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Expositions

Un héritage confisqué ? Jacques Demy et Ciné-Tamaris

Jean-Pierre Berthomé
p. 147-157

Texte intégral

1Cent mille spectateurs en quatre mois. L'exposition le Monde en-chanté de Jacques Demy a été un triomphe à la Cinémathèque française ! Bonne nouvelle pour ceux qui défendent depuis des années l'œuvre d'un des cinéastes français les plus singuliers. Bonne nouvelle pour un public confronté à une vraie fête visuelle.

2Comment ne pas regretter, pourtant, les omissions délibérées et les déguisements des faits mis en œuvre pour que rien ne vienne gâcher cette image enchantée du cinéaste proclamée par l'exposition comme par son catalogue ? La manifestation était pilotée à la fois par la Cinémathèque et par Ciné-Tamaris, une « société familiale » exclusivement consacrée à exploiter les droits des œuvres de Demy et d'Agnès Varda. Modèle d'intégration artisanale, Ciné-Tamaris produit les films de Varda et occasionnellement de Mathieu Demy, vend en France et à l'étranger les films de Varda et de Demy produits par elle ou dont elle a acquis les droits, assure l'édition vidéo de ces films et gère l'exploitation des produits dérivés, qui se sont multipliés avec l'exposition. La société contrôle maintenant dans leur totalité les droits de huit des treize longs métrages de Demy ainsi que ceux de ses courts métrages les plus importants.

3Autant dire que, même en matière de décisions artistiques, Ciné-Tamaris reste seul juge de ce que signifie le respect des intentions de Demy. C'est doublement son droit puisque, propriétaires des droits patrimoniaux des films, les héritiers-associés sont également dépositaires du droit moral qui s'y attache. Cette position de quasi-monopole a l'avantage de rendre accessible au public la presque totalité de l'œuvre. Son risque corollaire est que les ayants droit contrôlent à la fois l'accès aux films, qu'ils peuvent refuser, la fidélité aux originaux, à travers leurs choix de restauration, et même en bonne partie l'exégèse, puisque tout ouvrage sur Demy doit passer par Ciné-Tamaris pour réunir son illustration. Cela ne va pas sans réécriture de l'histoire.

Proximités

4Avant d'aller plus loin, il me faut préciser de quelle autorité je parle, contre la bien plus formidable légitimité de la famille Demy, à partir de mes propres souvenirs du cinéaste, nécessairement limités. Demy compartimentait strictement ses fréquentations, toujours soucieux de les rencontrer séparément l'une de l'autre, et je n'ai connu de lui que la personne qu'il choisissait de me donner à voir, quand il en existait au même moment bien d'autres. Autant dire que dix témoins de sa vie représentent autant de vérités, souvent contradictoires, parfois incompatibles entre elles. Bien malin qui dira maintenant laquelle était la bonne ou s'il en existait seulement une.

  • 1 Film Dope, no 10, Londres, septembre 1976, pp. 2-17.
  • 2 Jean-Pierre Berthomé, Jacques Demy : les racines du rêve, Nantes, L'Atalante, 1982, réédition compl (...)

5C'est en 1976 que j'ai fait véritablement la connaissance de Demy, à l'occasion d'un long entretien pour la revue anglaise Film Dope1. Il était alors au plus creux de la vague, n'avait rien pu tourner depuis trois ans et il a apprécié sans doute l'intérêt de celui qui n'était pour lui qu'un cinéphile enthousiaste. Il s'est ensuivi beaucoup de rencontres, le plus souvent dans sa maison de Noirmoutier où nous avions tout loisir de parler sans être dérangés. Puis un projet de livre, transformé ensuite en thèse universitaire et nourri d'entretiens systématiquement enregistrés avec lui et quelques-uns de ses collaborateurs proches. Le livre paraît en 19822. Notre relation se poursuivra jusqu'à sa mort en 1990, débarrassée des enregistrements des conversations, enrichie de la lecture des scénarios successifs et de la fréquentation assidue du tournage des nouveaux films. Varda, séparée à l'époque de Demy, est absente de ces échanges, même s'il m'arrive de la rencontrer isolément à plusieurs reprises pour parler de ses propres films. Je sais que Demy ne m'accepte comme interlocuteur que parce que je n'évoque avec lui que son travail, et en aucune façon sa vie privée. Bien plus tard, après que Demy et elle se seront retrouvés en 1988, et après la mort du cinéaste deux ans plus tard, Varda écrira combien elle a été blessée de ne pas être davantage présente dans mon livre :

  • 3 Agnès Varda, Varda par Agnès, Paris, Cahiers du cinéma, 1994, p. 216.

Sur quelque 400 pages, j'y suis ici ou là nommée en 2 lignes. [...] Disons que j'apparais peu et mal dans ce livre-là alors que Jacques est si présent dans celui que j'écris. [...] Vu de l'extérieur, un couple reste toujours un mystère. D'autres films se feront et d'autres livres sur Demy. Je n'ai aucun besoin d'y apparaître3.

6Varda est partout, aujourd'hui, dans les ouvrages « autorisés » sur Demy, à croire qu'elle était derrière lui, à chaque instant, pour suggérer les choix décisifs, les solutions miraculeuses. Elle est présente aussi, encore plus s'il est possible, dans l'exposition de la Cinémathèque et dans son catalogue. On est bien loin de ses déclarations d'avant la mort de Demy, quand ils insistaient tous deux sur leur volonté commune de ne pas empiéter sur la création de l'autre. À croire que leurs entretiens croisés en marge du tournage du Bonheur, un passionnant document d'un quart d'heure non cité dans l'exposition, relevaient d'un jeu de rôles complice :

  • 4 Émission Démons et Merveilles du cinéma réalisée par Jean-Claude Bergeret et diffusée le 18 décembr (...)

Demy : Nous ne parlons presque jamais du métier ensemble. Le travail de création est quand même très personnel. Il ne faut pas se gêner mutuellement.
Varda : On était cinéastes tous les deux, avant de se connaître, et on est deux cinéastes, mais cela n'a aucun rapport avec nous. [...] Vous savez, quand on a le même métier et qu'on estime le travail que fait l'autre, c'est tellement une question de respect de la personnalité de l'autre. On est tellement différents en plus4.

Effacer les importuns

  • 5 Photographe de plateau de films comme À bout de souffle, Une femme est une femme, Adieu Philippine, (...)

7Des passages de l'épouse du cinéaste, bardée de ses appareils photo, de sa caméra 16 mm et de son talent, sur les tournages de Demy, il est résulté des dizaines de photographies superbes et de documents précieux, justement valorisés dans l'exposition. Fallait-il pour autant ignorer le travail de Raymond Cauchetier, photographe emblématique de la Nouvelle Vague5, seul signataire des photographies officielles de Lola et de la Baie des Anges ignorées ici. Pourquoi cet effacement radical ? On dit – et Cauchetier ne dément pas – que, de tous les photographes des films de Demy contrôlés par Ciné-Tamaris, il est le seul à ne pas avoir accepté de lui confier aussi la gestion des droits sur ces images, et donc le pouvoir d'autoriser ou non leur publication. Péché d'indépendance qui lui vaut de n'apparaître ni dans l'exposition ni dans son catalogue. Même si cela signifie que, pour ces deux films, le visiteur de l'exposition comme le lecteur des derniers ouvrages sur Demy n'a accès qu'aux images des coulisses d'un nombre limité de scènes photographiées par Varda plutôt qu'à celles du film lui-même.

  • 6 Bernard Bouthier, Jacques Demy, J'aurais aimé aimer Lola à Nantes, série Cinéastes de notre temps, (...)
  • 7 Le premier épisode de la série figure sur le DVD André Delvaux, sa vie, son œuvre, Bruxelles, Cinem (...)

8En ce qui concerne la rétrospective, le choix est plus net encore : les seuls films montrés sur Demy sont tous signés de Varda. Nulle trace des émissions de télévision consacrées au cinéaste, avec son concours actif souvent. Celle par exemple de Bernard Bouthier pour Cinéastes de notre temps, pourtant projetée au Centre Pompidou en 20116. Ou surtout Derrière l'écran (Achter het scherm), réalisée en 1966 par François Beukelaers et André Delvaux pour la télévision flamande. Il s'agissait de rien de moins que de suivre la genèse des Demoiselles de Rochefort, de sa préparation à sa sortie. De Londres, où étaient répétées les danses, jusqu'à Paris et à Rochefort, les réalisateurs ont accompagné l'aventure du film dont ils interrogent tous les principaux artisans. Il en a résulté une série incomparable de cinq émissions de 40 minutes chacune, organisées chronologiquement, qui constituent sans doute la première tentative du genre7. Comment comprendre que ce trésor n'ait pas été programmé par la Cinémathèque, alors que les Demoiselles ont eu 25 ans de Varda était montré trois fois ?

Les lacunes de la filmographie

9L'exposition, le catalogue et la rétrospective réécrivent la filmographie de Demy, selon des critères qui nulle part ne sont justifiés. Il s'agit, semble-t-il, pour Ciné-Tamaris d'effacer de la biofilmographie de Demy ce qui pourrait la déparer, ou même simplement suggérer que d'autres points de vue existent. Ces choix étaient déjà ceux du coffret DVD improprement baptisé Intégrale Jacques Demy, coédité par Ciné-Tamaris et Arte en 2008.

  • 8 Coffret 6 DVD Intégrale Jacques Demy, Ciné-Tamaris/Arte Vidéo, 2008.

10Le Pont de Mauves, la Ballerine et Attaque nocturne, trois petits films d'amateur réalisés en 9,5 mm par le jeune Demy avant son départ pour Paris en 1949, voient leur statut officiel évoluer avec le temps. Des originaux, il ne restait presque rien et Varda a dû en faire confectionner en 1990 des recréations tardives pour pouvoir les évoquer dans Jacquot de Nantes. Qu'il s'agisse de reconstitutions ne fait pas de doute alors puisque leurs deux auteurs sont crédités au générique. Cinq ans plus tard, lorsque Varda reprend une partie de ces films dans l'Univers de Jacques Demy, c'est sans les identifier ni comme des films de Demy, ni comme des copies. Encore treize ans et le coffret de DVD Intégrale Jacques Demy complique les choses en détaillant les fabrications tardives tout en parlant de « restauration miraculeuse » qui permet de montrer ces trois films « tels que Jacques les avait dessinés, mis en scène et filmés à l'époque8 ». Aujourd'hui, l'exposition de la Cinémathèque et le programme de sa rétrospective du cinéaste ne prennent plus de telles précautions pour faire de ces trois copies des œuvres de Demy à part entière, présentées au même titre que le Sabotier du Val-de Loire, le Bel Indifférent ou Ars.

  • 9 Jean-Pierre Berthomé, op. cit. (2e éd.), p. 86.

11Inversement, la rétrospective ne fait aucune place à certains courts métrages qui auraient dû y figurer. Le Mariage de Monaco (1956), par exemple, où Demy ne tenait qu'un rôle apparemment modeste de conseiller technique au côté du producteur-réalisateur Jean Masson. Le mariage du titre, c'est celui de Grace Kelly et du prince Rainier III et Demy évoquera plus tard sa fierté amusée d'avoir été le dernier à diriger Grace Kelly dans une séquence entièrement mise en scène, son plaisir à disposer pour la première fois de moyens importants (« Ce qui était pour moi très excitant, c'est que j'avais quatre opérateurs, un hélicoptère, beaucoup de moyens malgré tout. »9) et surtout l'occasion qui lui est donnée de découvrir un monde inconnu :

  • 10 Ibid.

C'est avec Masson que j'ai été au casino pour la première fois. Et il m'a initié : j'ai découvert tout d'un coup ce qu'était la grande vie, la vie de palace. [...] J'ai été très surpris de voir que ce monde existait toujours, et ça a sûrement motivé plus ou moins la Baie des Anges10.

  • 11 La chose est d'autant plus vraisemblable qu'il connaît bien alors Cocteau, qui lui a même offert le (...)

12Autre titre ignoré : Musée Grévin (1958), signé de Demy sur un scénario de Masson qui en est aussi le producteur. Le film est médiocre, mais on y trouve quelques moments surprenants, à la limite du fantastique, et un dialogue entre Cocteau et son effigie de cire dont Demy affirmait qu'il en était à l'origine11.

13Il manque surtout la Mère et l'Enfant (1958-1959), toujours produit par Masson. Demy, cette fois, n'est crédité au générique que de la « collaboration technique » (aucun réalisateur n'est mentionné), mais il en revendique la paternité :

  • 12 Jean-Pierre Berthomé, op. cit. (2e éd.), p. 89.

Jean Masson était très content [de Musée Grévin] et quelques mois après il m'a dit qu'il avait une autre commande pour la Sécurité sociale. Je lui ai répondu : « D'accord, mais je voudrais bien le faire moi-même cette fois. » C'est une chose que j'avais envie de faire et là, j'ai complètement improvisé l'idée de ce que devait être le film et je peux dire que tout est de moi : la construction, le scénario, les images, le film. Jean n'est pas intervenu, sauf peut-être un peu au niveau du commentaire. J'ai beaucoup tourné caméra à la main, sans lumières, en noir et blanc, dans des conditions très intéressantes ; et cela en 195812.

14Peu de gens aujourd'hui connaissent ce film – largement diffusé à l'époque dans les milieux de la santé – puisque Ciné-Tamaris a refusé qu'il soit même inclus dans le coffret de l'intégrale Demy. Celui qui le voit n'a pas le moindre doute, pourtant, qu'il s'agit totalement d'un film de Demy, et même des plus personnels puisque c'est là qu'il installe la relation mère-enfant libérée de la présence du père qui deviendra une des clés de son œuvre, là aussi qu'il recourt pour la première fois – et de façon systématique – aux longs travellings sur des routes désertes de campagne ou sous des voûtes d'arbres fleuris, pour marquer les temps de latence, là qu'il inaugure sa manière si caractéristique de ponctuer l'action d'ouvertures et de fermetures à l'iris. S'il fallait encore démontrer l'attachement de Demy à ce film, on en trouverait la preuve dans le fait que celui-ci figurait dans sa cinémathèque personnelle, dans une copie 16 mm qu'il avait fait contretyper. Sa copie n'était pas fameuse, certes, mais, comme pour les deux titres précédents, d'autres existent aux Archives françaises du film, et avec elles les éléments originaux à partir desquels la Cinémathèque pouvait demander des tirages neufs. Comment justifier ce qu'il faut bien considérer comme une censure ? Honte que l'artiste ait pu s'abaisser à des films de commande ? Demy en a fait bien d'autres, et Varda aussi. Embarras devant la médiocrité supposée des œuvres ? On vient de voir que certains, au moins, leur trouvent de l'intérêt, et comment pourrait-on en juger autrement que sur pièces ? Ou est-ce, plus simplement, que ces films ne rentrent pas dans le plan de communication de « Demy l'enchanteur », et qu'ils sont de suffisamment peu de conséquence pour qu'on puisse les cacher sous le tapis ? Qui se souviendra de leur existence quand plus personne ne les aura vus ?

  • 13 On comprend mieux l'absence de référence – habituelle, hélas, en la matière – aux films publicitair (...)

15Les trois films produits par Masson ne sont pas les seuls à se voir condamner aux oubliettes. Pourquoi, dans la biographie du catalogue, ne plus mentionner que Demy était assistant, en 1958-1959, sur le Voyage en ballon d'Albert Lamorisse (ill. 1) ? La collaboration est moins prestigieuse, peut-être, que ses assistanats de Rouquier, mais elle a existé et elle fait partie de l'histoire du cinéaste. Et pourquoi passer sous silence la réalisation par Demy en 1987 de la France vue du ciel / Images de France, un film promotionnel commandité par le ministère des Affaires étrangères à la gloire des réalisations industrielles françaises et interprété par son fils Mathieu ? Deux titres non dénués d'intérêt quand on sait la passion de Demy pour le vertige et pour les points de vue aériens. Une passion dont témoignent aussi de nombreuses déclarations et qui s'est traduite dans les années 1970 par sa décision de passer un brevet de pilotage13.

  • 14 Niente di grave, suo marito è incinto, Minerva Pictures, 2012.

16Les projections à la Cinémathèque de l'Événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune (1973) conduisent elles aussi à un regret. Pour les commentateurs français, un doute persistait sur la réalisation d'une autre fin qui aurait conclu le film par l'accouchement du héros, plutôt que par la décevante découverte que « l'homme enceinte, c'était du bidon ». J'ai moi-même évoqué cette hypothèse dès 1982, après beaucoup de recherches et de recoupements car Demy était particulièrement contradictoire sur cette question. La réponse n'était pourtant pas loin puisque c'est avec cette autre fin que le film est sorti commercialement en Italie (ill. 2). L'explication est simple : il s'agissait d'une coproduction franco-italienne et les producteurs transalpins ont pris livraison de leur mouture avant que leurs homologues français n'obligent Demy à modifier le dénouement (ill. 3). Rien de plus facile donc, pour la Cinémathèque française, que de jouer son rôle et de rechercher cette version, ainsi que certains le lui proposaient, afin de soumettre les deux fins aux spectateurs. Il n'en a rien été et le film n'a été projeté que dans sa version française « officielle » pour un public qui continuera d'ignorer qu'une autre existe. Heureusement, il est paru en 2012, en Italie, une édition DVD de l'Événement (dans les deux langues) qui propose en supplément la comparaison des deux fins14.

Discours d'une méthode

  • 15 Rencontré en août 1990, dans son moulin de Noirmoutier, alors que Varda tournait à Nantes Jacquot d (...)

17Une telle entreprise d'élagage de l'œuvre ne peut que s'accompagner de son corollaire : la fabrication d'une nouvelle histoire, plus enchantée. C'était déjà ce que Varda faisait, avec la pleine approbation de Demy, lorsqu'elle réinventait son enfance dans Jacquot de Nantes. Réinventait ? Oui puisqu'il était indispensable à son projet que son jeune héros soit montré seul contre tous, porté vers son but par une passion que nul ne comprend ni ne partage. Ce n'était pas le cas, on le sait, de l'adolescent Demy qui a trouvé à Nantes, chez son futur décorateur Bernard Évein et d'autres, des complices avec qui partager ses rêves. Il n'y a rien à redire à cela puisque Jacquot de Nantes ne se présente jamais complètement comme une biographie15, et qu'on sait bien qu'un des talents de Varda a toujours été de mêler inextricablement fiction et réalité. La licence n'est plus possible de la même façon lorsqu'on prétend documenter la biographie du cinéaste et sa méthode de travail.

  • 16 Télérama, no 3296, 13 mars 2013, p. 16.
  • 17 La projection frontale, utilisée pour la première fois commercialement pour le prologue de 2001 : l (...)
  • 18 Fin 2013, oublieuse du fait qu'Évein n'était pas le décorateur de Peau d'Âne, Varda propose une aut (...)

18L'illustration qui vient à l'esprit est celle des robes de Peau d'Âne, clou public incontesté de l'exposition. Un mois avant le vernissage, un article de Télérama attire déjà l'attention du public sur la surprise à venir : les robes originales ont disparu, mais on les a reconstituées pour l'exposition, grâce au concours d'un costumier de théâtre et d'une « styliste de haute couture ». Leur méthode laisse perplexe. Plutôt que d'interroger ceux, nombreux encore, qui ont travaillé sur le film, les habilleuses, par exemple, ou la script-girl Annie Maurel, les deux « (re)créateurs » ont visionné Peau d'Âne et tenté d'identifier les étoffes grâce à l'examen attentif des photographies. Belle entreprise, mais comment deux créateurs sans expérience du cinéma pourraient-ils deviner le trucage employé pour faire vivre la robe couleur du temps sur laquelle glissent des nuages ? Leur conclusion est formelle : les images du temps ont sans doute été rajoutées au montage puisque, si cette robe avait été faite « en toile d'écran » comme on le leur a suggéré, le « temps » aurait débordé sur le décolleté de l'actrice ! « La projection aurait été déformée par les plis de la robe. On voit la souplesse du tissu quand elle la soulève : c'était du taffetas »16. Catherine Deneuve elle-même expliquait pourtant à Varda dans l'Univers de Jacques Demy que « Jacques avait eu l'idée de faire une robe dans une matière qui était celle des écrans de cinéma, sur laquelle on a fait des projections ». La robe était en fait recouverte de Transflex, un matériau réfléchissant utilisé à l'époque pour les projections frontales et qui avait la propriété d'empêcher que l'image projetée déborde sur les chairs17. Le choix de cette forme de trucage n'a rien d'anodin ; il est représentatif de la volonté, soulignée par Demy lui-même, de réaliser le plus grand nombre possible de ses effets spéciaux « dans la caméra », comme le faisaient avant lui Méliès ou Cocteau18 (ill. 4).

  • 19 Ni le catalogue ni l'exposition de la Cinémathèque ne font la moindre allusion à cette production, (...)

19Inévitablement, le refus de faire appel à toute source extérieure d'information amène Ciné-Tamaris à devenir son propre expert. Cela ne va pas sans méprises. On avait ainsi repéré, lors d'une exposition consacrée au cinéaste par la médiathèque Jacques-Demy de Nantes en 2011, qu'un feuillet manuscrit supposé contenir des propositions pour la distribution originale des Parapluies de Cherbourg figurait en fait des hypothèses de casting pour la version scénique montée seize ans plus tard au théâtre Montparnasse19. L'erreur est de même nature quand l'exposition de la Cinémathèque attribue à l'ébauche d'Une chambre en ville sous forme de roman, vers 1955, une page illustrée provenant d'un essai ultérieur de la transformer en version scénique au milieu des années 1960. On devine le dilemme : pour identifier définitivement les documents, il faudrait ouvrir les archives aux chercheurs capables de les exploiter avec les méthodes de l'historien, mais comment garder alors le contrôle si jalousement protégé ? Comment éviter qu'elles ne livrent plus à celui qui saura les lire que ce qu'on veut lui donner à voir ?

  • 20 Varda elle-même a évoqué à plusieurs reprises sa rupture avec Demy, et Documenteur, tourné en 1980, (...)

20C'est dans l'évocation des deux séjours américains de Demy que la « fabrication » d'une biographie « autorisée » de Demy paraît la plus flagrante. On sait, ou on devine, combien ils ont eu d'importance dans l'évolution de sa carrière comme dans celle de sa vie privée20. Ce qui ressort de l'exposition, pourtant, ce sont des préoccupations qui semblent bien plus celles de Varda que de Demy. Celui-ci, évoquant son premier séjour en Californie à la fin des années 1960, se souvenait des hippies, des bohèmes de Haight-Ashbury, du pop-art, des rencontres avec Jim Morrison, du sentiment de découverte euphorisante d'une liberté inconnue de lui jusque-là. À la Cinémathèque, il est plutôt question des Black Panthers, de militantisme, de Lions Love, de toutes ces choses que frôle le protagoniste de Model Shop, sans jamais accepter justement d'y participer. Autrement dit, de Varda plutôt que de Demy. Quant à Model Shop, outre une belle série de photos, le film est principalement évoqué à travers une interview de six minutes du comédien Harrison Ford par Rosalie Varda-Demy, interview reprise ensuite sur deux pleines pages du catalogue. C'est beaucoup peut-être pour un événement qui n'a pas eu lieu (Ford n'a pas été engagé pour jouer le rôle principal) et dont rien ne dit qu'il aurait été particulièrement significatif (Ford attendra encore dix ans avant de connaître un vrai début de notoriété). C'est passablement déplaisant, surtout, pour le comédien Gary Lockwood (vedette quelques mois plus tôt de 2001 : l'Odyssée de l'espace) qui a finalement été préféré à Ford, sans que nul trouve alors à redire à son interprétation. Un peu comme si, pour commenter Lola, on ne trouvait à parler que du fait que Jean-Louis Trintignant, récusé par les producteurs, n'a pas pu y tenir le rôle de Roland Cassard.

Rénovation ou novation ?

  • 21 La formule est celle du dossier de presse de la réédition de 1992, p. 22.

21La conclusion de cette entreprise de réécriture ne peut se faire que dans la révision des films eux-mêmes. Dès 1992, le problème a été posé avec la restauration des Parapluies de Cherbourg. La nouvelle version, supervisée par Varda, souffrait de franges entre les couleurs particulièrement sensibles sur les rayures omniprésentes des papiers peints. Surtout, le choix de Ciné-Tamaris avait été alors de refaire le mixage de la bande son en Dolby Stereo, au prétexte que c'est ainsi qu'aurait procédé Demy s'il en avait eu les moyens. Et le dossier de presse de cette « rénovation – qui est plutôt une novation »21 de renchérir avec aplomb : « Les Parapluies de Cherbourg sont bien ceux de 1963, sans un changement. Tout ressemble enfin à ce que souhaitaient les auteurs et que les nouvelles techniques permettent de réaliser 30 ans plus tard. »

22Depuis deux ou trois ans, l'enjeu n'est plus que d'amener un catalogue existant aux nouvelles normes de l'exploitation numérique, en corrigeant au passage les dommages causés par le temps. Une opération industrielle de valorisation de son patrimoine par une entreprise en somme. Dans le cas de Lola, c'est l'occasion d'atténuer les contrastes extraordinairement violents voulus par Demy et son opérateur Raoul Coutard, de « normaliser » donc ce qui peut passer aujourd'hui pour des excès. Qui oserait s'en plaindre ? L'étalonnage nouveau n'a-t-il pas été supervisé par Mathieu Demy lui-même, né plus de dix ans après la sortie du film ?

23Retournons le problème et plutôt que de leurs droits moraux et patrimoniaux, parlons des devoirs des ayants droit au regard d'une œuvre qui n'est pas la leur mais dont ils sont devenus les dépositaires. Ciné-Tamaris s'appuie sur l'existence bien réelle d'une nébuleuse des amateurs de Demy au point de lui avoir proposé en 2013 de contribuer financièrement à « sauver les Parapluies de Cherbourg ». Sauver un film déjà restauré, toujours en circulation en 35 mm et qui ne courait aucun péril ? La démarche n'a rien à voir avec celle des musées qui font appel aux donateurs et aux sponsors pour acquérir ou restaurer des œuvres appartenant au patrimoine collectif. Il ne s'agit ici que d'obtenir du public qu'il aide à financer non la sauvegarde ou la restauration d'un film, mais sa mise aux normes nouvelles de l'exploitation. Est-ce trop demander en contrepartie que ce même public puisse accéder à l'œuvre dans son intégrité, au-delà des exclusions, des censures et des réécritures ?

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Notes

1 Film Dope, no 10, Londres, septembre 1976, pp. 2-17.

2 Jean-Pierre Berthomé, Jacques Demy : les racines du rêve, Nantes, L'Atalante, 1982, réédition complétée, Jacques Demy et les racines du rêve, Nantes, L'Atalante, 1996.

3 Agnès Varda, Varda par Agnès, Paris, Cahiers du cinéma, 1994, p. 216.

4 Émission Démons et Merveilles du cinéma réalisée par Jean-Claude Bergeret et diffusée le 18 décembre 1964. Visible sur internet : http ://www.ina.fr/video/I00014595.

5 Photographe de plateau de films comme À bout de souffle, Une femme est une femme, Adieu Philippine, Cléo de 5 à 7, Tirez sur le pianiste, Jules et Jim, la Peau douce et Baisers volés.

6 Bernard Bouthier, Jacques Demy, J'aurais aimé aimer Lola à Nantes, série Cinéastes de notre temps, ORTF, 1964.

7 Le premier épisode de la série figure sur le DVD André Delvaux, sa vie, son œuvre, Bruxelles, Cinematek, 2012.

8 Coffret 6 DVD Intégrale Jacques Demy, Ciné-Tamaris/Arte Vidéo, 2008.

9 Jean-Pierre Berthomé, op. cit. (2e éd.), p. 86.

10 Ibid.

11 La chose est d'autant plus vraisemblable qu'il connaît bien alors Cocteau, qui lui a même offert les droits d'adaptation du Bel Indifférent.

12 Jean-Pierre Berthomé, op. cit. (2e éd.), p. 89.

13 On comprend mieux l'absence de référence – habituelle, hélas, en la matière – aux films publicitaires réalisés par Demy à ses débuts et surtout dans les années 1980. Il vaut pourtant d'être noté que ceux commandités en 1988 par le ministère de la Culture pour la Fête de la lecture impliquent à nouveau un envol de montgolfière.

14 Niente di grave, suo marito è incinto, Minerva Pictures, 2012.

15 Rencontré en août 1990, dans son moulin de Noirmoutier, alors que Varda tournait à Nantes Jacquot de Nantes, Demy m'en parlait comme d'« une vraie-fausse biographie imaginée par Agnès ».

16 Télérama, no 3296, 13 mars 2013, p. 16.

17 La projection frontale, utilisée pour la première fois commercialement pour le prologue de 2001 : l'Odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick, commençait tout juste d'être expérimentée en France. Sa mise en œuvre était très complexe puisqu'elle impliquait l'emploi d'un miroir sans tain disposé à 45o entre la caméra et l'action, jouée devant l'écran Transflex sur lequel était projeté le décor.

18 Fin 2013, oublieuse du fait qu'Évein n'était pas le décorateur de Peau d'Âne, Varda propose une autre version dans le très respecté Journal of Film Preservation : « Jacques et Bernard Évein ont imaginé une robe en tissu de projection, plus ou moins, et ils ont filmé des nuages en 16 mm. Puis au tournage, un technicien s'est promené avec un projecteur 16 mm en suivant Catherine Deneuve pour que le nuage soit toujours sur sa robe, même si parfois ça débordait un peu » (Esteve Riambau, « Cinéaste et restauratrice : entretien avec Agnès Varda », Journal of Film Preservation, no 89, novembre 2013, p. 19).

19 Ni le catalogue ni l'exposition de la Cinémathèque ne font la moindre allusion à cette production, échec public injuste mais sans appel.

20 Varda elle-même a évoqué à plusieurs reprises sa rupture avec Demy, et Documenteur, tourné en 1980, déguise à peine la situation de la cinéaste, restée seule à Los Angeles avec son fils Mathieu.

21 La formule est celle du dossier de presse de la réédition de 1992, p. 22.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Berthomé, « Un héritage confisqué ? Jacques Demy et Ciné-Tamaris »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 72 | 2014, 147-157.

Référence électronique

Jean-Pierre Berthomé, « Un héritage confisqué ? Jacques Demy et Ciné-Tamaris »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 72 | 2014, mis en ligne le 01 mars 2017, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4811 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4811

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Jean-Pierre Berthomé

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