant, la plainte de Juliette, figée dans la pose d’une fresque ? La mort ayant accompli son œuvre, éclate enfin l’Hymne à la joie de la Neuvième symphonie en ré mineur op. 125.
14Un tel parcours était nécessaire pour mesurer la complexité du travail musical entrepris par Gance, avec l’aide de Louis Masson15. Ce relevé commenté permet de mesurer à quel point, chez Gance, deux éléments distincts, voire antagonistes, suivent leur cours : le littéraire et le cinématographique. Dans l’analyse la plus fine publiée à l’époque, Émile Vuillermoz met en cause la teneur littéraire du portrait musical entrepris par Gance. Son témoignage est d’autant plus précieux qu’il a vu la version intégrale. Revenant notamment sur l’improvisation de la Pathétique, il s’interroge sur « cette apothéose systématique du sublime littéraire réalisé aux dépens de la vraisemblance la plus élémentaire. »16 Ainsi le père de la critique cinématographique, par ailleurs l’un des critiques musicaux majeurs de son temps, estime que « le portrait ressemblant d’un musicien ne peut être dessiné que par un musicien »17. Le film pêche par l’image erronée dont il affuble la composition. « Lorsqu’on demande à Beethoven d’improviser au piano, il exécute immédiatement, comme au concert, sa Sonate au Clair de lune sans la moindre hésitation et sans la moindre bavure »18. Les transcriptions multiples qui émaillent le film ne pouvaient échapper à Vuillermoz, mais – chose étonnante sur laquelle il faudra revenir – il se montre nuancé à leur égard : s’il en rejette certaines, il en admet d’autres :
Passons sur le fait que ce qui sort automatiquement du piano de Beethoven, c’est une exécution de l’orchestre du Conservatoire dirigé par Philippe Gaubert : l’auteur pourra me répondre que, pendant que Beethoven pose les doigts sur son clavier, c’est sa future orchestration qu’il entend. Soit. Mais il est plus difficile d’admettre que, lorsque Pauley veut régaler son ami d’une petite aubade de violon, exécutée sur une pochette de maître de danse, ce soit la Symphonie pastorale, avec toute son orchestration, ses hautbois et ses flûtes, qui jaillisse de ce modeste instrument ! Bref, au point de vue musical pur, la conception du film de Gance n’est pas défendable.19
15Si le musical est de fait parasité par le littéraire, il nous paraît en revanche défendu par le cinématographique. Cette thèse pourrait s’appliquer à l’ensemble de l’œuvre de Gance, cinéma hétérogène où coexistent le pire et le meilleur – à savoir le prétexte littéraire, ce placage d’un discours verbal, et le texte cinématographique, cette texture non verbale où se joue un sens qui, pour être implicite, n’en reste pas moins déterminant : celui de la forme. Bien qu’il ne développe pas cet aspect, Vuillermoz pourrait cependant mettre sur la voie ; il emploie trois fois dans son article le même terme, de transposition :
Lorsqu’un dramaturge ou un metteur en scène est amené à matérialiser, devant nous, la vie intime d’un compositeur, il commet immédiatement de telles erreurs techniques et se trouve entraîné dans de telles transpositions que les spectateurs qui aiment et connaissent la musique sont vite exaspérés. […] Le film tout entier se maintiendra dans cette transposition semi-symbolique. […] Et, je le dis sans paradoxe, il est possible que, grâce à cette transposition irritante et arbitraire, le cinéaste et son interprète atteignent plus sûrement le cœur innombrable de la foule ignorante, qui serait peut-être déçue si le film serrait de plus près la réalité.20
16Dans son langage naïf, Gance ne parle-t-il pas lui aussi de transposition ? « C’est dans ces alternatives d’amour et de révolte orgueilleuse qu’il faut chercher la source la plus féconde des inspirations de Beethoven, jusqu’à l’âge où la fougue de sa nature s’apaise dans une résignation mélancolique21 », écrit-il lors de la préparation du film. Vingt ans plus tard, il confiera que ce qu’on entend dans son Beethoven, c’est « la montée géniale de la musique qui sortait de sa souffrance, la transmutation de la douleur humaine22 » ; ce que Roger Icart nomme un « phénomène de conversion lyrique23 », dont Gance revendiquera le caractère personnel : « Alors que j’essayais, récemment encore, de forcer Abel Gance dans ses retranchements, de trouver le pourquoi de ce film, il me répondit : “Le personnage est si puissant que je n’ai eu qu’à écrire mes sensations, pas à les chercher” »24. Transposer, c’est pour Gance procéder à une transmutation, terme alchimique. Qu’est-ce que transposer, sinon prétendre faire passer d’un état à un autre, comme l’alchimiste ? « Faire changer de forme ou de contenu en changeant de domaine25 », n’est-ce pas là le projet gancien ? Ce terme aussi musical (la transposition fait changer de ton) ramène chez Gance à celui de transcription (changer d’instrument). Pour Gance, transposer c’est transcrire ; mieux : transcrire c’est composer. Le « compositeur » de films qu’est Gance travaille comme un transcripteur qui « écrit ses sensations » en cinéma. Le constat de Vuillermoz sur le travail transcripteur de Gance doit être étendu au style même du cinéaste, réussites et échecs compris. Ce que montre l’analyse des transcriptions musicales agissantes dans Un grand amour de Beethoven, c’est qu’à côté des mécanismes sommaires du scénario, d’ordre littéraire, il existe d’autres dispositifs nettement plus vivants qui manifestent l’art cinématographique de Gance.
17L’intuition féconde sur laquelle se fonde à notre sens le Beethoven de Gance, c’est que la musique est un acte transcripteur. Composer, c’est transcrire. Le compositeur Ferrucio Busoni remarquait que « toute notation est déjà la transcription d’une idée abstraite »26. Laissons à un Vuillermoz d’aujourd’hui, le critique musical Jacques Drillon, le soin de s’expliquer sur la question :
Le compositeur pense en musique, mais il parle en sons ; et cette violence qu’il se fait à soi-même, sans doute parce que cet art-là lui oppose une moindre résistance, est déjà de la transcription. Que le musicien se fasse transcripteur, et d’autres résistances se font jour. […] Il va opérer la transcription d’une transcription […]. En l’interprétant, les musiciens ajoutent un niveau de transcription supplémentaire à ceux que nous avons déjà décrits. Auxquels il faudrait ajouter les autres, ceux que la vie quotidienne nous impose : l’acoustique de la pièce ou de la salle ; la qualité des moyens de reproduction, et même l’état d’esprit dans lequel on est. Autant dire que les étapes sont nombreuses entre la conception et la perception de la musique. Autant d’étapes, autant de transcriptions.27
18C’est à cette cascade de transcriptions que nous fait assister Un grand amour de Beethoven. Film paradoxal, puisqu’il trahit d’un côté Beethoven par l’imagerie d’Épinal qu’il reconduit, tout en demeurant fidèle à son esprit dans la façon dont sa forme se trouve agencée ; son réseau transcriptionnel est juste, musicalement parlant. En opérant de la sorte, le cinéaste adopte une démarche que ne renierait pas le compositeur ; Beethoven lui-même transcrivait ses œuvres : la marche funèbre de la Douzième sonate pour piano fut orchestrée en 1815, une autre sonate transcrite pour quatuor… Et Liszt transcrivit pour piano les symphonies ! Quant au cinéma, la transcription y est fréquente ; rappelons, tant la coïncidence est belle, que Max Ophuls ouvrit son Werther français de 1938 par le même lied Ich liebe dich, qui plus est dans une autre transcription orchestrale que celle adoptée par Gance ! Autant que Gance, Ophuls agit d’ailleurs comme compositeur de film, donc comme transcripteur. Les cinéastes du musical sont des transcripteurs nés. Mais l’idée de transcription est davantage au cœur de l’œuvre gancienne. Une transcription qui excède le champ de la musique, chez Gance : elle concerne tous les domaines et touche au jeu, dangereux, avec les limites.
19On aborde ainsi la signification métaphysique de la transcription. Transcrire, c’est « réaliser l’impossible »28. D’abord parce que la transcription « veut noter la chose même, comme si la notation n’intervenait pas dans la prise en compte de l’objet noté. Il y a là, pour la transcription, une butée réelle puisque l’objet visé ne sera jamais l’objet obtenu, puisque est impossible qu’elle produise le tel quel de l’objet »29. Pour le cinéma parlant des années trente, cet impossible serait par exemple le fantasme d’une écoute totale ; pour son Beethoven, Gance conçut des projections avec sa « perspective sonore » (une série de haut-parleurs répartis dans la salle « transcrivant » un son rêvé dans sa multiplicité). Voir cet extrait du découpage :
354. Et au milieu d’un silence impressionnant, voici venir sa seconde hallucination sonore dans toute son horreur : (Bruits sourds d’abord et qui vont s’amplifiant, puis cris, éclatements, bruits de marteaux et d’enclumes, cloches, déchirements d’air, sifflets aigus). Cela lui écrase le tympan, il n’y peut tenir.
355. Il s’enfuit comme poursuivi par des flammes avides. Tous ces multiples bruits […] si possible en perspective sonore.30
20Il s’agit de dépasser les limites. La démesure où Liszt, le plus fameux transcripteur, excellait : « Dans ses transcriptions, il se mesure à l’orchestre, comme dans un roman médiéval le chevalier au dragon. C’est ainsi qu’il aimait à jouer un mouvement de la Pastorale, ou la Marche funèbre de l’Héroïque au beau milieu d’un concert symphonique »31. Un défi à Dieu, en fin de compte :
Car c’est bien de Dieu qu’il s’agit : Liszt veut tout être, tout avoir, tout donner, tout faire. Il veut être le dieu, le prêtre et le fidèle. […] Il est la fin, il est les moyens. Par la transcription, il s’affiche comme le seul être doué de cette nature double. Il est un saint, uniquement préoccupé de soi-même, possédant tout par la seule volonté de tout donner.32
21C’est le nœud gancien, qui ne choisit pas entre le père et le fils. La transcription est le domaine du et, pas du ou : Dieu et le Christ, Napoléon et Bonaparte, Beethoven et Karl. On doit attirer l’attention sur ce personnage apparemment secondaire, ce « fils indigne » en quelque sorte : le neveu de Beethoven (joué chez Gance par Jean-Louis Barrault). Pourquoi figure-t-il dans le film ? Si Gance tient tant à la présence de cette figure négative, c’est qu’il tint son rôle au théâtre, avant-guerre (vers 191333) dans une tournée de Beethoven, la pièce de René Fauchois créée au théâtre de l’Odéon sous la direction d’André Antoine en 1909. L’intérêt de Gance pour ce personnage peut se comprendre : il est ce qui résiste au poids de la culture. De son oncle génial, Karl van Beethoven n’a que faire. Cet iconoclasme adolescent explique qu’Abel Gance échappe à l’académisme, en dépit de sa verbosité littéraire ; le cinéma de Gance vit par ses contradictions. Sans même évoquer la Dixième symphonie réalisée en 1918, Un grand amour de Beethoven est-il une transcription du Beethoven de Fauchois ? Pour partie, peut-être ; et pas seulement en raison de la présence du neveu renégat. Nombre de situations du film s’y retrouvent. Citons seulement trois passages. D’abord la surdité du compositeur, dans la scène 15 de l’acte i :
Ah ! mes bourdonnements d’oreilles… L’ouragan
Qui vient de se ruer encor sur mon tympan…
Ce bruit terrible d’eau, de vent et de feuillage
Pareil au bruit profond qui sort d’un coquillage,
Et qui vient par instants m’étourdir… Oh ! tais-toi,
Cloche de je ne sais quel monstrueux beffroi !…
Ton carillon funèbre est l’horreur de mes veilles…
Ne sonne plus ainsi, cloche, dans mes oreilles !…
Le bruit décroît, s’éteint… Ô sombre et rude émoi !…
Je n’entends plus que l’ombre éparse autour de moi.
22Puis le dépassement du handicap, dans la transcription du cosmos par l’écoute intérieure (scène 6 de l’acte iii) :
Mais non, n’accusons pas le sort !… Peines intimes,
C’est pour vous fuir aussi que j’ai gravi les cimes !
Et, sourd, je le suis moins, en somme, qu’autrefois :
Un bruit vain me masquait la profondeur des voix !
Quand j’ai cru pour toujours que tout allait se taire,
La musique est entrée en moi comme un mystère,
Et le ciel et les monts, la mer et les forêts,
Se sont mis dans mon cœur avec tous leurs secrets !…
23Enfin, la scène 7 de l’acte iii où les neuf symphonies viennent au chevet de Beethoven ; la Troisième déclarant au nom des autres :
Nous serons, pour tous ceux qu’empliront nos cantiques,
Le chœur ressuscité des neuf Muses antiques.
24L’apparition allégorique de ses œuvres au compositeur agonisant préfigure sur bien des points le Miserere du film, cette transcription délirante de la Clair de lune.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Philippe Roger, « Transcrire pour composer : le Beethoven d’Abel Gance », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 31 | 2000, 251-266.
Référence électronique
Philippe Roger, « Transcrire pour composer : le Beethoven d’Abel Gance », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 31 | 2000, mis en ligne le 06 mars 2006, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/75 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.75
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