Siegfried Kracauer, Politique au jour le jour. 1930-1933
Siegfried Kracauer, Politique au jour le jour. 1930-1933, traduit de l’allemand par Jean Quétier, Montréal, La maison des sciences de l’homme/Les presses de l’Université de Montréal, 2017, 183 p.
Texte intégral
1Fort d’une cinquantaine d’articles publiés dans les colonnes de la Frankfurter Zeitung entre 1930 et 1933, le présent recueil de textes de Siegfried Kracauer s’inscrit dans le prolongement d’ouvrages antérieurs tels que Rues de Berlin et d’ailleurs (Gallimard, 1995), le Voyage et la danse. Figures de villes et vues de films (Presses Universitaires de Vincennes, 1996), l’Ornement de la masse (la Découverte, 2008), ou encore Sur le seuil du temps (Les presses de l’Université de Montréal, 2014). En marge de l’intérêt déjà accordé aux rapports de Kracauer à la photographie, au cinéma, à la distraction ou à la ville de manière plus large, ce choix de textes met ici en avant la dimension politique des écrits de presse de l’auteur. Bien qu’inscrite au sein d’autres écrits bien connus, cette dimension se voit accorder un éclairage inédit puisqu’on la retrouve à la fois au sein d’articles concernant la réouverture annuelle du Luna Park de Berlin (« Bonheur organisé »), l’agencement intérieur d’un café (« Sous les palmiers »), l’omniprésence des drapeaux national-socialistes ornant les fenêtres et les pots de fleurs en façade des maisons (« Drapeaux »), les colonnes des faits divers dans la presse (« Sous la surface »), ou encore dans un texte accordé au dépérissement des quartiers de Berlin et à la transformation de la physionomie de la ville au gré des conditions économiques actuelles (« 3 = 6 »). La crise qui accable l’Allemagne à cette époque constitue à n’en point douter le liant de l’ensemble des textes, une crise profonde qui ne manque jamais d’entrer en contradiction avec les apparences dépeintes par l’auteur, celles des vitrines (« Voyage dans les vitrines »), celles des rayonnages des magasins en période de Noël (« Le paradis vous passe devant »), celles affichées par le sourire des bambins dans les publicités (« Au paradis des bébés »), ou encore celles des manifestations, même les plus anodines (« Lutte contre le maillot de bain »). « On remarque la crise à tous les coins de rue », ne manque pas d’affirmer l’auteur (p. 101). Outre une portée documentaire quant à la période concernée, ces écrits trahissent également les contours d’une pensée au-devant de la vie quotidienne et des « phénomènes de surface » de la modernité – pour reprendre une expression que Stéphane Füzesséry et Philippe Simay utilisent à propos de Simmel, Benjamin et Kracauer (dans le Choc des métropoles. Simmel, Kracauer, Benjamin, Paris/Tel-Aviv, Editions de L’éclat, 2008, p. 15). On trouve cette expression dans « L’ornement de la masse » au sein d’un passage particulièrement révélateur de l’approche kracauérienne : « Le lieu qu’occupe une époque dans le processus historique se détermine de manière plus pertinente à partir de l’analyse de ses manifestations discrètes de surface, qu’à partir des jugements qu’elle porte sur elle-même » (dans le Voyage et la danse, p. 69). En effet, c’est aussi l’approche de Kracauer qui est ici documentée de par l’hétérogénéité des textes réunis. Le lecteur peut être frappé des nombreuses résonances ayant lieu à la fois entre les textes de Politique au jour le jour, mais concernant également d’autres textes de l’auteur avec lesquels ils ont a priori peu de choses en commun. Ces résonances sont aussi bien d’ordre thématique – Kracauer s’intéressant aux vitrines, aux spectacles, à l’urbanisme, à la marchandise, aux monuments – que méthodologique, puisque certains aspects de la démarche de l’auteur transcendent l’éclatement apparent de ce qui fait l’objet de ses écrits.
2Politique au jour le jour constitue sur ce point l’occasion de rappeler les propos de Theodor Adorno sur le travail de Kracauer. Selon l’auteur de Minima Moralia, Kracauer est un « étrange réaliste » qui ne se suffit pas d’une description distanciée de la réalité mais qui au contraire fait de la proximité, du rapport intime avec le monde environnant, la condition d’une approche critique. Pour Adorno, la pensée kracauérienne est de l’ordre de la « vision » (« Un étrange réaliste : Siegfried Kracauer » [1964], dans Notes sur la littérature, Flammarion, 1984, p. 267), elle relève de la perception, elle augure une « phénoménologie des petites images ». Le terme d’innervation vient alors à point nommé chez Adorno pour désigner un tel contact entre Kracauer et le monde. Celui-ci s’efforce « avec opiniâtreté de ne pas brader à bon compte, en l’expliquant, ce que les rudes chocs avec les choses avaient imprimé en lui » (Adorno). La dimension critique de son travail réside en effet dans sa capacité de déplacement du point de vue, de contradiction des perspectives établies. Autrement dit, à partir de la réalité, depuis ce qu’il voit, ce qu’il entend et ce qu’il lit, Kracauer ne décrit pas le réel dans une perspective mimétique mais s’impose à l’inverse une démarche dialectique. Celle-ci est à même de contrarier les illusions et notamment l’atmosphère de rêve rattachée à la distraction, elle fait sans cesse remonter la crise à la surface. Chez lui, la réalité matérielle se fait puissance de transformation et de révélation, non de maintien et de reproduction. À cet égard, la proximité critique qui apparaît au cœur des textes pour la Frankfurter Zeitung est celle-là même qu’il reconnaît à la photographie et au cinéma. Frappante est alors sa manière de déjouer les apparences de l’infime et de l’anecdotique. Entre le chiffonnier et le type (positif) du flâneur, il réunit les manifestations de la ville et ce qu’elles rejettent. Cette manière de voir ne cesse d’inscrire les surfaces de la modernité dans un jeu dialectique avec ce qu’elles recouvrent. Dans son avant-propos au Voyage et la danse, Phillipe Despoix évoque justement une « herméneutique des surfaces » (p. 21).
3L’on ne saurait s’y tromper, les textes de Kracauer ne consistent pas en un ensemble de descriptions, tout au contraire ils fêlent quasi systématiquement la description apparente de remarques qui accordent à la réalité une autre dimension. Comme l’affirme Jean Quétier dans sa préface au présent volume, « [l]a description proprement dite prend souvent une tournure métaphorique : elle permet de voir autre chose que ce que donnerait à voir une simple reproduction du réel » (p. X-XI). Il en résulte une forme interprétative déterminée par le contrepoint, par ce qui contrarie ce qui brille en surface, par ce que Nia Perivolaropoulou appelle des « constructions paradoxales » (l’Atelier cinématographique de Siegfried Kracauer, De l’incidence, 2018, p. 106). Kracauer s’inscrit alors, semble-t-il, non loin de la théorie critique et dans les prolongements d’une pensée marxienne caractérisée par la mise au jour des contradictions inhérentes au capitalisme. Reprenant à Ernst Bloch l’expression de « marxisme secret » attribuée à Kracauer (Briefe 1903-1975, t. I), Quétier souligne les enjeux matérialistes de sa pensée. Le marxisme de Kracauer peut être dit hétérodoxe en ceci notamment qu’il ne s’embarrasse pas de concepts déterminants et par trop dogmatiques mais leur préfère une confrontation directe avec la réalité matérielle de laquelle émerge une pensée en prise avec le réel. Le compte rendu du congrès international sur Hegel est d’ailleurs l’occasion pour l’auteur de souligner, outre l’absence criante de Marx parmi les interventions, le rôle qu’a joué l’idéalisme dans la mise à distance du monde. Ainsi, « l’esprit allemand, [...] soit se perd volontiers dans les nuages, soit se contente d’une activité spécialisée, dépourvue d’horizon. Il est donc tout à fait utile de l’inciter à être à l’écoute des choses » (p. 95). Cette posture, revendiquée par l’auteur dans les Employés (les Belles Lettres, 2012 [1929]), caractérise l’ensemble des textes de Politique au jour le jour. Ils ont en commun une approche sociologique particulière. Partir d’en bas, des conditions matérielles d’existence, pour atteindre les aspects idéologiques de la société, tel est ce qui sous-tend les textes de Kracauer au cours des années 1920-1930.
4On sait que Benjamin l’a désigné justement par le terme de chiffonnier. L’attention que Kracauer accorde aux restes, aux rebus, aux marges, à toute cette matière qui jonche le sol de la modernité, font de lui un « trouble-fête » (« Un Marginal sort de l’ombre. À propos des Employés de S. Kracauer » [1930], Œuvres II, Gallimard, 2000, p. 188). C’est encore cette approche qui détermine une part de l’intérêt qu’il accorde au cinéma lorsqu’il affirme dans Théorie du film : « Nous n’embrassons la réalité qu’à condition d’en pénétrer les strates au plus bas niveau » (Flammarion, 2010 [1960], p. 87). Cette posture énoncée à partir du cinéma est déjà celle qu’il élabore dans sa chronique du film de Dziga Vertov, l’Homme à la caméra. Force est de constater que la fonction révélatrice du cinéma qu’il développe dans Théorie du film trouve une résonance importante dans ses écrits sur la modernité. Quand bien même le cinéma n’intervient quasiment pas dans Politique au jour le jour, l’on ne peut s’empêcher de relever la capacité de l’auteur à trahir la juste représentation, celle qui, dite « objective », cache davantage la réalité qu’elle ne la révèle : « Le mur est percé de trous, un contenu véritable apparaît » (le Voyage et la danse, p. 63), écrivait-il à propos de l’Homme à la caméra.
5La critique de l’objectivité est inséparable d’une approche critique de la théorie. Entendons par là que Kracauer semble moins développer une aversion pour la théorie que pour les présupposés idéologiques largement détachés de la réalité d’une théorie dite par ailleurs « traditionnelle » (Cf. Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, 1996 [1937]). C’est ainsi qu’il adresse aux intellectuels de son temps une dialectique matérialiste « qui déduit toujours les buts de l’action à partir d’une analyse de la situation qu’il s’agit de changer » (p. 71). Il oppose ainsi aux ornières de l’idéologie dominante un « usage non borné de l’intellect » qui a ceci de « destructeur » qu’il s’attelle à détruire « les entités mythiques, autour de nous comme en nous » (pp. 72-3). Un tel renversement s’attache à la proximité concrète et non à quelque idéal brandi, même par le socialisme. Kracauer dénonce à bien des égards ce qu’il appelle ailleurs la « fuite dans la métaphysique » (p. 94), à laquelle il préfère le « travail dans le matériau » (p. 95). Cette critique de l’idéalisme, on la retrouve à de nombreuses reprises au cours du volume, celle-ci fait d’ailleurs l’objet d’une remarque sympathique à l’égard de Bloch (p. 98). C’est encore l’idéalisme qu’il critique lorsqu’il évoque une manifestation de nudistes dont les élans en faveur de la gymnastique trahissent une « vision du monde » (p. 51). Ce que Kracauer nomme ainsi « vision du monde » désigne l’accumulation de fantasmagories fonctionnant comme autant de transfigurations masquées de la réalité au profit d’une perspective établie, réglée selon l’ordre bourgeois. La vision du monde fonctionne en ce sens davantage comme une mise à distance de la réalité que comme son rapprochement. Loin d’être cantonnée au domaine de la philosophie, de l’économie politique ou des manifestations, la modernité décrite par Kracauer croule sous de telles perspectives : « Chez nous, affirme l’auteur, on peut à peine s’acheter une brosse à dent sans recevoir une vision du monde en cadeau ».
6Réinscrire la misère quotidienne dans la description comme moyen du désordre dans cet agencement du monde, telle semble être pour Kracauer la manière de n’y pas succomber. Il suffit souvent de quelques lignes pour déplacer le regard, pour déranger l’apparence du cours normal des choses. Tel est le cas d’un texte, intitulé « Jour critique », accordé à la crise financière. L’article fait état d’une scène dans une des banques de Berlin au cours de laquelle les banquiers sont dans l’incapacité passagère de restituer aux clients les sommes demandées. Il relate également les échos de la crise dans un café non loin de la banque, le même jour. Mais c’est le dernier paragraphe, de quelques lignes seulement, qui retient notre attention : « Le même soir, Max Schmeling atterrissait sur le terrain d’aviation de Tempelhof. Trois micros ont été installés, la musique a retenti, les opérateurs ont tourné la manivelle et des milliers de gens ont acclamé le boxeur comme s’il venait nous apporter la rédemption. Le soir de ce même jour » (p. 67). Les textes de l’auteur rappellent en ce sens que la dialectique est puissance de contradiction. Il réinscrit de ce fait dans ses chroniques l’existence de clivages, de décalages, d’antagonismes de tous ordres, qui sont autant de « fissures » – pour réinscrire la proposition d’Edouard Arnoldy (Fissures. Théorie critique du film et de l’histoire du cinéma d’après Siegfried Kracauer, Mimésis, 2018) au sein des écrits de Kracauer pour la Frankfurter Zeitung – produites dans la représentation ordonnée du monde.
7Ces phénomènes contradictoires innervent l’écriture de l’auteur. Ils portent sur différents lieux et aspects de la modernité. Entre les cafés, les magasins, les manifestations, les banques, les parcs d’attractions, la radio, les conférences et les ouvrages, les commémorations et leurs monuments, Kracauer maintient une exigence critique qui passe par la contradiction. Celle-ci n’intervient pas depuis le haut, comme une idée toute faite et déjà prête à entrer dans un rapport d’opposition idéologique. Il s’agit davantage d’une opposition de faits, Kracauer retourne contre la société cela même qu’elle produit, il contrarie les rêves et autres « visions du monde » au moyen d’éléments – parfois anecdotiques – de la modernité. Walter Benjamin a relevé également dans une note du Livre des passages le rôle important de l’anecdote : « Les constructions de l’histoire sont comparables aux instructions qui commandent et casernent la vie. À l’inverse, l’anecdote est comme une révolte dans la rue. L’anecdote nous rend les choses spatialement plus proches, elle les fait entrer dans notre vie. Elle représente l’opposé exact de l’histoire qui requiert l’identification sous l’effet de laquelle tout devient abstrait » (Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, Cerf, 1989, p. 843). Le regard de Kracauer fait ainsi jouer l’ambivalence de la société qu’il observe ; une ambiguïté que masque nécessairement l’idéologie capitaliste ici détachée de la sphère de l’économie politique seulement pour intervenir dans l’ordre du quotidien (divertissement, travail, urbanisme, marchandise). Benjamin n’affirmait-il pas, à la suite, que Kracauer laisse « sarcastiquement flotter » les bribes qui, récoltées par lui, portent les noms « humanité, intériorité, approfondissement » (« Un Marginal sort de l’ombre », p. 188), soit des concepts porteurs de l’idéologie dominante, des « visions du monde » ? Car c’est bien ce qui semble diriger l’écriture des textes de l’auteur au cours des années 1920 et 1930 : la désignation des points aveugles comme défaut de la représentation capitaliste.
8On peut mentionner à cet égard l’un des textes au titre évocateur : « Sous la surface ». Répondant à un étranger en visite à Berlin à qui la misère semble imperceptible en surface au-devant des rues, des cafés ou de la mode vestimentaire, Kracauer dirige dans un premier temps l’attention vers la multiplication des mendiants dans les quartiers ouest, avant d’énoncer le plus simplement une liste de suicidés dressée par la presse quotidienne. À la diversité des suicides intervenus en l’espace de deux jours s’oppose l’uniformité du motif économique : « surendettement », « manque de ressources », « ruine économique », « ni travail, ni logement » (p. 62), etc. Pour l’auteur, cette misère n’en est pas moins présente en dehors de la presse, à l’extérieur. Il suffit pour la voir de passer outre la surface visible des vêtements, des vitrines ou du sport. Les comportements des individus trahissent en ce sens « une atmosphère électrique que l’on peut percevoir [...] de manière presque physique » (p. 63). Kracauer fait ainsi valoir la « mosaïque » des minuscules faits contre le rayonnement aveuglant des surfaces. De l’accélération brutale des automobilistes aux feux tricolores en passant par les disputes, jusqu’aux coups d’œil des individus « qui ne se connaissent pas et qui s’évaluent pourtant comme des marchandises », Kracauer repère toute une myriade d’indices visibles d’un éreintement et d’un accablement généralisés. Même le week-end, le sport et les voyages ne sont pas une contradiction de cette situation, « pour l’instant, affirme l’auteur, on en jouit encore sous des formes qui sont elles-mêmes un produit de la misère » (p. 64). Le texte « Sous la surface » détermine ainsi la capacité de l’auteur à faire jouer contre « les carrosseries de luxe et les perspectives éclatantes » la mosaïque des faits quotidiens qui en sont la contradiction. Loin d’être invisible, la misère, pour être perçue, implique l’appréhension d’un éclatement, d’une dispersion d’éléments anecdotiques : « les signaux qu’elle envoie s’élèvent au-dessus de la surface lisse et miroitante tels les mâts de bateaux naufragés ».
9De même que l’activité physique ou le week-end interviennent comme « produit de la misère » davantage que comme son contraire, le voyage, voire l’illusion du voyage, apparaissent dans les termes d’une injonction : « on est obligé de voyager » (p. 12). On retrouve le motif du voyage à plusieurs reprises au sein des textes, qu’il s’agisse des vitrines, des bars à thème, ou des attractions du Luna Park de Berlin. Sur ce point, les textes de Kracauer ne manquent pas d’entretenir quelque relation avec les chroniques de Jules Claretie autour de 1900, lui qui tenait le voyage pour l’un des symptômes de la nervosité moderne, en abordant à la fois les affiches touristiques, l’Exposition Universelle de Paris en 1900, ou encore les voyages cinématographiques. Kracauer affirme quant à lui la proximité moderne du voyage et du commerce. Le voyage est marchandise, « mobilisation de masse » (p. 12), on le retrouve notamment dans les vitrines transfigurées pour un temps en simulation de la villégiature. Les objets intègrent ainsi le cadre fantasmé d’un lieu de vacances aménagé pour l’occasion. Un grand magasin prend l’apparence d’une « gigantesque agence de voyages, et ses vitrines donnent des visions semblables à celles qui assaillent les amateurs de voyages lorsqu’ils feuillettent l’indicateur des chemins de fer » (p. 13). Parmi les objets, ce sont également les mannequins de cire qui ornent de telles fantasmagories l’oisiveté moderne. Véritables avatars de la standardisation du consommateur par l’industrie, les mannequins, tous d’allure sportive, apparaissent sur fond de « décor balnéaire ».
10On retrouve une telle simulation des lointains et du voyage au sein d’un autre texte, cette fois-ci concernant la décoration intérieure d’un café de Berlin. Intitulé « Sous les palmiers », l’article fait état d’une mode qui consiste à décorer l’intérieur des cafés au moyen de palmiers. Kracauer élabore une description précise de l’un de ces lieux. L’aménagement intérieur de l’enseigne en question transforme le client en un voyageur puisque les salles principales prennent l’apparence du pont supérieur d’un bateau. « De ce fait, les clients ressemblent à des voyageurs qui, comme sur les affiches des compagnies maritimes, quittent la grisaille de leur domicile en direction de rivages ensoleillés » (p. 30). L’illusion est encore renforcée par des peintures sur les murs et des tentures au plafond qui représentent la population autochtone et la chaleur tropicale. Les palmiers, quant à eux bien réels, ménagent quelques zones ombragées, à l’abri d’un soleil qui n’existe pas. Kracauer ne manque pas de souligner en regard de la multiplication de telles « petites oasis » que « la croissance des palmiers est, si l’on veut, directement proportionnelle à celle de la misère ». Cette fuite dans l’inconnu trahit un sentiment de malaise profond, une attitude de refuge dans l’illusion. Le rêve comporte ici une réalité matérielle tangible. L’un de ces endroits intervient à nouveau sous la plume de l’auteur quelques mois plus tard en avril 1931, dans l’une des chroniques intitulées « Berlin, de-ci de-là ». Une telle occurrence est à nouveau l’occasion pour Kracauer de rappeler le rôle que jouent ces « fata morgana » au sein d’un contexte dominé par la crise économique et la montée du fascisme. Le café Wunderland ayant fermé, il écrit : « Il trouvera un successeur et il est certain que l’accroissement de la mécanisation de toutes les fonctions vitales ne peut que conduire automatiquement à une multiplication des paysages colorés dans les brasseries des grandes villes. Les rêves bannis sont anesthésiés par les jeux de hasard et bercés par les palmiers des cafés » (p. 56). Une fois de plus, le divertissement apparaît comme une puissance du maintien, un substitut du rêve. Kracauer prend justement soin d’inscrire la simulation des lointains les plus exotiques en corrélation de la technicisation du monde et de la vie.
11De l’intervention de la technique dans le divertissement, il en est question dans un texte à propos de la réouverture annuelle de Luna Park. Les montagnes russes qui occupaient une place centrale dans un texte de 1928 (Rue de Berlin et d’ailleurs, pp. 51-53), n’interviennent désormais que pour souligner que les décors des gratte-ciel ont laissé place aux paysages alpins. En revanche, ce qui caractérise le texte de 1930, c’est l’organisation du divertissement. « Chez nous, même le divertissement est organisé » affirme l’auteur. Le texte est ainsi dominé par l’organisation des corps et des mouvements. Le « bon ordre » s’impose et il n’y est pas permis, nous dit l’auteur, d’y faire fausse route, « on suit les voies tracées ». Le divertissement apparaît ainsi inséparable d’une gestion des corps et des flux, gestion dont l’attraction foraine mécanique constitue l’avatar le plus évident puisqu’elle soustrait à l’individu toute initiative de mouvement, elle le soumet à un mouvement autre, mécanisé, planifié, le mouvement de la machine. Mais ce mouvement autre est au fond celui-là même qui détermine l’organisation du divertissement au sein du parc. Sur le mode de la machine, règne à Luna Park un perpetuum mobile, un mouvement perpétuel qui échappe à l’individu et l’emporte malgré tout dans sa course folle. La contradiction bat son plein : aux dérèglements des sens dans l’emportement des corps par les machines s’articule l’organisation industrielle des plaisirs. On pense également à Benjamin qui affirme dans l’exposé de 1939 de « Paris, capitale du xixe siècle » : « Cette masse se complaît dans les parcs d’attractions avec leurs montagnes russes, leurs tête-à-queue, leurs chenilles, dans une attitude toute de réaction. Elle s’entraîne par là à cet assujettissement avec lequel la propagande tant industrielle que politique doit pouvoir compter » (p. 51). Sur la distraction se rabat la planification, telle est en tout cas la représentation de Luna Park qui émane de la fin du texte : « À 11 heures, c’est la fermeture. Alors, la foule quitte en bon ordre ce lieu de plaisir qu’elle a parcouru en bon ordre. Elle s’est évadée pour un court moment du quotidien organisé pour se jeter dans un bonheur organisé lui aussi selon des plans rationnels. L’illusion est tout » (Politique au jour le jour, p. 10). Il nous semble possible d’affirmer que Kracauer anticipe ici certains aspects de la critique de l’industrie culturelle énoncée plus tard par Adorno et Horkheimer (Cf. la Dialectique de la raison, Galllimard, 1974 [1944]. L’hypothèse intervient notamment chez Olivier Agard, « Siegfried Kracauer : Culture de masse et nouveaux médias », dans Fabien Granjon, dir., Matérialismes, culture & communication, Presses des Mines, 2016, pp. 255-269). En effet, les logiques rationnelles de la machinerie et de la grande industrie se reportent sur l’ordre des plaisirs et du divertissement, et survient avec elles une canalisation, potentiellement à sens unique, des gestes et des comportements.
12À la lecture des textes, les sentiments de proximités soudaines entre Kracauer et d’autres auteurs connus sont nombreux. Il ne s’agit ni d’établir le cadre strict d’une école de pensée, ni de refuser entre ces auteurs des divergences de taille, mais peut-être de réaffirmer l’influence d’une approche matérialiste, tant dans les recensions d’ouvrages que dans le traitement de la réalité. On pense bien évidemment à Benjamin ou à Adorno, mais également à Bloch. On peut être étonné en effet de retrouver au sein d’un texte de 1932 l’ébauche d’une critique de la « non-contemporanéité », concept cher à Bloch dans Héritage de ce temps, publié en 1935 (Klincksieck, 2017). C’est un autre type de contradiction que fait intervenir ici Kracauer au contact d’une cérémonie d’un autre temps, d’une autre époque, au cœur d’un présent en crise. Au sein d’un événement tenu dans un hôtel de Berlin, tout semble appartenir au passé : les vêtements, les gestes, les sourires forcés. Cette société semble « sortie du caveau comme un fantôme qui erre dans notre vie à contretemps » (p. 101). L’enjeu critique apparaît de taille pour Kracauer. Il s’agit de scruter dans le présent « les restes de formes d’existence passées [qui] s’élèvent au-dessus de notre quotidien abandonné. Ce serait, poursuit-il, le moment de les examiner et de déterminer combien de fantômes s’accrochent encore à nos talons ». L’auteur esquisse peut-être ici une voie critique pour l’histoire, qui repose sur l’identification de rémanences ou de résurgences qui constitueraient autant d’éléments de contradictions d’un présent authentique et inédit. Tout du moins la survivance fait-elle ici problème. Ce jeu avec le temps de l’histoire, on le retrouve de même au sein de plusieurs textes du recueil, par exemple dans « Répétition ».
13C’est justement en faveur des textes de Kracauer que joue le temps. En effet, nous ne pouvons qu’en mesurer l’actualité critique, ou, autrement dit, sentir cette étrange et problématique proximité qu’ils entretiennent à l’égard du présent, à l’égard d’un passé qui ne passe pas. Qu’il s’agisse de la publicité, des vitrines, des manifestations, du divertissement, des visions du monde de toutes sortes, il nous faut bien reconnaître que, si tout cela n’est pas vraiment pareil, quelque chose au fond ne passe pas ; un fond commun, d’autant plus problématique, demeure. Émerge alors la question d’une actualité kracauérienne qui, outre celle de ses objets, doit également être celle d’une forme critique reposant, par exemple, sur la contradiction. L’importance accordée à l’idée de « fissure » chez Kracauer par Arnoldy semble aller dans ce sens. On pense également, en dehors de l’université, au rôle critique de la flânerie dans l’ouvrage récent de Rinny Gremaud, Un Monde en toc (Seuil, 2018). Si les publications des travaux de Kracauer imposent un travail d’exégèse important, elles nous enjoignent dans le même temps d’identifier des outils critiques opérants pour le présent.
Pour citer cet article
Référence papier
Sonny Walbrou, « Siegfried Kracauer, Politique au jour le jour. 1930-1933 », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 87 | 2019, 165-171.
Référence électronique
Sonny Walbrou, « Siegfried Kracauer, Politique au jour le jour. 1930-1933 », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 87 | 2019, mis en ligne le 01 mai 2019, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/6876 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.6876
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