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Chroniques
Festivals, colloques, journées d’études

Beautés du geste : journées d’études sur le « geste filmé »

Centre allemand d’Histoire de l’art
Gabriel Bortzmeyer
p. 168-172

Texte intégral

1Que le cinéma ait fait du geste un de ses principaux terrains d’expérimentation et, partant, que la réflexion sur cet art puisse y trouver une entrée féconde pour ses enquêtes, c’est ce dont atteste celle des scènes primitives du cinéma qui prend pour héroïne la chronophotographie de Marey : l’aïeule de la caméra fut inventée aux fins de décomposer les gestes humains, léguant à sa descendance cette vocation. Telle origine, tel destin : le cinéma aura au cours de son histoire patiemment épinglé, collecté et catalogué mimiques et postures, jeux du corps et manières de bouger. Aussi Christa Blümlinger et Mathias Lavin (Paris 8) n’ont-ils pas manqué de saluer la mémoire du précurseur lors de l’ouverture des deux journées d’études consacrées au « geste filmé », qui se sont tenues au Centre allemand d’histoire de l’art le 14 et 15 novembre derniers. La manifestation, organisée avec le concours de Frédéric Sabouraud (ENS Louis Lumière) et Andreas Beyer (Centre allemand), affichait pour titre complet : « Le geste filmé : décélération, suspension, reprise ». Manière de brancher cette gestologie aux procédures esthétiques travaillant les formes de temporalité propres au cinéma. Ambition qui place cette recherche loin du terrain déblayé par l’origine invoquée : car Marey, s’il a scellé la solidarité historique du geste et du cinéma, restait encore du côté de l’homogénéité temporelle, quand le cadre proposé par les organisateurs tendait plutôt vers les phénomènes de distorsion. Pour références tutélaires furent données, côté cinéma, Epstein et Delluc, parmi les premiers à voir dans le cinéma une machine à variations temporelles, jouant de l’hétérochronicité et du discontinu, côté philosophie Kracauer ou Benjamin, sentinelles conceptuelles veillant au bon raccord théorique entre l’invention du cinéma et l’apparition concomitante de phénomènes temporels propres à la modernité : vitesse, choc psychique, défilement accéléré, nouvelles normalisations des corps, autant de concepts disant l’expérience sensorielle spécifique au siècle du cinéma. Ici s’engageait l’hypothèse d’une résistance, ou du moins d’un écart maintenu par un certain cinéma (aujourd’hui baptisé slow-cinema) vis-à-vis de cette sur-célérité de notre temps : de là que le geste, en ce moment introductif, fut envisagé avant tout comme interrupteur, suspendant sans arrêter, ralentissant pour aller à rebours de la hâte contemporaine (les travaux de Hartmut Rosa, auteur entre autres de Accélération : une critique sociale du temps, furent utilisés à cet effet). Ceci pour le cadre notionnel : le geste comme aiguilleur temporel et comme lieu anthropologique. À chacun des intervenants de spécifier des pistes, avec outils et corpus. Les propositions furent variées, à la mesure du spectre problématique appelé par la question. Il y eut pour une part un retour vers l’aurore de cet art, vers l’expressivité du jeu muet et le déchiffrement théorique qu’on en fit alors. Il y eut aussi une réflexion sur le pathos du geste, et sur la manière dont il peut par là suspendre l’intrigue, court-circuiter l’enchaînement des actions. Il y eut, bien sûr, l’esquisse d’une politique du geste. Et puis il y eut des mouvements de sortie du cinéma vers des contrées limitrophes, sport ou opéra, et, évidemment, théâtre. Car le geste n’est pas le propre du cinéma ; on sait par exemple l’importance que la notion a pu avoir pour Brecht (gestus), très présent lors de ces journées ; la question alors, partagée de diverses manières par tous les participants, fut de comprendre dans quelle mesure le cinéma peut s’approprier ce geste intermédial, et le singulariser.

2Il appartint à Laurent Guido et Jürgen Müller d’opérer le retour vers le muet. Guido le fit en se penchant, d’une part, sur des films de la Biograph, d’autre part sur la réception critique des films de cette époque, pour identifier dans ces archives discursives les schèmes théoriques les plus récurrents, à la manière d’une archéologie du regard porté sur le cinéma, relevant ce qui pour les observateurs de ce temps faisait figure de points saillants. Müller se concentra, lui, sur Murnau et son rapport au mouvement – question essentielle dans la mesure où ce cinéaste entiché d’art pictural était ici confronté à Velasquez, peut-être cité au début de Der brennende Acker (La terre qui flambe, 1922) –, tout en en appelant à Béla Balázs pour comprendre ce qui alors se voyait à l’écran. Guido partit de l’usage que firent certains des acteurs des premiers temps des enseignements de théoriciens du rythme corporel comme Delsarte ou Dalcroze (Un colloque sur Delsarte, « Mémoire et héritage », se tint les 18-20 novembre 2011, dont les actes tardent encore à paraître, sous la direction de Christophe Damour et Franck Waille à l’INHA et au Centre international de la Danse). Approche qui permettait d’éclairer ce qui est désormais vu comme une sur-expressivité de ces acteurs, trop vite mise au compte d’une importation indue de la grandiloquence théâtrale : cette palette d’expressions outrées, montrait Guido, rentrait dans le cadre d’un catalogage des postures censées correspondre chacune à un certain registre d’émotions, et codifiées par les théoriciens du xixe siècle. De là une physique du geste passant par une succession de poses plutôt que par une fluidité du jeu. Un des moments de l’intervention de Guido montrait justement comment s’est opérée, entre 1910 et 1930, une reconfiguration de cette épistémè du geste, les critiques contre ce jeu « d’histrion » s’étant multipliées au nom de l’exigence de mouvements plus mesurés. Müller s’intéressa pareillement aux discours d’époque, mais sous un angle différent : les développements de Balázs autour de la notion de physiognomonie – notion elle aussi sortie tout droit du xixe (voir l’étude de M. Iampolski dans 1895 no 62, 2010) – étaient portés par une sorte d’utopie scientifique, laissant croire que le cinéma n’était pas tant révolution que renouveau, moyen de retrouver sur l’écran une placidité perdue dans la vie, un répertoire de rictus ou de gestus pour lequel le cinéma servait de loupe. Le reste du développement de Müller s’attacha à montrer comment, dans le film de Murnau, le geste mettait en mouvement la peinture, et comment ce mouvement s’affirmait dès lors comme le propre du cinéma.

3Côté pathos, Emmanuel Siety et Hervé Joubert-Laurencin décodèrent le sens de gestes décisifs ou suspensifs respectivement dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (Claude Lanzmann, 2001) et l’œuvre de Pasolini, tout particulièrement de Mamma Roma (1962) en ce que sa fin serait une reprise de celle de Roma città aperta (Rome, ville ouverte, Rossellini, 1945). L’intervention de Siety avait pour seule matière, en raison de sa densité, le moment de Sobibor durant lequel Lanzmann demande à Yehuna Lerner de raconter ce moment historiquement décisif au cours duquel, lui, juif interné dans un camp, a planté sa hache dans le crâne aryen d’un officier SS, prélude à la révolte du camp. La question du geste, en ce cas de figure, se trouve indissociable de la répétition, et à travers elle de la différence. L’intervenant analysa la manière dont ce geste, point névralgique du récit, suspend ce même récit par une sorte de climax dont l’émotion est telle qu’elle déborde et absorbe les paroles l’entourant (le punctum barthésien se révéla alors des plus fertiles). Cela en suivant une piste assez largement partagée lors de ces journées, voulant que le geste n’entre pas dans le système des actions mais au contraire en dessine la sortie – la suspension jouant contre la consécution et la résolution. Système d’antithèses sur lequel reposa la contribution de Joubert-Laurencin, qui, pour prémisse, établissait une généalogie du geste allant de Brecht à Pasolini en passant par Barthes. Le cinéaste italien aurait été marqué par une affirmation du critique, lui-même imprégné des principes du dramaturge, voulant que les meilleurs films soient ceux qui, au lieu de s’achever par une claire résolution des conflits, suspendent le sens, le laissent à la merci du spectateur afin que celui-ci en achève par lui-même la course. De là l’édiction d’un principe esthétique, le « canone sospeso », traduisible au mieux par « style suspendu », et s’identifiant concrètement aux fins ouvertes : celle de Roma città aperta, double à vrai dire, puisque la fin réelle des enfants marchant vers une Rome au ciel dégagé répond à la fin sous forme de chute de Magnani et du prêtre fusillé ; celle de Mamma Roma, où la même Magnani en mère éplorée scrute un ciel identique où se laisse lire un avenir différent.

4Une certaine philosophie, qui a pour nom Deleuze ou Foucault et qui se poursuit aujourd’hui sous celui d’Agamben, a fait du corps un haut lieu de la politique ; le geste, parce qu’il est le principal instrument de son expression, joue donc le rôle de point nodal où se croisent le pouvoir qui contrôle et l’émancipation qui s’y soustrait. Emmanuelle André, présentant le travail de Julien Prévieux, a opté pour une double piste : anthropologique, montrant comment les aventures de la technologie façonnent nos gestes les plus quotidiens ; politico-légale, car il est maintenant des entreprises pour faire breveter les gestes que leurs machines appellent, quand bien même elles ne sont pas encore sur le marché. L’art alors, celui de Prévieux ou celui de Varda en glaneuse, également convoqué, est le moyen de cataloguer ces gestes en les arrachant à leur finalité technique, pour leur restituer leur pure médialité : distinction qui s’origine dans les fameuses « Notes sur le geste » d’Agamben, publiées dans le premier numéro de Trafic et reprises dans Moyens sans fins (1995). Détachés de toute visée, ces gestes s’exposent en tant que tels – moyen pour nous, peut-être, de nous les réapproprier. Sylvie Rollet a suivi la même piste en en accentuant la pente politique. Se donnant pour matière la trilogie de elimir ilnik consacrée à la geste de Kenedi, Rom expulsé d’Allemagne et renvoyé dans une terre qui pour lui n’a rien de natale, elle construisit une distinction entre action et geste politiques : à la première l’arrogance de l’efficacité, le but avoué d’une transformation, au second, plus modeste, le moyen d’une subjectivation en forme d’échappée belle, puisque le geste, à défaut de pouvoir se targuer d’avoir un impact quelconque, est le vecteur d’une mise en scène de soi où le sujet s’invente. Agamben vint aussi, au cours de ce développement, fournir d’autres notions propres à appréhender la situation politique des Roms en Europe. Cela pour repenser la politicité du cinéma : abri plutôt qu’arme, image de l’autre dans le sens où c’est à lui de la définir. Le geste alors devient revendication de soi, performance politique.

5Enfin, ce qu’il faudrait appeler le geste médiatique, parce qu’il sert de passage entre médias. Le théâtre fut, ces deux jours durant, constamment évoqué, mais sans devenir pour autant l’objet d’un discours spécifique ; il se trouva par contre deux lieux, théoriquement moins proche du cinéma, pour venir tout de même partager avec lui un espace commun d’interrogation : l’opéra, orchestré par Gertrud Koch, le sport tel qu’il s’expose à la télévision, ici regardée par Dork Zabunyan. Werner Schroeter donna à la première sa matière, avec des films – ceux des débuts de sa carrière surtout – manifestant une étroite intrication de gestes opératiques et de gestes filmiques. L’intervention n’était pas sans trouver un écho avec celle de Guido, mais un écho tourné en hiatus, puisque les caractéristiques que celui-ci repérait dans le cinéma des premiers temps se retrouvaient, d’après le discours fortement wittgensteinien de Koch, dans les films plus tardifs de Schroeter, où se marient des postulations et héritages des plus variés : mélange d’hommage à cette enfance du cinéma, d’opéra surjoué, d’avant-garde théâtrale et de néo-réalisme enclin aux décors ruiniformes, le tout passé au tamis d’un pathos volontiers déréalisant. Moyen, d’une part, de faire retour sur un geste esthétique de rupture qui a eu peu d’équivalent, d’autre part de montrer que le geste est une voie royale quant au problème de la communication entre les arts. Le geste théorique de Zabunyan fut tout autre, en ce qu’il quittait résolument les territoires de l’art pour aborder ceux du caisson télévisuel – mais cela, dirait Daney (qui, par ailleurs, lui servit de référence), parce que le cinéma est à la télévision ce que le latin est au français. Preuve de cet axiome, l’usage que fit Zabunyan de l’entretien donné par Godard à l’Équipe, sur les bonnes et mauvaises manières de filmer le sport. Le cinéaste n’avait pas de mots assez durs pour dire la mutilation de l’effort opérée par un filmage attaché aux seules prouesses, délaissant tout le travail du corps, la patience et l’épreuve, l’endurance dans le temps. Zabunyan ne reprit pas entièrement le propos à son compte, mais s’en servit pour problématiser ce que pourrait être un bazinisme de la télévision sportive, auquel se refuse assurément l’ultra-découpage des émissions d’aujourd’hui, qui, non contentes de morceler l’action, l’enrichissent outrancièrement d’effets visuels (Zabunyan analysa dans cet esprit Zidane, un portrait du xxie siècle – Douglas Gordon et Philippe Parreño, 2006 – qui, à force de multiplier les plans, rate l’action essentielle qu’est la pure durée). Un autre moment du développement prit pour objet les gestes-signatures : le fosbury, la panenka, McEnroe vu par Daney et Deleuze ou le détachement de Federer, l’homme aux frappes tout en morgue nonchalante. Signatures dont l’envers est la starification, qui pousse les réalisateurs de télévision aux travers ci-dessus dénoncés. Ce qui, dans l’argumentation de Zabunyan, permettait de montrer les liens unissant un style de jeu et le type d’images lui servant de support télévisuel (Nadal ne grimacerait pas si le gros plan n’existait pas).

6Eut lieu aussi, doublant ces interventions théoriques, une conversation entre Frédéric Sabouraud et le cinéaste Claudio Pazienza, portant sur les arrêts du mouvement dans ses films. La majorité des cas concernait des corps prenant subitement une pose (Sottovoce, 1993, Exercices de disparition, 2011) ; l’un, plus problématique, puisait sa fixité dans celle d’un corps mort, celui du propre père du cinéaste (Scènes de chasse au sanglier, 2007). Ces arrêts, Pazienza dixit, jouent sur deux niveaux, l’un noble, pictural, l’autre quotidien et trivial. Une mise en regard avec La ricotta (Pasolini, 1963) éclairait cette double postulation. Renvoyant aux travaux de Didi-Huberman sur l’anachronisme, le cinéaste et son interlocuteur montraient en quoi ces suspensions fonctionnent comme autant de béances aménageant une coexistence de temps différents.

7Tout cela pour montrer que le terrain théorique du geste filmé, encore si peu défriché, mais déjà si vigoureusement, appelle à lui de nombreux travaux. Ces journées d’études préliminaires n’étaient par ailleurs que les premières d’une série qui cherche encore sa suite.

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Pour citer cet article

Référence papier

Gabriel Bortzmeyer, « Beautés du geste : journées d’études sur le « geste filmé » »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 73 | 2014, 168-172.

Référence électronique

Gabriel Bortzmeyer, « Beautés du geste : journées d’études sur le « geste filmé » »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 73 | 2014, mis en ligne le 05 octobre 2015, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4847 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4847

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