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Première partie : la carrière française

Décors et espace dans les films français de Capellani

Jean-Pierre Berthomé
p. 137-150

Texte intégral

1Le premier film d’Albert Capellani, Le Chemineau (1905), s’ouvre par un plan saisissant, sans équivalent sans doute dans le cinéma de la période. Sur une route enneigée de campagne, le chemineau du titre marche vers la caméra, fixant sur l’appareil un regard farouche, jusqu’à envahir l’image. Derrière lui, au fond du cadre, le village d’où vient la route, signalé par son clocher. Le plan n’est pas bien long, six secondes à peine, tout ce qu’autorise ce décor peint en studio au déplacement physique du comédien, lourdement balancé pour masquer le fait qu’il n’avance guère. Mais déjà sont présents deux éléments parmi les plus remarquables de la conception de l’espace cinématographique par Capellani : son organisation presque systématique dans la profondeur et sa prédilection marquée pour des extérieurs qui bientôt ne seront plus peints mais naturels.

La Fille du sonneur

2Dès l’année suivante, La Fille du sonneur établit avec une autorité étonnante les principes de Capellani en matière de décors et d’espace. L’anecdote de ce film d’une dizaine de minutes est simple et on la suit sans difficulté en dépit de l’absence des cartons qui, certainement, fournissaient des repères de temporalité. De nos jours, la fille du sonneur de cloches de Notre-Dame est séduite par un galant qui, ruiné au jeu, l’amène à cambrioler le logement de son père avant de la jeter à la rue avec leur enfant. Le sonneur a maudit sa fille qui, après avoir songé à se tuer, abandonne son bébé devant un porche d’église où il est recueilli par son grand-père. Une dizaine d’années plus tard, la jeune femme, réduite à la mendicité, voit passer dans la rue son père avec sa fillette. Le vieil homme refuse d’abord de pardonner puis cède aux objurgations de l’enfant et embrasse la fille prodigue.

3Le film a peu de décors de studio : le logement du sonneur, un cercle de jeu, la mansarde où vit le couple illicite et le porche d’église où l’enfant est abandonnée. Et, si ce dernier extérieur de studio relève d’une tradition imagière des paysages urbains en trompe-l’œil, les intérieurs, eux, sont remarquables pour leur économie de détails, strictement réduits pour l’essentiel à ce qui est dramatiquement nécessaire (la pendule murale et le coffre-fort chez le sonneur, le lit de fer dans la mansarde, la longue table dans la salle de jeu). On note pourtant le souci d’ouvrir le logement du sonneur sur une galerie dont la balustrade visible fait raccord avec l’extérieur réel vu dans d’autres plans.

4Bien plus remarquable encore est l’emploi fait des extérieurs par le cinéaste. D’abord en raison de leur abondance : ils représentent quatorze plans sur vingt-cinq, presque exactement la moitié de la durée du film. Ensuite pour leur variété et leur précision géographique. Lorsque la fille rejoint son séducteur au début du film, elle sort de Notre-Dame par la célèbre petite porte Rouge sur le flanc Sud, rejoint son galant place Vendôme, emprunte avec lui un taxi qui s’arrête au chemin de ceinture du lac inférieur, dans le bois de Boulogne ; puis ils marchent jusqu’à un embarcadère où ils empruntent une barque qui les amène jusqu’au restaurant le Chalet des îles, où ils rejoignent des amis en terrasse avant de pénétrer à l’intérieur. Un trajet où rien ne se passe et qui représente pourtant à lui seul plus du quart du film. Une promenade dans Paris rendue inoubliable par la qualité picturale des images, celles du bois de Boulogne en particulier, qui s’ouvrent sur des horizons de verdure en arrière de l’eau. Encore l’action est-elle ici indissolublement associée à son cadre. Capellani va bien plus loin quand il détache l’une de l’autre, dans cette scène magnifique où, au plan du sonneur appuyé sur la rambarde devant la fameuse Stryge de la galerie des Chimères de Notre-Dame (c’est avec elle que le décor de son logement faisait raccord), succède un panoramique à près de 180° sur les toits de Paris qui ne peut être que l’expression de la pensée du vieil homme, cherchant à comprendre sous lequel de ces toits se trouve sa fille.

5D’autres aspects encore méritent d’être soulignés. D’abord le fait que, si Capellani choisit des lieux réels pour leurs vertus picturales ou dramatiques, il exploite rarement leur pur pittoresque. Quand il utilise la porte Rouge de Notre-Dame, c’est en refusant d’en montrer le splendide tympan sculpté et s’il filme deux fois le long du quai de Montebello, d’abord la tentative de suicide sur la voie de berge, puis la rencontre fortuite au niveau supérieur, c’est en se gardant bien de rendre identifiable la cathédrale pourtant si proche.

6Il faut observer aussi combien, dès cette œuvre précoce, Capellani montre d’astuce dans l’organisation spatiale. Comment, par exemple, il choisit de placer sa caméra dans l’axe de la petite porte du jardin des Plantes, au début de la rue Buffon, de façon à voir ses personnages arriver par le boulevard de l’Hôpital et tourner à 45° à droite pour s’éloigner de dos dans une allée, au seul prix d’un très court panoramique.

7La maîtrise de Capellani est plus remarquable encore quand il s’agit de recourir au montage pour organiser l’espace. Là encore, l’escapade des amoureux au bois de Boulogne est d’une virtuosité dont je ne connais pas à l’époque d’autres exemples. Sans cesse renouvelées dans leurs directions, les entrées et sorties de champ tirent les fils invisibles qui cousent l’espace. Le taxi qui a quitté la place Vendôme par le fond arrive au Bois au plan suivant à partir d’une courbe de la route à l’arrière-plan. Tous les mouvements, ainsi, s’enchaînent et se répondent jusqu’à ce que le couple, dont la barque arrive du fond pour accoster, sorte à droite en arrière de la caméra pour ressurgir, de derrière la caméra, au Chalet des îles et disparaître finalement au fond, à l’intérieur du bâtiment, sous les encouragements de leurs amis.

  • 1 On s’étonne aussi, étant donné la maîtrise du montage, de deux grossières erreurs de raccord. La je (...)

8Ajoutons pour en finir avec ce film exceptionnel que, a contrario, la caméra de Capellani, très mobile en extérieurs où les panoramiques sont nombreux, paraît paralysée dès que l’action est filmée en studio, où les comédiens, si naturels dans des décors réels, se mettent à gesticuler. Et notons l’incongruité décorative du plan où la mère abandonne son bébé au pied d’un porche d’église. Il ne peut s’agir, on le comprend, que de la même entrée par où elle est elle-même partie au début puisque le sonneur en sort aussitôt. Comment expliquer alors que Capellani, qui obtient par ailleurs l’autorisation de filmer dans la galerie des Chimères, ait tourné le premier plan devant la véritable porte Rouge, effectivement empruntée par la comédienne, alors que le second est filmé en studio, dans un médiocre décor urbain qui ne fait pratiquement aucun effort pour reproduire l’original1 ?

Le choix des décors réels

9Ce que nous connaissons de la suite de la carrière française de Capellani confirme quelques principes sur lesquels le cinéaste établit sa conception de l’espace et du décor.

10Le premier est l’importance exceptionnelle qu’il donne aux décors réels. Jusqu’à ce que, après 1910, Pathé puis Gaumont déplacent une partie de leur production à Nice où ils tourneront abondamment en extérieurs, les films français sont presque exclusivement photographiés en studio, avec, selon les nécessités des courses-poursuites, des escapades dans les rues toutes proches et parfaitement interchangeables de Vincennes pour Pathé ou des Buttes-Chaumont pour Gaumont. Capellani, on l’a vu avec La Fille du sonneur, n’hésite pas à aller filmer en plein cœur de Paris ou même au bois de Boulogne qui se trouve à l’autre extrémité de la capitale. Et il ne s’agit pas là d’une exception : Drame passionnel (1906) débute lui aussi par une belle scène de séduction au bord du grand lac dans le bois de Boulogne, et Les Deux Sœurs (1907) passera à nouveau par la place Vendôme, devant la façade du fameux bottier Hellstern, parfaitement identifiable à l’écran. Presque tous les films de Capellani, ensuite, comporteront d’abondantes scènes en extérieurs, souvent cruciales pour l’action comme celles du Courrier de Lyon (1911).

11Jusqu’à 1912 et Germinal, l’exemple le plus remarquable de cette détermination du cinéaste à filmer chaque fois qu’il le peut en décors réels est L’Arlésienne (1908), presque intégralement filmé sur les lieux de l’action puisque les scènes de studio représentent moins du cinquième du film. Encore ne concernent-elles que la salle commune, la chambre et le grenier du mas de Frédéric, verticalement reliés par trois escaliers, tandis que le reste de l’intrigue s’inscrit dans les arènes d’Arles, dans les ruelles de la ville ou bien plus loin, dans les Baux de Provence ou à leur pied. Capellani aime, on l’a vu, les décors remarquables, moins peut-être pour leurs vertus esthétiques que pour ce qu’ils lui apportent de vali-dation d’un effet de réalité qui situe instantanément le cadre géographique et social de l’action. La vision des arènes d’Arles, en ce sens, joue le même rôle que celles de la place Vendôme dans Les Deux Sœurs ou du Mont Saint-Michel dans Quatre-vingt-treize (1914).

12On pourrait au moins s’attendre à ce que Capellani, quand il s’aventure du côté de la féerie ou du merveilleux, renonce à toute tentation réaliste dans son décor. Et c’est ce qu’il fait dans des fantaisies comme Aladin ou la lampe merveilleuse (1906) ou Le Pied de mouton (1907), où les décors sont aussi ingénument théâtraux que ceux proposés par Méliès ou par ses concurrents de Pathé. Mais les choses ne sont pas si simples et, dans plusieurs autres films, Capellani innove en explorant une voie qui ne sera guère reprise après lui que par Cocteau ou Demy. Les intérieurs de Cendrillon ou la pantoufle merveilleuse (1907), comme ceux de Peau d’Âne et de La Belle au bois dormant (1908), sont pures conventions de studio réalisées en trompe-l’œil, moins réalistes que celles des films contemporains de Capellani au même moment, mais c’est dans une nature bien tangible que se tient le bal de Cendrillon ou que le prince de La Belle au bois dormant réunit sa chasse. Mieux, l’artifice contamine le réel et les buissons s’ouvrent par magie dans un paysage sans mystère pour livrer passage au prince venu réveiller l’endormie, comme le feront ceux de Demy pour laisser Peau d’Âne entrer dans le domaine de la fée des Lilas. La limite de ce jeu entre le réel et l’invention est atteinte avec l’usage que fait Capellani du château de Pierrefonds dans Peau d’Âne ou dans La Belle au bois dormant. La restauration du monument par Viollet-le-Duc a alors à peine vingt ans et on ne peut imaginer qu’un spectateur de l’époque n’ait pas immédiatement reconnu un édifice devenu une véritable attraction touristique. Ce qu’il faut plutôt supposer, c’est que Capellani a parfaitement intégré les implications de son choix et que, lorsqu’il situe ses féeries dans Pierrefonds, il le fait comme dans le seul décor réel capable en France de passer pour un vrai château de conte de fées.

Un espace composite

13Très vite, Capellani a compris le rôle du montage dans la construction de l’espace. Remarquablement, ce n’est que dans son premier film, Le Chemineau, qu’il recourt à un décor divisé en pièces attenantes comme on en voit tant d’exemples chez Méliès et comme Feuillade continuera de les uti- liser occasionnellement jusque dans Fantômas (1914). Dans Le Chemineau, la chambre du bon prêtre n’est séparée de sa salle à manger que par une cloison percée d’une porte et Capellani n’hésite pas à passer d’une pièce à l’autre par un simple panoramique qui révèle l’incongruité du dispositif. On ne connaît pas à ce jour d’autre exemple chez le réalisateur du recours à une telle solution, même si L’Épouvante (1911) en offre une variation inattendue et parfaitement réaliste quand, après avoir longuement filmé l’héroïne lisant sur son lit puis allumant une cigarette, la caméra recule pour révéler le dessous du lit dissimulé jusque-là par le cadre et où se cache un voleur. On ne sait ce qu’il faut davantage admirer ici de la puissance dramatique de cette composition à deux étages ou de celle d’un simple travelling arrière qui réintroduit dans l’image une menace que le spectateur était prêt à oublier.

14Quand il dirige L’Épouvante, en fait, Capellani maîtrise déjà depuis plusieurs années les secrets des raccords de décors, en studio aussi bien qu’en extérieurs ou entre studio et extérieurs. L’Arlésienne offre un exemple d’autant plus remarquable de cette aisance avec laquelle Capellani fait se correspondre ses décors de studio que ceux-ci sont, on l’a dit, réduits au seul intérieur du mas de Frédéric. Pendant l’essentiel du film, on n’en connaîtra que la pièce commune, au fond de laquelle monte un escalier, puis, dans les deux dernières minutes, le montage multiplie les déplacements, toujours dans la hauteur, de Frédéric poursuivi par sa mère. D’abord un décor d’escalier donnant sur une pièce dont on ne voit que le départ de nouvelles marches ; ensuite, à l’étage supérieur, la chambre de Frédéric au fond de laquelle monte un troisième escalier ; et enfin, au-dessus encore, le grenier par la fenêtre duquel Frédéric tombera dans le vide, justifiant en quelque sorte par cette chute attendue l’obligation d’organiser tous les déplacements comme autant d’ascensions.

15Capellani n’est pas moins à l’aise quand il s’agit de marier décors naturels et décors de studio. On en a un bel exemple avec la séquence de l’échafaudage d’où tombe Coupeau dans L’Assommoir (1908), dont les trois niveaux successifs, construits en studio de façon entièrement réaliste, raccordent adroitement entre eux et avec des abords de chantier aménagés en extérieurs. Ou bien quand, dans L’Épouvante encore, le voleur sort de l’appartement pour échapper à la police. L’opposition est nette alors entre l’appartement de studio, essentiellement une chambre et son antichambre surchargées de décoration, et des extérieurs réels très simples qui comportent un étroit balcon-terrasse ouvert devant la chambre, des toits où le voleur cherchera refuge et une autre terrasse étroite communiquant avec l’antichambre. Le plus remarquable ici est la complexité d’un espace que Capellani sait pourtant rendre parfaitement lisible, et l’efficacité avec laquelle le cinéaste inscrit dans le même cadre le malfaiteur accroché à une gouttière, la comédienne à sa fenêtre et, faisant le lien entre eux, le rideau qu’elle laisse pendre par la fenêtre de l’antichambre pour permettre à son cambrioleur de s’y accrocher.

Creuser la profondeur

16Est-ce un hasard si chacun des trois décors composites qu’on vient d’évoquer s’organise en hauteur sur plusieurs niveaux ? Dans le cas de L’Arlésienne comme dans celui de L’Assommoir, cette disposition est exigée par les chutes des personnages imaginées par Daudet et par Zola, comme le seront aussi les égouts des Misérables ou les galeries de mine de Germinal (1913), voire les souterrains et la tour fortifiée de Quatre-vingt-treize. Ne rien conclure alors, et supposer que c’est le texte adapté qui impose le décor ? Ne serait-il pas aussi logique de plaider le contraire et de croire que c’est la prédilection de Capellani pour ce type de décors et de situations qui lui fait choisir précisément ces textes ? Il est clair, en tout cas, que sa conception de l’espace n’est pas celle de ses confrères metteurs en scène qui continuent de privilégier des décors frontaux hérités du théâtre dans lesquels les comédiens entrent et sortent par les coulisses latérales. Chez Capellani au contraire, bien plus souvent encore que dans la verticalité, le décor s’organise dans la profondeur. C’est particulièrement vrai des extérieurs naturels que les contemporains du cinéaste tendent, à partir de 1906, à filmer systématiquement en oblique afin de limiter visuellement une aire de jeu contenue. Confronté à cette situation, Capellani préfère, lui, photographier des points de vue que rien ne restreint, comme on le voit quand il filme dans le bois de Boulogne ou dans de grandes artères parisiennes. Mieux, il s’efforce de souligner le creusement du point de vue vers le fond en composant à l’image un couloir visuel qui happe le regard ou bien, plus souvent, en inscrivant au fond un détail remarquable qui joue le même rôle. Souvent, des routes s’éloignent vers le fond, dans l’axe de la caméra, mais au lieu qu’elles ne soient que trompe-l’œil de studio ce sont des espaces praticables sur plusieurs dizaines de mètres et par où les personnages peuvent arriver ou repartir. Quant aux marqueurs de la fuite perspective, ils sont légion, depuis l’amas rocheux dressé derrière la plaine nue de L’Arlésienne jusqu’au mont Saint-Michel de Quatre-vingt-treize autour duquel, toujours au fond de l’image, le regard semble tourner lors du retour du marquis de Lantenac en France. Ou encore, dans le même film, l’arbre isolé qui domine l’éboulis de rochers où se dissimulent les Chouans. En témoigne aussi la façon dont Capellani filme comme une sorte de couloir à parcourir par le prince l’entrée de Pierrefonds dans La Belle au bois dormant alors que le même château, dans Peau d’Âne, après que son intérieur a été filmé en plan rapproché, n’est plus lors de la fuite de l’héroïne qu’une haute silhouette vue de très loin.

17On trouve une configuration inverse quand, au centre de l’image, avance comme une proue un élément de décor de part et d’autre duquel divergent deux lignes de fuite en profondeur. J’ai cité le cas, déjà, à propos de l’entrée du jardin des Plantes dans La Fille du sonneur. Capellani reprend la même configuration, exactement symétrique, dans Pauvre Mère (de la même année 1906), où un convoi funèbre monte d’une rue à gauche du cadre pour effectuer un virage en épingle et pénétrer dans une allée de cimetière qui se prolonge au centre de l’image jusqu’au fond. Deux ans plus tard, l’action de L’Homme aux gants blancs reproduit encore cette configuration qui place la caméra face à la convergence d’une rue et de l’allée qui mène vers une maison, puis la terrasse de café de L’Assommoir renouvelle cette disposition singulière, placée qu’elle est à l’angle de deux rues, dotées chacune de son accès propre à l’estaminet.

Des stratégies de déplacement dans l’espace

18Le plus remarquable avec cette terrasse de L’Assommoir est l’invention mise en œuvre par Capellani pour animer l’espace. L’essentiel de l’action s’y trouve en avant, là où Coupeau retrouve le goût de l’absinthe et de l’oisiveté, mais c’est des minuscules actions latérales que vit la scène, toutes organisées autour des deux entrées du bistrot par où vont et viennent clients et employés. C’est sans doute là que se manifeste la plus évidente maîtrise du réalisateur, dans sa capacité à penser l’espace en relation avec les mouvements des personnages qui viendront s’y inscrire. À preuve, dans L’Assommoir encore, l’extraordinaire plan-séquence des fiançailles de Coupeau qui enchaîne en presque deux minutes, au gré des entrées et sorties des personnages dans un cadre quasiment fixe, une demi-douzaine de configu-rations différentes des échanges.

19Chacun se souvient, dans L’Arlésienne, du panoramique qui balaie, à partir sans doute des hauteurs des arènes, le paysage des toits d’Arles, du clocher du collège Saint-Charles jusqu’au pont de Trinquetaille sur le Rhône, en passant par les tours de Saint-Trophime. Le plus surprenant n’est pas dans ce seul mouvement, pourtant si éloquent. Il est dans la dialectique qui l’associe à la trajectoire propre de Frédéric et de son Arlésienne, qui sortent très tôt du cadre pour laisser la caméra poursuivre seule son mouvement et les retrouver plus loin, en face du Rhône, comme si Capellani avait choisi de les délaisser un instant pour s’abandonner au seul plaisir de la contemplation.

20La Loi du pardon (1906) offrait une démonstration encore différente de cette remarquable capacité de Capellani à penser en termes neufs l’inscription de l’action dans un cadre. La scène commence par l’image, filmée en enfilade, d’un large trottoir d’un beau quartier de Paris, bordé à gauche par un immeuble cossu. Le père en sort au premier plan pour s’éloigner vers le fond et tourner bientôt à gauche dans une rue adjacente. À ce croisement des rues se tenait depuis le début un fiacre immobile d’où descend alors l’épouse, qui parcourt le chemin inverse pour pénétrer dans l’immeuble. Ce devrait être la fin du plan. Pas pour Capellani qui s’accorde encore quelques secondes pour faire surgir de la droite, à l’instant précis où la femme disparaît, un facteur en uniforme qui traverse le cadre pour franchir à son tour la même porte. Il n’est qu’une silhouette rapide, inutile à l’action, essentielle pourtant à l’attestation que l’intrigue se déroule dans une ville réelle qui n’est pas peuplée que des personnages d’une fiction.

L’invention du décor expressif

  • 2 David Bordwell, « Observations on Film Art : Capellani Ritrovato » :
    http://www.davidbordwell.net/bl (...)
  • 3 On n’associe guère le cinéaste à ce genre d’effets, mais il y en a au moins un autre dans le même f (...)

21Dans une analyse pénétrante2, David Bordwell a noté que, lorsque, dans Les Misérables, M. Madeleine reçoit pour la première fois Javert, il le fait dans une vaste pièce, assis derrière un bureau de travail si imposant qu’ils occupent, lui et le meuble, les deux tiers de la largeur du cadre. Javert entre par le fond et y demeure toute la scène, diminué par l’éloignement et par l’énorme meuble qui le dissimule en grande partie. Dans une scène ultérieure, Capellani reprend le même cadre pour filmer un échange entre Madeleine et Fantine. Mais la configuration devient toute différente : le secrétaire est repoussé jusqu’au fond, caché à son tour par la haute stature du maire penché paternellement vers Fantine, assise au premier plan sur le fauteuil qu’il occupait naguère. Cette nouvelle disposition a pour premier effet de dégager dans la moitié droite de l’image une aire inoccupée par l’action où inscrire la visualisation du souvenir de Fantine. Cette seule justification suffirait amplement à démontrer l’adresse avec laquelle Capellani sait tracer, entre une boiserie et un rideau, une ligne invisible de démarcation verticale où se rejoindront les deux images du présent et du passé3. Mais l’explication ne suffit pas à justifier le réarrangement du mobilier et il faut plutôt supposer que c’est à des fins purement expressives, pour mieux établir la relation hiérarchique entre Madeleine et Javert, que Capellani a choisi la première fois de placer le bureau au premier plan, témoignant en 1912 d’une conscience exceptionnellement précoce des capacités métaphoriques du décor.

Germinal

22Si je n’ai pas cité encore Germinal (1913), c’est qu’il aurait fallu mentionner ce titre à chaque ligne tant s’y trouvent rassemblées toutes les inventions que je souligne chez Capellani.

23Le plus remarquable y est l’emploi du décor naturel. Les paysages, d’abord. Faisant le choix de filmer dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, dans la région même où Zola situe l’action de son roman, Capellani nimbe de grisaille des plaines stériles dominées par les montagnes imposantes des terrils ou par les tours qui coiffent les fosses. Pour souligner encore cette tension qui creuse l’image, des routes s’éloignent jusqu’au fond vers la mine, et les lignes tirées dans le ciel par les câbles de transport du charbon vont les y rejoindre. Rien de plus éloquent à cet égard, dans sa simplicité nue, que la première rencontre de Lantier et du vieux Bonnemort, au sommet d’un monticule (une tête de puits en fait) devant lequel le chemin serpente jusqu’à la mine de Montsou, pendant qu’au-dessus de leurs têtes passent les bennes chargées de blocs de houille. Au plan suivant, qui voit les deux hommes descendre le sentier vers la mine, le point de vue est inversé et c’est maintenant un terril qui souligne au fond la perspective, comme si tout le destin des habitants du bassin houiller trouvait ses bornes entre la mine et ses rejets. Les cônes sombres des terrils dominent ainsi une grande partie des extérieurs, pesant le plus souvent sur les maisons basses des mineurs mais pas sur celles des patrons, jouant au lointain horizon le même rôle, à la fois signalétique, pittoresque et métaphorique que celui du Mont Saint-Michel dans Quatre-vingt-treize.

24Les extérieurs naturels, ce sont aussi ceux du monde du travail tel qu’il est montré dans le film. Aucune trace d’activité agricole dans les champs, mais une entreprise métallurgique remplie de machinerie, une carrière à ciel ouvert. Puis Montsou comme une entité autarcique, avec ses rues, ses places, ses alignements de maisons ouvrières et son café, convergeant vers les bâtiments de surface de la mine. Et encore, un peu à l’écart, l’habitation cossue du patron. Il ne doit pas y avoir dans Germinal un seul plan d’extérieur qui ne soit emprunté au réel, et Capellani, chaque fois qu’il le peut, filme également in situ les décors de surface de l’usine ou de la mine quand l’éclairage le permet. Ainsi de l’entrée de la fosse du Voreux, là où se réfugie Lantier recherché par la police : on pourrait croire son entrée recréée en studio tant elle se prête efficacement au filmage et pourtant elle est entièrement photographiée dans l’arrière d’un bâtiment de mine dont une fumée discrète au sommet d’une cheminée nous révèle qu’il est au même moment en activité.

25Les intérieurs construits en studio sont, eux, peu nombreux : le restaurant ouvrier du début, le cabaret Rasseneur, deux pièces chez Maheu, autant chez le patron, une seule chez Chaval. C’est tout, et ce n’est guère pour un film aussi long. On remarque à nouveau, de surcroît, que la mise en scène semble se figer dans ces décors où la caméra retrouve toujours les mêmes positions et se voit interdire le moindre mouvement (une restriction compensée par l’invention avec laquelle Capellani multiplie en revanche les déplacements de ses personnages). Ce qui frappe surtout, c’est l’intelligence avec laquelle le cinéaste oppose deux types de représentation. Dans le bureau et la salle à manger du patron règne l’esthétique affectionnée par la production Pathé pour ses drames bourgeois, avec ses trompe-l’œil de théâtre et sa profusion décorative. Chez Maheu, le décor se réduit à un essentiel qui rend inutile le trompe-l’œil : une table, trois chaises, une étagère au mur, un fourneau. Et trop de monde, toujours, dans ce décor restreint, trop de monde alors que ce sont les meubles et les accessoires qui encombrent l’espace bourgeois. Le sens du décor de Capellani éclate dans des détails. La nappe à grosses fleurs sur la table de Maheu est la même que celle chez Rasseneur, comme si l’une et l’autre avaient été achetées chez un même fournisseur offrant peu de choix. Et la disparition de cette nappe chez Maheu est le premier signe visible de la pauvreté qui s’installe avec la grève. D’autres suivront et le décor se dépouille sous nos yeux du buffet, de l’étagère, du fourneau même, jusqu’à ce que ne restent plus qu’une table nue et quelques chaises. Jusqu’à ce que, aussi, dans la dernière scène située dans ce décor, apparaisse au premier plan un berceau d’osier qui redit les promesses d’avenir « malgré tout » contenues dans les fins du roman et du film.

26Le plus nouveau est la maîtrise affirmée par Capellani dans la reconstitution en studio des décors intérieurs de la mine. Il ne saurait être question, évidemment, de filmer sous terre et le recours aux décors construits est inévitable. Ils n’ont jamais représenté jusqu’ici, on l’a compris, un point fort du metteur en scène, même si Les Misérables (1912) témoigne d’ambitions décoratives nouvelles, particulièrement dans sa dernière partie avec le décor de la barricade puis avec une représentation particulièrement dramatique des égouts parisiens. La surprise est d’autant plus grande donc, de voir Capellani soumettre ses décors souterrains de mine au réalisme le plus strict tout en parvenant à créer un espace qui satisfasse à la fois aux exigences de l’intrigue (les galeries doivent donner l’impression de boyaux partant dans tous les sens et dans lesquels on ne peut se déplacer que courbé) et à celles de la mise en scène (elles doivent pouvoir être éclairées et permettre les mouvement contradictoires des personnages imposés par les paniques successives des mineurs). Capellani a toujours excellé à diriger les scènes de confusion qui font, chez lui, presque toujours appel aux déplacements dans la profondeur en même temps que vers le côté. Elles abondent dans la dernière partie de Germinal et l’animation de l’espace y semble si naturelle qu’il faut longuement analyser ces scènes pour mesurer à quel point leur réussite tient à l’efficacité d’un décor entièrement pensé pour la mise en scène qui l’occupera.

27Nous sommes encore un an avant la sortie de Cabiria, deux ans avant celle de The Birth of a Nation. Avec Germinal, Capellani et ses décorateurs anonymes de Pathé donnent au décor de cinéma son premier vrai chef-d’œuvre.

28On se reportera avec profit à l’article de Roland-François Lack « Capellani in Paris (and Sometimes in Vincennes) » mis en ligne sur le site The Cine-Tourist : (http://www.thecinetourist.net/​capellani-in-paris.html).

29Avec une minutie de détective, Lack y trace une cartographie des extérieurs parisiens utilisés par Capellani et quelques autres metteurs en scène, illustrant abondamment sa démonstration de photogrammes des films, de cartes et de photos anciennes. Découvrir plus tôt les résultats de son enquête m’aurait épargné bien des heures de supputations et de recherche.

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Notes

1 On s’étonne aussi, étant donné la maîtrise du montage, de deux grossières erreurs de raccord. La jeune femme fait ses adieux à son père en longue jupe blanche et sort du logement pour réapparaître dans la rue avec le même manteau mais une jupe noire. Et, à la fin, le cerceau avec lequel la fillette jouera au jardin des Plantes n’apparaît qu’à l’approche de celui-ci alors que l’enfant ne l’avait pas quand la mère a commencé à la suivre quai de Montebello.

2 David Bordwell, « Observations on Film Art : Capellani Ritrovato » :
http://www.davidbordwell.net/blog/2010/07/11/capellani-ritrovato/

3 On n’associe guère le cinéaste à ce genre d’effets, mais il y en a au moins un autre dans le même film (la confrontation au tribunal telle que l’imagine M. Madeleine apparaît dans une réserve d’image constituée dans la cheminée) et une des scènes les plus remarquables du Courrier de Lyon ou l’attaque de la malle-poste (1911) implique une semblable découpe, rigoureusement invisible, de l’image pour permettre à Louis Ravet d’apparaître dans la même image à la fois comme Lesurques et comme Dubosc.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Berthomé, « Décors et espace dans les films français de Capellani »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 68 | 2012, 137-150.

Référence électronique

Jean-Pierre Berthomé, « Décors et espace dans les films français de Capellani »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 68 | 2012, mis en ligne le 01 décembre 2015, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4755 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4755

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Auteur

Jean-Pierre Berthomé

Jean-Pierre Berthomé est professeur émérite d’études cinématographiques à l’Université Rennes 2. Il est l’auteur d’une douzaine de livres et de très nombreux articles, principalement sur l’histoire et l’esthétique du décor de film (Le Décor au cinéma, Cahiers du cinéma, 2003) ou sur les cinéastes Jacques Demy (Jacques Demy et les racines du rêve, L’Atalante, 1996), Max Ophuls (Le Plaisir, Armand Colin, 2005), Orson Welles (Orson Welles au travail, Cahiers du cinéma, 2006, livre écrit avec François Thomas).

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