Les multiples vies de Jean Epstein. Joël Daire, Jean Epstein, une vie pour le cinéma
Joël Daire, Jean Epstein, une vie pour le cinéma, Paris, la tour verte, coll. la Muse celluloïd, 255 p.
Texte intégral
1Une biographie intitulée Jean Epstein, une vie pour le cinéma, rédigée par Joël Daire, directeur du patrimoine de la Cinémathèque française, est parue alors que la Cinémathèque française rendait hommage au cinéaste. Hommage qui comprenait une programmation ambitieuse intitulée paradoxalement « le Phare de l’avant-garde cinématographique française des années 1920 » alors qu’était présentée l’intégrale de l’œuvre filmée, parfois en concert, soit non seulement les longs métrages des années 1920, mais aussi les courts métrages institutionnels et, sans doute pour la première fois, les films de danse de Jean Benoit-Lévy dont Jean Epstein assura la direction de production dans les années 1950. Pour accompagner cette programmation, Daire assura une conférence : « Qui êtes vous Jean Epstein », dorénavant disponible sur le site de la Cinémathèque française, où il retrace à grands traits les événements biographiques avant d’entreprendre, à l’aide d’extraits judicieusement choisis, une analyse stylistique. Programmation à laquelle se sont ajoutées la numérisation en trois coffrets, aux éditions Potemkine, de quatorze films (1.Les Films Albatros (1924-1925) : le Lion des Mogols, le Double amour et les Aventures de Robert Macaire ; 2. Première Vague (1926-1928) : Mauprat, la Glace à trois faces, la Chute de la maison Usher et Six et demi, onze ; 3. Poèmes bretons (1929-1948) : Mor-Vran, les Berceaux, l’Or des mers, Chanson d’Ar-Mor, le Tempestaire, les Feux de la mer et Finis Terrae) et la réédition, chez Independencia, des « Écrits complets », en neuf volumes, (deux sont parus), sous la direction de Nicole Brenez, Joël Daire et Cyril Neyrat.
2Pour rédiger cette biographie, Daire s’est appuyé sur le très volumineux fonds Jean et Marie Epstein déposé à la Cinémathèque française. Il a toutefois choisi de s’y référer de manière implicite puisque les notes de bas de page sont inexistantes, les propos extraits d’entretiens étant parfois référencés entre parenthèses. Toutefois, ceux qui ont consulté ce fonds reconnaîtront, à travers les analyses qu’en propose Joël Daire, l’utilisation précise et complète des archives. Choix éditorial qui visait sans doute à alléger la lecture, mais qui s’inscrit aussi dans le projet de l’auteur. Il semble en effet, comme le suggère cette déclaration placée en préambule, qu’il n’ait pas choisi de rédiger une monographie scientifique : « Encore avons-nous dû limiter notre ambition à poser les prémices d’une authentique biographie : établir aussi précisément que possible des dates, des lieux, des faits, les restituer dans une chronologie plausible quand la logique temporelle paraissait nécessaire à la compréhension des choses ». Mais la qualité de la recherche fait que cette étude n’est pas un simple ouvrage de vulgarisation. Nous sommes plutôt en présence de ce qu’on pourrait désigner comme une biographie « éclairée ». Publié aux éditions de la Tour verte, dans la collection la Muse celluloïd où on trouve une dizaine de biographies (Arletty, Simone Simon, Mag Bodard, Georges Méliès, etc.), l’ouvrage est illustré dans le texte par quelques documents rares, tandis qu’un cahier iconographique central présente, en un ensemble d’images choisies, les clichés empruntés à l’enfance ou des photos de tournage ; documents empruntés aux fonds Epstein.
3L’étude est organisée en une vingtaine de chapitres, d’environ une dizaine de pages chacun, ce qui injecte un rythme certain à ce récit de vie. Né à Varsovie le 25 mars 1897, Epstein grandit à Lyonet, alors qu’il travaille aux côtés de Louis Lumière, il crée la revue d’avant-garde Promenoir. Passionné de cinéma, le voilà à Paris, où, engagé par Paul Laffite, le directeur des éditions de la Sirène, il publie ses premiers ouvrages et réalise son premier film, Pasteur, grâce à Jean Benoit-Lévy. Premiers essais qui le mènent chez Pathé, puis aux Films Albatros, où il réalise quelques-uns de ses films les plus importants, Cœur fidèle pour le premier, les Aventures de Robert Macaire pour le second. Comme L’Herbier ou Gance, afin d’échapper au cadre contraignant dans lequel il réalise, il crée sa propre société de production ce qui lui occasionnera de grandes difficultés financières. Pour l’aider à les résoudre, Jean Benoit-Lévy (qui est resté proche d’Epstein puisque Marie, la sœur de celui-ci, est devenue sa principale collaboratrice) le sollicite pour la réalisation de documentaires. Mais le conflit mondial oblige Benoit-Lévy a émigrer aux États-Unis afin d’échapper aux persécutions qui frappent les personnes de confession juive. Jean et Marie Epstein trouvent alors refuge en s’employant dans les organisations de la Croix-Rouge. Les liens perdurent, puisqu’aux lendemains de la Guerre, Benoit-Lévy, de nouveau, lui confie la direction de production des films de danse qu’il tourne alors pour la télévision. Epstein consacre cette période à l’écriture théorique sur le cinéma et réalise ses derniers courts métrages, où comme le souligne Daire, il s’attache à inventer de nouvelles formes documentaires, avant de disparaître en avril 1953. On le devine à travers ce résumé très parcellaire, l’œuvre d’Epstein est inégale, sans doute en raison de trop grandes difficultés matérielles, elle n’en demeure pas moins exemplaire.
4La biographie proposée par Daire a plusieurs qualités. Le travail de documentation est mis au service du récit des événements, mais aide également à l’analyse des films, puisqu’en recourant aux écrits et entretiens du cinéaste, Daire caractérise en de courts paragraphes pertinents les enjeux esthétiques des œuvres. Il évite de plus l’écueil signalé par Pierre Bourdieu, dans son article fameux, intitulé « l’Illusion biographique » (reproduit dans Raisons pratiques, sur la théorie de l’action, 1994), qui conduit à envisager la personne en fonction de l’œuvre à venir, avant même que celle-ci ne devienne, et sans en relever les revirements. Démarche téléologique qui conduit Bourdieu à formuler le concept de « trajectoire », ainsi défini : « À la différence des biographies ordinaires, la trajectoire décrit la série des positions successivement occupées par le même écrivain [cinéaste] dans les états successifs du champ littéraire [cinématographique], étant entendu que c’est seulement dans la structure d’un champ, c’est-à-dire une fois encore, relationnellement, que se définit le sens de ses positions successives, publications dans telle ou telle revue ou chez tel ou tel éditeur, participation à tel ou tel groupe, etc. ». Compréhension de l’écriture biographique à laquelle participe l’ouvrage de Daire, puisqu’il évite les usuelles hiérarchisations esthétiques qui conduisaient par exemple à méconnaître les films institutionnels. Il le souligne : « Le public de l’époque a fini par se perdre dans ce dédale. La postérité aussi. On s’arqueboute désormais sur quelques chefs-d’œuvre bien balisés, on passe le reste par profits et pertes. On a tort. Ce n’est pas en s’en tenant à distance respectueuse que l’œuvre d’Epstein révèle sa cohérence. Il faut accepter de quitter ses avenues bien éclairées et de se perdre dans ses voies secondaires, voire dans ses impasses, pour découvrir le fil d’Ariane de cet énigmatique labyrinthe (une trentaine de films) ». Fil d’Ariane qui, à partir du projet biographique, rappelle la matérialité des gestes artistiques. Or, curieusement, l’ouvrage et la conférence évoquent en premier lieu l’hommage qui lui fut rendu en avril 1953, à la suite de son décès. Daire place ainsi, paradoxalement, à l’origine de l’entreprise biographique, la mort elle-même.
Pour citer cet article
Référence papier
Valérie Vignaux, « Les multiples vies de Jean Epstein. Joël Daire, Jean Epstein, une vie pour le cinéma », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 74 | 2014, 183-185.
Référence électronique
Valérie Vignaux, « Les multiples vies de Jean Epstein. Joël Daire, Jean Epstein, une vie pour le cinéma », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 74 | 2014, mis en ligne le 27 octobre 2015, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4939 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4939
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