Freddy Buache
Texte intégral
1La Cinémathèque suisse, alliée à la RTS, rend hommage à l’un de ses fondateurs et son animateur durant une cinquantaine d’années (nommé directeur en 1951) à son entrée dans sa quatre-vingt-dixième année. Le coffret comporte un livret avec des témoignages d’admiration ou d’amitié de Frédéric Maire, Gilles Pache, Serge Toubiana, Michel Piccoli et Gilles Jacob, une chronologie très succincte et surtout des photographies (Buache avec notamment Langlois, Franju, Lotte Eisner, Sternberg, Michel Simon, Buñuel, Godard, Rouch, Angelopoulos, Busby Berkeley, Jeanne Moreau – et hors cinéma Edmond Gilliard, Gustave Roud, Gilles) et deux DVD. Un documentaire de Michel Van Zele tourné en 2007 (Freddy Buache, passeur du 7e art, 53’) auquel le réalisateur a donné une « suite » ou plutôt un complément pour l’occasion (Freddy Buache, passeur du 7e art 2, 44’) en reprenant les chutes du premier. De son côté, Fabrice Aragno (opérateur de Godard et auteur d’un documentaire sur le cinéaste pour la RTS) a réalisé Freddy Buache, le cinéma (46’) à partir des archives concernant Buache conservées à la télévision suisse. Enfin – idée plus que louable des concepteurs du coffret – on a joint un portrait de Buache alors qu’il était en activité, Cinéma en tête, réalisé en 1969 pour la télévision suisse romande, dans la série « Personnalités suisses », par la réalisatrice Krasimira Rad et la journaliste Marie-Magdeleine Brumagne (51’). Ce troisième film est « exploité » en tant qu’archive par les deux + un documentaires de 2007 et 2012, mais le voir dans son entièreté est plein d’enseignement. Le contraste est en effet frappant entre les différents « films ». On pourrait d’emblée y voir une différence de « points de vue » : comment appréhende-t-on Buache alors qu’il est en activité, que l’institution « Cinémathèque suisse » subsiste dans des conditions précaires (exiguïté du bureau où travaille le directeur, absence de locaux d’entreposage des bobines adéquats, dispersion des lieux de stockage des différents objets que conserve la CS – films, livres et revues, photographies, affiches, appareils…) ? Et comment l’appréhende-t-on quand il est devenu une « légende » et qu’on l’a célébré plus d’une fois (prix, décorations) et écouté évoquer sa vie et sa passion (un livre, de nombreux articles, des entretiens, un film déjà) ? Mais au-delà ou en deçà de ces questions de regards documentaires fort différents d’un film à l’autre, il y a, plus évidentes encore, les différences de conditions de travail des uns et des autres aussi bien en termes de temps alloués à un tournage, un montage qu’en termes d’attente et de standard de la part du commanditaire, la télévision (« format » comme on dit, c’est-à-dire durée, équipe technique ou non, construction du public…). Le film de Krasimira Rad (c’en est un) a été tourné en 16 mm noir et blanc, éclairé, découpé, il a été monté sur une Steenbeck, mixé, etc. : il relève d’une convergence de savoir-faire techniques (l’équipe), d’une réflexion avec le sujet filmé afin de choisir des moments de son activité, des lieux, il est mis en scène. Cas très particulier en outre, la journaliste qui interroge Buache est sa compagne. Avec la réalisatrice, elles ont donc convenu d’un « dispositif » qui distingue la journaliste « off » qui voussoie l’intéressé, l’épouse qui témoigne (maison, travail, mondanités – remise d’une coupe honorifique par le ciné-club de Rolle…), et en troisième lieu l’interlocutrice, la partenaire qui est alors filmée avec lui et le tutoie, conduisant l’entretien sur des aspects plus « existentiels ». Cet artifice avoué présente l’avantage de ne pas masquer la construction à laquelle se livre le film (tout film), de ne pas singer une spontanéité feinte tout en se permettant de montrer des scènes quotidiennes (travail ou domicile). Ces scènes sont dès lors filmées sans hésitation ni approximation – cadre, perception d’un espace, son – ce qui n’empêche en rien l’inattendu de surgir au détour d’un geste, d’un mot (« Là, je reste sans voix… »). Elles permettent en tout cas à Buache, en particulier dans le cas des entretiens, de développer un propos tout à fait cohérent sur la manière dont il conçoit son travail de directeur de cinémathèque (importance à la fois du sauvetage des films promis à la destruction et de la diffusion des films du patrimoine mondial dans des ciné-clubs ou des manifestations), lui prenant à la fois tout son temps et cependant inséparable d’activités extérieures, soit comme critique de cinéma, soit comme amateur d’art, de poésie, de philosophie. Buache, dont on perçoit à l’entendre combien la pensée de Sartre l’a nourri, se dépeint d’une part en « bâtard » (campagnard venu en ville, fils de prolétaire chez les bourgeois) et d’autre part se revendique comme un intellectuel en révolte permanente contre la société, soucieux de ne rien devoir aux institutions qui le paient (« ce qui est la moindre des choses ») en ne se laissant pas « acheter ».
2Ces convictions, les engagements par rapport au « nouveau » cinéma suisse naissant, la place de la Cinémathèque dans le contexte culturel, les combats politiques dans un climat de guerre froide où la Suisse développa un « maccarthysme » local, tout cela est repris sur un mode rétrospectif par un Buache toujours pugnace mais tourné vers le passé dans les deux documentaires de Van Zele et Aragno (en couleur, caméra numérique et grand angulaire – trop souvent…). Alternent alors des entretiens, une rencontre avec Godard, des témoignages de proches (Alain Tanner, Pietro Sarto, Michel Contat qui évoque la période de la guerre d’Algérie pendant laquelle Buache et surtout son épouse étaient engagés aux côtés du FNL), des documents (plateaux de télévision où Buache s’insurge contre des membres d’une commission de censure, des critiques ineptes ou exalte au contraire, face à Pialat, le cri, l’expression nue) et des extraits de films (de Baratier, Godard, Brandt, Tanner, Soutter, Schmidt, Yersin) dont on aurait pu souhaiter que le livret en donne la liste, comme des autres sources, tout cela restant assez opaque…
3Cet ensemble propose donc le portrait chaleureux d’une « personnalité ». Les spectateurs pourront s’interroger sur ce qui demeure en creux, l’histoire de l’institution « Cinémathèque suisse », son évolution après le départ de Buache (elle va changer de statut, être nationalisée, elle a réorganisé ses dépôts, doit choisir des orientations en fonction de la conjoncture qu’on évoque dans ce numéro – numérisation, mise à disposition du public des collections, développement ou non des projections en salles, des supports argentiques ou non, etc.).
Pour citer cet article
Référence papier
François Albera, « Freddy Buache », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 69 | 2013, 220.
Référence électronique
François Albera, « Freddy Buache », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 69 | 2013, mis en ligne le 15 avril 2014, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/1895/4664 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1895.4664
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