Loïc Artiaga, Matthieu Letourneux, Fantômas ! Biographie d’un criminel imaginaire
Loïc Artiaga, Matthieu Letourneux, Fantômas ! Biographie d’un criminel imaginaire, Paris, Les Prairies ordinaires « Singulières modernités », 2013, 184 p.
Texte intégral
1Les célébrations du centenaire de Fantômas se poursuivent. Après, entre autres, le numéro 54 de la revue le Rocambole (printemps 2011), un colloque international s’est tenu à Limoges au printemps 2013 sous l’intitulé « Fantômas en Europe. Les origines industrielles, sociales et esthétiques ». Initiateurs de cette manifestation, Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux (associés pour l’occasion à Monica Dall’Asta) persévèrent en dirigeant la réédition complète des 32 volumes originaux dans la collection « Bouquins » de Robert Laffont (deux tomes ont paru en 2013, rassemblant les 8 premiers volumes) et en publiant cette « biographie d’un criminel imaginaire ».
2Le titre accrocheur cache, en réalité, une relecture du mythe de Fantômas ainsi qu’une analyse des modes de fabrication des volumes originaux, de leurs suites et avatars. Le projet initial de Fantômas mettait en œuvre les acteurs classiques de l’industrie éditoriale qui cherchaient à atteindre le plus large public possible grâce à un système de livraison périodique, à un tarif modique, à un format reconnaissable, à une publicité de grande ampleur, à des couvertures aux illustrations élaborées et à des auteurs spécialisés. Par ailleurs, cette série perpétuait un imaginaire criminel dont la mythologie était portée depuis la fin du xixe siècle par la presse spécialisée dans le fait divers, qui fut réactivée par la bande à Bonnot au début des années 1910, et dont les péripéties constituaient l’essentiel des publications en série de type Nick Carter (détective américain créé en 1886 et diffusé en France à partir de 1907) ou Zigomar (Léon Sazie, 1909). Fantômas s’inscrivait donc dans une tradition du roman-feuilleton, revue par les pratiques d’édition anglo-saxonnes. Néanmoins, la figure criminelle imaginée par Pierre Souvestre et Marcel Allain dépassa rapidement ces cadres pour révéler une certaine modernité. Ainsi, sans parler des objets fantaisistes (gants en peau humaine, chapeau-poignard, etc.), toute la panoplie des nouvelles technologies de l’époque était réquisitionnée : l’automobile, le téléphone, le métro, mais aussi le système d’identification criminelle Bertillon. Car Fantômas était un tueur doté d’une force presque surhumaine lui permettant d’éliminer qui le gênait. Ce n’était pas seulement l’accumulation des cadavres qui était nouveau, c’était la mise en scène outrancière de la cruauté (transgression des règles morales et sociales, machination diabolique en vue de tuer, sauvagerie des meurtres et contemplation de l’horreur) qui atteignait alors une valeur quasi esthétique et qui fascinait les lecteurs, parmi lesquels des artistes qui s’en inspirèrent. D’autre part, cette violence avait principalement pour décor Paris, dans un mélange de vieille pierre (fortification) et de nouveaux quartiers (les boulevards haussmanniens et l’ouest de la ville), de tradition (carrières et souterrains) et d’innovation (éclairage public). Ces formes d’une certaine modernité sont réaffirmées et mises à jour par les adaptations et réappropriations à travers un florilège de médias et de pratiques artistiques, comme si la modernité, frémissante chez Souvestre et Allain, explosait entre les mains d’autres artistes. Le livre d’Artiaga et Letourneux a en effet l’avantage de révéler une part des réappropriations de la figure de Fantômas réalisées en dehors de l’imaginaire culturel français : les comix mexicains des années 1960 et 1970 en offraient une libre interprétation et influencèrent l’ouvrage hétéroclite de l’écrivain argentin Julio Cortázar, Fantomas contre les vampires des multinationales (1975). Et plus le temps passa, plus le personnage original perdit de son authenticité (si tant est qu’il en eût une), au grand dam de Marcel Allain. Il faut dire que ce dernier n’était pas étranger à ce phénomène, lui qui multiplia les suites, sous diverses formes, et négocia les droits d’adaptation avant de porter un regard critique, voire totalement négatif, sur ces œuvres. Le cas des films d’André Hunebelle (Fantômas, 1964 ; Fantômas se déchaîne, 1965 ; Fantômas contre Scotland Yard, 1967) est révélateur de cette tendance. La place importante que ces derniers occupent dans le livre d’Artiaga et Letourneux s’explique par le fait que leur ouvrage s’appuie en grande partie sur les archives de Marcel Allain qui se voulait le garant de l’esprit de la série originale et des droits d’auteur après la mort de Pierre Souvestre. Et les archives concernant les ultimes transactions d’adaptation sont en plus grand nombre que, par exemple, celles des films de Louis Feuillade (1913-1914). L’étude de la genèse du projet d’adaptation mis en œuvre au début des années 1960, explore la manière dont progressivement Marcel Allain fut écarté de l’écriture du scénario et comment le caractère parodique naquit autour du personnage de Juve, interprété par Louis de Funès. Il n’en reste pas moins que ces films renouvellent, ou trahissent selon certains, l’iconographie du mythe, mais surtout l’ajustent à des figures naissantes, notamment celle de James Bond. Ce phénomène s’explique par le fait que tout héros imaginaire, dont la notoriété court sur plusieurs décennies, est la proie de mutations, légères ou radicales. Jean-Claude Vareille et Anne-Marie Thiesse ont, depuis longtemps, montré que le motif protéiforme était une singularité manifeste du roman-feuilleton, autant dans l’évolution des personnages dans le récit que dans la fabrication et la diffusion de celui-ci ; dans une filiation presque parfaite, il constitua aussi celui du film à épisodes. Dans le cas de Souvestre et Allain, ce motif se trouve à la source même des pratiques d’écriture dont les archives de Marcel Allain révèlent quelques aspects : un phonographe servant à chacun des auteurs à enregistrer le récit, reproduit ensuite par des dactylos ; « l’armoire à trucs », dossier qui regroupe une multitude de documents destinés à fournir des idées (manchettes d’articles de faits divers ou un catalogue de 1911 d’appareils de prestidigitation de la société Horace Hurm Prévost). La plus grande partie de ces pièces est représentée dans le livre d’Artiaga et Letourneux sous forme d’illustrations dont les volumineux commentaires sont riches en information. Par ailleurs, une chronologie des diverses œuvres ayant pour thème Fantômas clôt un ouvrage dont on ne peut que regretter les ultimes interrogations de la conclusion. Si les auteurs avaient pris connaissance du numéro cinquante-quatre du Rocambole, ils auraient trouvé des éléments à propos de la biographie de Gino Starace, l’illustrateur des couvertures de la première série (à l’exception du premier volume). L’ouvrage, d’une agréable lecture, demeure néanmoins une référence pour aborder le monde de Fantômas.
Pour citer cet article
Référence papier
Christophe Trebuil, « Loïc Artiaga, Matthieu Letourneux, Fantômas ! Biographie d’un criminel imaginaire », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 73 | 2014, 224-225.
Référence électronique
Christophe Trebuil, « Loïc Artiaga, Matthieu Letourneux, Fantômas ! Biographie d’un criminel imaginaire », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 73 | 2014, mis en ligne le 05 octobre 2015, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4884 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4884
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