Une amitié en cinéma : Amédée Ayfre et André Bazin
Résumés
On connaît mal la nature des relations que nouèrent André Bazin et l’abbé Amédée Ayfre après leur première rencontre en 1949 décisive pour leur amitié de neuf années. La figure d’Ayfre s’est quelque peu estompée en dépit de la place qu’il a occupée entre 1949 et 1964 ; au mieux l’envisage-t-on comme un disciple de Bazin quand ce n’est pas un imitateur. Les vingt lettres que Bazin adressa à Ayfre entre 1949 et 1958 (publiées par ailleurs en rubrique Archives), comme l’examen des agendas de l’abbé, sont de nature à enrichir la connaissance des deux hommes. Elles viennent aussi bouleverser l’image simpliste qu’on a de leurs relations faites de proximité de pensée et de conviction et aussi d’échanges mutuels, la formation philosophique de l’abbé apportant à Bazin ce qu’il reconnaît lui « manquer ». Cette correspondance Bazin-Ayfre (les courriers d’Ayfre manquent encore) voudrait ainsi contribuer à une meilleure connaissance d’un aspect de l’histoire de la critique de cinéma en France.
Notes de l’auteur
On connaît mal la nature des relations que nouèrent André Bazin et l’abbé Amédée Ayfre après une première rencontre en 1949 qui se révéla décisive pour leur amitié de neuf années. La figure d’Ayfre s’est quelque peu estompée en dépit de la place qu’il a occupée entre 1949 et 1964 ; au mieux l’envisage-t-on comme un disciple de Bazin quand ce n’est pas un imitateur. C’est pourquoi les vingt lettres que Bazin adressa à Ayfre (conservées dans les papiers de ce dernier1 et que nous publions dans ce numéro en rubrique Archives), comme l’examen des agendas de l’abbé, sont de nature à enrichir la connaissance des deux hommes. Mais elles viennent aussi bouleverser l’image simpliste qu’on a de leurs relations : elles se révèlent faites de proximité de pensée et de conviction et aussi d’échanges mutuels, la formation philosophique de l’abbé apportant à Bazin ce qu’il reconnaît lui « manquer ». Cette correspondance Bazin-Ayfre (dont les courriers d’Ayfre ne nous sont malheureusement pas parvenus) voudrait ainsi contribuer à une meilleure connaissance d’un aspect de l’histoire de la critique de cinéma en France.
Texte intégral
1Ces vingt lettres se trouvent réparties de façon presque constante, de 1949 à 1958. Période décisive pour la cinéphilie française en général, et pour André Bazin en particulier (cette décennie correspond à sa grande époque, depuis sa participation au Festival du film maudit de Biarritz jusqu’à son décès prématuré). Pour l’abbé Ayfre, c’est aussi une période essentielle : ce passionné d’art moderne ne commence à écrire sur le cinéma qu’en 1949, à vingt-sept ans, faisant parvenir son tout premier texte à celui qu’il considère déjà comme son interlocuteur privilégié, son frère aîné en cinéma, un Bazin de trente-et-un ans, départ d’une amitié profonde. Si cette correspondance permet d’approcher du critique et de l’homme André Bazin, elle fera découvrir à beaucoup la figure attachante d’Amédée Ayfre. Attachante et oubliée : en 1997 son nom ne figure même pas dans le dictionnaire de Michel Ciment et Jacques Zimmer sur la critique de cinéma en France. Quant à la réédition, en un volume, de textes d’Ayfre (Un cinéma spiritualiste) réunis en 2004 par René Prédal et préfacés par Henri Agel aux éditions du Cerf, lieu historique d’édition de la légendaire anthologie des articles de Bazin, on ne peut pas dire qu’elle ait suscité un vaste écho. La correspondance Bazin-Ayfre va permettre des regards neufs, pour reprendre le titre d’un célèbre ouvrage auquel participa Bazin, sur ces deux grands critiques de l’après-guerre, ces deux penseurs majeurs du cinéma, qui se révèlent si complémentaires dans leur approche.
2On rappellera d’abord quelques lignes d’un autre grand critique, un certain François Truffaut, témoin privilégié de cette amitié en cinéma. En 1967, lorsqu’un livre consacré à l’abbé Ayfre se prépare, Truffaut écrit ces quelques lignes intitulées Reconnaissance :
- 2 François Truffaut, « Reconnaissance » dans Alain Bandelier et Patrick Giros, Amédée Ayfre interprèt (...)
J’ai rencontré pour la première fois l’homme doux et intelligent qu’était Amédée Ayfre dans la maison d’André Bazin qui était, lui aussi, doux et intelligent. Ce n’est pas seulement à cause de cela que chaque fois que je pense à l’ami que vous célébrez, les deux visages d’André Bazin et Amédée Ayfre se surimpressionnent devant mes yeux, mais aussi parce que tous les deux aimaient le cinéma, aimaient les gens, aimaient la vie. J’éprouve en pensant à eux une tristesse que le temps est impuissant à adoucir2.
- 3 Fonds Ayfre.
3Pour notre part, afin de pallier l’absence des lettres d’Ayfre à Bazin, nous avons donc puisé dans les agendas si précis d’Amédée Ayfre3, ces petits carnets qui prennent la forme d’un journal lapidaire, pour restituer le contrechamp du champ si vivant de cette belle correspondance.
- 4 Alors même qu’Ayfre se rendra régulièrement à partir de 1951 à l’université d’été d’Ustaritz, proch (...)
- 5 Revue internationale du cinéma, publication trimestrielle de l’Office Catholique International du C (...)
- 6 Un autre futur critique de cinéma assiste au même cours : le jeune Jean Douchet, qui a vingt ans.
4Ayfre ne croisa la route de Bazin qu’à la fin de l’année 1949 ; il n’assista pas au mythique Festival du film maudit de Biarritz4, où Bazin prit une part déterminante. On notera, de façon emblématique, qu’au moment même où Bazin anime les débats du festival, Ayfre suit en Suisse, à l’université de Fribourg, en août 1949, le cours d’Alphonse de Waelhens sur l’existentialisme ; professeur de philosophie à l’université de Louvain, de Waelhens, spécialiste de Husserl et de Heidegger, ami de Maurice Merleau-Ponty, est l’une des grandes figures de la phénoménologie. C’est le 27 octobre de cette année 1949 qu’Ayfre découvre dans un cinéma parisien le film de Roberto Rossellini, Germania anno zero (Allemagne année zéro), neuf mois après sa sortie française. Dans la nuit, il écrit son premier essai sur le cinéma, qualifiant l’approche du cinéaste italien de description phénoménologique. Rédigé le 28 octobre, le papier est envoyé le 4 novembre à la Revue internationale du cinéma5. C’est un mois plus tard, le 2 décembre, qu’il le fait parvenir à André Bazin par l’intermédiaire de la revue Esprit, où Bazin a publié dans le numéro de mai un article consacré au film de Rossellini. Ce mois de novembre 1949 est déterminant pour Amédée Ayfre. Il y fait plusieurs rencontres qui vont le marquer en profondeur : celles, en Sorbonne, de Gaston Bachelard (venant à son cours de rentrée du 16 novembre6) et d’Étienne Souriau (qui deviendra son directeur dans ses recherches universitaires), celle enfin de Gabriel Marcel, figure de proue de l’existentialisme chrétien. Le 20 novembre, Ayfre assiste à la représentation de sa pièce Un homme de Dieu au théâtre de l’Œuvre ; dix jours plus tard, le 30 novembre, il est présent à sa conférence en Sorbonne consacrée au livre récent de Virgil Gheorghiu, la Vingt-cinquième Heure qu’il a préfacé. Ayfre entretiendra des rapports privilégiés avec le philosophe, et l’on sait que la dernière photographie d’Ayfre, devenue une icône, prise lors d’un colloque sur le Temps à Cerisy-la-Salle quelques jours avant sa mort en 1964, le montre en conversation avec Gabriel Marcel.
5Bachelard, Souriau, Marcel et Bazin : c’est le 21 décembre 1949 que ce dernier répond à l’abbé Ayfre. Cette première lettre est d’une grande importance. Bazin reconnaît d’emblée en Ayfre son frère spirituel en cinéma. Avec la modestie et la générosité qui le caractérisent, il insiste sur la complémentarité de leurs démarches. Bazin se définit avant tout comme critique, c’est-à-dire partant de l’observation empirique. Une dizaine d’années plus tard, dans l’un de ses derniers textes, il ne définira pas autrement l’acte critique :
6Partir de l’œuvre pour tendre à l’idée organisatrice. Ce que Bazin découvre avec bonheur dans le texte d’Ayfre, c’est une démarche complémentaire, celle du philosophe capable, par son tour de pensée, de partir de principes esthétiques pour mettre l’œuvre en lumière. Leur objet d’étude à tous deux, le néo-réalisme rossellinien, les mène aux mêmes conclusions par deux chemins différents. Il ne s’agit pas là d’une lettre de simple politesse, mais du départ d’un travail souhaité en commun, d’un dialogue fécond pressenti.
- 8 Lettre 6 de Bazin à Ayfre, Bry-sur-Marne, le 30 décembre 1951.
7Bazin désire rencontrer l’abbé. Ce sera bientôt chose faite. Peu après son retour à Paris, Ayfre lui téléphone le 16 janvier 1950. Deux mois plus tard jour pour jour, Ayfre rencontre Bazin, alors hospitalisé ; dans une lettre ultérieure8, Bazin évoque ce moment rare :
Je n’oublierai jamais comment un article sur Rossellini m’a valu votre visite à l’hôpital et la joie que j’en ai eue.
8Leur rencontre est placée sous un double signe : léger, celui de l’auteur dont l’œuvre stimulante les réunit, Roberto Rossellini ; lourd, celui de leur handicap commun, la maladie. Leur vigueur mentale doit composer avec leur faiblesse physique. André Bazin est tuberculeux, Amédée Ayfre hémophile. À lire les agendas de ce dernier, on mesure à quel point la vie d’un hémophile pouvait être un calvaire dans les années 1950. Pourtant, l’abbé déploie une énergie peu commune, menant de front ses activité de prêtre, d’enseignant en philosophie, d’apôtre des Nouvelles images, ce mouvement en faveur d’un renouveau de l’image sacrée par le recours aux artistes majeurs contemporains et, bien sûr, de critique et de chercheur universitaire en cinéma. Ce qui rapproche aussi les deux hommes est la conscience de la brièveté de leur existence, un défi qu’ils relèvent par leur grande activité. Sans apprêt calligraphique ni souci de ponctuation, l’écriture manuscrite de Bazin paraît épouser, voire épuiser, le mouvement d’une rapidité, de pensée et de vie.
9Le 1er mai 1950, Ayfre écrit à Bazin pour proposer de lui envoyer un nouveau texte, plus développé que le premier, consacré cette fois au grandiose dans le cinéma religieux. Bazin ne lui répond que trois semaines plus tard, un délai imputable à ses problèmes de santé, depuis le sanatorium de Villiers-sur-Marne, le 23 mai 1950. À plusieurs reprises Bazin fera état dans sa correspondance avec l’abbé Ayfre de son rapport fluctuant au Temps, en liaison avec son état de santé. La maladie modifie sa perception du temps et influe sur son rapport au travail : si elle l’éloigne de ses activités courantes, elle ne lui fait pas pour autant perdre de vue ses objectifs ; sa hauteur de vue semble pour partie déterminée par les perspectives qu’il découvre, ainsi placé hors du cours quotidien.
10Dans cette lettre 2, Bazin invite l’abbé à lui faire parvenir son nouvel essai. Recevant le courrier de Bazin le 27 mai, Ayfre lui adresse peu après, le 1er juin, ce qu’il nomme ses notes. Trois semaines plus tard, le 20 juin 1950, Bazin lui écrit depuis le même sanatorium ce qui demeurera son plus long courrier. Cette lettre 3 prend la forme d’une lecture fine de l’étude d’Ayfre. Bazin y applique d’instinct sa méthode critique (méthode expérimentale, pourrait-on dire, puisqu’il s’agit de partir de l’observation) pour ce qu’il appelle modestement ses « impressions de lecture ». Son essayisme expérimental fait merveille sur le texte de l’abbé. Non seulement il en montre les lignes de force, qu’il apprécie, mais il suggère l’essai qu’il aurait consacré à ce sujet : en filigrane sa pensée apparaît. Il enrichit l’étude d’Ayfre, prolonge sa pensée – l’expression lui convient si bien. Ses remarques sur l’humour américain, sur l’esthétique catholique, sur Dreyer (« Cette volonté de ne nous faire pressentir le surnaturel que par les apparences »), touchent juste. Ayfre lui répondra par une nouvelle lettre le 5 juillet 1950.
11Le 1er janvier 1951, Ayfre prend une habitude à laquelle il demeurera fidèle : envoyer chaque année ses vœux à Bazin. Celui-ci lui répond un mois plus tard, depuis une station thermale des Pyrénées où il se soigne, Vernet-les-Bains, en un courrier essentiel, historiquement parlant : à deux mois de la naissance des Cahiers du cinéma, il y fait pour Ayfre le bilan de son activité critique (lettre 4 du 5 février 1951). Document exceptionnel d’une rare franchise, manifestant la simplicité et la lucidité du critique ; à l’intention d’Ayfre, Bazin fait le tri dans ses essais publiés depuis la guerre, élisant entre autres la « tentative d’analyse exhaustive d’un film » qu’est son étude approfondie du Jour se lève. Il réagit au souhait de l’abbé de voir réunis en volume ses écrits majeurs ; sept ans avant le début d’accomplissement de ce rêve avec le premier tome de Qu’est-ce que le cinéma ?, il s’ouvre à Ayfre de ses scrupules, et de sa haute conception d’une réelle anthologie : il ne suffit pas de rassembler des textes épars, il les faut reprendre, harmoniser en quelque sorte. Bazin se montre conscient de sa valeur, jugeant avec sévérité le niveau médiocre des ouvrages de cinéma d’après-guerre. Les Cahiers du cinéma à venir (qu’il appelle de façon révélatrice « la revue d’Objectif 49 ») peuvent être compris comme une réponse audacieuse à cet état de fait. Bazin se comporte déjà en rédacteur en chef, puisqu’il souhaite qu’Ayfre développe son premier essai sur Rossellini en un grand article pour la revue à naître. Une véritable commande d’article.
- 9 André Bazin, « Le Journal d’un curé de campagne et la stylistique de Robert Bresson », Cahiers du c (...)
12Mais pour l’heure, ce qui occupe l’abbé est la rédaction de son mémoire universitaire, son « diplôme » pour Étienne Souriau dans le cadre de l’Institut de filmologie ; il achève de le rédiger le 25 mai et soutient en Sorbonne le 6 juin 1951. Peu après, le 15 juin, il propose à Bazin de lui envoyer son mémoire dont il joint la table des matières. Il reçoit une réponse dès le 23 juin (lettre 5). Bazin serait heureux de lire son travail universitaire et l’invite à déjeuner chez lui, à Bry-sur-Marne. Il lui parle des Cahiers, lui signalant dans le no 3 son étude sur le Journal d’un curé de campagne9 et le relance sur son idée d’un article de fond pour les Cahiers. Maintenant libéré du poids de la préparation de son mémoire de filmologie, Ayfre commence à penser sérieusement à l’invitation d’écriture de Bazin – ce sera son grand texte « Néo-réalisme et phénoménologie ». Les deux hommes doivent en parler de vive voix durant de fréquentes rencontres en juillet-août 1951. Une première fois le 10 juillet, sans doute aux Cahiers ; à nouveau aux Cahiers deux jours plus tard, le 12, puis avec Janine Bazin le 28 juillet, toujours aux Cahiers sans doute. Le 5 août, il va déjeuner chez Bazin avec son ami l’abbé Jules Gritti : ils restent tout l’après-midi. Le lendemain 6 août, les deux abbés passent aux bureaux des Cahiers, et Ayfre va voir ensuite Lo Duca.
13À la rentrée, Ayfre et Gritti reviennent ensemble voir Bazin, le 4 octobre ; Ayfre est alors à Paris depuis le 14 septembre. La conversation doit tourner autour de son essai promis aux Cahiers que l’abbé a dû commencer à élaborer durant l’été. Le 20 octobre, il envoie à Bazin son papier achevé. Le 6 novembre, il téléphone à Bazin qui l’informe de retards dans la publication de l’article – de fait, le texte paraîtra un an plus tard. Le 27 décembre, Ayfre envoie ses vœux à Bazin pour 1952, comme il l’avait fait le 1er janvier 1951. Bazin lui répond de suite, le 30 décembre 1951. Cette lettre 6 est l’une des plus belles écrites par Bazin, sur le plan humain. Il y fait preuve d’une rare intelligence sensible, analysant avec toute sa délicatesse le lien d’amitié profonde qui le rattache à Ayfre ; il refuse la posture du maître et envisage leurs rapports d’égal à égal. Il l’engage à découvrir le nouveau film de Jean Renoir, le Fleuve (qu’Ayfre verra le 2 janvier 1952). Diverses remarques montrent Bazin aussi présent à Esprit qu’aux Cahiers.
- 10 Quand l’article d’Ayfre paraîtra quelques mois plus tard, il sera en effet suivi d’une brève, et be (...)
14Nouvelle lettre de Bazin en mars 1952, le 17. Ayfre vient alors de réaliser son premier film, la Solitude, un court métrage sur une partie du Séminaire d’Issy-les-Moulineaux, qui ne sera projeté que trois mois plus tard, le 2 juin ; il vient aussi de publier un article dans Bianco e nero. Bazin le rassure : pas de concurrence entre les Cahiers et la revue italienne. L’essentiel de cette lettre 7 est consacré au nouveau texte qu’Ayfre vient de proposer à Bazin, cette fois à propos de la Jeanne d’Arc de Dreyer, vue le 20 février dans sa version Lo Duca. Bazin, qui aime le papier, suggère avec finesse un accompagnement pour préciser l’ambition de l’article « à seule fin non pas de l’améliorer mais de cristalliser l’idée essentielle qu’il tient en solution »10. Ayfre lui répond dès le lendemain, le 18 mars, va le voir avec Gritti le 22 mars, puis lui écrit à nouveau le 7 avril.
15Quoique non datée, la lettre suivante d’André Bazin est à situer entre les deux visites d’Ayfre à Bazin, du 22 mars et du 6 juillet 1952, sans doute vers le mois de juin. Dans cette lettre 8, il est fait allusion à l’université internationale d’été d’Ustaritz qu’organise chaque année l’Autrichien Georges Hahn (professeur à l’Institut catholique de Toulouse et directeur littéraire des éditions Privat) qu’Ayfre connaît bien. Bazin reparle du grand article d’Ayfre qu’il compte publier d’ici peu. Un rendez-vous prochain est convenu, entre un déplacement de Bazin en province et ses vacances. De fait, le dimanche 6 juillet Ayfre va voir Bazin chez lui. Quelques semaines plus tard, le 24 juillet 1952, Ayfre est nommé professeur de philosophie au Séminaire Saint-Sulpice d’Issy-les-Moulineaux.
16La rentrée sera donc placée sous le signe de la consécration, aussi de la fidélité. Le 29 septembre, Ayfre écrit à Gabriel Marcel qui lui répond le 1er octobre. Une semaine plus tard, le 7 octobre 1952, Ayfre déjeune chez Bazin. Ils doivent évoquer ensemble le prochain numéro des Cahiers, le no 17 de novembre 1952, où vont figurer pas moins de deux articles majeurs d’Ayfre : non seulement « Néo-réalisme et phénoménologie », mais aussi « les Voix du silence » sur la Passion de Jeanne d’Arc. Le lundi 13 octobre 1952, Ayfre donne son premier cours de philosophie. Dans la même journée du 15 octobre, il rencontre Gabriel Marcel, va voir Jacques Doniol-Valcroze aux Cahiers et assiste à une projection d’Umberto D qui vient de sortir. Il reviendra aux Cahiers à plusieurs reprises : les 23 et 29 octobre, passant sans doute récupérer des exemplaires du numéro. Il y retourne les 20 et 26 novembre afin d’emprunter des photographies pour ses deux livres en préparation, Dieu au cinéma et le Cinéma et le sacré, clichés qu’il rendra le 5 janvier. Ayfre envoie à son ami Gritti deux exemplaires du numéro des Cahiers le 25 novembre, et un exemplaire le 27 à Alphonse de Waelhens, qui ne peut qu’être intéressé par l’approche phénoménologique de l’article principal d’Ayfre.
- 11 Le titre exact de l’hebdomadaire catholique, qui deviendra ultérieurement Télérama, est Radio-Ciném (...)
17Le 10 décembre 1952, Ayfre assiste à l’hommage rendu à Chaplin en Sorbonne. Sans doute écrit-il peu après un papier sur Limelight, pour Bazin ; toujours est-il qu’il lui envoie ses vœux désormais rituels le 27 décembre auxquels Bazin répond le 11 janvier 1953. Dans cette lettre 9, celui-ci regrette de ne pas avoir reçu plus tôt l’article d’Ayfre, qu’il estime supérieur à ce qui a été publié dans les Cahiers sur le film de Chaplin. Le 15 janvier, Ayfre reçoit le contrat des éditions du Cerf pour sa grande postface à l’ouvrage d’Henri Agel, le Cinéma et le sacré : « Cinéma et transcendance » ; le 19 janvier, c’est au tour du contrat pour son livre Dieu au cinéma qu’il reçoit de Privat et des PUF ; le livre d’Ayfre va paraître dans la collection « Nouvelle recherche » dirigée par Georges Hahn chez Privat. Le 24 février, il rend visite à Bazin ; ils doivent évoquer les deux livres. À partir du 19 mars, Ayfre pense aux services de presse de Dieu au cinéma ; il va entre autres faire parvenir des exemplaires à Gabriel Marcel, Henri Gouhier et Robert Bresson. Le 14 avril 1953, il commence à corriger le manuscrit du Cinéma et le sacré et voit Bazin ; cette rencontre prend-elle place dans les bureaux des éditions du Cerf ? Il se rend le 13 mai chez le critique de cinéma Jean Queval, des Cahiers et de Radio-Cinéma11 – les deux hommes se connaissent bien, pour écrire dans le mensuel et l’hebdomadaire – afin de lui donner son livre Dieu au cinéma ; Queval lui écrira le 20 mai. Ayfre passe trois fois aux Cahiers, les 27 mai, 3 et 9 juin. Le 25 juin 1953, il voit Europa 51 ; Queval est sans doute présent à cette projection, toujours est-il qu’il informe le lendemain Bazin des réserves d’Ayfre sur le film de Rossellini. Bouleversé, Bazin écrit aussitôt à Ayfre (lettre 10 du 26 juin 1953) tant la nouvelle œuvre de Rossellini lui tient à cœur. S’il a eu la même réaction qu’Ayfre en découvrant le film l’année précédente au festival de Venise, c’est seulement en le revoyant à Paris qu’il l’a compris. Le plaidoyer de Bazin est un modèle d’intelligence du cinéma. Ayfre ne reçoit la lettre de Bazin que le 7 juillet car il se trouve alors, comme chaque année, à Rodez, son pays. Il part ensuite à Londres, d’où il envoie une lettre à Bazin le 19 juillet 1953. Le lendemain Ayfre, distrait, fait une grave chute au British Museum, dont il gardera des séquelles au genou (d’où sa canne). Hospitalisé, il ne sera rapatrié que le 3 août à Paris. Le 21 septembre, il peut revenir à Issy ; le 8 octobre, il retourne au cinéma ; le 12, il donne son premier cours de rentrée. Le cinéma et le sacré vient de paraître ; Ayfre commence à envoyer des exemplaires. Il se rend le 22 octobre aux éditions du Cerf. Mais il doit à nouveau s’aliter en novembre, puis en décembre.
- 12 C’est ce qui ressort de la lettre 11. La couverture du no 31 de janvier 1954 des Cahiers du cinéma (...)
18L’année 1954 débute sous de meilleurs auspices ; Ayfre reprend peu à peu ses activités. Le 15 janvier, il envoie à Bazin un essai sur Little Fugitive (le Petit fugitif) qu’il a vu le 12 janvier ; son ami l’oriente vers Esprit12 : l’article y paraîtra en avril. Le 11 mars, Ayfre se rend aux Cahiers. Le 30 avril, il donne un nouveau papier à Bazin, cette fois sur Il cappotto (le Manteau) d’Alberto Lattuada. Le 14 mai, il reçoit la réponse de Bazin (lettre 11 du 13 mai 1954). Comme toujours, Bazin estime grandement les textes d’Ayfre. Il lui fait la même réponse que quelques mois plus tôt pour Limelight : il regrette de ne pas avoir reçu le papier à temps pour le passer dans les Cahiers, car Doniol-Valcroze, qui a écrit l’article, s’est forcé à le faire... Bazin l’a donc passé à Esprit, sans garantie ; l’article d’Ayfre sera en effet publié ailleurs, dans le numéro de Noël 1957 de la revue Échanges.
19Bazin, malade, invite Ayfre à venir déjeuner chez lui, ce qui a lieu le 17 mai ; ils s’entretiennent sans doute des Vitelloni qu’Ayfre a vu le 6 mai et qui a suscité la réflexion de l’abbé ; celui-ci rapproche l’œuvre récente de Fellini de deux autres films qui viennent de faire débat à Radio-Cinéma : Avant le déluge d’André Cayatte et The Wild One (l’Equipée sauvage) de László Benedek. Trois films sur l’adolescence – thème essentiel pour Ayfre, pour Bazin aussi. N’est-ce pas un intérêt commun pour cette zone mouvante qu’explore le cinéma, entre l’enfant et l’adulte, qui a rapproché les deux hommes dès le premier texte d’Ayfre ? L’abbé y écrivait :
- 13 Amédée Ayfre, « Allemagne année zéro », manuscrit du 28 octobre 1949 publié dans le Cinéma et sa vé (...)
Il ne s’agit pas [...] de psychologie de l’enfant ou de l’adolescent en général, mais de la description concrète de l’attitude humaine globale d’un enfant donné, dans une situation donnée : celle-ci exigeant de l’enfant le passage brusque à un comportement d’homme adulte.13
- 14 Amédée Ayfre, « Le petit fugitif, ou enfance et puérilité », Esprit, avril 1954, repris dans Conver (...)
20Pour Ayfre, le personnage d’Allemagne année zéro se trouve « au seuil de l’adolescence »14. Dans l’essai sur le Petit fugitif qu’il a envoyé à Bazin, Ayfre rapproche l’enfant du film de celui d’Allemagne année zéro et ajoute, toujours à son propos :
- 15 Ibid., p. 308.
Ce n’est pas seulement une distance matérielle que l’enfant, par sa fuite, met entre lui et les hommes, c’est une transcendance. 15
- 16 Amédée Ayfre, « Le Petit fugitif et le véritable esprit d’enfance », Radio-Cinéma, no 211, 31 janvi (...)
- 17 Janick Arbois, « Où sont les accusés dans Avant le déluge ? », Radio-Cinéma, no 217, 14 mars 1954, (...)
- 18 On observera par ailleurs qu’une photo du film Avant le déluge illustrera quelques mois plus tard u (...)
- 19 Jean-Louis Tallenay (pseudonyme de Jean-Pierre Chartier), « Avant le déluge est-il un film à interd (...)
- 20 J. d’Heures, recension du film dans Radio-Cinéma, no 224, 2 mai 1954.
- 21 Alain Blancel, Radio-Cinéma, no 225, 9 mai 1954, p. 36.
- 22 Amédée Ayfre, « Derrière ces visages fermés le cinéma nous révèle une jeunesse tentée par le désesp (...)
- 23 Ibid.
21Or, le moins que l’on puisse dire est que la presse catholique n’a pas été tendre avec la plupart de ces films consacrés à la jeunesse : Radio-Cinéma, où pourtant Ayfre et Bazin, ainsi que Truffaut, écrivent régulièrement, s’est montré sévère, mettant en cause tant le Cayatte, le Benedek que le Fellini. En janvier, Ayfre avait certes publié dans Radio-Cinéma un article favorable au Petit fugitif16. Un mois plus tard, le 26 février, il voit le Cayatte qui est, peu après, jugé de façon défavorable par Janick Arbois17 dans le no 217 du 14 mars ; Arbois tend à disculper les parents des accusations portées par le réalisateur. Dans le même numéro, la cote morale de la Centrale Catholique du Cinéma inflige au film un 4A (pour adultes avec réserves)18. Dans le numéro suivant, le cofondateur de Radio-Cinéma – qui n’est autre que le mari de Janick Arbois – prend toutefois, avec nuance, la défense du film contre ceux qui voudraient l’interdire19. L’accueil de l’Équipée sauvage de Benedek sera également contrasté : si le critique de l’hebdomadaire est franchement négatif, pointant « l’ineptie du scénario »20, le numéro suivant donne la parole à un défenseur du film, qui rédige un véritable plaidoyer21. Quant aux Vitelloni, chroniqué ce même 9 mai, les deux critiques de Radio-Cinéma, Paule Sengissen et Georges Laruy, ne manifestent guère d’enthousiasme pour le film, tout en admettant son intérêt. C’est à ce contexte que doivent réagir Ayfre et Bazin, tous deux rédacteurs à Radio-Cinéma. Toujours est-il qu’une semaine après leur déjeuner commun, Ayfre va écrire deux articles sur le film de Fellini : il envoie le même jour, le 24 mai, la version longue de son texte à Esprit et la version courte à Radio-Cinéma. « Des veaux et des hommes » sera publié par Esprit dans son numéro d’août-septembre, la version abrégée paraissant dans Radio-Cinéma dès le 6 juin22. Cette méthode d’écriture est coutumière à l’abbé, qui rédige d’abord un article de fond, un essai développé – cinématographique à tendance philosophique – dans l’esprit d’un mensuel, dont il extrait ensuite la matière pour un bref papier que peut publier un hebdomadaire. Il a procédé de la sorte pour le Petit fugitif, envoyant le grand texte à Bazin le 15 janvier, et l’article court à Chartier-Tallenay le lendemain, 16 janvier. L’article du 6 juin, qui part des trois films Avant le déluge, l’Équipée sauvage et les Vitelloni, semble une réponse à celui de Janick Arbois du 14 mars : Ayfre y prend le parti de la jeunesse – « Ce sont des adolescents »23 – et met en cause les adultes :
- 24 Ibid.
C’est que les adultes ne sont peut-être pas aussi adultes qu’ils voudraient le faire croire. Ils en ont sans doute la taille et la force, ils n’en ont pas l’esprit. Ils sont capables de faire des enfants, ils ne sont pas capables de faire des hommes, parce qu’ils ne le sont pas eux-mêmes. Ils sont lamentablement impuissants à inventer les solutions qui s’imposent.24
- 25 Il y assistera au tournage de To Catch a Thief (la Main au collet) d’Hitchcock, ce qui lui donnera (...)
- 26 Ayfre représentera les Cahiers au 2e congrès international de filmologie à Paris en février 1955.
- 27 Ce texte essentiel, paru intégralement en Italie en 1962, et pour partie dans les Études de février (...)
22Durant le déjeuner du 17 mai, il a dû aussi être question de l’adhésion d’Ayfre à l’Association française de la critique de cinéma dont fait partie Bazin ; quelques semaines plus tard, Bazin lui envoie le timbre 1954 de l’Association (lettre 12), tout en lui communiquant son adresse d’été : il va se soigner dans le midi à Tourrettes-sur-Loup25. Le 24 juillet, Ayfre lui écrit à cette adresse estivale, lui signalant la session de filmologie à laquelle il participe début septembre en Italie, à Varèse, et l’y invitant ; sans doute propose-t-il d’en assurer un compte rendu pour les Cahiers26. Bazin lui répond de suite (lettre 13 du 27 juillet 1954), pour lui dire à quel point il a été sensible à son article de Radio-Cinéma du 6 juin, celui où l’abbé indépendant se démarquait courageusement de la vision moralisatrice de l’église sur le cinéma, en se plaçant d’un point de vue éthique, dans sa défense de la jeunesse. Cette haute préoccupation d’Ayfre aboutira par d’autres voies à la création du concept d’esth-éthique (une morale de la forme) qu’il exposera en 1962 dans son grand essai Morale et cinéma27. Sur bien des points, Ayfre est un Bazin en soutane ; leurs visions sont proches.
- 28 Ayfre vient d’écrire à nouveau au secrétaire d’Esprit le 10 juillet.
- 29 Amédée Ayfre, « Autant-Lara ou le moraliste en herbe », repris dans Conversion aux images ?, Paris, (...)
- 30 A. Bazin, « Les incertitudes de la fidélité (le Blé en herbe) », Cahiers du cinéma, no 32, février (...)
- 31 L’abbé Jules Gritti évoque, au sujet du style de son ami, d’« une dialectique à la fois souple et s (...)
- 32 François Truffaut, « Une certaine tendance du cinéma français », Cahiers du cinéma, no 31, janvier (...)
23Le 29 juillet, Ayfre écrit à Bazin depuis Ustaritz ; il est devenu un habitué de cette université d’été, animée par cette personnalité d’exception qu’est Georges Hahn. Ayfre remercie sans doute Bazin de son adhésion à son article de Radio-Cinéma sur la jeunesse, et l’informe que Jean-Marie Domenach a accepté la publication dans Esprit de la version longue de son essai sur le film de Fellini28. Septembre 1954 est un mois chargé. Le 7, Ayfre arrive à Varèse où il retrouve Gabriel Marcel ; la session de filmologie se déroule du 8 au 12 septembre. Marcel donne sa conférence le 10, Ayfre le 11, Enrico Fulchignoni et Gilbert Cohen-Séat le 12. Les 14 et 15 septembre, l’infatigable abbé participe à Grenoble à un congrès de philosophie. Rentré à Paris le 18, il voit Bazin le 30 septembre ; leur conversation doit rouler une nouvelle fois sur l’adolescence au cinéma, cette fois à propos du Blé en herbe de Claude Autant-Lara, Ayfre venant d’écrire sur ce film (le même jour, il rencontre Domenach ; l’article sera publié dans le numéro de novembre d’Esprit29). En réaction au pamphlet fameux de Truffaut, « Une certaine tendance du cinéma français », paru en janvier dans le no 32 des Cahiers, qui plaçait le film d’Autant-Lara sur sa liste noire, Bazin avait rédigé dans le numéro suivant des Cahiers un long papier sur le Blé en herbe où il prenait la défense d’Aurenche et Bost30. Ce cas d’école permet une comparaison révélatrice entre trois styles critiques ; Ayfre opère une synthèse, partageant le sentiment de Truffaut et bien des vues de Bazin, dans une écriture subtile et serrée qui est la marque de son style31 ; s’il se livre à une critique impitoyable du film, c’est toujours d’une façon nuancée. La comparaison des deux textes de Bazin et d’Ayfre tourne à l’avantage de ce dernier. On sent Bazin hésitant sur la tonalité qu’il veut laisser à sa critique ; en un sens, Ayfre dit plus explicitement ce autour de quoi Bazin tourne. Par ailleurs, Truffaut se revendique de la pensée d’Ayfre : dans « Une certaine tendance du cinéma français », la seule autorité qu’il reconnaît est celle d’Ayfre ! « L’abbé Amédée Ayfre a su très bien analyser la Symphonie pastorale et définir les rapports de l’œuvre écrite à l’œuvre filmée »32, et Truffaut de citer un passage de Dieu au cinéma qui démonte Delannoy. Le 9 novembre, Ayfre assiste à une conférence d’Alphonse de Waelhens à Paris. Sans doute durant ce même mois il reçoit un courrier de Bazin (lettre 14) qui lui propose de rédiger pour les Cahiers le compte rendu de plusieurs ouvrages italiens. Pour Bazin, l’Italie est à l’ordre du jour, comme on en aura la confirmation quelques mois plus tard.
- 33 Un premier congrès international de filmologie s’était tenu à la Sorbonne du 15 au 21 septembre 194 (...)
24Le 10 février 1955, Ayfre se rend aux Cahiers du cinéma : il est chargé de les représenter au deuxième congrès international de filmologie, suite logique de l’échange épistolaire de juillet dernier. Dans une conférence donnée le 15 février dans le cadre de l’Institut de filmologie, juste avant le congrès qui se tient en Sorbonne du 19 au 23 février33, Gabriel Marcel cite l’intervention d’Ayfre à Varèse. Bazin écrit à Ayfre le 8 avril 1955, depuis son nouveau (et dernier) domicile, de Nogent-sur-Marne ; même s’il évoque le compte rendu attendu du congrès de filmologie, le motif de cette lettre 15 est autre, et d’importance pour Bazin qui compte sur l’aide d’Ayfre (qui lit l’italien) pour le documenter sur la situation actuelle faite au néo-réalisme en Italie ; la formulation est plaisante :
Aristarco me demande quelque chose sur le néo-réalisme et j’ai l’intention de lui « rentrer dans le chou », mais il faut que je sache tout de même où en est l’état de la question chez eux.
- 34 A. Bazin, « Difesa di Rossellini », Cinema nuovo no 65, 25 août 1955, pp. 147-149. Sur les rapports (...)
25L’article « Difesa di Rossellini » (Défense de Rossellini) que Bazin s’apprête à écrire sera publié en août dans le no 65 de Cinema nuovo34. La demande de Bazin est si pressante qu’il écrit peu après un autre courrier à Ayfre (lettre 16) reprenant les mêmes termes que la lettre précédente, ce qui en dit long.
- 35 Ayfre fait en sorte, en ouverture de son article, de ne citer que des lieux parisiens.
- 36 Dont il ne fait pas pour autant un portrait monolithique : il reproche à demi-mots à Cohen-Séat d’a (...)
26En juin 1955 paraît dans le no 48 des Cahiers du cinéma le stimulant article « Cinéphile et Filmologue » d’Ayfre ; mieux qu’un banal compte rendu du récent congrès, il s’agit de façon imprévue d’une belle réflexion sur un mal très français, pour ne pas dire parisien35, méditation d’autant plus profonde qu’elle emprunte les chemins de l’humour. Clairvoyant et prophétique (il répond par avance aux dérives pseudo-scientistes dont l’université française toujours en quête d’un nouveau conformisme pour asseoir son maigre pouvoir, peine à se libérer dans ses rapports ambigus avec le cinéma), l’abbé stigmatise non sans finesse le travers national qui prétend opposer passion et réflexion, en la circonstance dans le champ du cinéma. Ayfre présente la filmologie36 comme une tentative de dépasser l’apparente aporie qui verrait l’objet cinématographique réduit à un impensable, par excès de passion ou de raison. L’homme de culture qu’est l’abbé peut penser la cinéphilie comme la filmologie, car il n’appartient pas à une chapelle, si l’on ose dire : une distance teintée d’ironie le vaccine contre tout exclusivisme aveugle. Nouvelle preuve d’indépendance d’esprit. Et c’est à Bachelard, autre esprit libre, qu’il se réfère lucidement lorsqu’il appelle de ses vœux la nécessaire complémentarité (voire identité) de l’amateur de cinéma et du chercheur en cinéma, seule garante d’une pensée vivante :
- 37 Amédée Ayfre, « Cinéphile et Filmologue », Cahiers du cinéma, no 48, juin 1955, p. 58.
Le « nouvel esprit scientifique » n’exige nullement une pseudo-indifférence du savant à l’égard de l’objet de sa recherche, mais au contraire une correspondance et une amitié qui seules lui permettent d’en dégager le véritable sens.37
27Propos d’une éternelle actualité. Un mois plus tard, le 13 juillet, Ayfre déjeune avec Gritti chez Bazin ; les trois hommes évoquent sans doute la « Défense de Rossellini » sur le point de paraître dans Cinema nuovo. À la mi-août, Ayfre se trouve à Ustaritz où il parle de Jacques Becker. Puis il s’embarque un mois, du 20 août au 18 septembre 1955, pour la Méditerranée et la Terre sainte (Grèce, Liban, Syrie, Jordanie, Israël, Chypre).
- 38 L’abbé avait fait la connaissance de la comédienne deux ans plus tôt, le 16 juillet 1954, lors d’un (...)
28L’année 1956 sera celle des services demandés pour des tiers. Le 11 février 1956, Ayfre envoie à Bazin un papier sur Ordet de Dreyer écrit par une de ses connaissances, Raoul Blanchard. Le 4 avril, il passe aux Cahiers. Le 12 juin, il écrit à Bazin pour aider quelqu’un en recherche de travail, et lui demande par la même occasion si son article italien a provoqué des réactions. Bazin lui répond peu après (lettre 17 du 24 juin 1956), prolongeant de la sorte leurs travaux communs de 1955 liés à Cinema nuovo ; il confirme à Ayfre l’existence d’une suite de la polémique, sous forme d’un article – il s’agit d’« Il caso Rossellini (Una risposta a Bazin) » d’Aldo Paladini, paru en octobre 1955 dans Cinema Nuovo. Ayfre revoit Bazin le 7 juillet à l’occasion du nouveau film de Renoir (qui ne sortira qu’en septembre 1956), Elena et les hommes : avec Bazin, Ayfre s’entretient avec Renoir, Ingrid Bergman38 et Mary Meerson. Le 17 juillet, Ayfre voit seul Rossellini, puis lui écrit le 24 juillet ; cette année 1956, il fera en août deux conférences à l’université d’été d’Ustaritz : l’une sur le cinéma italien, l’autre sur Rossellini. Le 7 septembre, il donne une communication au congrès de philosophie de Toulouse. Le 29 septembre, il va déjeuner chez Bazin avec Gritti. La conversation roule sans doute sur le film de Luis Buñuel la Mort en ce jardin, qu’Ayfre vient de voir la veille, et qu’il reverra une seconde fois le lendemain de sa visite à Bazin, avant d’écrire à son sujet pour Esprit un article qui paraîtra en janvier 1957. Ont-ils reparlé du papier de Blanchard qu’Ayfre avait soumis à Bazin en février ? Quelques jours plus tard (lettre 18 du 9 octobre, probablement 1956), Bazin lui répond qu’après en avoir discuté avec Éric Rohmer, il ne peut le publier dans les Cahiers parce qu’il ne correspond pas au style de la revue ; on comprend que Bazin trouve que le texte de Blanchard n’est pas du niveau des articles d’Ayfre.
29Le 23 décembre 1956, Ayfre envoie ses vœux à Bazin. Fin février 1957, il réalise son second film, À l’ombre de tes ailes, court métrage tourné semble-t-il, comme le premier, au Séminaire d’Issy-les-Moulineaux. Il participe le 9 avril à l’assemblée de l’Association française de la critique de cinéma. En juillet, il assiste à la décade de Cerisy consacrée au Langage, où il retrouve Gabriel Marcel, Henri Gouhier et l’abbé Morel. Il n’ira pas à Ustaritz en août en raison de l’aggravation de l’état de santé de sa mère, qui meurt le 24 août 1957. Deuil essentiel. Le 23 décembre 1957, Bazin figure comme il se doit parmi ses envois de cartes de vœux pour 1958. Bazin lui écrit aussitôt (lettre 19 du 31 décembre 1957) et lui fait part de son mauvais état de santé et de son épuisement lié à la préparation du numéro spécial Renoir (no 78, décembre 1957, des Cahiers du cinéma). Le 18 juillet 1958, Ayfre envoie une carte à Bazin depuis l’Angleterre. Il y fait mention de deux festivals, celui de Venise où il compte se rendre en septembre, et celui de Bergame où il va représenter les Cahiers du cinéma. Bazin lui répond un mois après, le 19 août 1958 (lettre 20) ; dans ce qui sera sa dernière lettre (il meurt trois mois plus tard), Bazin évoque le festival de Venise et sa santé défaillante ; qu’il emploie dans cette lettre ultime l’expression « signe de vie » est poignant.
- 39 « Merci du soin que vous avez mis à rédiger les modifications de texte au commentaire du film sur l (...)
- 40 Jacques Demy taira l’évident héritage bressonien d’Ars. En 1964, il déclarera que la personnalité d (...)
- 41 A. A., « Festival de Bergame », Cahiers du cinéma, no 89, novembre 1958, p. 39.
30Ayfre ira bien à Venise : il y arrive le 23 août, veille de l’ouverture du festival ; le lendemain, 24 août, il envoie à Jean-Pierre Chartier sa contribution à Ars, que tourne alors Jacques Demy ; cofondateur de Radio-Cinéma, Chartier qui est aussi, en tant que directeur des Productions du parvis, producteur du court métrage de Demy, a proposé à Ayfre d’être le conseiller religieux du film ; à ce titre, il lui a demandé de revoir le texte que s’apprête à enregistrer lui-même le cinéaste. Ayfre s’investit dans ce travail et procède à des modifications39 du commentaire de ce film austère qui n’est pas sans évoquer le Journal d’un curé de campagne de Bresson40. Le 27 août, Ayfre envoie une carte à Bazin (ce sera son dernier courrier à son ami). Le 31 août, il assiste à Venise à la réception donnée par le cardinal Roncalli qui, deux mois plus tard, deviendra le pape Jean XXIII. Le festival s’achève le 7 septembre. Le lendemain et jusqu’au 14 septembre, Ayfre est présent au festival de Bergame du film sur l’art, où il retrouve Gritti. Du 16 au 18 septembre, il participe au congrès international de philosophie de Venise. À son retour à Paris, Ayfre rédige ce qui sera son dernier article publié dans les Cahiers du cinéma41, le compte rendu du festival de Bergame pour le « Petit journal du cinéma » des Cahiers. Le 13 octobre, il déjeune avec Jean-Pierre Chartier et Jacques Demy, qui a tenu compte dans son commentaire définitif des modifications proposées par Ayfre : le film Ars est achevé. Bazin n’a plus qu’un mois à vivre (il s’éteint le 11 novembre). Dans les Cahiers de novembre paraît l’article d’Ayfre sur Bergame. Le 21 décembre, Ayfre envoie une carte de vœux à Janine Bazin, la veuve de son ami. Le 11 novembre 1959, il assistera à la messe donnée en souvenir de Bazin (un an jour pour jour après sa disparition), célébrée par un autre prêtre ami de Bazin, le Père Léger, à la chapelle des Dominicains, 29 boulevard Latour-Maubourg – alors l’adresse des éditions du Cerf, qui publient Ayfre et Bazin : la boucle est bouclée.
Notes
2 François Truffaut, « Reconnaissance » dans Alain Bandelier et Patrick Giros, Amédée Ayfre interprète de l’image, Paris, Fleurus, 1968, p. 59.
3 Fonds Ayfre.
4 Alors même qu’Ayfre se rendra régulièrement à partir de 1951 à l’université d’été d’Ustaritz, proche de Biarritz.
5 Revue internationale du cinéma, publication trimestrielle de l’Office Catholique International du Cinéma (OCIC).
6 Un autre futur critique de cinéma assiste au même cours : le jeune Jean Douchet, qui a vingt ans.
7 André Bazin, « Réflexions sur la critique », Cinéma 58, no 32, décembre 1958, p. 96 (article posthume).
8 Lettre 6 de Bazin à Ayfre, Bry-sur-Marne, le 30 décembre 1951.
9 André Bazin, « Le Journal d’un curé de campagne et la stylistique de Robert Bresson », Cahiers du cinéma no 3, juin 1951, pp. 7-21.
10 Quand l’article d’Ayfre paraîtra quelques mois plus tard, il sera en effet suivi d’une brève, et belle, note de sept lignes de Bazin, en guise de postlude ; elle commencera de façon si bazinienne par : « Peut-être pourrait-on prolonger cette méditation à la fois spirituelle et esthétique ». Bazin prolonge, selon sa définition de l’acte critique ; et il se retrouve avec Ayfre au croisement du spirituel (voisin de l’éthique) et de l’esthétique.
11 Le titre exact de l’hebdomadaire catholique, qui deviendra ultérieurement Télérama, est Radio-Cinéma-Télévision (les Cahiers s’appellent alors Cahiers du cinéma et du télécinéma) ; nous adoptons la formulation abrégée Radio-Cinéma, la seule qui avait cours à l’époque. C’est ainsi que Bazin désigne l’hebdomadaire et les autres rédacteurs en font de même, jusque dans la revue.
12 C’est ce qui ressort de la lettre 11. La couverture du no 31 de janvier 1954 des Cahiers du cinéma est consacrée au jeune garçon de The Little Fugitive de Ray Ashley, Morris Engel et Ruth Orkin dont Bazin fait l’éloge dans sa critique (« Un film au téléobjectif », pp. 49-52).
13 Amédée Ayfre, « Allemagne année zéro », manuscrit du 28 octobre 1949 publié dans le Cinéma et sa vérité, Paris, Cerf, 1969, pp. 140-141.
14 Amédée Ayfre, « Le petit fugitif, ou enfance et puérilité », Esprit, avril 1954, repris dans Conversion aux images ?, Paris, Cerf, 1964, p. 307.
15 Ibid., p. 308.
16 Amédée Ayfre, « Le Petit fugitif et le véritable esprit d’enfance », Radio-Cinéma, no 211, 31 janvier 1954, p. 3.
17 Janick Arbois, « Où sont les accusés dans Avant le déluge ? », Radio-Cinéma, no 217, 14 mars 1954, pp. 3 et 36.
18 On observera par ailleurs qu’une photo du film Avant le déluge illustrera quelques mois plus tard une « causerie radiodiffusée le 5 septembre 1954 » du père Avril, « Le sens du péché ». Radio-Cinéma, no 244, 19 septembre 1954.
19 Jean-Louis Tallenay (pseudonyme de Jean-Pierre Chartier), « Avant le déluge est-il un film à interdire ? », Radio-Cinéma, no 218, 21 mars 1954, p. 3.
20 J. d’Heures, recension du film dans Radio-Cinéma, no 224, 2 mai 1954.
21 Alain Blancel, Radio-Cinéma, no 225, 9 mai 1954, p. 36.
22 Amédée Ayfre, « Derrière ces visages fermés le cinéma nous révèle une jeunesse tentée par le désespoir », Radio-Cinéma, no 229, 6 juin 1954, p. 3.
23 Ibid.
24 Ibid.
25 Il y assistera au tournage de To Catch a Thief (la Main au collet) d’Hitchcock, ce qui lui donnera l’occasion d’écrire deux articles, l’un dans le no 235 de Radio-Cinéma du 18 juillet 1954 (« Maître de l’humour plus que de l’angoisse, Alfred Hitchcock tourne en France avec Cary Grant », pp. 4-5 et 38), l’autre dans le no 38 des Cahiers du cinéma d’août-septembre 1954 (« Petit journal intime du cinéma (vu de Tourrettes-sur-Loup) », pp. 36-40), journal consacré autant au Jules César de Shakespeare mis en scène par Jean Renoir aux arènes d’Arles.
26 Ayfre représentera les Cahiers au 2e congrès international de filmologie à Paris en février 1955.
27 Ce texte essentiel, paru intégralement en Italie en 1962, et pour partie dans les Études de février 1962, figurera en bonne place en 1964 dans Conversion aux images ? (Cerf), l’équivalent pour Ayfre du recueil de Bazin Qu’est-ce que le cinéma ? On notera que dès le 6 avril 1956, Ayfre fait une conférence intitulée « Le cinéma et la morale ».
28 Ayfre vient d’écrire à nouveau au secrétaire d’Esprit le 10 juillet.
29 Amédée Ayfre, « Autant-Lara ou le moraliste en herbe », repris dans Conversion aux images ?, Paris, Cerf, 1964, pp. 319-324.
30 A. Bazin, « Les incertitudes de la fidélité (le Blé en herbe) », Cahiers du cinéma, no 32, février 1954, pp. 37-42.
31 L’abbé Jules Gritti évoque, au sujet du style de son ami, d’« une dialectique à la fois souple et sûre ». Avant-propos à Amédée Ayfre, Le cinéma et sa vérité, Paris, Cerf, 1969, p. 11.
32 François Truffaut, « Une certaine tendance du cinéma français », Cahiers du cinéma, no 31, janvier 1954, p. 18.
33 Un premier congrès international de filmologie s’était tenu à la Sorbonne du 15 au 21 septembre 1947.
34 A. Bazin, « Difesa di Rossellini », Cinema nuovo no 65, 25 août 1955, pp. 147-149. Sur les rapports Bazin-Aristarco à travers leur correspondance et la publication de cet article, voir Delphine Wehrli, « Bazin/Aristarco : une relation en montage alterné », 1895 revue d’histoire du cinéma, no 67, été 2012, pp. 62-93.
35 Ayfre fait en sorte, en ouverture de son article, de ne citer que des lieux parisiens.
36 Dont il ne fait pas pour autant un portrait monolithique : il reproche à demi-mots à Cohen-Séat d’avoir minoré dans le congrès la part de l’esthétique, tout particulièrement l’analyse esthétique des formes (la tendance Souriau dont Ayfre se sent solidaire).
37 Amédée Ayfre, « Cinéphile et Filmologue », Cahiers du cinéma, no 48, juin 1955, p. 58.
38 L’abbé avait fait la connaissance de la comédienne deux ans plus tôt, le 16 juillet 1954, lors d’une présentation par Lo Duca du film de Rossellini, Giovanna d’Arco al rogo (Jeanne au bûcher).
39 « Merci du soin que vous avez mis à rédiger les modifications de texte au commentaire du film sur le Curé d’Ars. Je les transmets à Jacques Demy, en lui demandant de les intégrer au découpage définitif. Je vous remercie d’avoir bien voulu accepter d’être le conseiller religieux de ce film délicat, et je suis heureux que vous pensiez qu’avec les modifications ainsi introduites, le film ne trahira pas son sujet. [...] Je suis sûr que la valeur artistique du film en fera une œuvre qui ne sera pas différente sur le plan spirituel. » (Lettre de Jean-Pierre Chartier à l’abbé Ayfre, Paris, le 20 septembre 1958 [Fonds Ayfre de la CSS]).
40 Jacques Demy taira l’évident héritage bressonien d’Ars. En 1964, il déclarera que la personnalité du curé d’Ars lui faisait penser à celle de François Truffaut (Michel Caen, Alain Le Bris, « Entretien avec Jacques Demy », Cahiers du cinéma, no 155, mai 1964). Hypothèse séduisante qui ne contredit pas la figure bressonienne.
41 A. A., « Festival de Bergame », Cahiers du cinéma, no 89, novembre 1958, p. 39.
1 Fonds Ayfre déposé aux Archives de la CSS (Compagnie Saint-Sulpice), Paris.
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Référence papier
Philippe Roger, « Une amitié en cinéma : Amédée Ayfre et André Bazin », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 73 | 2014, 80-99.
Référence électronique
Philippe Roger, « Une amitié en cinéma : Amédée Ayfre et André Bazin », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 73 | 2014, mis en ligne le 01 septembre 2017, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4830 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4830
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