Navigation – Plan du site

Accueil189587ÉtudesCouleur/mouvement : trois disposi...

Études

Couleur/mouvement : trois dispositifs pour une histoire épistémologique dans la longue durée

Of movement considered in its relationship to colour : an archology of three experiments by Newton, Plateau, and Cros
Del movimento nei suoi rapporti con il colore : unarcheologia in tre dispositivi – Newton, Plateau, Cros
Benoît Turquety
p. 64-89

Résumés

Couleur et mouvement apparaissent a priori comme deux phénomènes d’ordres radicalement différents. Pourtant, la culture occidentale n’aura cessé de les rapprocher, depuis au moins le xviiie siècle, notamment sous la forme d’un large éventail d’expériences et de divertissements optiques qui ont mis la couleur en mouvement. Ceux-ci ont abouti à un agencement des deux concepts dans lesquels l’un vient partiellement à se comprendre par l’autre, agencement que le cinéma, au moment de son émergence, a reformulé. Ce texte se propose d’esquisser une histoire épistémologique de la relation entre couleur et mouvement, par l’analyse de trois dispositifs-clés qui ont jalonné cet échafaudage : le dispositif de démonstration de la décomposition du blanc en couleurs par Newton en 1704 ; l’inscription de l’invention du phénakisticope par Joseph Plateau (1833) dans des recherches sur la perception des couleurs ; et la (quasi) invention du cinéma en couleur par Charles Cros en 1867.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Cette histoire des procédés de « couleurs appliquées » et de leur importance pour la compréhension (...)

1Proposer une histoire de la relation entre couleur et mouvement peut sembler relever d’un certain arbitraire. Ces deux concepts renvoient a priori à des catégories de phénomènes profondément distincts. Une certaine histoire du cinéma en couleurs se rattache d’ailleurs, dans ses commencements, à ce qui demeure d’image fixe dans le dispositif cinématographique. Les films, on le sait, ont été très tôt coloriés, à la main puis au pochoir. Cette technique de mise en couleur des images photographiques originellement noir et blanc provient très directement de la lanterne magique : dès le milieu du xixe siècle, les Life Models et autres types de plaques photographiques étaient fréquemment rehaussées de couleurs, souvent peintes à la main. Ce système fut appliqué au cinéma dès les premières années, l’expertise chimique acquise pour les plaques de verre de la lanterne étant transposable au support souple transparent du cinéma. Dans ce contexte, le film était concrètement appréhendé comme s’il s’agissait d’une série de plaques fixes, les différences tenant au grand nombre et à la petite taille des images. Le mouvement ne jouait donc aucun rôle direct dans cette mise en couleur, qui rattachait plutôt le cinéma aux techniques et à la culture visuelle de l’image fixe. De manière similaire, les autres systèmes de couleurs appliquées qui furent florissants jusque dans les années 1920 – coloriage au pochoir, teinture, virage... – se sont développés indépendamment de toute problématique liée au mouvement des images1.

2Ceci dit, il faut immédiatement compliquer ce qui vient d’être présenté. En effet, le spectacle des couleurs dans la lanterne magique ne consista pas seulement dans le charme du coloriage des images figuratives, photographiques ou dessinées. Il fut aussi celui de la mise en mouvement des couleurs pures, dans des rosaces lumineuses tournantes, abstraites. Ces chromatropes étaient des plaques animées, composées de deux plaques de verres superposées mises en rotation à contre-sens l’une de l’autre par une manivelle. Elles ne montraient sur l’écran que les infinis déploiements et reconfigurations de symétries colorées. Leur important succès pendant toute la seconde moitié du xixe siècle les rattache à une culture visuelle riche et complexe.

3Émerge ici une histoire nouvelle, celle des spectacles et machines de mise en mouvement des couleurs. Le cinéma y occupe une certaine place, mais cette histoire le déborde très largement, et renverse toute une historiographie traditionnelle du médium de l’image en mouvement. Ce n’est plus le cinéma en couleur qui serait un chapitre restreint de l’histoire du cinéma, mais le cinéma qui s’avérerait une partie limitée de cette histoire plus large des appareils de couleur en mouvement. Mais cette hypothèse est-elle tenable ? Peut-elle notamment rendre compte d’aspects pertinents du contexte d’émergence du dispositif cinématographique, ou plus largement de la culture au tournant des années 1900, et nous aider à mieux en saisir certains enjeux ?

4La question doit être étudiée et déployée selon ses variantes, qui en délimitent la portée. Il nous faut par exemple tenter de mesurer l’importance, pour la culture de l’époque, de ces dispositifs de couleur en mouvement. Pourquoi fait-on alors bouger les couleurs ? Se joue-t-il là quelque chose de spécifique, attaché aux conceptions de l’époque de la couleur et du mouvement, ou agite-t-on la couleur simplement comme on ferait bouger des dessins ou des ombres ? Quelles sont donc ces conceptions de la couleur et du mouvement ? Les deux concepts apparaissent-ils comme liés d’une façon ou d’une autre ?

  • 2 François Albera, Maria Tortajada, « L'Épistémè 1900 », dans André Gaudreault, Catherine Russell, Pi (...)

5Mais ce basculement d’une histoire des divertissements optiques à une histoire des concepts, du niveau culturel au niveau épistémologique, ne peut bien sûr se faire simplement. En fait, il nous intéresse ici tout particulièrement, parce qu’il n’a cessé de se matérialiser dans des dispositifs de vision, dans des spectacles, des jouets, des appareils scientifiques, des protocoles expérimentaux, des œuvres d’art, des systèmes de mesure. Une histoire croisée des concepts de couleur et de mouvement ne peut faire l’économie de l’analyse épistémologique de ces dispositifs, qui ne furent pas seulement les symptômes d’une connexion déjà perçue comme existante, mais les moteurs qui produisirent cette connexion, jusqu’à lui donner à un moment – celui de « l’épistémè 1900 »2 – le statut d’une sorte d’évidence culturelle. En retour, il nous faudra rester attentif à ce qui, dans cette histoire, continue d’échapper aux dispositifs concrets, pour relever de problématiques discursives situées à un autre niveau.

Le dispositif-Newton

6La compréhension de l’état des relations entre les concepts de couleur et de mouvement à la fin du xixe siècle exige leur inscription dans une histoire des dispositifs de vision qui est aussi une histoire de l’optique moderne, sur une durée relativement longue. C’est en effet dès le départ que couleurs et mouvement se trouvent concrètement associées dans des appareillages épistémiques complexes.

7Le premier dispositif que nous voudrions décrire ici se situe au cœur de l’Optique de Newton, publiée en 1704. Il s’agit pour le savant anglais de démontrer la cinquième proposition, théorème IV, de la seconde partie du premier livre – l’une des idées les plus scandaleuses de l’ouvrage :

  • 3 Optique de Newton, traduction de M*** [Jean-Paul Marat], Paris, Leroy, 1787, p. 132 (cette traducti (...)

La blancheur de la lumière solaire résulte de toutes les couleurs primitives mélées dans une juste proportion ; & avec des couleurs matérielles on peut composer le blanc, & tous les gris entre le blanc & le noir.3

  • 4 C'est le terme employé par Marat – « cast » dans l'original.
  • 5 Idem.

8Blanc, gris, noir, ainsi ne seraient pas des couleurs simples, la lumière solaire ne serait elle-même pas la plus simple et primitive de toute ; mais au contraire, elles seraient composées, secondes par rapport à des couleurs primaires qui paraissent comparativement relativement arbitraires. Afin de démontrer cette assertion, Newton décrit plusieurs expériences concrètes. La première établit la base du dispositif expérimental : une chambre obscure dans laquelle le soleil projette4 son image sur le mur opposé. Le trou étant muni d’un prisme, l’image est colorée. Il y a déjà là un déplacement du dispositif originel de la camera obscura, puisqu’il ne s’agit plus d’observer l’image du monde projetée par le trou sur le mur ; mais l’image de la lumière elle-même, de sa décomposition en éléments que Newton nomme « rayons ». Le savant insère maintenant de surcroît entre le prisme et le mur un « morceau de papier blanc »5, qui constitue un écran mobile. Bougeant cet écran dans le faisceau, il peut constater que celui-ci change de couleur selon sa position : il adopte la couleur de la partie du spectre projeté sur le mur dont il est le plus proche. Il remarque de plus que si l’écran de papier est équidistant de toutes les couleurs, illuminé également par chaque partie du spectre, alors il apparaît blanc. C’est la première étape.

9Pour l’expérience suivante, Newton ajoute un autre élément sur le chemin lumineux : une lentille convergente. C’est alors l’éloignement du papier-écran qui produit la transformation : placé avant le foyer de la lentille, un spectre coloré apparaît. Se rapprochant du foyer, le spectre diminue de taille et l’intensité des couleurs faiblit ; au foyer, toute la lumière se trouve concentrée en un seul petit cercle parfaitement blanc ; s’éloignant encore, le spectre reparaît inversé. Le physicien ensuite place le papier au foyer de l’objectif, et fragmente le faisceau entre le prisme et l’écran. Masquant les rayons d’une ou de plusieurs couleurs, il constate que le cercle lumineux prend la teinte du mélange des couleurs restantes. L’étape suivante met en jeu plus directement la question du mouvement.

  • 6 Ibid., p. 137.

10Newton construisit un instrument « en forme de peigne »6, muni de seize dents, qu’il plaça juste derrière l’objectif. Chaque dent masquant certains rayons, le cercle-image se teignait logiquement en fonction des couleurs complémentaires. Mais Newton mit le peigne en mouvement, en changeant sa cadence :

  • 7 Ibid., p. 138.

En fesant mouvoir le peigne, cette couleur varioit continuellement ; car chaque dent passant à son tour devant l’objectif, toutes les couleurs se succédoient l’une à l’autre. Cette succession, très-distincte lorsque le mouvement du peigne étoit lent, devenoit très-confuse lorsque le mouvement du peigne étoit rapide.
Etoit-il assez rapide pour que les couleurs ne pussent plus être distinguées ? elles semblaient disparoître totalement, & de leur mélange confus résultoit en apparence une blancheur uniforme [...]7.

11Ici donc le mouvement s’introduit plus essentiellement dans le dispositif. Il ne s’agit plus seulement de déplacer l’écran, ou d’interposer un doigt en différents points du faisceau. Le peigne permet de dépasser la simple mobilité pour atteindre au mouvement. C’est un système de masquage partiel – d’obturation, pour employer un terme anachronique – dont l’enjeu même est de pouvoir être mis en mouvement de manière alternative et systématique, à une vitesse réglable et éventuellement élevée. L’appareillage fait alors découvrir un effet de seuil : aux cadences faibles, on voit la succession des couleurs ; à partir d’une certaine vitesse, on voit tout autre chose, à savoir un blanc uniforme. Le mouvement disparaît de l’image, ou plutôt se matérialise par la « confusion » qui est une intégration de l’ensemble des couleurs. Newton ne s’intéresse pas à cet effet de seuil en tant que tel ; la question de la perception n’est pas ici son problème. Le peigne lui permet de souligner un autre point, fort important – je me permets de donner ici une traduction littérale, mot à mot, de ce passage nodal :

  • 8 Isaac Newton, Opticks : or, a Treatise of the Reflexions, Refractions, Inflexions and Colours of Li (...)

De la lumière qui maintenant par le mélange de toutes les lumières apparaissait blanche, aucune partie n’était réellement blanche. Une partie était rouge, une autre jaune, une troisième verte, une quatrième bleue, une cinquième violette, et chaque partie retient sa couleur propre jusqu’à ce qu’elle frappe le Sensorium. Si les impressions se suivent lentement, de telle manière qu’elles puissent être perçues séparément, il se fait une sensation distincte de toutes les couleurs l’une après l’autre en une succession continuelle. Mais si les impressions se suivent l’une l’autre si rapidement qu’elles ne puissent pas être perçues séparément, il émerge de toutes ensemble une sensation commune, qui n’est ni de cette couleur-ci seule ni de celle-là seule, mais possède son soi indifféremment de toutes, et celle-ci est une sensation de blancheur. Par la rapidité des successions les impressions des différentes couleurs sont confondues dans le Sensorium et de cette confusion émerge une sensation mélangée.8

  • 9 Patrice d'Arcy, « Mémoire sur la durée de la sensation de la vue », dans Histoire de l'Académie roy (...)
  • 10 Isaac Newton, Opticks, op. cit., p. 104 (ma traduction – Marat élude ce passage).

12Newton poursuit immédiatement son exposé par la description du phénomène déjà bien connu du charbon ardent qui, lorsqu’on le fait tournoyer, laisse percevoir un cercle lumineux complet – phénomène qui sera la base des travaux du Chevalier d’Arcy sur « la durée de la sensation de la vue » en 17689. Mais ici, le problème de Newton n’est pas directement lié au thème de la durée, ni à l’idée d’une faiblesse voire d’une fausseté de la perception. L’introduction du peigne mouvant permet à Newton de déplacer le lieu de la synthèse : la « confusion » des couleurs originellement bien distinctes en un blanc uniforme n’a plus lieu sur le papier, mais dans le « Sensorium » du spectateur. Et l’Anglais y insiste : il y avait une succession de sensations colorées distinctes ; il y a maintenant une sensation unique et toute différente, qui « possède son soi indifféremment de toutes », celle d’une « blancheur » qui émerge dans la perception sans être nulle part ailleurs. Le seuil de cadence du mouvement du peigne opère donc un saut qualitatif, où le mouvement disparaît en tant que tel, et se transforme en force d’intégration perceptuelle. Le mouvement rapide des plages colorées devant les yeux du spectateur réalise ce que fait ailleurs le peintre en mélangeant les pigments. La preuve se trouve ainsi faite pour Newton : « ainsi il est manifeste par cette expérience que les impressions mélangées de toutes les couleurs produisent effectivement une sensation de blanc, c’est-à-dire, que la blancheur est composée de toutes les couleurs. »10

13Il y a, pourrait-on arguer, une sorte d’étrangeté dans cette démonstration, qui balance entre les deux plans de l’objectif et du subjectif, de la blancheur et de la sensation du blanc, du mélange des rayons et des impressions. Mais se joue en tout cas ici pour nous un point important. Le dispositif traditionnellement associé aux découvertes de Newton en optique est le prisme : il est celui qui a montré que la lumière était composée, et que chaque couleur était définie par une lumière d’une certaine réfrangibilité. Mais le prisme est ici intégré au sein d’un dispositif plus large, qui est un agencement complexe d’appareillages préexistants. La camera obscura constitue la structure de base, produisant l’image solaire par projection. Newton y instaure un premier décalage, en se concentrant non pas sur l’image elle-même, mais sur le faisceau lumineux qui traverse l’espace obscur. Il travaille alors ce faisceau en insérant le prisme, qui produit l’analyse de la lumière et engendre l’image qui sera le support de l’expérience. Troisième dispositif, le peigne mouvant instaure la tension entre analyse et synthèse, les effets de seuils perceptifs, et constitue, par le mouvement, le cœur de l’expérience. Ce mouvement dans le dispositif ne se matérialise pas en un mouvement du motif sur l’écran, au sens figuratif du terme ; c’est ici l’intensité lumineuse et la teinte colorée qui deviennent changeantes, marquées de scintillement.

14Ce dispositif complexe s’est transformé au moment de sa diffusion dans la culture, qui fut importante. L’appareillage triple, passablement lourd et complexe, centré sur le peigne, s’est simplifié en une petite machine simple, compacte, peu coûteuse et facile d’utilisation : une toupie. Les « disques de Newton », qui connurent une large circulation tout au long du dix-neuvième siècle sous la forme de jouets scientifiques (ill. dans le cahier couleur, p. 66), émanent en effet du dispositif du peigne, en le reconfigurant nettement. Les disques eux-mêmes portent chacun une série de plages colorées astucieusement disposées. Collés sur une toupie adaptée, leur mise en rotation rapide produit le même effet que le peigne : à partir d’un certain seuil de vitesse, les couleurs se mêlent et ne laissent plus apparaître que le blanc-gris résultant, ou le mélange qui aura été prévu. Sous cette forme, la projection, l’écran et le scintillement disparaissent, ainsi que le prisme ; mais le mouvement s’inscrit plus directement dans la rotation de l’objet du regard. Le même effet de seuil dévoile le trouble similaire de la perception qui transforme le mouvement vu en agent d’une synthèse.

15La double forme du dispositif de Newton – le peigne et le disque – joua un rôle crucial dans le développement ultérieur des machines de vision du mouvement – et de couleur.

Intermède. Vers le xixe siècle : couleurs ondulatoires

  • 11 Thomas Young, « The Bakerian Lecture : On the Theory of Light and Colours », Philosophical Transact (...)

16D’une certaine façon, la conférence « on the theory of light and colours » donnée par Thomas Young à la Royal Society of London le 12 novembre 1801, marqua le début du xixe siècle. Le physicien anglais, alors âgé de 28 ans, y renouvelait massivement les conceptions newtoniennes en ravivant la théorie ondulatoire de la lumière, qui avait été formulée déjà mais oubliée. Il associait les différences de réfrangibilité décrites par Newton à des variations de longueur d’onde, et exhibait pour le démontrer des phénomènes d’interférence. Enfin, il montrait la pertinence de cette description pour des cas notoirement difficiles dans le cadre des conceptions corpusculaires traditionnelles. La réception du texte fut houleuse, car il fut perçu comme une critique de la conception corpusculaire de la lumière présentée par Newton. Cette théorie nouvelle impliquait que la lumière est vibration, donc mouvement. En retour, la perception elle-même est essentiellement mouvement : « La sensation des différentes couleurs dépend des différentes fréquences des vibrations excitées par la lumière dans la rétine. »11 Ainsi pour Young, la rétine de l’œil est animée d’un incessant mouvement : chaque point du monde émet une lumière colorée d’une certaine longueur d’onde, et le point de la rétine correspondant perçoit la couleur en se mettant à vibrer à l’unisson de la longueur d’onde qui lui parvient. Il doit alors résoudre un problème :

  • 12 Ibid., pp. 20-21.

Comme il est pratiquement impossible de concevoir que chaque point sensible de la rétine contienne un nombre infini de particules, capables chacune de vibrer en parfaite unisson avec chaque ondulation possible, il devient nécessaire de supposer leur nombre limité, par exemple, aux trois couleurs principales, rouge, jaune, et bleu [...].12

17C’est ainsi que Young pose l’hypothèse d’une répartition sur la rétine de « particules » sensibles aux trois couleurs primaires, hypothèse qui sera démontrée par la suite au moyen d’un dispositif photographique.

18Cette idée d’une lumière ondulatoire, et d’une caractérisation de la couleur comme un certain type de vibration, s’est profondément intégrée dans la culture du xixe siècle. Elle s’est progressivement mêlée à la diffusion des théories moléculaires de la matière, et de la chaleur comme intensité du mouvement vibratoire de ces molécules. Le monde alors changea. On en trouve trace jusque dans l’art, et exemplairement chez Baudelaire :

  • 13 Charles Baudelaire, « Salon de 1846 », dans Écrits esthétiques, Paris, UGE, coll. 10/18, 1986, pp.  (...)

Supposons un bel espace de nature où tout verdoie, rougeoie, poudroie et chatoie en pleine liberté, où toutes choses, diversement colorées selon leur constitution moléculaire, changées de seconde en seconde par le déplacement de l’ombre et de la lumière, et agitées par le travail intérieur du calorique, se trouvent en perpétuelle vibration, laquelle fait trembler les lignes et complète la loi du mouvement éternel et universel.13

  • 14 Id., « Morale du joujou », dans Œuvres complètes (éd. Claude Pichois), tome 1, Paris, Gallimard, Bi (...)

19D’un univers classique caractérisé par l’opacité des choses et la stabilité de l’être, on bascula vers un cosmos romantique infiniment dispersé, mobile, déployant en tous sens sa formidable charge énergétique. La place centrale occupée au long de ce siècle par les recherches sur l’électricité et l’électromagnétisme achèvera de révéler au sein du monde la force de l’invisible. Il n’est sans doute pas hasardeux que Baudelaire soit aussi le poète de la modernité et du jouet scientifique, décrivant le phénakisticope dans une lettre à son frère Alphonse alors qu’il n’a que douze ans, et en faisant la pièce centrale de sa « Morale du joujou » encore quelque vingt ans plus tard14.

Le dispositif-Plateau

  • 15 Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma. 1. L'invention du cinéma, Paris, Denoël, 1946, p. 7.

20Le premier chapitre du tome inaugural de l’Histoire générale du cinéma de Georges Sadoul, publié en 1946, s’intitulait « Joseph Plateau pose les principes du cinéma »15. Cet honneur est attaché à l’invention d’un petit appareil, nommé phénakistiscope ou, dans la version réalisée pour commercialisation sous l’égide du physicien belge, fantascope (ill. dans le cahier couleur, p. 64). Plateau le décrit ainsi en 1833 dans les Annales de chimie et de physique :

  • 16 Joseph Plateau, « Des illusions d'optique sur lesquelles se fonde le petit appareil récemment appel (...)

L’appareil [...] consiste essentiellement, comme on sait, en un disque de carton percé vers sa circonférence d’un certain nombre de petites ouvertures et portant des figures peintes sur l’une de ses faces. Lorsqu’on fait tourner ce disque autour de son centre vis-à-vis d’un miroir, en regardant d’un œil à travers les ouvertures, les figures vues par réflexion dans la glace, au lieu de se confondre, comme cela arriverait si l’on regardait de toute autre manière le cercle tournant, semblent au contraire cesser de participer à la rotation de ce cercle, s’animent et exécutent des mouvements qui leur sont propres.16

21Ce dispositif est essentiel pour l’archéologie du cinéma en ce qu’il constitue le premier permettant l’animation d’une figure par la succession rapide d’images légèrement différentes les unes des autres. On voit d’emblée ceci dit que la complexité de cet appareil à illusion d’optique ne se réduit pas à la mise en mouvement d’une image fixe : dans la description de Plateau, il s’agit plutôt d’un système d’analyse et de redistribution du mouvement : regardé normalement, le disque en rotation produit un mouvement simple, et de la confusion. Observé à travers les « petites ouvertures », le mouvement des figures se sépare de celui du cercle, et se transforme d’une rotation confuse, en une immobilité animée, nette et flottante.

  • 17 Voir par exemple Laurent Mannoni, « Les disques stroboscopiques et magiques de Simon Stampfer », da (...)
  • 18 Peter Mark Roget, « Explanation of an optical deception in the appearance of the spokes of a wheel (...)
  • 19 Michael Faraday, « On a peculiar class of Optical Deceptions », Journal of the Royal Institution of (...)

22Le fantascope est donc essentiellement un dispositif de mouvement, et chez Sadoul comme plus tard chez Laurent Mannoni17, c’est dans ce contexte qu’il est situé, et que son archéologie propre est construite. Son exacte contemporanéité avec le stroboscope, dispositif presque identique inventé indépendamment et simultanément en décembre 1832 par Simon Stampfer, a ainsi été comprise comme une trace de la prééminence de cette question du mouvement dans les recherches de l’époque. On y voit le résultat de l’influence de deux contributions majeures dans les années précédentes : la conférence prononcée par Peter Mark Roget en 182418, et celle presque contemporaine de Michael Faraday en 183019. Avec Plateau et Stampfer, elles offrent l’avantage de présenter une lignée claire et exemplaire de dispositifs : toutes engagent des appareils qui sont des variantes de roues dentées, et toutes formulent leurs recherches en termes d’illusions d’optique. Or, si cette généalogie est certainement juste, elle masque chez Plateau une autre filiation.

  • 20 Joseph Plateau, « Des illusions d'optique... », art. cit., p. 305.
  • 21 Liège, Henri Dessain.
  • 22 Plateau mentionne deux prédécesseurs à cette recherche : Patrice d'Arcy, qu'il commente longuement, (...)
  • 23 Ibid., p. 5.

23L’explication du phénakisticope formulée par Plateau dans les Annales de 1833 tient en une phrase : « C’est une conséquence toute naturelle du phénomène bien connu de la durée de la sensation de la vue [...] »20. C’est sur cette question de la durée des impressions rétiniennes, de leur « persistance » après la disparition de l’objet, que portent les travaux du savant belge depuis sa thèse soutenue et publiée en 1829, Sur quelques propriétés des impressions produites par la lumière sur lorgane de la vue21. Dès la première phrase, cette dissertation reprend l’exemple classique du charbon ardent qui, tournoyant, fait apparaître un cercle lumineux continu – exemple pour lequel Plateau renvoie explicitement au passage déjà analysé ici de l’Optique de Newton. Il s’agit alors pour le jeune physicien de mesurer précisément, par un protocole expérimental, la durée de cette sensation – le temps qu’elle met à apparaître puis à disparaître. Il s’inscrit là dans la suite immédiate des travaux du chevalier d’Arcy22, mais il en déplace les enjeux en se proposant « d’examiner, sous le rapport de leur durée, de leur énergie et de l’action qu’elles exercent les unes sur les autres, les impressions produites par les différentes couleurs. »23

  • 24 Ibid., pp. 18-19.
  • 25 Ibid., p. 19.

24La question de la persistance rétinienne se pose en fait pour Plateau dans le cadre général d’une réflexion sur la perception des couleurs, qui forme le cœur de la thèse de 1829. Il s’agit de comparer l’intensité de l’impression de chaque couleur sur l’œil humain. C’est à partir de ce cadre qu’il en arrive au milieu de son mémoire à formuler en termes de persistance rétinienne les illusions d’optique liées au mouvement, notamment le thaumatrope et les phénomènes de distorsion de formes décrits par Roget24. Il décrit même le dispositif des roues dentées attribué à Faraday une année avant la conférence de l’Anglais.25 Il en déduit le premier appareil qui sera commercialisé par lui avant le phénakisticope : l’anorthoscope, système de deux disques corrélés dont la mise en mouvement n’engendre pas l’animation d’une figure mais son anamorphose (ill. dans le cahier couleur, p. 67).

  • 26 Ibid., p. 25.

25Mais le mémoire du Belge se poursuit ensuite sur les autres aspects de la recherche, qui ne concernent plus seulement la durée des impressions selon les couleurs, mais la « compar[aison] des sensations des différentes couleurs sous le rapport de leur énergie »26. Sa réflexion s’engage là vers ce qui sera l’autre grand thème de ses publications, les « couleurs accidentelles », c’est-à-dire le fait que la contemplation prolongée d’un objet coloré produit, à l’endroit concerné de la rétine, une image rémanente de la couleur complémentaire. Le dispositif nodal de cette partie redevient le disque de Newton, dont il déploie un ensemble de variantes, en calculant par exemple les proportions des secteurs de différentes couleurs fondamentales permettant d’obtenir le mélange attendu.

  • 27 Idem.

26La question qui se pose alors, dans la perspective qui nous occupe ici, est celle de l’articulation entre le problème de la couleur et celui du mouvement. Faut-il considérer que la filiation qui, dans la production de Plateau, aboutit au phénakisticope, est totalement indépendante de l’ensemble des réflexions portant proprement sur la perception des couleurs ? C’est le concept de « persistance rétinienne » qui paraît réaliser la cohérence de cet ensemble. Lui-même émerge d’un croisement entre deux champs : celui de l’illusion d’optique dans la perception du mouvement – le motif du charbon ardent tournoyant –, et celui des « couleurs accidentelles », que Plateau fait remonter au moins à Buffon (1743)27. C’est aussi sans doute un agencement de dispositifs qui s’opère dans les écrits du Belge, un couplage entre le disque tournant de Newton et la roue à rayons de Roget, dont les segments apparaissent déformés en passant derrière les barreaux d’une clôture. La réduction en disque du dispositif du peigne mobile de Newton est donc nodale : non seulement elle engage une mise en mouvement concrète des couleurs tablant sur un phénomène de seuil dans la perception, mais de plus elle permet la cristallisation avec les recherches sur la perception du mouvement dans son rapport à la forme, telles qu’elles émergent chez Roget. Il y a néanmoins là une importante tension conceptuelle : la filiation épistémologique qui se découvre ici autour du mouvement et de la forme, liant Arcy, Roget, Faraday et Plateau, se formule en termes d’illusions d’optique, alors que pour Newton, la synthèse des couleurs obtenue par leur mise en mouvement ne correspond pas à une illusion, mais dit au contraire le vrai à la fois de la couleur, et de la perception.

Intermède : spectacles de couleur et de mouvement

  • 28 David Brewster, Treatise on the Kaleidoscope, Edimbourg, Archibald Constable & Co., 1819, p. 1.

27Le phénakisticope n’est pas le seul jouet scientifique du xixe siècle. Celui-ci voit en fait se déployer partout et sous des formes multiples la jouissance de la mise en mouvement des couleurs. L’objet fondamental de cette histoire est sans doute le kaléidoscope. Dans son Treatise on the Kaleidoscope (1819), son inventeur David Brewster en fait remonter l’idée à 1814, et l’associe à ses travaux sur la polarisation de la lumière qui firent sa réputation scientifique en 181528. Le kaléidoscope connut, on le sait, un succès très important tout au long des xixe et xxe siècles, parallèlement à la commercialisation toujours plus accrue des disques de Newton et autres formes de toupies de couleurs. Constitué d’un tube portant un polygone de miroirs fixes et un ensemble mobile de fragments de verre colorés, sa rotation fait se déployer à l’infini des figures multicolores abstraites se succédant les unes aux autres par à-coups. Le mouvement est aussi essentiel au dispositif que l’est la couleur ; mais il est aussi tout à fait singulier, la rotation continue se muant en une série discontinue de transformations (ill. dans le cahier couleur, p. 68).

28Au milieu du siècle émergea cette forme singulière de plaque de lanterne magique que j’ai déjà mentionnée, et qui peut être considérée comme une version pour projection du kaléidoscope : le chromatrope. Constitué de deux rosaces colorées peintes sur verre, superposées et mises en rotation en sens inverse l’une de l’autre par une manivelle, le chromatrope met en spectacle le pur mouvement des couleurs en des sortes de vitraux animés (ill. dans le cahier couleur, p. 69). Son mouvement est cette fois purement circulaire et continu, différent donc du kaléidoscope.

  • 29 Voir Georges Roque, « Couleur et mouvement », dans Raymond Bellour (dir.), Cinéma et peinture. Appr (...)

29Ces spectacles vont se diffuser sous d’autres formes encore, au-delà de la lanterne magique, notamment grâce à l’électricité (ill. dans le cahier couleur, p. 70). La fin du xixe siècle verra la couleur se mouvoir comme autonome sur les ailes en tissu des danses de la Loïe Fuller, mais verra aussi l’émergence de spectacles de « musique des couleurs » et d’orgues colorés, qui fleuriront surtout au début du xxe siècle et jusque dans les années 192029. En 1995, Guy Fihman replaçait les débuts du cinéma futuriste au tournant des années 1910 dans cette histoire de la musique des couleurs, et en tirait une conclusion radicale :

  • 30 Guy Fihman, « De la Musique chromatique et des Rythmes colorés », Fotogenia, no 1, « Il colore nel (...)

C’est [...] le fondement même du cinéma qui est impliqué, car contrairement à ce que croit la vulgate, le cinéma n’est pas l’image en mouvement à laquelle viendraient s’ajouter d’autres qualités telles que la couleur ou le son, mais c’est bien plutôt le mouvement des couleurs qui rend l’art du mouvement possible.30

30Dès les premiers projets assimilables à ce que sera le cinéma, cette conjonction du mouvement et de la couleur trouve à vérifier son pouvoir de cristallisation.

Le dispositif Cros

  • 31 Le texte de Cros portant ce titre parut cette année-là en volume chez Gauthier-Villars, en collabor (...)

31La renommée du poète Charles Cros dans le domaine technique tient avant tout à deux inventions qui lui furent toutes deux contestées : celle de la photographie en couleur (ill. dans le cahier couleur, p. 71), et celle du paléophone, dispositif d’enregistrement et de reproduction sonore imaginé en 1877, quelques mois avant la réalisation du phonographe par Thomas Edison. La première fit quant à elle l’objet d’une querelle d’antériorité avec Louis Ducos du Hauron, suite à la présentation simultanée à l’Académie des sciences, le 7 mai 1869, de leurs deux mémoires proposant chacun la « solution générale du problème de la photographie des couleurs »31.

  • 32 Louis Ducos du Hauron, brevet français no 61976, 1er mars 1864. Nous avons analysé ce dispositif da (...)

32Or, d’une manière qui nous intéresse particulièrement ici, Ducos et Cros se trouvent partager non seulement des recherches sur la photographie des couleurs, mais aussi sur l’enregistrement et la reproduction photographiques du mouvement. Le premier déposa en ce sens en 1864 un brevet pour « un appareil destiné à reproduire photographiquement une scène quelconque, avec toutes les transformations qu’elle a subies pendant un temps déterminé »32. Nous nous intéresserons ici de plus près au cas de Charles Cros, car les deux problèmes de la couleur et du mouvement s’y trouvent profondément et exemplairement entremêlés.

33L’Académie des sciences accepta lors de la séance du 2 décembre 1867 un pli cacheté déposé par Cros, qui ne sera ouvert à sa demande qu’en 1876. Il contenait un texte daté du 28 novembre 1867 et intitulé « Procédé d’enregistrement et de reproduction des couleurs, des formes et des mouvements ». Le poète y décrit effectivement un dispositif, déployé en plusieurs variantes, qui devrait permettre selon lui de réaliser simultanément l’ensemble de ces tâches, sous une forme qui ressemble beaucoup, à plusieurs décennies d’intervalle, à ce que sera le cinéma en couleurs naturelles au début du xxe siècle.

  • 33 Charles Cros, « Procédé d'enregistrement et de reproduction des couleurs, des formes et des mouveme (...)
  • 34 Idem.

34Il y a bien apparemment deux temps dans le dispositif de Cros : l’un consacré au mouvement, l’autre à la couleur. Il semble donc, comme on a pu le penser pour Plateau, que ces deux pans soient envisagés indépendamment, comme deux lignes théoriques parallèles. Or les choses s’avèrent plus complexes. Le premier élément frappant à la lecture du document est un contraste : c’est bien la couleur qui est l’enjeu central du texte, car le mouvement est comparativement un problème « facile ». En fait, il est pratiquement déjà réglé, et Cros présente ce résultat fondamental dans sa première partie presque comme un fait acquis : « La possibilité de l’enregistrement des scènes mouvementées, et celle de leur reproduction facultative est très facile à comprendre. »33 En effet, écrit le poète : « Le joujou qu’a inventé M. Plateau et qu’il a nommé phénakisticope, en contient le principe et la démonstration expérimentale. »34

  • 35 Idem.
  • 36 Ibid., p. 494.
  • 37 Idem.
  • 38 Ibid., p. 493.
  • 39 Ibid., p. 494.
  • 40 Idem.

35Voilà donc, pour Cros, l’essentiel donné. À partir de là, ne reste qu’à remplacer les « dessins faits de main d’homme »35 par des photographies, et l’on obtiendra le résultat escompté. Quelques problèmes concrets subsistent : le temps de pose doit être minimal, et le nombre de clichés doit être élevé ; mais Cros a une solution qui résout ces deux difficultés : « l’emploi de la photographie microscopique »36. Ainsi, une plaque de verre pourra contenir plus de 10 000 épreuves, soit, calcule Cros, « une scène durant mille secondes, c’est-à-dire 16 minutes 2/3 en comptant dix épreuves par seconde »37. On sait de plus alors que la « rapidité augmente avec la réduction de l’image »38. La réduction de la taille des « tableaux élémentaires »39 permet donc à la fois la réduction du temps d’exposition et la multiplication des vues, rendant possible le principe de la reproduction des mouvements. Tout le reste, à savoir la « disposition mécanique destinée à donner à la plaque le mouvement convenable »40, est considéré par Cros comme peu intéressant car « des plus faciles à imaginer », même si le poète n’a encore aucune solution concrète en tête.

  • 41 Idem.
  • 42 Ibid., p. 495.
  • 43 Idem.
  • 44 Ibid., p. 495-496.
  • 45 Ibid., p. 496.
  • 46 Idem.
  • 47 Idem.

36Une fois ceci obtenu, il s’agit donc de se confronter au problème central : celui de « l’enregistrement et la reproduction des teintes de toutes choses visibles »41. L’idée fondamentale de Cros est de prendre « trois épreuves photographiques [...] successivement d’après un même tableau », sachant que pour la première d’entre elles on aura interposé « entre le tableau et l’objectif de l’appareil photographique ordinaire un verre rouge, pour la seconde un verre jaune, pour la troisième un verre bleu ». Il faudra ensuite superposer les positifs de ces trois épreuves, projetés chaque fois par des rayons de même couleur qu’à la prise de vues. Alors, « la projection composée représentera le tableau donné avec ses teintes réelles »42. Cros explique ensuite de manière détaillée comment ce système fonctionne, le principe de la séparation trichrome, alors nouveau, n’étant pas intuitivement assimilable. Il voit pourtant encore un problème : « La superposition des projections des trois positifs, respectivement traversés par des rayons rouges, jaunes et bleus paraîtrait présenter quelques difficultés. »43 Or la solution qu’il apporte à ce problème nous concerne directement : c’est le mouvement. « Mais ces difficultés disparaissent, si l’on substitue à une superposition réelle une succession rapide des trois projections diversement colorées à la même place. »44 Cros envisage d’obtenir une photographie en couleur fixée sur un support ; mais cela fait dépendre le résultat « de la réalisation chimique de substances colorantes convenables »45. Par opposition, la solution mécanique envisagée affranchit de cette dépendance. Elle implique la mise en œuvre de cette « succession rapide des trois projections ». Cros propose une solution : « Sur le trajet des rayons émis par le tableau vers l’objectif de l’appareil photographique, on place un prisme à réfraction qui peut tourner sur un axe parallèle à ses arêtes. »46 Le même prisme placé devant l’objectif du projecteur, tourne de manière similaire à la prise de vue. « Ce fonctionnement s’exécute de manière à ce que les trois images coïncident par leurs portions homologues et avec une rapidité suffisante pour que les impressions successives qu’elles font sur la rétine se confondent. »47

  • 48 Ibid., p. 497.

37En fait, Cros s’aperçoit même que ce procédé s’applique à l’enregistrement des mouvements, tout simplement « en divisant chacune des périodes élémentaires de la scène mouvementée en trois périodes plus petites ». La conclusion s’impose alors : « De cette façon en animant le prisme et les positifs obtenus de mouvements corrélatifs à ceux qui ont eu lieu pendant l’enregistrement, on reproduira tout ce qui est perceptible par le sens de la vue : couleurs, formes, mouvements. »48

  • 49 Ibid., p. 496 et p. 497.

38Des difficultés bien sûr persistent : d’une part, « les limites de l’impressionnabilité des surfaces sensibles », les temps d’exposition imposés étant extrêmement brefs ; d’autre part, « l’inégale action photogénique des différentes couleurs »49, notamment l’insensibilité des émulsions de l’époque au rouge. Mais Cros ne les considère pas rédhibitoires : elles font partie de ces contraintes prosaïques que l’inventeur laisse à d’autres de démêler.

  • 50 Plateau avait envisagé déjà de remplacer les dessins par des photographies, mais les longs temps d' (...)

39Ce texte de Charles Cros présente un ensemble singulier de projets d’appareils. Leur difficulté n’est pas atténuée par le statut complexe du document, qui n’était pas voué à la publication, ni ne se donnait pour tâche la description complète et cohérente de machines fabricables. Mais il est intéressant pour cette raison même : il semble articuler de purs principes. On paraît ainsi pouvoir suivre le cheminement du poète. La première partie, concernant le mouvement, est un simple agencement de dispositifs préexistants : Cros multiplie le phénakisticope par la photographie50. Son apport consiste à intégrer à cet ensemble l’élément qui en établit la possibilité : la photographie microscopique. L’élégance de l’apport tient à ce que cette précision résout ensemble plusieurs problèmes. Mais on ne s’éloigne pas ici a priori du modèle de Plateau, même si la plaque photographique, support lourd, fragile, transparent et carré, résiste à une assimilation simple au disque de carton envisagé par le savant belge.

40Or dès qu’il considère la question de la photographie des couleurs, le schème bascule vers autre chose. Cros alors ne recourt plus explicitement au phénakisticope comme dispositif, en fait il ne retient même aucun de ses éléments concrets, hormis la grande trouvaille conceptuelle qui le sous-tend : la persistance rétinienne. Le fondement en effet de son dispositif de photographie des couleurs est la superposition. La trichromie, qui mêle techniques picturales empiriques et fondements scientifiques, fournit la base de l’analyse. Pour la synthèse, il faut donc superposer les trois images fondamentales, ou leurs impressions pour l’œil. Cros envisage une superposition concrète fixée sur support, mais il semble ne pas bien voir comment cela fonctionnerait, et la solution relevant impérativement de la chimie échappe à son investissement imaginaire. Une autre possibilité l’intéresse plus : une superposition réalisée par projection, et singulièrement par rapide projection successive des trois images partielles. Il mobilise alors un prisme tournant de manière synchrone avec le support.

41Cros compte donc finalement sur la persistance rétinienne – concept dont on a vu qu’il s’est cristallisé au cœur d’une réflexion circulant entre les questions de perception de la couleur et celles du mouvement – pour faire la synthèse des couleurs dans son second dispositif comme elle avait déjà fait la synthèse du mouvement dans son premier. L’évidence du transfert de l’un des pôles à l’autre pour Cros ne s’explique que par le fait que c’est de ce transfert même que le concept a émergé. Et c’est pourquoi les dispositifs se mettent immédiatement à communiquer entre eux : l’appareil de reproduction des couleurs s’avère pouvoir, dans son principe même et au prix de modifications minimes, reproduire aussi et en même temps le mouvement.

42Mais pour le réaliser concrètement, le poète paraît devoir reprendre des schèmes techniques à Newton plutôt qu’à Plateau. Le projecteur à prisme rotatif de Cros ressemble plus à la camera obscura à prisme et peigne mobile de l’Anglais, qu’au phénakisticope. Le Français paraît avoir voulu faire fusionner ensemble prisme et peigne, transformant pour cela le mouvement alternatif linéaire du peigne en un mouvement rotatif imposé au prisme, dont le caractère périodique doit permettre la coïncidence des triplets d’images successives sur l’écran.

Conclusion : vers le xxe siècle

  • 51 F. M. Lee, E. R. Turner, « Kinetographic Camera », British Patent no 6202, 22 mars 1899 ; US Patent (...)

43La complexité, peut-être l’impossibilité de ce dispositif de Charles Cros ne peut manquer de sauter aux yeux. Pourtant, la proximité ne peut également que frapper de ce projet avec les premières tentatives de cinématographie en couleurs naturelles, jusque dans la première décennie du vingtième siècle. Frederick Marshall Lee et Edward Raymond Turner par exemple déposèrent un brevet en 189951 pour un procédé couleur fondé identiquement sur la trichromie, dans lequel l’analyse et la synthèse des couleurs s’opérait également par la succession rapide des projections des images partielles en bleu, jaune et rouge. La cadence devait, comme prévu par Cros, être triplée par rapport à la normale. Une roue de trois filtres colorés remplaçait le prisme rotatif, mais le principe était par ailleurs strictement identique.

  • 52 George Albert Smith, « Improvements in & relating to Kinematograph Apparatus for the Production of (...)

44Ce procédé ne fonctionnait pas complètement, il est vrai. Mais il fut la base du Kinemacolor, premier système de cinématographie en couleurs naturelles exploité commercialement, breveté en 1906 par George Albert Smith52 et exploité par Charles Urban entre 1908 et 1915 procédé de Lee et Turner en en faisant un procédé bichrome, alternant non plus trois sélections colorées primaires, mais seulement deux, une rouge et une verte (ill. dans le cahier couleur, p. 72). Mais là aussi, Smith comptait sur la persistance rétinienne pour réaliser, à la fois et en même temps, la synthèse des teintes à partir des couleurs primaires, et la synthèse du mouvement à partir des images fixes. Défilant à une cadence double de la normale, et au prix de certains ajustements dans les dispositifs de prise de vues et de projection en plus du filtre bicolore rotatif, le procédé fonctionnait tout à fait.

  • 53 Sur ce point, voir B. Turquety, « Why Additive ? Problems of Colour and Epistemological Networks in (...)

45La réalisation de ces appareils est antérieure à la concrétisation industrielle de la photographie des couleurs, que l’on doit comme on sait aux frères Lumière encore, avec leur Autochrome commercialisé à partir de 1907. Il n’y a donc pas de « coïncidence » au fait que les inventeurs du Cinématographe soient aussi ceux de l’Autochrome : couleurs et mouvement, et leur enregistrement, sont profondément liés dans la culture scientifique autant que spectaculaire dans laquelle ils s’inscrivent. Dès le départ, les attributs de la perception des unes et de l’autre ont semblé similaires, et les problèmes posés par la reproduction de l’un solubles par l’autre. On a pensé les couleurs comme mouvement, pensé perception des couleurs et du mouvement comme modalités de la durée, on a mis en mouvement les couleurs – et dans le management scientifique, on utilise dès ce début du xxe siècle les couleurs pour minimiser les mouvements53. Les outils conceptuels autant que techniques attachés à la réflexion autour du mouvement et de sa perception sont incompréhensibles lorsque détachés d’une tradition plus ancienne, celle de la pensée de la couleur, où s’agencent d’emblée le scientifique, le technique et l’artistique.

Haut de page

Notes

1 Cette histoire des procédés de « couleurs appliquées » et de leur importance pour la compréhension de la place du cinéma dans la culture visuelle du début du xxe siècle a été l'objet de profonds renouvellements dans l'historiographie depuis le milieu des années 1990 – notamment, exemplairement, l'atelier sur la couleur proposé par ce qui était alors le Nederlands Filmmuseum en 1995 (Daan Hertog & Nico de Klerk (dir.), Disorderly Order : Colours in Silent Film, Amsterdam, Stichting Nederlands Filmmuseum, 1995). Pour des études plus récentes, voir par exemple Joshua Yumibe, Moving Color : Early Film, Mass Culture, Modernism, New Brunswick (NJ) & London, Rutgers University Press, coll. Techniques of the Moving Image, 2012, ou bien sûr le numéro spécial « Le cinéma en couleurs : usages et procédés avant la fin des années 1950 » (dirigé par Priska Morrissey et Céline Ruivo) de 1895 revue d'histoire du cinéma (no 71, hiver 2013).

2 François Albera, Maria Tortajada, « L'Épistémè 1900 », dans André Gaudreault, Catherine Russell, Pierre Véronneau (dir.), le Cinématographe, nouvelle technologie du xxe siècle, Lausanne, Payot, 2004, pp. 45-62.

3 Optique de Newton, traduction de M*** [Jean-Paul Marat], Paris, Leroy, 1787, p. 132 (cette traduction a un intérêt historique majeur, par sa date et la personnalité de son auteur ; elle fournit la base de l'édition contemporaine : Optique, Paris, Dunod, 2015).

4 C'est le terme employé par Marat – « cast » dans l'original.

5 Idem.

6 Ibid., p. 137.

7 Ibid., p. 138.

8 Isaac Newton, Opticks : or, a Treatise of the Reflexions, Refractions, Inflexions and Colours of Light. Also Two Treatises of the Species and Magnitude of Curvilinear Figures, London, Sam. Smith and Benj. Walford, 1704, pp. 103-104 (ma traduction).

9 Patrice d'Arcy, « Mémoire sur la durée de la sensation de la vue », dans Histoire de l'Académie royale des sciences, Paris, Imprimerie royale, 1768, pp. 439-451.

10 Isaac Newton, Opticks, op. cit., p. 104 (ma traduction – Marat élude ce passage).

11 Thomas Young, « The Bakerian Lecture : On the Theory of Light and Colours », Philosophical Transactions of the Royal Society of London, vol. 92, 1802, p. 18 (ma traduction).

12 Ibid., pp. 20-21.

13 Charles Baudelaire, « Salon de 1846 », dans Écrits esthétiques, Paris, UGE, coll. 10/18, 1986, pp. 107-108.

14 Id., « Morale du joujou », dans Œuvres complètes (éd. Claude Pichois), tome 1, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, pp. 581-587. Le texte connut plusieurs éditions entre 1853 et 1869. La lettre à Alphonse est datée du 21 novembre 1833.

15 Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma. 1. L'invention du cinéma, Paris, Denoël, 1946, p. 7.

16 Joseph Plateau, « Des illusions d'optique sur lesquelles se fonde le petit appareil récemment appelé Phénakisticope », Annales de chimie et de physique, tome 53, 1833, p. 305.

17 Voir par exemple Laurent Mannoni, « Les disques stroboscopiques et magiques de Simon Stampfer », dans Maurice Dorikens et al., Joseph Plateau, 1801-1883. Leven tussen Kunst en Wetenschap, Gent, Provincie Oost-Vlaanderen, 2001, pp. 235-241.

18 Peter Mark Roget, « Explanation of an optical deception in the appearance of the spokes of a wheel seen through vertical apertures », Philosophical Transactions of the Royal Society of London, vol. 115, 1825, pp. 131-140.

19 Michael Faraday, « On a peculiar class of Optical Deceptions », Journal of the Royal Institution of Great Britain, vol. 1, February 1831, pp. 205-223. S'il y a querelle d'antériorité entre Plateau et Stampfer sur le phénakisticope, il y en a une également entre Plateau et Faraday autour de la roue dentée. Plateau établit son droit ainsi que l'indépendance des deux découvertes dans la « Lettre adressée à MM. les rédacteurs des Annales de physique et de chimie, sur une illusion d'optique », Annales de chimie et de physique, vol. 48, septembre 1831, pp. 282-282.

20 Joseph Plateau, « Des illusions d'optique... », art. cit., p. 305.

21 Liège, Henri Dessain.

22 Plateau mentionne deux prédécesseurs à cette recherche : Patrice d'Arcy, qu'il commente longuement, et Thomas Young (A Course of Lectures on Natural Philosophy and the Mechanical Arts, vol. 1, London, Joseph Johnson, 1807, p. 455). « Il n'est pas à ma connaissance que d'autres physiciens se soient occupés du même sujet », ajoute-t-il (p. 6). De manière intéressante, Plateau ignore donc ici Gœthe, qui évoque le problème dans la Théorie des couleurs publiée en 1802. D'après le penseur allemand, la durée de l'impression rétinienne varie d'abord « selon la constitution des yeux » (première section, § 23 – Paris, Triades, 2006, p. 102), ce qui oriente tout autrement les recherches.

23 Ibid., p. 5.

24 Ibid., pp. 18-19.

25 Ibid., p. 19.

26 Ibid., p. 25.

27 Idem.

28 David Brewster, Treatise on the Kaleidoscope, Edimbourg, Archibald Constable & Co., 1819, p. 1.

29 Voir Georges Roque, « Couleur et mouvement », dans Raymond Bellour (dir.), Cinéma et peinture. Approches, Paris, PUF, coll. Écritures et arts contemporains, 1990, notamment p. 26, et B. Turquety, « Cinéma, couleur, mouvement : Kinemacolor et abstraction », Eu-topías. Revue d'interculturalité, de communication et d'études européennes, no 1-2, 2011, pp. 25-37.

30 Guy Fihman, « De la Musique chromatique et des Rythmes colorés », Fotogenia, no 1, « Il colore nel cinema », 1995, p. 323.

31 Le texte de Cros portant ce titre parut cette année-là en volume chez Gauthier-Villars, en collaboration avec le journal les Mondes, puis dans le Bulletin de la société française de photographie (tome XV, pp. 185-195). Ce tome du bulletin comporte plusieurs interventions des deux inventeurs, détaillant la controverse.

32 Louis Ducos du Hauron, brevet français no 61976, 1er mars 1864. Nous avons analysé ce dispositif dans Inventer le cinéma. Épistémologie : problèmes, machines, Lausanne, L'Âge d'Homme, 2014, pp. 117-131.

33 Charles Cros, « Procédé d'enregistrement et de reproduction des couleurs, des formes et des mouvements », dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes (éd. Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1970, p. 493.

34 Idem.

35 Idem.

36 Ibid., p. 494.

37 Idem.

38 Ibid., p. 493.

39 Ibid., p. 494.

40 Idem.

41 Idem.

42 Ibid., p. 495.

43 Idem.

44 Ibid., p. 495-496.

45 Ibid., p. 496.

46 Idem.

47 Idem.

48 Ibid., p. 497.

49 Ibid., p. 496 et p. 497.

50 Plateau avait envisagé déjà de remplacer les dessins par des photographies, mais les longs temps d'exposition associés à la photographie de son temps ne le laissaient imaginer que de faire prendre à des modèles les poses successives nécessaires à l'obtention des séries d'images. Il n'était donc pas question d'enregistrer des scènes mouvementées. Voir Joseph Plateau, « Troisième note sur des applications curieuses de la persistance des impressions de la rétine », Bulletin de l'Académie royale des sciences de Belgique, 1849, no 7, cité par Jacques Deslandes, Histoire comparée du cinéma. Tome 1 : De la cinématique au cinématographe, 1826-1896, Bruxelles, Casterman, 1966, p. 73.

51 F. M. Lee, E. R. Turner, « Kinetographic Camera », British Patent no 6202, 22 mars 1899 ; US Patent no 645 477, 14 octobre 1899.

52 George Albert Smith, « Improvements in & relating to Kinematograph Apparatus for the Production of Coloured Pictures », British Patent no 26 671, 24 novembre 1906 ; US Patent no 941 960, 11 juin 1907.

53 Sur ce point, voir B. Turquety, « Why Additive ? Problems of Colour and Epistemological Networks in Early (Film) Technology », dans Giovanna Fossati et Sarah Street, Joshua Yumibe (dir.), The Colour Fantastic : Chromatic Worlds of Silent Cinema, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2018, pp. 109-123.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Benoît Turquety, « Couleur/mouvement : trois dispositifs pour une histoire épistémologique dans la longue durée »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 87 | 2019, 64-89.

Référence électronique

Benoît Turquety, « Couleur/mouvement : trois dispositifs pour une histoire épistémologique dans la longue durée »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 87 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 18 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/6761 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.6761

Haut de page

Auteur

Benoît Turquety

Professeur à l’Université de Lausanne, membre du comité de rédaction de 1895 revue dhistoire du cinéma. Il a publié récemment Inventer le cinéma. Épistémologie : problèmes, machines (2014), dirigé Early Popular Visual Culture, numéro spécial « Tricks and Effects » (2015) et co-dirigé lAmateur en cinéma, un autre paradigme (2016).

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search