Catherine Russell, Archiveology : Walter Benjamin and Archival Film Practices
Catherine Russell, Archiveology : Walter Benjamin and Archival Film Practices, Durham & Londres, Duke University Press, 2018, 269 pp.
Texte intégral
1Le titre de cet ouvrage de Catherine Russell, professeure à l’Université Concordia, pourrait induire en erreur quant à son propos, de plusieurs manières. Le terme d’archiveology, qui en constitue le cœur, est déjà problématique. Dans son premier chapitre, Russell s’attache à définir les contours d’une compréhension personnelle de la notion, qu’elle développe à partir du terme forgé par Joel Katz dans un texte de 1991 (« From Archive to Archiveology », Cinematograph no 4, pp. 96-103), dans le cadre d’une discussion du travail des cinéastes Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. Elle doit pour ce faire se distancer d’une manière possible d’entendre « archiveology » comme une science des archives ou de l’archive – écho d’autant plus fort que l’idée en a été formulée déjà en 1994, autour d’un néologisme proche, dû à Jacques Derrida : « Imaginons en effet quelque projet d’archiviologie générale, mot qui n’existe pas mais qui pourrait désigner une science générale et interdisciplinaire de l’archive » (Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995, p. 56). Une anthologie de textes allemande, mentionnée par Russell, prolonge cette compréhension du terme (Knut Ebeling & Stephan Günzel, dir., Archivologie : Theorien des Archivs in Philosophie, Medien und Künsten, Berlin, Kulturverlag, 2009) ; mais Russell s’éloigne d’emblée de cette piste. Sa conception du terme est en fait orientée par ce qu’elle entend par « archival film practices », et en dernière instance par « archive ».
2Les pratiques en question ici ne sont en fait pas celles des archivistes de cinéma, mais celles des cinéastes. Et l’archive finalement, ce n’est pas un lieu ou une institution, mais l’ensemble des images animées produites dans l’histoire – classiques voire monumentales ou oubliées, accessibles ou enfouies, dans leur format original ou « remédiées » dans un autre (16 mm, VHS, numérique, etc.). Elles constituent un fonds culturel, imaginaire ou mémoriel, mais aussi pratique et concret, dans lequel les cinéastes étudiés vont puiser selon leur besoin.
3L’étude de Russell porte donc avant tout, on l’aura compris, sur une pratique artistique spécifique, aujourd’hui institutionnalisée presque comme un genre, au croisement du cinéma expérimental, du documentaire et de « l’essai » filmique, au croisement aussi de la salle de cinéma et de la galerie d’art : le film de remploi, de « found footage », de compilation. Cet ensemble a produit une littérature assez conséquente – on peut citer en français notamment l’ouvrage de Christa Blümlinger, Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias (Paris, Klincksieck, 2013, traduit de la version allemande publiée en 2009) ; celui dirigé par André Habib et Michel Marie, l’Avenir de la mémoire. Patrimoine, restauration, réemploi cinématographiques (Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2013), qui est plus axé sur les problématiques proprement archivistiques ; ou le dossier dirigé par François Bovier dans Décadrages sur le « Cinéma de re-montage » (no 34-36, automne 2016-printemps 2017) – qui affirme joindre deux corpus considérés fréquemment comme distincts, le « cinéma de compilation » et le « found footage » (p. 5). Russell confond elle aussi sciemment films de compilation, certains films-essais, et found footage – terme qu’elle récuse, arguant qu’il n’y a souvent plus de footage en notre ère numérique de fichiers, et que ce « métrage » n’est pas trouvé comme par hasard, mais plutôt patiemment cherché et choisi en fonction de critères précis.
4Les corpus mobilisés par ces études se recoupent souvent largement : le genre a ses classiques, de Harun Farocki à Christian Marclay, de Gustav Deutsch à Morgan Fisher, de Joseph Cornell à Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, de Bruce Conner à Ken Jacobs ou Jean-Luc Godard. Russell reprend certaines de ces œuvres fondamentales, mais son approche entraîne une série de décalages. Les chapitres de l’ouvrage sont organisés autour de deux ou trois œuvres qu’elle analyse longuement, en déployant à partir d’elles les notions qu’elle comprend comme rattachées au cadre théorique benjaminien qui l’intéresse, ou qui permettent de préciser la notion d’archive et ses enjeux. Ces études détaillées sont illustrées de reproduction de photogrammes ou captures d’écran des œuvres concernées, ce qui engendre un effet parfois étrange : une image que l’on reconnaît d’un film de Blake Edwards porte la signature de Christian Marclay (p. 156), une autre d’Hitchcock est signée Girardet et Müller (p. 181), l’erreur se mêlant d’un trouble historique lorsqu’une autre reproduction est identifiée comme représentant Kirk Douglas alors qu’il s’agit de Jean Marais, non pas dans Orphée de Cocteau mais dans Kristall de, encore, Girardet et Müller (p. 171). Presque toutes les images d’Archiveology présentent cet effet d’interférence des noms propres : puisque les œuvres étudiées sont des collages de films préexistants, l’effet de réappropriation qui apparaît par le remontage, le ralenti, la bande sonore, disparaît complètement – sauf recadrage par exemple – dans la reproduction d’un seul photogramme. Dans un mouvement théorique produit par la forme livre elle-même, les illustrations en viennent à ne renvoyer qu’à l’archive elle-même – au sens de Russell – et non pas à l’acte de réappropriation posé par l’artiste, acte que les images ainsi fixées et isolées biffent. La légende est alors, par la simple substitution des noms, le seul rappel de ce déplacement, renvoyant le found footage à la logique du ready made.
5Mais le déplacement nodal engagé par l’ouvrage de Russell est sans doute la référence centrale à l’œuvre de Walter Benjamin, qui constitue le prisme à travers lequel elle élabore son archiveology. Cette présence de Benjamin n’est pas rare dans ce contexte – il est aussi fondamental dans l’ouvrage de Blümlinger. Mais en le plaçant ainsi dans le sous-titre de son projet, Russell pose ou réinterroge ce rôle donné au penseur allemand, aujourd’hui, dans l’appréhension des pratiques artistiques contemporaines liées au cinéma. Plus particulièrement, Russell cherche en fait à agencer les apports des textes benjaminiens avec les problématiques posées par la théorie et la politique féministes.
6Russell établit, au cœur de son archiveology, un décalage. Selon elle, cette forme et cette manière de faire les films désorientent la théorie en faisant passer la problématique du regard au second plan. « Comme art du montage, de la recherche, de la compilation, et de l’organisation, l’archiveology souligne les affinités de la réalisation de films avec le travail féminin. [...] l’accent mis sur le geste et sur le détail dans l’archiveology déplace le point focal des médias expérimentaux des questions masculines de la vision et de la surveillance, vers la réalisation comme travail manuel » (p. 6). La problématique féministe reste sous-jacente dans la majeure partie du livre ; elle émerge lentement, pour se cristalliser définitivement dans le dernier chapitre, « Awakening from the Gendered Archive ». Celui-ci est agencé autour de deux analyses : la première interrogeant la possibilité d’une relecture féministe du classique Rose Hobart de Joseph Cornell (1936), la seconde fermant le livre sur une étude élogieuse de The Three Disappearances of Soad Hosni (2011), réalisé par la libanaise Rania Stephan. Du moment analogique à la « convergence » contemporaine – The Three Disappearances est fait d’extraits de films originellement argentiques, repris en numérique à partir de versions VHS –, ces deux portraits de stars féminines travaillent à une possible reprise critique de l’esthétique misogyne dominante par la fragmentation, par le décollage du geste de sa signification narrative originelle, par le détour du regard spectatoriel du personnage vers le travail de l’actrice au sein d’une industrie qui l’instrumentalise.
7Un autre film de femme est analysé longuement par Russell : Paris 1900 de Nicole Vedrès (1947). Selon elle, c’est de plusieurs manières que l’œuvre peut résonner avec les thématiques benjaminiennes. Elle y voit d’abord un moment-clé de l’émergence du film-essai, où une forme s’inventerait qui résoudrait l’histoire en images, tout en mettant en scène la fantasmagorie d’un xixe siècle agonisant. La magie, les effets spéciaux, la ville, sont rattachés à l’intérêt complexe de Benjamin pour le surréalisme. L’attention portée par Vedrès à la mode dans le film permet à Russell de remettre en valeur l’importance et la fonction – ambivalente – de la mode dans les écrits de Benjamin. C’est en effet la mode qui, dans la quatorzième thèse « Sur le concept d’histoire », est le modèle du « saut du tigre dans le passé » – même si, contrairement à la révolution à venir, la mode a encore lieu « dans une arène où commande la classe dominante » (Œuvres III, p. 439). La mode revient dans le livre des Passages – elle fait l’objet du cahier B –, pour son rapport à l’actuel et à l’histoire, mais aussi pour son jeu de « signaux secrets des choses à venir », décryptables seulement par des sortes de sociétés secrètes, essentiellement féminines (« la mode est en contact beaucoup plus constant, beaucoup plus précis, [que l’artiste individuel] avec les choses qui arrivent, grâce au flair incomparable que les femmes, dans leur ensemble, possèdent pour ce que l’avenir réserve », Paris, capitale du xixe siècle, Paris, Cerf, 1989, p. 90). Se retrouve ici l’ambiguïté fondamentale de la figure de Benjamin, que Russell explicite à plusieurs reprises (notamment p. 191) : s’il fut d’une influence cruciale sur l’élaboration de la théorie féministe du cinéma, lui-même ne fut pas vraiment un défenseur des droits des femmes.
8Russell prend en charge assez largement l’œuvre de Benjamin. L’essai célèbre sur « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » ou la notion si fréquemment et diversement invoquée d’aura ne sont pas les seuls points d’entrée dans sa pensée, ni même les plus fortement mobilisés. L’ouvrage de Benjamin sans doute le plus cité dans Archiveology est – assez logiquement pourrait-on dire – le livre des Passages, mais Russell renvoie aussi à des textes moins souvent lus, tel l’Origine du drame baroque allemand ou un fragment intitulé « Fouilles et souvenir » (traduit en français dans Images de pensée). En fait, l’approche de Benjamin par Russell est largement fondée sur la méthode « archivologique » qu’elle décrit en cinéma : le corpus benjaminien apparaît d’abord comme un fonds de citations et de notions dans lequel elle puise – fonds lui-même assez peu historicisé. Ce sont des notions qui accrochent surtout Russell : la fantasmagorie, l’allégorie, le réveil, l’inconscient optique, l’image dialectique, le collectionneur. Isolées dans les textes de Benjamin, elles sont reconstruites grâce à la confrontation avec des commentaires (de Miriam Hansen à Rainer Rochlitz), puis déployées par déplacement ou analogie sur les objets filmiques. Ainsi qu’elle l’explique, Russell « projette délibérément des questions culturelles contemporaines sur lui pour rendre sa théorie utile, et lisible, dans le présent » (pp. 43 et 14). Ce jeu de reflets correspond pour Russell à la méthode historique de Benjamin lui-même ; il peut aboutir à des usages métaphoriques des concepts – qui peuvent s’avérer assez éclairants –, mais aussi à la construction d’un Benjamin « exceptionnellement clairvoyant » (p. 43) qui « anticipe » l’archiveology voire, plus radicalement encore, l’ère numérique (p. 44).
9Russell ainsi, même si elle décrit la thèse de l’Origine du drame baroque allemand par exemple, analyse assez rarement les textes de Benjamin eux-mêmes, dans leur fonctionnement stylistique ou argumentatif. Elle analyse aussi peu ses méthodes, et notamment son rapport à la collection ou à l’archive tel qu’il peut apparaître dans la part encore visible aujourd’hui du « montage » des citations qui constituent le livre des Passages – montage qu’elle n’étudie pas en tant que tel, alors que de telles analyses auraient pu conforter ou commenter les rapprochements théoriques proposés. Isolant les notions pour pouvoir en tester l’actualité, elle considère la constellation des concepts benjaminiens comme un système cohérent, mais aussi anhistorique, sans évolution réelle. On pourrait se demander pourtant si le Benjamin de l’allégorie et celui de l’image dialectique, par exemple, sont le même, et si les deux notions peuvent être considérées de fait comme compatibles au sein d’un système global homogène. On peut aussi, il est vrai, renoncer d’emblée à poser la question de cette cohérence historique ou théorique des notions.
10Il est intéressant de constater que, si Russell est attentive à embrasser l’œuvre de Benjamin dans sa diversité, fût-ce en l’abordant par notions relativement détachées, un aspect reste pratiquement hors-champ : la dimension juive de sa pensée. La question n’est pas totalement évacuée, Russell l’invoquant ponctuellement en de très rares occasions : sa conscience juive (p. 186), ou le rôle de « la notion d’oubli collectif issue de la mystique juive » dans la construction du concept d’aura (p. 205). Mais cela reste extrêmement marginal, comme d’ailleurs dans une large part des études benjaminiennes – alors que Gershom Scholem avait montré l’importance de cet enjeu au plus profond de la pensée de son ami. Le contexte toutefois met en valeur cette sorte de point aveugle, puisque l’« archiviologie » projetée par Derrida avait la question du judaïsme justement en son cœur. Derrida cite d’ailleurs Benjamin dans un bref mais nodal moment de Mal d’archive : « Dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire, il désigne la “porte étroite” pour le passage du Messie, “à chaque seconde”. Et il rappelle aussi que, “pour les Juifs l’avenir ne devient pas néanmoins un temps homogène et vide”. Qu’est-ce qu’il a pu vouloir dire ? » (p. 110). Si le judaïsme ou la judéité de Benjamin joue ainsi un rôle dans sa conception du temps historique, de sa fragmentation ou de sa discontinuité fondamentale, alors c’est peut-être toute l’archiveology, sinon toute l’archiviologie, qui s’en trouve bouleversée.
Pour citer cet article
Référence papier
Benoît Turquety, « Catherine Russell, Archiveology : Walter Benjamin and Archival Film Practices », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 88 | 2019, 155-158.
Référence électronique
Benoît Turquety, « Catherine Russell, Archiveology : Walter Benjamin and Archival Film Practices », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 88 | 2019, mis en ligne le 23 octobre 2020, consulté le 18 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/7421 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.7421
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